Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne
Antonio Gramsci
4. Quelques aspects théoriques et pratiques de l’« économisme »
Économisme : mouvement théorique pour le libre-échange, syndicalisme théorique. Il faut voir dans quelle mesure le syndicalisme théorique a tiré son origine de la philosophie de la praxis, dans quelle mesure il l’a tirée des doctrines économiques du libre-échange c’est-à-dire, en dernière analyse, du libéralisme. Aussi faut-il voir si l’économisme, dans sa forme la plus achevée, n’est pas une filiation directe du libéralisme et s’il n’a pas eu, même à ses origines, bien peu de rapports avec la philosophie de la praxis, rapports qui seraient de toute façon extrinsèques et purement verbaux.
C’est de ce point de vue qu’il faut voir la polémique Einaudi-Croce((Cf. La Riforma sociale, juillet-août 1918, p. 415.)) engendrée par la nouvelle préface (de 1917) au volume sur le Materialismo storico : l’exigence mise en avant par Einaudi, de tenir compte des écrits d’histoire économique suscités par l’économie classique anglaise, peut être satisfaite en ce sens ; à savoir qu’une telle littérature, par une contamination superficielle avec la philosophie de la praxis, a engendré l’économisme. C’est pourquoi, lorsque Einaudi critique (d’une façon à dire vrai imprécise) certaines dégénérescences économistes, il ne fait rien d’autre que de tirer sur ses propres troupes. Le lien entre idéologies libre-échangistes et syndicalisme théorique est surtout évident en Italie, où l’on sait l’admiration professée à l’égard de Pareto par des syndicalistes comme Lanzillo et C. Ces deux tendances ont toutefois un sens très différent : la première appartient en propre à un groupe social dominant et dirigeant; la seconde, à un groupe social encore subalterne, qui n’a pas encore acquis la conscience de sa force, de ses possibilités et moyens de développement et ne sait donc pas sortir de la phase du primitivisme.
Les positions du mouvement du libre-échange se fondent sur une erreur théorique dont il n’est pas difficile d’identifier l’origine pratique : sur la distinction entre société politique et société civile, qui, de distinction méthodique, se trouve transformée en distinction organique et présentée comme telle. C’est ainsi qu’on affirme que l’activité économique est le propre de la société civile et que l’État ne doit pas intervenir dans sa réglementation. Mais, comme dans la réalité effective, société civile et État s’identifient, il faut bien convenir que le système du libre-échange est lui aussi une « réglementation » qui porte l’empreinte de l’État, introduite et maintenue par les lois et la contrainte : c’est le fait d’une volonté consciente de ses propres fins et non l’expression spontanée, automatique du fait économique. Aussi le système du libre-échange est-il un programme politique, destiné à changer, dans la mesure où il triomphe, le personnel dirigeant d’un État et le programme économique de l’État lui-même, c’est-à-dire à changer la distribution du revenu national.
Le cas du syndicalisme théorique est différent, dans la mesure où il se réfère à un groupe subalterne, auquel on interdit, avec cette théorie, de devenir dominant, de se développer au-delà de la phase économique-corporative pour s’élever à la phase d’hégémonie éthique-politique dans la société civile, et dominante dans l’État. En ce qui concerne la politique du libre-échange, on se trouve en face d’une fraction du groupe dirigeant qui veut modifier non pas la structure de l’État, mais seulement l’orientation du gouvernement, qui veut réformer la législation commerciale et seulement indirectement la législation industrielle (car il est indéniable que le protectionnisme, surtout dans les pays à marché pauvre et restreint, limite la liberté d’initiative industrielle et favorise maladivement l’a naissance des monopoles) : il s’agit d’une rotation des partis dirigeants au gouvernement, non de la fondation et de l’organisation d’une nouvelle société politique et encore moins d’un nouveau type de société civile. Dans le mouvement du syndicalisme théorique, le problème apparaît plus complexe; il est indéniable que chez lui l’indépendance et l’autonomie du groupe subalterne qu’on prétend exprimer, sont sacrifiées à l’hégémonie intellectuelle du groupe dominant, parce que le syndicalisme théorique n’est justement qu’un aspect du système libre-échangiste, justifié au moyen de quelques affirmations tronquées, donc banalisées, de la philosophie de la praxis. Pourquoi ce « sacrifice » et comment s’est-il opéré? On exclut la transformation du groupe subalterne en groupe dominant, soit parce que le problème n’est même pas envisagé (socialisme fabien, De Man, une partie importante du travaillisme) soit parce qu’il est présenté dans des formes incongrues et inefficaces (tendances social-démocrates en général) soit parce qu’on affirme le saut immédiat du régime des groupes à celui de la parfaite égalité et de l’économie syndicale.
C’est une attitude pour le moins étrange que celle de l’économisme à l’égard des expressions de la volonté, de l’action et de l’initiative politiques et intellectuelles, qu’il considère comme si elles n’étaient pas une émanation organique de nécessités économiques et même la seule expression efficace de l’économie ; autre aspect incongru : poser concrètement la question de l’hégémonie est interprété comme un fait qui subordonne le groupe hégémonique. Le fait de l’hégémonie suppose indubitablement qu’on tienne compte des intérêts et des tendances des groupes sur lesquels l’hégémonie sera exercée, qu’il se forme un certain équilibre de compromis, c’est-à-dire que le groupe dirigeant fasse des sacrifices d’ordre économique-corporatif, mais il est également indubitable que de tels sacrifices et qu’un tel compromis ne peuvent concerner l’essentiel, car si l’hégémonie est éthique-politique, elle ne peut pas ne pas être également économique, elle ne peut pas ne pas avoir son fondement dans la fonction décisive que le groupe dirigeant exerce dans les secteurs décisifs de l’activité économique. (…)
Dans sa forme la plus répandue de superstition économiste, la philosophie de la praxis perd une grande partie de son expansivité culturelle dans la sphère supérieure du groupe intellectuel, alors qu’elle en gagne parmi les masses populaires et parmi les intellectuels de la bonne moyenne qui n’entendent pas se fatiguer le cerveau mais qui veulent avoir l’air très malin, etc. Comme l’écrivait Engels, il est très commode pour beaucoup de gens de croire qu’ils peuvent se procurer, à bon marché et sans fatigue aucune, et tenir dans leur poche toute l’histoire et toute la science politiques et philosophiques concentrées en deux ou trois formules. Comme on a oublié que la thèse selon laquelle les hommes acquièrent la conscience des conflits fondamentaux sur le terrain des idéologies, n’a pas un caractère psychologique ou moraliste, mais un caractère organique gnoséologique, il s’est créé une forma mentis((Forme d’esprit au sens d’un pli définitif.)) sous laquelle on considère la politique et par suite l’histoire comme un continuel marché de dupes((En français dans le texte.)), un tour d’illusionnisme et de prestidigitation. L’activité « critique » s’est réduite à dévoiler les trucs, à susciter des scandales, à fouiller mesquinement dans la vie personnelle des hommes représentatifs.
On a ainsi oublié que l’ « économisme » étant, ou se présumant tel, un canon objectif d’interprétation (objectif-scientifique), la recherche dans le sens des intérêts immédiats devrait être valable pour tous les aspects de l’Histoire, pour les hommes qui représentent la « thèse » comme pour les hommes qui représentent l’ « antithèse ». On a oublié en outre une autre proposition de la philosophie de la praxis : à savoir que les croyances populaires, ou les croyances du type croyances populaires, ont la validité des forces matérielles. Les erreurs d’interprétation dans le sens de la recherche des intérêts « sordidement judaïques » ont été parfois grossiers et comiques et ont ainsi réagi négativement sur le prestige de la doctrine originale. C’est pourquoi il faut combattre l’économisme non seulement dans la théorie de l’historiographie, mais aussi et surtout dans la théorie et dans la pratique politique. Dans ce domaine, la lutte peut et doit être menée en développant le concept d’hégémonie, de la même façon qu’elle a été menée pratiquement dans le développement de la théorie du parti politique et dans le développement pratique de la vie des partis politiques déterminés (la lutte contre la théorie de la révolution dite permanente, à laquelle on opposait le concept de dictature démocratique-révolutionnaire, l’importance du soutien accordé aux idéologies constitutionnelles, etc.) (…)
Un élément à ajouter à titre d’illustration des théories dites de l’intransigeance : celui de la rigide aversion de principe à ce qu’on nomme les compromis, qui a comme manifestation subordonnée ce qu’on peut appeler la « peur des dangers ». Que l’aversion de principe aux compromis soit étroitement liée à l’économisme, cela est clair, dans la mesure où la conception sur laquelle se fonde cette aversion ne peut être que la conviction inébranlable qu’il existe pour le développement historique des lois objectives qui ont le même caractère que les lois naturelles, à quoi s’ajoute une croyance en un finalisme fataliste dont le caractère est analogue au finalisme religieux : puisque des conditions favorables devront fatalement se réaliser et que par elles seront déterminés, d’une façon plutôt mystérieuse, des événements palingénésiques, on en conclut à l’inutilité, bien mieux au danger de toute initiative volontaire tendant à disposer à l’avance ces situations conformément à un plan. A côté de ces convictions fatalistes, existe toutefois la tendance à s’en remettre « pour la suite », aveuglément et en l’absence de tout critère, à la vertu régulatrice des armes, ce qui, à vrai dire, n’est pas complètement dépourvu d’une certaine logique ni d’une certaine cohérence, puisqu’on pense que l’intervention de la volonté est utile pour la destruction, non pour la reconstruction (déjà en acte dans le moment même de la destruction). La destruction est conçue mécaniquement, non comme une destruction-reconstruction. Dans de telles façons de penser, on ne tient pas compte du facteur « temps » et on ne tient pas compte, en dernière analyse, de l’ « économie » elle-même en ce sens qu’on ne comprend pas comment les faits idéologiques de masse sont toujours en retard sur les phénomènes économiques de masse, et comment, en conséquence, la poussée automatique due au facteur économique est, à certains moments, ralentie, entravée ou même momentanément brisée par des éléments idéologiques traditionnels; que par conséquent il doit y avoir une lutte consciente et préparée à l’avance pour faire « comprendre » les exigences de la position économique de masse qui peuvent être opposées aux directives des chefs traditionnels. Une initiative politique appropriée est toujours nécessaire pour libérer la poussée économique des entraves de la politique traditionnelle, pour changer la direction politique de certaines forces qu’il est nécessaire d’absorber pour réaliser un bloc historique économique-politique nouveau, homogène, sans contradictions internes, et puisque deux forces « semblables » ne peuvent se fondre en un organisme nouveau que de deux manières : par une série de compromis ou par la force des armes, par l’union sur le terrain d’une alliance ou par la subordination violente de l’une à l’autre, la question est de savoir si on possède la force nécessaire et s’il est « productif » de l’employer. Si l’union de deux forces est nécessaire pour en vaincre une troisième, le recours aux armes et à la violence (en admettant qu’on puisse en disposer) est une pure hypothèse méthodique et l’unique possibilité concrète est le compromis, car on peut user de la force contre ses ennemis, mais non contre une partie de soi-même qu’on souhaite assimiler rapidement et dont il faut obtenir la « bonne volonté » et l’enthousiasme.
(Mach., pp. 29-37 et G.q. 13, § 18, pp. 1589-1597 et G.q. 13, § 23, pp. 1611-1613.) [1932-1933]