Conférences à l’université Sverdlov sur la libération des femmes
Alexandra Kollontaï
V° conférence
La position de la femme durant l’époque florissante du capital marchand et de la manufacture
Camarades, nous allons passer aujourd’hui à l’analyse de la position de la femme dans la période de naissance du capitalisme. Lors de la dernière conférence, nous nous sommes occupées du féodalisme, du servage, du faible développement du commerce d’échange et de l’épanouissement de l’artisanat dans les villes. Nous avons découvert qu’à cette période – comme à toutes les périodes reculées du développement économique – le rôle de la femme dans la société et ses droits étaient dépendants de sa position dans la production. A l’époque du féodalisme et de l’économie naturelle, la plupart des femmes participaient à la production. L’économie familiale individuelle et privée tint les femmes éloignées du travail productif pour l’ensemble de la collectivité, les reléguant au seul travail productif destiné à l’entretien de la famille. Même si la femme dépensait une grande énergie dans ses activités ménagères et effectuait un dur travail corporel, son travail dans l’économie nationale n’était pas reconnu puisqu’elle ne pouvait pas en vendre les produits.
Nous avons remarqué aussi que la position de la femme dans la société variait au Moyen Age selon son appartenance de classe. La société de l’époque comprenait les classes suivantes : la noblesse, la bourgeoisie (au sens habitants des bourgs ou citadins), la paysannerie et les serfs.
La paysanne serve avait, pour les mêmes raisons que son mari, le paysan serf, perdu ses droits. L’homme et la femme étaient dépendants et sans droits. Le paysan en Allemagne, par exemple, respectait d’une certaine façon la femme, étant donné que la tradition populaire avait conservé des éléments de sa fonction précédente dans l’économie naturelle. En revanche, chez les tribus nomades de l’Antiquité, la femme était uniquement esclave et servante de son mari (la paysannerie russe a été imprégnée fortement par les us et coutumes des nomades).
Avec l’avènement de la propriété privée et de la famille, le patriarcat s’imposa également dans la paysannerie, et l’activité de la femme se limita de nouveau au seul travail ménager. Des bourgeoises prirent activement part à la production. Mais elles étaient loin d’être la majorité. L’artisane libre, comme membre d’une corporation, bénéficiait de certains droits dans la mesure où sa production contribuait à augmenter la prospérité de la ville.
Cependant, dans la famille, elle restait sous la coupe de son mari ou de son père qui demeurait soutien de famille comme par le passé. Aussi longtemps que la majorité des femmes dépendaient du travail des hommes et exécutaient des travaux qui, dans l’économie nationale, n’occupaient qu’une place secondaire, leur mise en tutelle demeura inchangée.
Dans la classe des seigneurs et grands propriétaires terriens, la femme vivait sous la domination de son mari ; elle jouissait pourtant d’un certain prestige puisqu’elle était responsable de l’organisation de l’économie domestique féodale. Mais c’est justement à l’époque du féodalisme que l’économie naturelle recula en faveur de l’économie d’échange et que se développa l’artisanat. L’argent s’imposa alors comme monnaie d’échange et le nombre des serviteurs qui exécutaient des travaux contre paiement se multiplia rapidement. De ce fait, la femme comme organisatrice économique perdit considérablement de sa valeur. Il devint inutile de continuer à emmagasiner avec compétence des provisions pour plusieurs années ou de surveiller la production domestique à l’intérieur du château. L’inspection et le partage méthodiques des réserves de provisions étaient devenus autant d’activités superflues, puisque la plupart des besoins pouvaient être assouvis sans trop de difficultés par une tournée d’achats dans la ville commerçante et artisanale voisine. Les châteaux forts qui, entre le IX° et le XII° siècle, étaient encore des unités d’économie fermées sous la direction de la châtelaine devinrent de véritables nids de brigands. La chevalerie ne cherchait plus qu’à augmenter au maximum ses profits, en vue d’équiper le château et ses habitants de tout le luxe possible et imaginable. Ce qui ne pouvait se faire que si elle suçait la paysannerie jusqu’au sang et imposait lourdement la bourgeoisie des villes. Les femmes des aristocrates finirent par mépriser toute forme de travail et renoncèrent même à s’occuper de leur propre ménage. Elles en abandonnèrent la direction à leurs serfs ou à leurs domestiques. La tâche de ces femmes se réduisait à jouer les « pondeuses » et à mettre des enfants au monde.
Ayant atteint son point culminant, la forme économique féodale ne tarda pas à devenir un frein au développement ultérieur des forces de production. Il en était de même pour le travail des serfs. Le nouveau système économique qui était en train de naître cherchait à tirer un profit maximal des opérations de commerce et d’échange. Selon les lois incontournables du développement économique, le système existant devint périmé et fut remplacé par un autre, fondé sur le commerce d’échange, le capitalisme.
Je vous demande encore un peu de patience. Avant de passer à l’analyse de la position de la femme au sein du capitalisme, il faut que vous puissiez voir clairement que le capitalisme n’est pas apparu brusquement, dans toute sa force, comme nous le connaissons aujourd’hui. Au cours de son développement, il a suivi naturellement différentes étapes. Il débuta par un processus de concentration du capital, aussi bien dans le commerce (à l’époque le capital commercial était aussi le plus rentable) que dans la manufacture. Vers la fin du XVIII° siècle, la manufacture évolua progressivement vers la forme de l’usine et de l’entreprise industrielle. C’est alors que le capital industriel prit le pas sur le capital commercial et devint le facteur de plus en plus dominant de l’économie. Nous assistons alors à une période de concurrence illimitée où petits et gros producteurs se livrèrent une lutte sans merci. Les petits producteurs furent impitoyablement ruinés par le grand capital, et le marché du travail regorgea en permanence d’un surplus de main-d’œuvre disponible. Au XIX° siècle, les entreprises fusionnèrent sous forme de trusts qui s’imposèrent parallèlement à la victoire de la grande production. Par ailleurs, une force jusque-là inconnue apparut dans le système économique capitaliste, à savoir le capital financier.
La surproduction des pays les plus développés et la recherche de nouveaux débouchés pour le capital accumulé poussèrent les États capitalistes à une politique de conquête coloniale. Dès lors, le système capitaliste ayant atteint son point culminant ne peut plus que s’effondrer, étant donné la nécessité de poursuivre l’accroissement des forces productives réclamé par le développement économique. Or, le système capitaliste empêche justement le déploiement de ces forces et ne laisse aucune place à la créativité économique de la classe ouvrière, devenue principale classe productrice. Il ne reste en somme qu’une seule issue : un système économique plus développé doit réussir à s’imposer, permettant l’épanouissement de l’activité créatrice économique et le développement complet du potentiel de travail de la collectivité laborieuse, c’est-à-dire le communisme. Je me suis volontairement un peu éloignée du sujet, parce que je voulais vous donner une vue d’ensemble – même grossière – de l’histoire du développement capitaliste.
Mais nous retournerons maintenant au début de ce processus de développement, à la période de naissance du capitalisme commercial. C’est alors que s’intensifia la lutte entre le féodalisme et le capitalisme, ce dernier rendant caduque l’économie naturelle. Dans certains pays, comme en Italie, ce processus s’acheva au début du XII°siècle ; dans d’autres pays, comme en France et en Angleterre, il ne débuta pas avant le XIV° siècle et se prolongea en Allemagne tout le XVII° siècle, jusqu’au milieu du XVIII° siècle. En Russie, cette évolution ne s’amorça qu’au début du XVIII° et se poursuivit jusqu’au XIX° siècle. En Asie, il est actuellement toujours en cours. L’inégalité du développement capitaliste dans les différents pays peut s’expliquer par une série de circonstances, mais qui restent le plus souvent le domaine du hasard. Dans l’ensemble, le premier stade du développement capitaliste se déroula partout de la même manière. Mais, comme ce stade pesait d’un poids décisif sur le destin des futures générations féminines, nous nous occuperons maintenant tout spécialement de celui-ci.
Qu’est-ce qui caractérisait le système capitaliste ? Par quoi se distinguait-il des stades de développements économiques précédents ? Le capitalisme ne reposait plus sur le travail des paysans serfs, mais sur celui de salariés libres. Lors de l’économie naturelle, où le commerce d’échange n’était que faiblement développé, la production était orientée vers la satisfaction des besoins vitaux et non vers la vente. Dans la production artisanale, l’artisan travaillait sur commande et pour une zone de débouchés limitée. Il ne vendait pas sa force de travail, mais le produit de celui-ci. Sous le système de production capitaliste, le salarié vendait sa force de travail au capitaliste. Pendant l’âge d’or de l’artisanat, le maître n’était nullement intéressé par l’augmentation de la productivité. Les prix étaient fixés par la corporation, et il n’avait pas à se soucier des commandes. Les forces productrices n’augmentèrent que lentement. Dans le capitalisme, l’entrepreneur ou, selon le cas, l’intermédiaire recherchait le profit sans relâche, ce qui signifie qu’il se préoccupait aussi bien d’élargir ses débouchés que d’augmenter la productivité. Cette dernière put être obtenue par une plus grande exploitation des ouvriers, mais aussi par l’introduction de nouvelles formes de travail – par exemple le système de la manufacture et le développement de la technique. Alors que les maîtres de corporation cherchaient à limiter de toutes les manières passibles l’augmentation du nombre des apprentis, puisqu’ils craignaient la concurrence, les capitalistes, au contraire, cherchaient à disposer du plus grand nombre possible de travailleuses. Si bien que les forces de travail peu coûteuses étaient très recherchées, et cette demande fut également à l’origine de la participation des femmes à la production.
Les tous premiers débuts du capitalisme, soit entre le XIV° et, selon les cas, le XVII° ou le XVIII° siècle, furent des temps très durs pour ceux qui n’avaient pas la chance d’appartenir à la classe possédante. C’était une période sombre et mouvementée, riche de significations pour les hommes, mais où les guerres intestines entre l’aristocratie dégénérée et la bourgeoisie montante marquaient l’anéantissement du système de production précédent.
La naissance de ce nouveau système économique ne se fit pas sans dommages. Villes et villages furent réduits en cendres. Les mendiants, vagabonds et autres sans-logis se multiplièrent de façon alarmante. Pendant une période relativement brève, les femmes seules furent jetées sur le marché du travail. Femmes d’artisans ruinés, paysannes cherchant à se soustraire aux trop lourdes charges des seigneurs, veuves innombrables d’innombrables guerres civiles et nationales, sans oublier la cohorte grouillante des orphelins, les femmes affamées engorgèrent les villes où elles se réfugièrent en masse. La plupart d’entre elles sombrèrent dans la prostitution, tandis que les autres proposèrent leurs services aux maîtres artisans avec une opiniâtreté devenue inhabituelle de nos jours. Ayant réussi à s’introduire dans la place, elles s’employèrent à consolider leur position. C’était souvent des veuves ou filles de veuves qui> par leur adresse au travail ou leur ruse, comptaient bien trouver à l’atelier un mari à leur convenance. La ruée des forces de travail à bon marché dans les ateliers était telle au XIV° siècle et au début du XV° siècle que les corporations, pour mettre un frein à la concurrence féminine, furent obligées de réglementer leur accès aux métiers artisanaux. Certaines corporations dissuadèrent leurs maîtres de prendre des femmes en apprentissage. On alla même jusqu’à interdire aux femmes l’exercice de certains métiers. En France, par exemple, une loi émise en 1640, défendit aux femmes de fabriquer des dentelles aux fuseaux alors qu’il s’agissait pourtant là d’un métier typiquement féminin.
La faim, la pauvreté et l’absence de logis obligèrent les femmes à se soumettre aux lois dirigées contre elles. Elles se résignèrent aux travaux qui n’étaient pas encore exclusivement réservés aux hommes et, comme leurs chances de réussite étaient faibles, elles en arrivèrent à sous-estimer la valeur de leur propre force de travail. Ce qui eut pour résultat d’aggraver encore leurs conditions de vie. Il n’est donc pas étonnant qu’à partir de la fin du XIII° siècle, le nombre des couvents se multiplia de façon inhabituelle. Le couvent était un refuge sûr pour les paysannes ou les citadines seules et sans défense. Elles y étaient protégées de la pauvreté et de la violence des classes dirigeantes. Mais les femmes de haut rang se retirèrent aussi dans les couvents pour échapper au despotisme de leur mari ou de leur père. Au bas Moyen Age s’ouvrirent des refuges pour femmes seules, appelés béguinages. Ils étaient financés en général par les dons de riches bienfaiteurs cherchant ainsi à racheter leurs péchés et à s’assurer une place dans l’au-delà. Les béguinages étaient des sortes de communautés de femmes travailleuses, animées par un esprit religieux strict. Les habitantes de ces maisons menaient une vie d’abnégation et s’engageaient à exécuter tout le travail qu’on leur confiait. Elles portaient un costume spécial et sur leur tête un fichu blanc, ou béguin, en guise de coiffe qui les distinguait des autres femmes de la ville. C’est pour cette raison qu’on les appelait les béguines. Elles devaient s’acquitter de toutes les tâches – visiter les malades, coudre, filer, etc. – que les bourgeois exigeaient d’elles. Les béguinages fleurirent entre le XIII° et le début du XV° siècle, puis disparurent. La principale cause de leur désaffection étant l’apparition des ateliers de manufacture vers lesquels les femmes seules se tournèrent désormais. C’est ainsi que tout au long des XV° et XVI° siècles, donc jusqu’à une époque plus tardive, les femmes tentèrent de se regrouper dans des associations diverses pour lutter contre l’aggravation de leurs conditions de travail et de vie.
Les XV° et XVI° siècles ont été baptisés du nom prestigieux de Renaissance. Il serait plus juste de nommer cette époque « période de la formation du capitalisme ». L’économie naturelle et autarcique était révolue. Les forces productives exigeaient un autre système économique pour continuer à s’épanouir. Le capital commercial naissant cherchait de nouveaux moyens pour augmenter ses profits. Le grand propriétaire terrien faisant marcher ses serfs à coups de trique fut remplacé par un autre personnage, l’entrepreneur intermédiaire, qui achetait la force de travail des pauvres, obligeant le prolétariat en croissance constante à lui remplir les poches. Les premières victimes de cette couche d’entrepreneurs rapaces en pleine expansion furent bien évidemment les femmes, sans appui et sans protection. C’est alors que naquit, parallèlement à la production artisanale placée sous le régime des corporations, une toute nouvelle branche de l’économie, le « travail à domicile ». II se développa entre le XV° et le XVII° siècle dans presque tous les pays européens.
Le travail à domicile représentait une forme transitoire entre l’artisanat et le travail salarié. II se distinguait de l’artisanat par le fait que celui-ci ne nécessitait pas d’intermédiaire entre le produit et son acheteur. En revanche, dans le travail à domicile, le producteur distribuait son produit par l’intermédiaire d’un acheteur accaparant un marché précis. L’ouvrier à domicile renonça donc à une certaine part de son bénéfice au profit de l’intermédiaire. Pour pouvoir subvenir décemment à ses besoins, l’ouvrier, en l’occurrence l’ouvrière fut obligée d’augmenter sans cesse son propre rendement. Ce qui entraîna une augmentation générale de la productivité en même temps qu’une nouvelle forme d’exploitation.
Dans la mesure où s’accrut le nombre d’ouvriers à domicile qui, pour pouvoir se nourrir, devaient produire de plus en plus, il devint non seulement nécessaire de vendre ses produits à l’acheteur intermédiaire, mais aussi de réclamer à celui-ci la fourniture du matériel de travail. Ce qui signifia le passage au travail aux pièces ou travail salarié.
Entre le XI° et le XIV° siècle, dans les grandes villes italiennes, à côté de l’artisanat déclinant se répandit toute une série d’industries à domicile. En particulier des industries de tissage, de filage, de broderie sur soie et autres branches du travail qui occupaient particulièrement les femmes. En Flandres, partie de la Hollande, et en Angleterre, naquit aux XV° et XVI° siècles la confection de vêtements et de textiles. La production était aux mains des entrepreneurs qui embauchaient des ouvriers à domicile. Les femmes démunies et sans ressources n’étaient cependant pas les seules à être ainsi associées à la production. Le travail à domicile offrit à la paysanne la chance de travailler, sans pour cela être obligée de quitter sa maison ni sa famille. Le travail à domicile devint, à l’époque où les exigences du grand propriétaire terrien ne cessaient de croître, un important apport économique pour la population laborieuse des campagnes. Mais, à mesure qu’augmentait le nombre des hommes qui avaient accès à la production, les méthodes d’exploitation des entrepreneurs empiraient, aggravant encore le sort des pauvres. La situation des femmes était particulièrement désolante. Les entrepreneurs savaient parfaitement qu’ils pouvaient faire de ces pauvresses ce qu’ils voulaient. Ils pouvaient, par exemple, menacer la paysanne en fuite de la livrer à son seigneur ou dénoncer la citadine esseulée pour prostitution et vagabondage, ce qui entraînait pour elle des sanctions sévères et humiliantes. C’est pour cela que les ouvrières à domicile et, plus tard, les salariées des manufactures acceptèrent les conditions dictées par ce suceur de sang que fut l’intermédiaire.
Lors de l’apogée de l’artisanat, si dans la famille la femme était sans droits et sous la tutelle de son mari, cependant comme membre et productrice de la corporation, elle jouissait du respect et de la considération de tous. L’ouvrière à domicile perdit ce privilège. Son dur labeur – car elle travaillait du matin jusque tard dans la nuit – ne revêtait aux yeux de l’entrepreneur qu’une valeur d’appoint à son travail ménager. Les réglementations des corporations, aussi modestes soient-elles, qui protégeaient le travail des femmes dans les ateliers d’artisanat, ne furent bientôt plus appliquées pour les ouvrières à domicile. Et il n’en va pas autrement de nos jours : les femmes devant gagner leur vie par des travaux à domicile sont les plus désavantagées. La qualification d’exploitation sanguinaire pour le système du travail à domicile est donc tout à fait justifiée.
Le plus pénible dans le travail à domicile, c’était, d’une part, les interminables journées de travail et, d’autre part, les bas tarifs horaires. La concurrence de plus en plus grande entre les travailleuses à domicile inorganisées et la crainte de perdre les commandes des entrepreneurs les amenèrent à effectuer des journées de quatorze et même quinze heures de travail. Mais les revenus n’augmentaient pas en proportion, bien au contraire, si bien que les ouvrières à domicile et leurs familles continuèrent à s’appauvrir. La femme vendait maintenant son corps au grand jour. La prostitution hors des maisons closes se répandit massivement dans les villes où le capitalisme naissant avait réussi solidement à s’incruster.
Souvent, ces entrepreneurs, trafiquants et négociants, étaient des hommes audacieux et hardis. Dans leur quête permanente de nouveaux marchés, ils accomplissaient de longs et dangereux voyages d’exploration et agrandirent ainsi leur horizon. La recherche de ces marchés permit la découverte de l’Amérique (1493) et ouvrit la route de l’Inde au trafic maritime. La classe capitaliste active et en pleine expansion garantissait le développement de la science et la liberté de pensée. Les faiblesses qui avaient présidé autrefois à la naissance du système capitaliste, c’est-à-dire l’inertie, l’assujettissement et la croyance aveugle aux valeurs de droit et de morale séculaires, freinaient dorénavant le développement économique. La bourgeoisie montante se débarrassa rapidement de ces notions périmées. Elle ébranla le bastion de l’Eglise catholique dominante et força les représentants de l’Église à reconnaître la puissance monétaire. Ils remirent en question jusqu’à l’infaillibilité du pape. La bourgeoisie déploya dans les guerres de religion le drapeau de la rébellion et lutta contre le pouvoir des grands propriétaires terriens et du féodalisme. La bourgeoisie réussit également à imposer la conception selon laquelle le capital est un bien plus précieux que la propriété terrienne à la rentabilité incertaine.
Cette période de transition vers un tout nouveau système fut secouée par d’innombrables crises. Mais c’était aussi une époque riche et brillante, qui mit un terme à l’atmosphère sombre, étouffante et brutale du Moyen Age. Lorsque l’humanité eut découvert les lois de rotation des étoiles et autres vérités scientifiques de base, la science et la pensée se développèrent rapidement. Depuis que la société n’était plus divisée en états (noblesse, clergé, tiers état), les richesses rapidement acquises se concentrèrent aux mains d’une minorité, tandis que la grande majorité s’appauvrit de façon particulière. Il n’existait plus alors que deux classes principales qui se dressaient avec hostilité l’une contre l’autre : la classe des possédants et celle des non-possédants. La naissance de l’économie monétaire incita les seigneurs à remplacer les corvées journalières effectuées en nature par le prélèvement d’impôts en argent extrêmement lourds pour les paysans. Ce qui contribua à tendre encore les rapports entre propriétaires terriens et paysans. Ceux-ci se rebellèrent ouvertement contre les seigneurs. Ils rallièrent la « religion nouvelle », c’est-à-dire le luthéranisme, le calvinisme et autres doctrines. Toute l’Europe fut ravagée par un raz-de-marée de guerres paysannes. Dans les villes, la population se divisa en deux camps : d’un côté, les représentants du capital commercial, les riches ; de l’autre, les artisans des corporations et les travailleurs à domicile. Une sourde lutte s’engagea entre les deux camps. Les commerçants aisés dirigeaient la ville. Plus tard, ils étendirent leur pouvoir sur les environs, où les paysans appauvris cherchaient péniblement à réunir par le travail à domicile l’argent nécessaire au paiement des impôts et redevances de toutes sortes. La vie n’était qu’un combat sans répit et désespéré pour l’existence, une compétition et une lutte permanentes. Le monde vieillissant du féodalisme s’écroula. Le capitalisme n’en était cependant qu’à ses premiers vagissements.
Quelle fut la position économique de la femme dans cette époque de crise économique ?
Dans la nouvelle législation des XIV° et XV° siècles, la femme fut, comme par le passé, considérée comme un être mineur et dépendante de l’homme. Comparée aux us et coutumes du Moyen Age, la position de la femme s’était plutôt aggravée au cours de la fastueuse période de la Renaissance. Dans l’intérêt du capital, les richesses accumulées ne pouvaient être morcelées entre d’innombrables héritiers, c’est pourquoi les filles perdirent leur droit à l’héritage. A l’époque de la chevalerie, la femme avait été propriétaire légale de sa dot. Les législateurs de la Renaissance, pour garantir le processus de l’accumulation du capital, décidèrent que la totalité des possessions de l’épouse iraient à son époux. On émit des lois qui sanctionnaient la prostitution, mais sans tenir compte des conditions qui poussaient les femmes à exercer ce métier. Le nouvel ordre social, conséquence de la prise de pouvoir de la bourgeoisie, n’arracha nullement la femme à la tyrannie du Moyen Age et n’amena aucune amélioration à ses conditions de vie. L’ancienne absence de droits, la subordination et l’exploitation continuèrent à régner, mais sous des formes différentes et inconnues jusque-là.
Dans cette période mouvementée et contrastée, nous rencontrons des types de femmes diamétralement opposés. D’un côté, le cortège de femmes affaiblies par le travail et les soucis, absolument dépourvues de droits, résignées et soumises à leur » bienfaiteur » ; d’autre part, les femmes parasites et désœuvrées nageant dans le luxe et avides de distractions de toute sorte pour tenter d’échapper à leur ennui. Ces dernières, les épouses de comtes et de princes occupés à dilapider leur fortune, abandonnèrent bien sûr le soin de leur ménage et de leur progéniture à la domesticité. Certes, ces parasites n’avaient pas plus de droits que les précédentes, mais tant que le pouvoir de l’argent et du titre leur garantissait une vie agréable, il leur était aussi nettement plus facile de s’en passer. Le mariage restait pour elles une affaire commerciale, une simple affaire d’argent. L’influence de l’Église s’étant relâchée, ces dames cessèrent de consulter les prêtres pour leurs affaires de cœur. Après tout, il existait d’autres voies pour contourner la loi. La vigoureuse période de la Renaissance offrait un tableau bigarré de débauches et d’excès amoureux en tout genre. Les écrivains de l’époque, dont le grand écrivain satirique et historien Boccace, décrivirent honnêtement et sans ménagement le climat d’immoralité qui régnait alors.
A l’époque de la Renaissance, les femmes de la classe dominante devinrent des créatures sans âme, hypocrites, orgueilleuses et inutiles, dont la seule fonction consistait à distraire les hommes. Ces parasites de la société ne s’intéressaient qu’à la mode et aux distractions. Les nonnes du Moyen Age, préoccupées de « vérités éternelles » , étaient de très loin supérieures à ces femmes, de même que les châtelaines responsables de la bonne marche de l’économie domestique féodale et qui participaient courageusement à la défense du château en cas d’attaques ennemies.
D’un côté – côté lumière -, retentissaient les rires et les gazouillis des belles harnachées de soie et de pierreries, en quête de divertissements. De l’autre – côté ombre – dans les couches les plus défavorisées de la population, les paysannes et les ouvrières à domicile menaient une vie misérable, courbées sous le poids d’un travail excessif. Même l’artisane appartenant à une corporation puissante, avec la concurrence qui ne cessait de croître, craignait pour son avenir, car elle risquait à tout moment de se retrouver à la rue. Tandis que les uns s’amusaient et festoyaient, les autres souffraient de l’insécurité, de la pauvreté et de la faim. Ce fut effectivement un siècle riche de contrastes et de bouleversements divers. La société connut alors une nouvelle répartition des classes, la puissance de l’argent s’affermit et la force de travail libre devint une marchandise négociable.
Mais la Renaissance n’avait pas que des aspects négatifs. Car, en cette période de bouleversements intenses, s’ouvrirent aussi les vannes de la créativité humaine dans les domaines les plus variés, depuis les nouvelles méthodes de production jusqu’aux conquêtes de la science et de la philosophie. Raison et volonté humaines cherchèrent et expérimentèrent de concert.
Jamais, jusque-là, l’individualité humaine n’avait acquis une telle valeur. Dans les cultures grecque et romaine, l’individu était reconnu comme citoyen de l’État, mais non pas comme un être humain. Au Moyen Age, la valeur d’un homme était fonction de son rang social et de ses titres. La bourgeoisie montante réclamait dorénavant le droit à la reconnaissance individuelle. Dans la première période de l’accumulation du capital, la fortune du marchand ou de l’entrepreneur était encore considérée comme le résultat de son travail et de ses dons personnels, opiniâtreté, courage, détermination, puissance d’esprit et de volonté. C’est pourquoi la bourgeoisie estimait que, si la fortune était supérieure au rang et aux titres, les dons, les mérites et les réalisations individuelles indépendantes des origines familiales l’étaient aussi. Ces nouvelles conceptions jouèrent également un rôle dans la relation à, la femme, même si ce n’est qu’à l’intérieur de la bourgeoisie. En effet, il n’était d’aucun intérêt que les plébéiens, travailleurs asservis de la société, puissent avoir une « personnalité humaine » .
Au cours de cette période de transition, la femme distinguée jouissait, au sein de la bourgeoisie montante, d’une certaine reconnaissance, ainsi que de certaines libertés. Ces femmes ne pouvaient pas seulement tuer leur temps dans d’innombrables fêtes et réunions mondaines, elles avaient aussi librement accès, si elles le désiraient, aux études scientifiques et philosophiques. Elles pouvaient également élargir leurs connaissances au contact des célèbres penseurs de leurs temps, et, au cas où elles en éprouvaient le désir, prendre une part active à la politique C’est ainsi que la Renaissance eut aussi son contingent de femmes fortes et expressives. De nombreuses femmes entretinrent une correspondance suivie avec des philosophes et des poètes de leur temps. Autour d’elles se réunirent des personnes progressistes et partageant les mêmes idées. Elles protégèrent et encouragèrent de leur amitié de nombreux érudits, artistes et poètes.
Lors des guerres civiles, les femmes combattirent vaillamment aux côtés des hommes, et cela dans les deux camps. Elles participèrent aux guerres de religion qui mirent toute l’Europe à feu et à sang et qui furent au cœur de la lutte entre le féodalisme et la bourgeoisie. Elles surprirent souvent leurs ennemis par leur grande résistance et leur opiniâtreté, Les guerres civiles du XVI° siècle (je veux dire la lutte entre les huguenots bourgeois et les catholiques nobles en France, l’affrontement entre les luthériens et les adeptes de l’Église catholique en Allemagne, entre les catholiques et les protestants en Angleterre, etc.), les guerres civiles donc arrachèrent souvent les femmes à leur foyer. Elles perdirent non seulement tous leurs biens, mais elles furent massacrées, emprisonnées ou condamnées au bûcher, côte à côte avec leurs corréligionnaires » hérétiques « .
Les femmes ne reculèrent pas pour autant devant les tourments engendrés par les guerres civiles. Leur instinct de classe l’emportait sur leur passivité, leur soumission et leur résignation habituelles. Tout aussi typique fut le fait que les hommes, qui avaient prêché auparavant que la place des femmes était au foyer, cherchaient alors à obtenir leur adhésion et à les entraîner dans le tourbillon des luttes sociales et politiques.
Les réformateurs religieux (Luther, Calvin et Zwingli) avaient des épouses qui ne se contentaient nullement de leurs seuls travaux ménagers. Elles étaient aussi leurs élèves et leurs adeptes enthousiastes. De toute manière, la femme jouait un rôle important lors de la Réforme de l’Église. A vrai dire, la Réforme, qui lutta contre l’autorité du féodalisme, ouvrit la voie à la bourgeoisie. Les épouses de hauts dignitaires appuyèrent à la cour les nouvelles religions. Parfois même des reines engageaient secrètement leurs propres prêtres protestants, c’est-à-dire les idéologues de la bourgeoisie. Elles propageaient les nouvelles religions, participaient aux conspirations et aux réunions secrètes et élevaient leurs enfants dans l’esprit de la nouvelle classe. Les femmes étaient souvent des adeptes plus zélées des nouvelles religions que les hommes. Elles écrivaient des ouvrages pour la défense du protestantisme, affrontaient les tortures de l’Inquisition avec le même héroïsme que les martyrs de la première communauté chrétienne et encourageaient, par leur résistance, les faibles et les hésitants.
De nombreuses femmes issues des classes féodales soutinrent la Réforme. Ce qui est facilement explicable. La bourgeoisie, en prenant le pouvoir, avait asséné un coup mortel au droit paternel, c’est-à-dire à la toute-puissance de l’homme sur sa femme et ses enfants. Elle promit à la femme appartenant à la classe aisée la reconnaissance de son individualité et de ses droits humains. C’est pourquoi la femme était aussi passionnément acquise aux réformateurs et aux humanistes, les pionniers de leur temps. C’est ainsi que l’on vit apparaître des figures comme Renée de Ferrare, fille du roi de France, qui renonça à son titre et à sa fortune et rallia le protestantisme. Des aristocrates russes, comme sa Morosova, tinrent tête au tsar et adhérèrent au mouvement démocratique populaire Avvakoum (l’archiprêtre Avvakoum, mort en 1682, fut le fondateur d’une secte russe). Wilhelmine, la fille du roi de Bohême, fonda une secte et fut fermement persuadée qu’elle était elle-même l’incarnation du Saint-Esprit. Après avoir bénéficié d’une solide instruction, elle quitta son pays pour se rendre à Milan où, grâce à son talent d’orateur, elle gagna de nombreux adeptes, dont des prêtres, des moines et des archevêques. Sa secte s’appela la Wilhelmine en l’honneur de sa fondatrice. Toutefois, après sa mort, son corps fut brûlé sur ordre du pape.
A Florence, apparut une autre secte, la Catherine, fondée par une florentine, également réputée pour ses talents d’orateur. Les chroniqueurs la décrivirent ainsi : « Ses paroles lui gagnèrent de nombreux adeptes. »
Les femmes avaient alors une influence notable sur la politique. Si certaines d’entre elles embrassèrent la foi nouvelle, les autres défendirent avec non moins d’acharnement les principes et les prérogatives immuables de la classe féodale. C’est ainsi qu’entre le XVI° et le XVIII° siècle, des femmes exercèrent une influence directe ou indirecte sur la politique française. Ce fut le cas pour l’intelligente et rusée Catherine de Médicis, catholique convaincue et intrigante sans scrupules (c’était elle qui fut responsable de la nuit de la Saint-Barthélemy, où les protestants furent massacrés par traîtrise), de même que pour Anne d’Autriche, qui rivalisa avec le puissant Richelieu. Deux reines, Elisabeth d’Angleterre et Marie Stuart d’Ecosse furent chacune à la tête de deux groupes antagonistes : d’un côté l’Ecosse féodale attardée ; de l’autre l’Angleterre progressiste où l’industrialisation était plus avancée. En Russie, Sophie, fille du tsar Alexis I° et sœur de Pierre le Grand, fut l’inspiratrice de la conjuration qui devait s’opposer à la limitation des prérogatives des boyards.
La comtesse Mackintosh commandait les troupes des partisans des Stuart, son mari dirigeait les troupes de l’opposition, c’est-à-dire l’armée protestante de la reine Elisabeth. Lorsque le «colonel Anna » rencontra son époux fait prisonnier, elle se découvrit selon l’usage et l’accueillit en ces termes : « Je suis à votre disposition, capitaine », sur quoi celui-ci répondit : « Je suis à votre service, colonel. »
L’histoire fourmille d’exemples de femmes ayant participé activement aux combats sanglants des guerres civiles. C’est pourquoi il n’est pas davantage surprenant de rencontrer des femmes qui siégeaient au Parlement ou qui s’acquittaient, en dépit de leur position subalterne et sans droits, de missions diplomatiques. La France mandatait Mme Delhay comme ambassadrice à Venise et Mme Gabrielle occupa le même poste en Pologne. Lors des délibérations extrêmement délicates qui présidèrent à l’élection du duc d’Anjou comme roi de Pologne, Catherine de Clairmeau, diplomate remarquable, dirigea la délégation française.
A la période de la Renaissance et de la Réforme, les femmes ne se contentaient pas de faire de la politique ni de participer activement aux guerres civiles. Elles exerçaient aussi une grande influence sur les sciences, les arts et la philosophie. L’Italie de cette époque fut le berceau de découvertes extraordinaires, la patrie de penseurs et de créateurs dont l’influence fut énorme. Grâce à la situation géographique favorable de ce pays, le capital marchand s’y développa plus tôt qu’ailleurs, entraînant bientôt dans son sillage, le capital industriel. C’est à l’orée du XIII° siècle que nous rencontrons dans les florissantes villes italiennes les premières manufactures. Dans un pays économiquement aussi développé, l’influence de la bourgeoisie augmenta rapidement et les femmes qui s’étaient forgées une réputation par leurs travaux intellectuels ou artistiques n’étaient pas des exceptions.
De nombreux historiens qualifièrent le siècle de la Renaissance de siècle des « femmes savantes ». Nous pourrions citer par exemple Olympia Moratoro, fille d’un professeur de Fer rare, qui possédait une solide formation scientifique et qui improvisait des conférences remarquablement vivantes et imagées. Olympia était très amie avec Renée de Ferrare, une des premières adeptes du protestantisme. Elle-même se prononça pour la nouvelle religion, épousa un savant et traversa avec lui les épreuves de la guerre civile. Citons un autre cas, celui d’Isotta Nogarola qui fut si célèbre dans toute l’Italie pour ses talents d’oratrice que le pape lui-même reconnut publiquement l’intérêt qu’il portait à ses conférences.
Hippolyte Sfoza était mécène et activiste politique. Vittoria Colanna était liée d’amitié avec Michel-Ange sur lequel elle exerça une grande influence. Elle jouissait de l’admiration de nombre de ses contemporains et fut décrite comme une haute figure spirituelle, pleine de majesté et de grâce. A la même époque, les deux théologiennes, Isabelle de Colonne et Juliane Morelli, se faisaient un nom en Espagne. L’Angleterre, où la Renaissance n’apparut que plus tard, était réputée au XVI° siècle pour l’instruction de ses femmes. Les reines d’Angleterre maîtrisaient parfaitement le latin, et la grande culture de lady Jane Grey n’était un secret pour personne. La mère du philosophe Bacon, fille du précepteur d’Henri VIII, fut remarquée pour ses extraordinaires connaissances scientifiques. Et l’on peut dire la même chose de Maria Sidney, la fille de l’utopiste Moore. Marguerite de Navarre, reine de France, était renommée comme écrivain de l’école italienne. Sa correspondance reste aujourd’hui encore partiellement intéressante. Anne Dacier, fille d’un philosophe érudit, traduisit Homère et célébra dans ses traités la beauté impérissable des épopées de l’Iliade et de l’Odyssée.
Les femmes cultivées passaient pour être attirantes. Molière écrivit une satire, l’Hôtel Rambouillet, où il ridiculisait les femmes s’intéressant aux sciences en les qualifiant de bas-bleus.
Pour ce qui concerne l’Italie, la Renaissance fut une période où les femmes bénéficièrent par moments d’une formation plus poussée. Il n’est pas possible d’attribuer cela uniquement à la mode ou à l’engouement. Le fait qu’il y eut tant de femmes qui cherchèrent à conquérir une existence autonome au moyen de l’étude et de la connaissance avait bien entendu des causes purement économiques et sociales. La guerre civile et l’effondrement des conditions de production qui avaient régné jusqu’ici avaient affaibli la force de résistance de l’institution familiale. Le raz-de-marée de la révolution économique jeta de plus en plus de femmes dans la lutte pour la survie, non seulement les femmes des classes défavorisées, mais aussi des membres isolés de la bourgeoisie et même parfois de la noblesse. Les femmes des paysans et les épouses des artisans ruinés travaillèrent dans l’industrie à domicile. Cependant, les femmes de bonnes familles, grâce à leur savoir et à leur formation, tentèrent d’embrasser une carrière scientifique ou littéraire pour s’assurer ainsi une certaine sécurité matérielle. De nombreuses femmes célèbres étaient alors elles-mêmes filles de professeurs, d’écrivains, de théologiens ou de savants. Ces pères s’étaient préoccupés de donner à leurs filles la meilleure arme pour la lutte pour la vie, c’est-à-dire le savoir. En cette époque troublée, le mariage n’était plus une garantie suffisante pour assurer leur sécurité. Les femmes devaient songer à se prémunir contre la pauvreté et la privation matérielle toujours menaçantes et se préparer à gagner leur vie par leurs propres moyens. Il était donc tout naturel pour ces femmes d’entreprendre une formation plus poussée et de réclamer une égalité de droits. Elles allèrent même parfois jusqu’à affirmer dans leurs argumentations que la nature féminine était supérieure à la nature masculine. Cette conception fut répandue en France au XV° siècle, par exemple par Christine de Pisan (auteur du Dit de la rose, poèmes dirigés contre la seconde partie antiféministe du Roman de la Rose et de la Cité des dames).
Au XVII°siècle, l’anglaise Mary Astell adopta des positions nettement plus agressives dans sa lutte pour les droits de la femme. Dans son remarquable ouvrage Pour la défense des femmes, qui la rendit célèbre, elle réclamait l’égalité des sexes dans l’instruction. L’écrivain italien, Tommaso Campanella, qui défendit vigoureusement ces pensées, réclamait dans son utopie politique la Cité du Soleil, non seulement le droit à l’instruction mais aussi l’accès à toutes les professions sans exception : « La femme doit avoir accès à tout ce qui a trait à la guerre et à la paix. »
Tant que des revendications de ce type furent formulées à l’époque des guerres civiles et alors que la bourgeoisie utilisait volontiers la femme pour servir ses propres desseins politiques, elles paraissaient acceptables. Mais, comme ces idées ne correspondaient pas en fait aux conceptions de la bourgeoisie où à ses intérêts économiques, la lutte des femmes pour l’égalité fut bientôt qualifiée d’utopiste et tournée en dérision. La force de résistance de la famille par rapport au monde environnant était le fondement de la richesse de cette classe. Ainsi, dès que s’estompèrent les fumées des guerres civiles, la bourgeoisie jeta froidement par-dessus bord tout ce qui n’entrait pas dans ses vues et ses conceptions.
Les femmes cultivées et politiquement actives de la Renaissance furent de nouveau longuement et totalement absorbées par leurs tâches domestiques. Ce retrait à l’intérieur de l’étroite coquille familiale eut lieu parallèlement à la stabilisation du nouvel ordre économique et au développement du capital industriel.
A quoi cela était-il dû ? Comment les femmes pouvaient-elles retourner sans broncher à leurs fourneaux, et cela à l’issue d’une période où elles avaient été particulièrement actives dans tous les domaines de la société ?
Nous savons déjà que les droits de la femme et sa situation dans la société sont fonction de sa participation au travail productif. A l’époque de la Renaissance, la femme était restée le plus souvent dépendante de son mari ou de son père, le chef de famille. Ce n’était en fait qu’une minorité, et non pas une majorité de femmes, qui cherchait à se forger une existence indépendante. Et même si de nombreuses femmes, issues de classes les plus défavorisées, s’aventurèrent sur le marché du travail, elles restèrent cependant une minorité à côté de la grande majorité de paysannes et de femmes d’artisans qui continuaient à vivre à l’abri des activités de leur mari.
La conférence d’aujourd’hui s’est prolongée un peu plus que prévu. Mais vous avez pu vous faire une idée sur la fantastique période de formation du capitalisme. Néanmoins, avant de pouvoir passer à la période suivante et d’entamer l’analyse des conditions de vie de la femme lors de l’épanouissement de la grande industrie, nous devons nous occuper encore d’une caractéristique de la période qui nous intéresse ici, c’est-à-dire du développement de la manufacture.
La manufacture, issue de l’industrie à domicile, n’était en fait rien d’autre que la réunion sous un même toit des ouvriers à domicile, jusque-là dispersés. Il était ainsi plus facile d’approvisionner l’ouvrier en matières premières et aussi plus commode de rassembler les produits finis et manufacturés. Plus tard, le capitaliste découvrira qu’il lui est possible d’augmenter la productivité par une division du travail plus rationnelle. Dans les manufactures naquit une organisation moderne du travail, et la division de celui-ci en simplifia le processus. Ce système fut finalement perfectionné au point qu’un ouvrier pouvait passer des années sur une seule opération, par exemple aiguiser des aiguilles. Si le travail de l’artisan était complexe et demandait un savoir-faire de professionnel, le travail de l’ouvrier de la manufacture réclamait exactement le contraire, il était simple, et son exécution insipide. N’importe qui était capable d’apprendre en un temps extrêmement court le travail parcellaire qu’on exigeait de lui. Par conséquent, la formation professionnelle ne jouait absolument aucun rôle dans les ateliers.
C’est pourquoi il était tout naturel que la manufacture représentât une chance inespérée pour la grande majorité des femmes sans qualification. Mais cette offre d’avoir la possibilité de subvenir soi-même à ses besoins se retourna rapidement au désavantage de la femme. C’est ainsi que pendant toute la période de la manufacture (et de l’industrie à domicile ). elle demeura assise dans sa propre maison sombre et enfumée pour fournir le marché mondial en articles de luxe ou d’usage courant. Elle travaillait nuit et jour sur son métier à tisser, cousait ou tannait le cuir. C’était une condition nécessaire pour que son travail puisse concurrencer les corporations monopolistes – ces aristocrates détestées du travail. C’est pourquoi les ouvrières à domicile françaises luttèrent avec acharnement pour la suppression des organisations corporatives. Lorsque celles-ci disparurent en 1791, les prolétaires jubilèrent. Cet événement leur apparut comme le premier pas vers la libération économique. Cependant, la modification des droits sociaux entraîna avec elle un nouvelle orientation des forces productives. Le monopole des corporations artisanales avait poussé les femmes à réintégrer le foyer familial. Ce n’est qu’avec l’utilisation de la vapeur, cette éminence grise, qu’elles retournèrent à la production.
La manufacture se développa entre le XVI° et le XVIII° siècles. En Russie, Pierre le Grand introduisit la production manufacturée et industrielle. Les premières fabriques russes virent le jour au XVII° siècle. Elles produisaient du verre, des lainages et des cotonnades. Les entrepreneurs employaient en partie des serfs, en partie des travailleurs salariés. Dans les fabriques russes, le travail féminin était totalement inconnu. La femme travaillait dans d’autres domaines économiques qui ne l’obligeaient pas à abandonner totalement son propre foyer. Si elle n’avait pas de famille, elle servait dans les « maisons de maîtres » ou se réfugiait au couvent. Dans d’autres pays, où le capitalisme était plus profondément enraciné, comme en Angleterre, en France ou en Hollande, la manufacture engloutit un nombre de plus en plus important de femmes. La période de la manufacture doit être considérée comme un chapitre sombre dans l’histoire de la femme.
Dans le même temps où se constituait la classe des travailleurs salariés ou prolétaires, la femme abordait un nouveau tournant de son histoire et s’apprêtait à subir une triple oppression, absence de droits dans l’État et la société, esclavage et dépendance dans sa propre famille, exploitation impitoyable par le capitaliste. La période où la femme, en tant qu’artisane libre et membre de sa corporation, jouissait du respect de l’ensemble de la société était définitivement révolue. L’esclavage féminin était une fois de plus à l’ordre du jour. De plus en plus souvent, les femmes des classes pauvres dépendirent économiquement des entrepreneurs intermédiaires et des propriétaires des manufactures.
Les honorables épouses des artisans, paysans et commerçants aisés étaient particulièrement méprisantes à l’égard des ouvrières de la manufacture, ces vulgaires « filles d’usine ». Elles les considéraient comme des déchets de la société et les comparaient aux prostituées. Ce n’est que la misère la plus noire qui pouvait pousser les femmes dans les manufactures. C’est ainsi que la honte et l’opprobre venaient s’ajouter au malheur d’être « fille d’usine ».
Comment cela était-il possible ? Comment expliquer le fait absurde que des femmes exécutant des tâches ménagères improductives étaient cependant mieux considérées que les ouvrières qui travaillaient finalement à accroître la prospérité de la nation ?
Cela s’explique par le fait que les femmes qui allaient à l’usine, appartenaient à la classe des esclaves salariées au service du capital, au prolétariat donc, méprisé par le monde bourgeois. Situation qui correspond exactement à celle qui régnait dans la Grèce antique, et où les citoyens libres méprisaient les esclaves soumis. Sous la domination du capital et sous le pouvoir de la propriété privée, an ne respectait pas ceux qui créaient les objets de consommation, mais seulement ceux qui réussissaient à accumuler ces objets. » Ce n’était pas le travailleur qui produisait de ses mains la richesse nationale, mais l’entrepreneur capitaliste par son sens de l’épargne, sa perspicacité et son habileté. « L’organisateur » du travail recueillait le respect de tous. Cependant, nous ne devons pas oublier qu’à l’époque de la manufacture, seule une minorité de femmes travaillait dans la production. Les femmes qui étaient obligées de vendre leur force de travail et tombaient ainsi sous les griffes du capital n’étaient pas encore un phénomène typique. Elles espéraient d’ailleurs pouvoir réintégrer un jour la vie normale et tenir leur propre maison comme leurs contemporaines. Mais cet espoir fut malheureusement déçu pour la plupart d’entre elles. Le mode de production capitaliste se renforça et s’imposa définitivement.
A l’absence de droits dans la famille et dans la société vint s’ajouter dorénavant le despotisme de l’entrepreneur capitaliste.
Et, parallèlement, on vit apparaître les conditions nécessaires pour la libération définitive de la femme. En effet, la prolétarienne dut partager le triple sort de la classe ouvrière, et une nouvelle période historique qui lia inextricablement son destin à celui de la classe ouvrière commença pour la femme. Son travail, qui avait été déprécié jusque-là, acquit une valeur nouvelle pour l’économie nationale. L’égalité de la femme, qui a été piétinée tout au long des siècles, ne pouvait être reconquise que dans une lutte commune de la classe ouvrière pour ses droits et pour la domination du prolétariat. Le mode de production communiste, qui mobilise toutes les femmes pour le travail productif, est aujourd’hui un fondement sûr pour leur libération totale et universelle dans l’avenir.
C’est ainsi que s’achève la conférence d’aujourd’hui.