Conférences à l’université Sverdlov sur la libération des femmes
Alexandra Kollontaï
XII° conférence
La dictature du prolétariat : le changement révolutionnaire de la vie quotidienne
Dans les deux dernières conférences, nous nous sommes familiarisées avec les conditions objectives servant de point de départ au système économique que le prolétariat de Russie a élaboré depuis sa prise de pouvoir. Le travail obligatoire pour tous est une composante très importante de ce nouveau mode de production, et nous avons montré également comment par ce travail obligatoire la situation de la femme s’est profondément modifiée. Aujourd’hui, nous analyserons le rôle qu’a joué le nouveau système économique sur la vie quotidienne, les habitudes, la conscience et les espérances des gens et nous analyserons aussi les idées qui sous-tendent ce système économique, jetant les fondements de la société communiste.
Quiconque sait voir et observer reconnaît que la vie quotidienne s’est profondément modifiée. Au cours des quatre dernières années, notre république ouvrière a extirpé les racines même de l’asservissement séculaire de la femme. Notre gouvernement soviétique mobilise les femmes pour la production et s’efforce de réorganiser leur vie sur des bases entièrement nouvelles. On assiste partout à la naissance de comportements, de traditions, de points de vue et de conceptions collectivistes préparant à la future société communiste.
L’une des bases du système de production communiste, c’est la réorganisation de la consommation. La réglementation du secteur de la consommation selon des principes communistes ne doit pas se limiter à couvrir exactement les besoins des consommateurs ou à répartir uniformément les richesses du pays. Dès l’automne 1918, nous avons adopté dans toutes les villes le principe des cantines publiques. Les cantines municipales et les repas gratuits pour les enfants et les adolescents ont supplanté l’économie familiale. Le développement et l’application de nos cantines publiques à l’ensemble de la société ont été malheureusement freinés par notre pauvreté et le manque de produits alimentaires. Mais le principe du système d’alimentation collective est entré dans la pratique, et nous aménageons d’ores et déjà les centres de ravitaillement, même si nous manquons encore de vivres pour organiser une distribution plus rationnelle, planifiée et centralisée.
Les États impérialistes ont imposé à notre pays appauvri un blocus opiniâtre et efficace, empêchant que les autres peuples nous livrent les produits dont nous manquons si cruellement et dont nous pourrions assurer la distribution collective. Or, en dépit de ces difficultés, les cantines publiques sont devenues un facteur indispensable de la vie quotidienne de la population des villes, et cela malgré l’insuffisance et la mauvaise qualité des repas. Les produits alimentaires ne sont pas seulement insuffisants, ils sont aussi mal utilisés. Cependant, au cours des années 1919-1920, presque 90 % de la population de Saint-Pétersbourg et 60 % des habitants de Moscou fréquentaient régulièrement les cantines. En 1920, douze millions de citadins, enfants y compris, prenaient leurs repas dans les cantines publiques. Il va de soi que ce seul fait a entraîné un changement notable dans la « vie quotidienne » des femmes. La cuisine, encore plus asservissante pour la femme que la maternité, cessait d’être une condition nécessaire à l’existence de la famille. Sans doute, la cellule familiale privée joue-t-elle encore un rôle important pendant la période de transition, et il en sera ainsi tant que le communisme restera un objectif éloigné, que les normes de comportement bourgeois ne seront pas complètement éliminées et que les bases de l’économie nationale ne seront pas radicalement modifiées. Mais, même dans cette période de transition, le foyer domestique commence à perdre sa place d’honneur. Dès que nous aurons réussi à juguler notre pauvreté et notre faim et que nous aurons stoppé l’effondrement général des forces productives, nous nous emploierons à améliorer la qualité des cantines publiques, et la cuisine familiale sera réduite à n’être plus qu’un appui, un complément à la cuisine collective. Car la travailleuse commence déjà à se rendre compte du temps qu’elle économise grâce aux repas tout prêts de la cantine et, si elle se plaint encore des cantines, c’est contre l’insuffisance et la faible valeur nutritive des repas qui y sont distribués actuellement, l’obligeant bon gré mal gré à les compléter en cuisinant des suppléments. Si la qualité des repas était supérieure, peu de femmes retourneraient à leurs fourneaux. Dans la société bourgeoise, la femme utilisait son art culinaire pour régaler son époux nourricier parce que, justement, il était son « nourricier ». Dans l’État ouvrier, en revanche, la femme est reconnue comme personne indépendante et citoyenne, et il est difficile d’imaginer qu’il existe chez nous beaucoup de femmes prêtes à s’affairer pendant des heures à leurs fourneaux rien que pour plaire à leur mari. Nous devons nous employer à rééduquer les hommes de telle sorte qu’ils apprennent à aimer et à apprécier leur femme non pour ses talents culinaires, mais pour sa personnalité et ses qualités humaines. Dans l’histoire de la femme, la « séparation de la cuisine et du mariage » est une grande réforme, non moins importante que la séparation de l’Église et de l’État. Toutefois, dans la pratique, cette séparation n’a jusque-là fait que s’ébaucher même si, dès les premiers mois après la Révolution, notre république ouvrière a commencé à organiser les cantines publiques. Ces cantines, au contraire de l’économie domestique familiale et privée, sont une installation économique et rationnelle, exigeant moins de farces de travail, de combustible et de produits alimentaires. Ces expériences pratiques sont pour nous extrêmement importantes et nous permettent d’élaborer la ligne générale de développement de notre future politique économique. Par ailleurs, l’aggravation de la situation économique a rendu plus pressante la nécessité d’organiser ces cantines.
Les conditions de vie et le degré de la conscience des femmes sont naturellement aussi influencés par les nouvelles conditions de logement. Dans aucun pays, il n’y a autant de foyers communautaires que dans notre république ouvrière. Le logement communautaire, la maison collective pour familles et aussi pour femmes seules sont largement répandus chez nous. Chacun aspire d’ailleurs à s’installer dans une maison commune.
Non par « principe » évidemment, non par conviction, comme les fouriéristes de la première moitié du XIX° siècle qui, sous l’influence des idées socialistes de Fourier, organisaient des « phalanges » artificielles et non viables, mais simplement parce qu’il est beaucoup plus facile et plus commode de vivre dans une maison commune plutôt que dans un logement privé, Les communes obtiennent du bois et de l’électricité en suffisance ; dans la plupart d’entre elles, il y a une cuisine communautaire et un bouilleur d’eau. Les travaux de nettoyage sont exécutés par des femmes de ménage salariées. Dans certaines communautés, il y a une blanchisserie centrale, une crèche ou un jardin d’enfants. A mesure que la crise générale de l’économie nationale se fait sentir, que le combustible se raréfie et que l’on néglige la répartition des canalisations d’eau, il y a de plus en plus de personnes qui cherchent à s’installer dans une maison commune. Les listes d’attente pour les foyers communautaires s’allongent sans cesse, et les habitants des communes sont enviés par les habitants des logements privés.
Certes, les maisons communautaires sont encore loin d’avoir supplanté les logements particuliers, et la grande majorité des citadins doivent continuer à vivre sous le régime de l’économie domestique et dans les cellules familiales isolées. Mais nous avons entrepris de surmonter les normes sociales de la vie de famille traditionnelle. Si c’est sous la pression des conditions économiques pénibles que non seulement des personnes seules, mais aussi des familles veulent s’installer dans les foyers communautaires, ce qui nous intéresse ici, c’est que les communes jouissent d’ores et déjà, et pour de multiples raisons, de la préférence de nombreux citadins. Aussi, dès que la production aura pris son essor et que les foyers communautaires auront été améliorés, ils soutiendront aisément la concurrence avec l’économie familiale privée, où les forces de travail féminines sont dilapidées. De plus en plus de femmes sont conscientes des avantages que présente la vie en communauté, surtout celles qui ploient sous le poids de la double charge du travail et de la famille. C’est justement pour les femmes exerçant une activité professionnelle que la vie en communauté apporte une aide et un soulagement sans pareils. La cuisine commune, la blanchisserie centrale, l’approvisionnement assuré en combustible, en eau chaude et en électricité ainsi qua le travail des femmes de ménage salariées épargnent à ces femmes les nombreuses tâches ménagères. Toute femme qui travaille ne devrait plus aujourd’hui souhaiter qu’une seule chose : que les maisons communautaires se multiplient pour en finir enfin avec le travail domestique épuisant et improductif qui lui était jusque-là dévolu.
Bien entendu, il reste toujours des femmes qui continuent à s’accrocher obstinément au passé. C’est le type même de l’« épouse » pour qui l’existence tout entière est consacrée exclusivement à ses fourneaux. Même dans les maisons communes, ces femmes entretenues – souvent même épouses de travailleurs – trouvent le moyen de consacrer leur vie à l’art culinaire. Mais, avec l’instauration définitive du mode de production communiste, ces êtres exploités seront historiquement condamnés à disparaître. L’expérience de ces dernières années de la Révolution confirme que les maisons communes représentent non seulement la solution la plus rationnelle à la question du logement, mais facilitent incontestablement la vie des femmes qui travaillent. Même dans la période de transition actuelle, les femmes qui vivent en commune disposent déjà de plus de temps pour s’occuper à la fois de leur famille et de leur métier. L’économie familiale individuelle disparaîtra nécessairement à mesure que s’accroîtra le nombre de foyers communautaires disposant d’unités individuelles aménagées selon le goût de chacun. Et cette disparition entraînera avec elle celle de la famille bourgeoise. Ayant cessé d’être une unité économique de la société capitaliste, la famille ne pourra plus exister sous sa forme actuelle. Cependant, cette affirmation ne menace pas encore trop les partisans de la famille bourgeoise ni son économie individuelle et repliée sur elle-même. A cette période de transition du capitalisme au communisme, à l’époque donc de la dictature du prolétariat, une lutte violente et âpre s’est engagée entre les formes de vie et de consommation collectives et l’économie familiale privée. Il reste malheureusement encore énormément à faire en ce domaine. Les formes d’économie collective ne réussiront à s’imposer que si la partie de la population la plus directement concernée – nos femmes travailleuses – participe activement au changement.
Bien que les données statistiques de notre république soient encore très pauvres en ce qui concerne les logements, les informations dont nous disposons sur Moscou suffisent amplement pour nous permettre de dégager le rôle social important des maisons communes dans les grandes villes. Ainsi, en 1920 à Moscou, sur 23 000 maisons, on comptait près de 9 000 foyers ou maisons communes, c’est-à-dire que près de 40 % étaient des foyers communautaires. Dès les premières années de son existence, la république des Soviets a créé les conditions nécessaires pour libérer, lentement mais sûrement, la femme des tâches domestiques.
La réduction du travail improductif de la femme dans l’économie domestique n’est qu’un aspect de la problématique générale, car la femme est aussi responsable de l’éducation et du soin des enfants. Cette tâche astreignante cloue également la femme à la maison et l’asservit à la famille. Mais, par sa politique, le gouvernement des Soviets protège la fonction sociale de la maternité et soulage notablement la femme du fardeau de l’éducation des enfants, en le reportant sur la collectivité.
Dans sa recherche de nouveaux modes de vie prolétariens, la République soviétique a commis des erreurs inévitables et a dû plus d’une fois modifier et corriger sa ligne politique. Mais dans les domaines de la protection maternelle et de la protection du travail des femmes, notre république ouvrière a d’emblée choisi la voie juste. Et c’est justement dans ce domaine que s’accomplit aujourd’hui une grande et profonde révolution des traditions et des opinions parce que, d’une part, nous avons éliminé la propriété privée des moyens de production et parce que, d’autre part, nous avons édifié la politique familiale en fonction de l’industrialisation de notre pays. Nous avons de toute manière réussi à résoudre le problème le plus important et qui était demeuré jusque-là sans solution dans la société capitaliste.
C’est ainsi que nous avons abordé le problème de la protection maternelle en étroite connexion avec la tâche économique la plus importante : le développement des forces productives du pays, le relèvement et l’essor de la production. Pour réaliser cette reconstruction économique, il faut libérer les forces de travail potentielles de leur labeur improductif et utiliser rationnellement les réserves de main-d’œuvre disponibles. Et c’est aussi pourquoi nous devons veiller particulièrement aux générations futures devant garantir l’existence de notre république ouvrière. Le gouvernement ouvre actuellement des perspectives absolument nouvelles. Si nous les acceptons, nous devons admettre que les problèmes de l’émancipation de la femme et de la maternité se résoudront d’eux-mêmes. Le soin et l’éducation des futures générations ne sont plus des tâches privées et familiales, elles sont conduites dorénavant par l’État et la société. La protection maternelle doit être assurée non seulement par égard pour les femmes, mais aussi parce que l’État ouvrier doit résoudre durant cette période de transition d’importantes tâches économiques nous devons libérer les femmes des tâches domestiques improductives au service de la famille pour qu’elles puissent enfin travailler de façon efficace – y compris dans l’intérêt de la famille. La santé des femmes doit être l’objet d’attentions particulières parce que c’est la seule façon de garantir la croissance normale de notre république ouvrière.
Dans la société bourgeoise, l’antagonisme de classes, l’éclatement de la société en cellules familiales privées et naturellement aussi le mode de production capitaliste empêchent de poser le problème de la protection maternelle en ces termes. Au contraire, dans la république des Soviets, dans laquelle l’économie familiale privée est subordonnée à l’économie collective publique, cette solution du problème de la protection maternelle est dictée par la dynamique sociale, la nécessité et la vie elle-même. Par ailleurs, la République soviétique considère la femme comme une force de travail vivante, potentielle ou actuelle. La maternité a donc cessé d’être chez nous une affaire privée, familiale ; la fonction maternelle est une fonction importante quoique complémentaire, mais elle est surtout une fonction sociale de la femme. La camarade Vera P. Lebedjeva dit à ce sujet : « La protection maternelle et de l’enfance est un facteur de notre politique d’insertion de la femme dans le processus du travail. »
Mais si nous voulons donner aux femmes la possibilité de participer à la production, la collectivité doit les décharger du lourd fardeau attaché à la maternité et éviter ainsi l’exploitation de cette fonction naturelle par la société. Travail et maternité sont compatibles à partir du moment où l’éducation des enfants cesse d’être une tâche familiale privée pour devenir une institution sociale, l’affaire de l’État. Notre gouvernement des Soviets se préoccupe du soin et de l’éducation des enfants. La section de protection de la maternité et de l’enfance, placée sous la direction de Vera P. Lebedjeva, ainsi que le secteur de l’éducation sociale assument cette tâche.
La mère doit être déchargée du fardeau de la maternité et doit pouvoir profiter pleinement de sa relation avec son enfant.
Bien entendu, cet objectif est encore loin d’être atteint. Dans la réalisation des nouveaux modes de vie prolétarienne qui doivent libérer les femmes de leurs tâches familiales, nous nous heurtons encore et toujours au même obstacle : la pauvreté économique. Cependant, nous avons mis en place les fondements nécessaires à la solution du problème de la maternité et indiqué la voie à suivre. Il ne nous reste plus maintenant qu’à nous y engager résolument.
Dans la dernière conférence, j’ai présenté les mesures sociales et politiques prises à l’égard des mères. Mais la république ouvrière ne se borne pas à assurer une protection matérielle et financière de la maternité. Elle s’efforce avant tout de changer les conditions d’existence des femmes de telle sorte qu’elles soient pleinement en mesure d’assumer leur maternité et, par ailleurs, protège les enfants, leur prodiguant les soins nécessaires à leur santé et à leur développement. C’est pourquoi, dès le début de la Révolution, notre dictature du prolétariat a entrepris de couvrir tout le pays d’un étroit réseau d’organismes de protection maternelle et d’éducation sociale. Lorsque je fus nommée commissaire du peuple à l’Assistance publique [*], mon premier souci a été de travailler à l’élaboration du décret sur la protection maternelle.
C’est alors que le commissariat du peuple à la Santé a créé une section chargée de la protection des mères et des enfants et a installé le « palais de la maternité ». Depuis, sous la direction énergique de la camarade Véra P. Lebedjeva, le système de protection maternelle a pris solidement racine et s’est épanoui. Dans la Russie tsariste, il y avait, en tout et pour tout, six centres de consultation pour les femmes enceintes et les nourrices. Aujourd’hui, on en compte déjà plus de 200, ainsi que 138 centres d’allaitement.
La maternité ne consiste pas nécessairement à laver soi-même les couches de son enfant, à le baigner, à le changer et à être clouée à son berceau. Notre principale tâche est donc de décharger la femme qui travaille des soins à donner aux enfants ; la fonction sociale de la maternité consiste avant tout à mettre au monde des enfants. C’est aussi pourquoi notre société prolétarienne garantit aux femmes enceintes les conditions les plus favorables à l’accouchement. La femme doit observer pour sa part les règles d’hygiène prescrites et se rappeler que pendant les neuf mois de grossesse, elle cesse d’une certaine manière de s’appartenir. Elle est en somme au service de la collectivité, et son corps « produit » un nouveau membre pour la république ouvrière. Un autre devoir de la femme qui découle de la fonction sociale de la maternité est d’allaiter elle-même son enfant. Seule la femme qui a nourri son enfant au sein a rempli son devoir social envers lui. Les autres soins que réclame la maternité peuvent être alors pris en charge par la collectivité. Cependant, l’instinct maternel ne doit pas être réprimé. Mais pourquoi la mère devrait-elle dispenser ses soins et son amour uniquement à son propre enfant ? Ne vaudrait-il pas mieux que les mères utilisent ce précieux instinct de façon plus intelligente, en le reportant, par exemple, sur tous les enfants ayant besoin d’amour et de tendresse ?
Le mot d’ordre : « Sois une mère non seulement pour ton enfant, mais pour tous les enfants des ouvriers et des paysans », doit enseigner aux femmes travailleuses une nouvelle manière de voir la maternité. Peut-on admettre, par exemple, qu’une mère, peut-être même communiste, refuse son sein à un enfant qui dépérit faute de lait ? L’humanité future, de par ses sentiments et ses conceptions communistes, sera un jour tout aussi étrangère à ce type de comportement égoïste et antisocial que nous le sommes nous-mêmes lorsque nous lisons des comptes rendus sur les femmes des tribus primitives qui, tout en aimant tendrement leurs propres enfants, sont capables de dévorer avec appétit les enfants d’une tribu étrangère.
Autre anomalie, pouvons-nous admettre qu’une mère prive son propre enfant du lait de son sein tout simplement parce que la maternité est pour elle une charge trop lourde ? En Union soviétique, hélas ! le nombre des enfants abandonnés par leurs parents ne cesse de croître. De tels phénomènes nous obligent à résoudre de façon satisfaisante le problème de la maternité. Or, nous n’y sommes pas encore parvenus. Dans la difficile période de transition où nous sommes, des centaines de milliers de femmes sont accablées par un double fardeau : le travail salarié et la maternité. Il n’y a pas assez de crèches, de jardins d’enfants, de maisons maternelles, et les allocations en argent attribuées aux mères ne suivent pas la montée des prix du marché libre. Ces conditions conduisent les femmes travailleuses à redouter le fardeau de la maternité et à « abandonner » leurs enfants à l’État Mais l’accroissement du nombre des enfants abandonnés témoigne aussi que les femmes n’ont toujours pas compris que la maternité n’est pas seulement une affaire privée, mais qu’elle est avant tout un devoir social.
Vous allez devoir travailler avec des femmes et vous devez porter une attention particulière à ce problème pour pouvoir expliquer aux ouvrières de l’industrie, aux paysannes et aux ouvrières agricoles quels sont les devoirs qu’entraînent la maternité dans notre république ouvrière. Parallèlement, il faudra renforcer le réseau pour la protection maternelle et améliorer le système d’éducation sociale. Plus les mères pourront concilier facilement le travail et la maternité, moins il y aura d’enfants abandonnés.
Nous venons justement de dire que la maternité ne signifie nullement que l’enfant doive rester constamment auprès de sa mère ni que ce soit uniquement elle qui doive se consacrer à son éducation, physique et morale. Mais, par ailleurs, le devoir de la mère envers l’enfant, c’est aussi de lui procurer les meilleures conditions à sa croissance et à son développement.
Dans quelle classe de la société bourgeoise trouve-t-on les enfants les plus sains et les plus éveillés ? Dans les classes les plus favorisées, mais en aucun cas dans la classe des pauvres. A quoi cela est-il dû ? Au fait que les mères bourgeoises se consacrent entièrement à l’éducation de leurs enfants ? Absolument pas. Les mères bourgeoises se déchargent volontiers du soin de leurs enfants sur des salariées : nourrices, bonnes d’enfants, gouvernantes. Ce n’est que dans les familles pauvres que les mères sont les seules à supporter tout le poids de la maternité. La plupart du temps, leurs enfants sont livrés à eux-mêmes et au hasard de la rue, qui devient leur unique éducateur. Dans la classe ouvrière et, en général, dans les couches pauvres de la population des pays bourgeois, les enfants restent auprès de leur mère, mais ils meurent comme des mouches ; quant à une éducation qui mérite ce nom, il n’en est bien entendu pas question. Même dans la société bourgeoise, une mère consciente et progressiste s’efforce d’abandonner une partie de ses tâches éducatrices à la société : elle envoie son enfant au jardin d’enfants, à l’école, en colonie de vacances. Une mère consciente comprend tout naturellement que l’éducation sociale peut apporter à l’enfant quelque chose qui ne peut être remplacé par le seul amour maternel.
Dans la société bourgeoise, les classes nanties accordent une grande valeur à l’éducation de leurs enfants qu’ils confient aux nurses, jardinières d’enfants, médecins et pédagogues spécialisés. Des personnes salariées ont remplacé la mère dans les soins physiques et l’éducation morale donnés aux enfants. En fait, ces mères n’ont conservé qu’une obligation naturelle et inévitable, mettre leurs enfants au monde.
Bien entendu, la République soviétique n’arrache pas de force les enfants à leur mère, comme les pays bourgeois l’affirment dans leur propagande pour décrire les horreurs du « régime bolchévique ». Mais elle s’efforce de créer des institutions dans lesquelles non seulement les enfants des femmes riches, mais aussi les enfants de toutes les femmes peuvent grandir dans des conditions normales et saines. Tandis que les femmes bourgeoises se déchargent du soin de leurs enfants sur des forces de travail salariées, la république des Soviets veut arriver à ce que chaque mère, ouvrière ou paysanne, puisse aller à son travail le cœur léger, sachant leurs enfants en bonnes mains à la crèche, au jardin d’enfants ou à la maison d’enfants. Ces institutions sociales ouvertes à tous les enfants au-dessous de seize ans sont les conditions nécessaires pour l’avènement de l’homme nouveau. Dans cet environnement, pédagogues et médecins prennent soin des enfants, souvent aidés par les mères elles-mêmes (il y a obligatoirement dans les crèches une permanence maternelle). Dès leur petite enfance, les enfants élevés dans les crèches et les jardins d’enfants développent des caractères et des habitudes nécessaires à l’avènement du communisme. Les enfants qui grandissent dans ces établissements seront nettement plus aptes à vivre dans une communauté de travailleurs que ceux dont toute l’enfance s’est écoulée dans l’étroite sphère familiale.
Voyez vous-mêmes les enfants qui, dès les premières années de la Révolution, ont été placés dans les crèches et les maisons d’enfants. Ce sont des enfants qui ont bénéficié de l’éducation aimante et pleine de sollicitude de leur propre classe. Ces enfants ont acquis un comportement de « groupe ». Ils pensent et agissent de manière collectiviste. Petite scène habituelle dans une maison d’enfants : une nouvelle venue refuse de prendre part aux activités de son groupe. Les autres enfants se rassemblent autour de la « nouvelle » et tentent de la convaincre. L’ambiance est particulièrement agitée. «Est-ce que tu ne peux vraiment pas aider à nettoyer et à ranger quand » notre groupe » est de service ? Est-ce que tu ne peux pas aller en promenade, quand tout » notre groupe » l’a décidé ? Est-ce que tu es vraiment obligée de faire tout ce bruit quand tout » notre groupe » se repose ? » Chez les enfants, le sens de la propriété n’existe pas : « Chez nous, il n’y a pas de tien et de mien, tout est à tout le monde », explique d’un air sérieux un gamin de quatre ans à une fillette du même âge. Une autre règle fondamentale de la vie de ces enfants, c’est de protéger les objets qui appartiennent au groupe, et ils sont prêts à intervenir dès que l’un d’entre eux détruit « nos » biens, les biens de la maison d’enfants.
Nous allons cependant revenir encore une fois au rôle des mères. La République soviétique a créé des maisons maternelles partout où le besoin s’en faisait sentir, et cela pour protéger la santé des femmes en tant que mères des générations futures. En 1921, il y avait cent trente-cinq maisons maternelles permettant aux mères célibataires de trouver un refuge dans la période la plus difficile de leur vie. Mais ces maisons sont ouvertes aussi aux femmes mariées qui peuvent ainsi échapper à la vie de famille et à ses innombrables soucis pendant les derniers mois de leur grossesse et les premiers mois de la vie de leur enfant. Lors des premières semaines après la naissance – les plus importantes -, la mère peut s’occuper exclusivement du soin de son enfant et se reposer elle-même. Plus tard, la présence constante de la mère auprès de son enfant compte déjà beaucoup moins. Mais il semble que, lors des premières semaines après la naissance, il existe encore une sorte de lien physiologique extrêmement fort entre la mère et l’enfant et qu’il serait nuisible de les séparer.
Vous n’êtes sans doute pas sans savoir que ces maisons maternelles sont prises d’assaut par les femmes célibataires et même par les femmes mariées pour la simple raison qu’elles y sont correctement soignées et qu’elles y trouvent le repos nécessaire. II n’est donc absolument pas nécessaire de faire de la propagande auprès des femmes pour les maisons maternelles. Notre pauvreté matérielle et le chaos actuel où se trouve plongée la Russie ne nous permet pas, hélas ! de construire davantage de maisons de ce type et de couvrir toute la république ouvrière de ces véritables « postes de secours » pour les femmes travailleuses. A la campagne, il n’y a aucune maison maternelle. En général, les paysannes sont encore laissées pour compte, pratiquement rien n’a encore été organisé pour elles, à l’exception des jardins d’enfants d’été. Ces dernières installations permettent aux paysannes de participer aux travaux des champs, sans que les enfants puissent en souffrir. En 1921, il y eut 689 jardins d’enfants d’été pour 32 180 enfants.
Dans les villes, il y a à la disposition des ouvrières et des employées des crèches et des jardins d’enfants d’entreprise ou d’administration ou encore des crèches et des jardins d’enfants de quartier. Inutile de souligner que ces institutions apportent aux femmes qui travaillent un soulagement considérable. Notre plus grande préoccupation, c’est justement que nous n’en avons pas assez. Actuellement, nous réussissons à peine à couvrir 10 % des besoins réels. Pour décharger efficacement les mères des soucis accablants liés à la maternité, le réseau d’éducation sociale devrait comprendre d’autres crèches et jardins d’enfants, des écoles maternelles pour les enfants de trois à sept ans et, pour les autres enfants d’âge scolaire, des clubs d’enfants, des maisons de jeunes et des colonies de vacances. Dans ces institutions, les enfants sont nourris gratuitement. La camarade Vera Veletchkina fut une pionnière particulièrement énergique en ce domaine et elle mourut à son poste. Par son action, lors des dures années de la guerre civile, elle nous a beaucoup aidés en sauvant de nombreux enfants de prolétaires de l’inanition et de la mort. Ces enfants reçurent des rations de lait supplémentaires et, pour les plus nécessiteux d’entre eux, des vêtements et des chaussures.
Mais ces institutions sociales sont toujours insuffisantes, et nous n’avons réussi à toucher jusque-là qu’une faible partie de la population. Néanmoins, on ne peut pas nous reprocher d’avoir choisi une voie erronée, car il est juste de soulager les parents de la lourde tâche d’élever les enfants. Notre insuffisance principale vient plutôt de notre grande pauvreté qui ne nous permet pas d’appliquer entièrement le programme du gouvernement des Soviets. Mais la direction que nous avons empruntée pour résoudre le problème de la maternité est entièrement juste, seul l’état de nos ressources fait obstacle à sa réalisation. Pour l’instant, nos tentatives ont été modestes. Pourtant elles ont déjà été couronnées de succès, car elles ont révolutionné le mode de vie familial et apporté un changement radical dans les relations entre les sexes. Nous reviendrons sur ce thème dans notre prochaine conférence.
La république des Soviets doit veiller à ce que la force de travail de la femme ne soit pas absorbée par un travail improductif, comme l’entretien de la maison et le soin des enfants, mais qu’elle soit employée de façon judicieuse à la production de nouvelles richesses sociales. De plus, la société doit protéger les intérêts et la santé des mères et des enfants, pour permettre aux femmes de concilier maternité et vie professionnelle. Le gouvernement des Soviets s’efforce aussi de procurer des refuges sûrs aux femmes voulant se séparer de leur mari et ne sachant où aller avec leurs enfants. Ce n’est pas aux philanthropes avec leur charité humiliante, mais à l’État ouvrier qu’il appartient désormais de venir en aide aux femmes en difficulté et à leurs enfants. Ce sont ses propres camarades de classe travaillant pour l’édification du socialisme, les ouvriers et les paysans, qui doivent s’efforcer de soulager la femme du fardeau de la maternité. Car la femme qui travaille à égalité avec l’homme pour le rétablissement de l’économie et qui a participé à la guerre civile est en droit d’exiger de la collectivité qu’elle la prenne en charge au moment où elle met au monde un futur membre de la société.
Dans la période de transition actuelle, la femme se trouve placée dans une situation particulièrement difficile, car il n’existe encore en Russie soviétique que 524 institutions maternelles. Ces institutions sociales sont évidemment nettement insuffisantes. C’est pourquoi le parti et le gouvernement des Soviets doivent accorder une attention redoublée au problème de la maternité et aux moyens de le résoudre. Sa résolution pratique bénéficiera non seulement aux femmes, mais aussi à toute notre production et à l’ensemble de l’économie nationale.
A la fin de cette conférence, nous ajouterons quelques mots sur une question étroitement liée au problème de la maternité, à savoir l’attitude de la république Soviétique sur l’avortement. Par la loi du 18 novembre 1920, l’interruption de la grossesse a été légalisée. Nous souffrons naturellement en Russie davantage d’une pénurie de forces de travail que d’une surabondance. Notre pays n’est pas un pays surpeuplé, mais sous-peuplé, et chez nous la force de travail est comptée. Comment alors avons-nous pu légaliser l’avortement dans de telles conditions ? Parce que le prolétariat n’aime pas pratiquer une politique de mensonge et d’hypocrisie. Tant que les conditions de vie resteront précaires, les femmes continueront à avorter. (Nous laissons de côté les femmes bourgeoises qui ont généralement d’autres raisons d’avorter : pour éviter de partager l’héritage, par crainte des souffrances de la maternité, pour ne pas gâter leur silhouette, par incapacité à renoncer à une vie de plaisir, bref, par confort et par égoïsme.)
L’avortement existe dans tous les pays et aucune loi n’a jusqu’ici réussi à l’extirper. Les femmes trouvent toujours une issue, mais le recours à la clandestinité détruit leur santé, les met au moins pour un temps à la charge de l’État et diminue, en fin de compte, le réservoir de forces de travail. Un avortement fait par un chirurgien dans des conditions normales est beaucoup moins dangereux pour la femme et elle peut aussi réintégrer beaucoup plus rapidement la production. Le gouvernement soviétique est conscient que l’avortement ne disparaîtra que lorsque la Russie disposera d’un vaste réseau d’institutions de protection maternelle et d’éducation sociale. Il est conscient également que la maternité est un devoir social. C’est pourquoi nous avons légalisé la pratique de l’avortement qui se déroule dorénavant à l’hôpital et dans de bonnes conditions d’hygiène.
Une autre tâche de la république ouvrière est d’affermir chez les femmes l’instinct maternel – d’une part, en créant des institutions de protection maternelle et, d’autre part, en rendant la maternité compatible avec le travail pour la collectivité – et d’éliminer ainsi la nécessité de l’avortement. Telle est la façon dont nous avons abordé la solution de ce problème, qui se pose encore, et dans toute son ampleur, aux femmes des États bourgeois.
Les femmes des États bourgeois luttent avec acharnement contre la double exploitation qui est leur lot dans cette terrible période d’après-guerre : le travail salarié au service du capital et la maternité. Dans l’État ouvrier, au contraire, les ouvrières et les paysannes ont éliminé les anciens modes de vie qui avaient réduit les femmes à l’esclavage. Les femmes, par leur participation au Parti communiste, ont contribué à édifier les bases d’une vie entièrement nouvelle. Mais cette question ne pourra être définitivement résolue que lorsque le travail des femmes aura été complètement intégré dans notre économie nationale. Dans la société bourgeoise, en revanche, où l’économie domestique dans l’étroit cadre familial complète le système économique capitaliste, les femmes n’ont aucune chance.
La libération de la femme ne peut s’accomplir que par une transformation radicale de la vie quotidienne. Et la vie quotidienne elle-même ne sera changée que par une modification profonde de toute la production, sur les bases de l’économie communiste. Nous sommes témoins aujourd’hui de cette révolution dans la vie quotidienne, et c’est pourquoi la libération pratique de la femme fait désormais partie intégrante de notre vie.