La crise italienne
Antonio Gramsci
La crise radicale du régime capitaliste, qui a débuté avec la guerre en Italie comme dans le monde entier, n’a pas été résolue par le fascisme.
Usant d’une méthode de gouvernement répressive, le fascisme avait rendu très difficiles et même presque totalement interdit les manifestations politiques de la crise capitaliste générale, mais il n’a cependant pas marqué l’arrêt de celle-ci et, moins encore, une reprise et un développement de l’économie nationale. On dit généralement, et nous aussi, communistes, l’affirmons fréquemment, que la situation italienne actuelle est caractérisée par la ruine des classes moyennes : c’est un fait, mais il s’agit d’en comprendre toute la portée. La ruine des classes moyennes est délétère, parce que le système capitaliste, loin de se développer, subit au contraire une limitation ; cette ruine n’est pas un phénomène en soi, susceptible d’être examiné à part et dont les conséquences puissent faire l’objet d’un traitement indépendant des conditions générales de l’économie capitaliste, cette ruine est la crise même du régime capitaliste qui ne réussit plus et ne pourra plus réussir à satisfaire les exigences vitales du peuple italien, qui ne réussit plus à assurer à la grande masse des Italiens le vivre et le couvert. Que la crise des classes moyennes se trouve être aujourd’hui au premier plan n’est qu’un fait politique contingent, ce n’est que l’apparence de cette période que, précisément pour cela, nous appelons « fasciste ». Pourquoi ? Parce que le fascisme est né et s’est développé, sur le terrain de la phase initiale de cette crise ; parce que le fascisme a lutté contre le prolétariat et qu’il est parvenu au pouvoir en exploitant et en organisant l’inconscience et l’esprit moutonnier de la petite bourgeoisie, ivre de haine contre la classe ouvrière qui parvenait, grâce à la force de son organisation, à atténuer, en ce qui la concernait, les contrecoups de la crise capitaliste.
Parce que le fascisme s’épuise et meurt précisément de n’avoir tenu aucune de ses promesses, de n’avoir répondu à aucun espoir, de n’avoir adouci aucune misère. Il a brisé l’élan révolutionnaire du prolétariat, il a désagrégé les syndicats de classe, il a diminué les salaires et augmenté les horaires, mais cela n’a pas suffi à garantir une vitalité, ne serait-ce que réduite, au système capitaliste ; il fallait donc également abaisser le niveau des classes moyennes, spolier et mettre à sac l’économie petite-bourgeoise et par conséquent étouffer toute liberté, sans s’arrêter aux seules libertés prolétariennes ; aussi la lutte n’a-t-elle pas été dirigée contre les seuls partis ouvriers : mais elle a visé aussi, et même parfois au premier chef, tous les partis politiques non fascistes, toutes les associations qui échappaient au contrôle direct du fascisme officiel.
Pourquoi la crise des classes moyennes a-t-elle eu en Italie des conséquences plus radicales que dans les autres pays, et pourquoi a-t-elle donné naissance au fascisme et l’a-t-elle porté au pouvoir ? C’est parce que, chez nous, étant donné le faible développement de l’industrie et son caractère régional, la petite bourgeoisie est non seulement très nombreuse, mais c’est aussi la seule classe qui soit, « territorialement » parlant, nationale. Après la guerre, la crise capitaliste avait pris aussi la forme aiguë d’une désagrégation de l’État unitaire et avait ainsi favorisé la renaissance d’une idéologie confusément patriotique : après qu’en 1920 la classe ouvrière eut failli à sa mission, qui était de créer par ses propres moyens un État qui pût également satisfaire les exigences nationales unitaires de la société italienne, il ne restait pas d’autre solution que la solution fasciste.
Le régime fasciste meurt, non seulement parce qu’il n’est pas parvenu à endiguer la crise des classes moyennes qui a débuté, après la guerre, mais aussi parce qu’il a contribué à l’accélérer. L’aspect économique de cette crise se traduit par la ruine des petites et des moyennes entreprises : le nombre des faillites s’est rapidement multiplié au cours des deux dernières années. Le monopole du crédit, le régime fiscal, la législation des loyers, ont écrasé la petite entreprise commerciale et industrielle : il y a eu un véritable transfert des richesses de la petite et de la moyenne bourgeoisie vers la grande bourgeoisie, sans que se développe en même temps l’appareil de production ; le petit producteur n’est même pas devenu un prolétaire ; il n’est qu’un affamé perpétuel, un malheureux sans espoir d’avenir. L’emploi de la violence fasciste pour contraindre les épargnants à investir leurs capitaux dans une direction déterminée n’a guère été fructueuse pour les petits industriels : quand la manœuvre a réussi, elle n’est parvenue qu’à transférer les effets de la crise d’une couche de la population sur une autre et a ainsi contribué à accroître et grossir encore le mécontentement et la défiance des épargnants à l’égard du monopole qui existe dans le domaine de la banque, monopole que vient aggraver la tactique de coups de main à laquelle les grandes entreprises doivent recourir pour s’assurer du crédit dans le marasme général.
Dans les campagnes, le processus de la crise est plus étroitement lié à la politique fiscale de l’Etat fasciste. Depuis 1920, le budget moyen d’une famille de métayers ou de petits propriétaires a été grevé d’un passif de 7 000 lires environ par suite de l’augmentation des impôts, de l’aggravation des conditions contractuelles, etc. La crise de la petite entreprise se manifeste de façon typique dans l’Italie centrale et septentrionale. Dans le Sud, interviennent de nouveaux facteurs dont le principal est la suppression de l’émigration et l’augmentation consécutive de la poussée démographique ; ceci s’accompagne d’une réduction de la surface cultivée, et, par conséquent, d’une diminution des récoltes. La récolte de blé a été, l’an dernier de 68 millions de quintaux pour toute l’Italie, c’est-à-dire que, si à l’échelle nationale elle a été supérieure à la moyenne, elle a été, dans le Midi, inférieure à la moyenne. Cette année, la récolte a été, inférieure à la moyenne dans toute l’Italie, et dans le Midi elle est désastreuse. Les conséquences d’une telle situation ne se sont pas encore manifestées de manière brutale : les conditions économiques arriérées du Midi empêchent en effet les crises de se manifester dans toute leur ampleur comme cela se produit dans les pays de capitalisme avancé : toutefois le marasme économique a déjà provoqué, en Sardaigne, de graves manifestations de mécontentement populaire.
La crise générale du système capitaliste n’a donc pas été arrêtée par le régime fasciste. Sous le régime fasciste, le niveau de vie du peuple italien a baissé. On a assisté à une réduction de l’appareil productif, juste au moment où les restrictions apportées à l’émigration outre-Atlantique renforçaient la poussée démographique. L’appareil industriel réduit, il n’a pu échapper au désastre complet qu’en diminuant le niveau de vie de la classe ouvrière écrasée par la baisse des salaires. L’allongement de la journée de travail et l’accroissement du coût de la vie : tout ceci a provoqué une émigration des ouvriers qualifiés, ce qui équivaut à un appauvrissement de ces forces de production humaines qui étaient l’une des plus grandes richesses nationales. Les classes moyennes qui avaient mis tous leurs espoirs dans le régime fasciste ont été entraînées par la crise générale, c’est même elles qui sont devenues le symbole de la crise capitaliste dans la période actuelle.
Ce rapide tableau ne vise qu’à rappeler toute la gravité de la situation actuelle qui ne comporte, en elle-même, aucune virtualité de redressement économique. La crise économique italienne ne peut être résolue que par le prolétariat. Ce n’est qu’en s’insérant dans une révolution européenne et mondiale que le peuple italien peut retrouver la capacité de mettre en valeur ses forces de production humaines et donner un nouvel essor à son appareil national de production. Le fascisme n’a fait que retarder la révolution prolétarienne, il ne l’a pas rendue impossible ; il a même contribué à élargir et à approfondir les bases de la révolution prolétarienne qui, après l’expérience fasciste, sera véritablement populaire.
La désagrégation sociale et politique du régime fasciste s’est traduite pour la première fois dans la réaction des masses lors des élections du 6 avril. Le fascisme a été mis nettement en minorité dans la région industrielle italienne, c’est-à-dire là où se trouve la force économique et politique qui domine la nation et l’État. Les élections du 6 avril, en montrant à quel point la stabilité du régime n’était qu’apparente, ont rendu courage aux masses, elles ont provoqué chez elles quelques mouvements, elles ont marqué le départ de cette vague démocratique qui a culminé dans les jours qui ont immédiatement suivi l’assassinat de Matteotti, vague démocratique qui est encore aujourd’hui au cœur de la situation. Après les élections, les oppositions avaient pris une énorme importance politique : l’agitation qu’elles menaient dans leurs journaux et au Parlement, pour mettre en question ou nier la légitimité du gouvernement fasciste, était assez efficace pour démembrer tous les organismes d’État contrôlés et dominés par le fascisme, elle se répercutait jusqu’au sein du Parti National Fasciste et portait atteinte à l’unité de la majorité parlementaire. D’où la campagne inouïe de menaces contre les oppositions et l’assassinat du député unitaire. La vague d’indignation suscitée par le crime surprit le Parti fasciste qui fut saisi de panique et courut à sa perte : les trois documents rédigés en cet instant d’angoisse par un député, Finzi, par Filippelli et par Cesarino Rossi, documents qui furent portés à la connaissance des oppositions, prouvent comment la tête même du Parti avait perdu toute assurance et accumulait erreur sur erreur. De ce moment-là, le régime fasciste a commencé à agoniser, il est encore soutenu par ces forces qu’on appelle « d’appoint », mais il est soutenu comme l’est un pendu par sa corde.
L’assassinat de Matteotti a été la preuve par neuf que le Parti fasciste ne parviendra jamais à être un parti de gouvernement normal, que Mussolini ne possède rien de l’homme d’État et du dictateur, si ce n’est quelques poses pittoresques purement extérieures : Mussolini n’est pas un élément déterminant de la vie nationale ; c’est un phénomène du folklore local, destiné à passer à la postérité, à la suite des différents « masques » provinciaux italiens, plutôt qu’à s’inscrire dans la lignée des Cromwell, des Bolivar, des Garibaldi.
La vague populaire antifasciste provoquée par l’assassinat de Matteotti trouva son expression politique dans la sécession des partis d’opposition qui se retirèrent de l’hémicycle. L’assemblée des oppositions devint effectivement un centre politique national autour duquel s’organisa la majorité du pays : la crise qui avait éclaté sur le plan sentimental et moral prit ainsi un caractère résolument institutionnel ; il se créa un État dans l’État, un gouvernement antifasciste opposé au gouvernement fasciste. Le Parti fasciste fut impuissant à mettre un frein à cette situation ; la crise l’avait frappé de plein fouet, dévastant les rangs de son organisation ; la première tentative de mobilisation de la Milice nationale échoua complètement, 20 % seulement des hommes ayant répondu à l’appel ; à Rome il n’y eut que 800 miliciens à se présenter dans les casernes. La mobilisation ne donna de résultats appréciables que dans quelques provinces agricoles comme celles de Grosseto et de Pérouse, ce qui permit de faire descendre à Rome quelques légions résolues à risquer l’affrontement brutal.
Les oppositions restent encore le pivot du mouvement populaire antifasciste, elles sont l’expression politique de la vague de démocratie qui caractérise la phase actuelle de la crise sociale italienne. Au début, l’opinion de la grande majorité du prolétariat s’était aussi tournée vers les oppositions. Il était de notre devoir de communistes d’empêcher cet état de choses de se consolider de façon durable. C’est pourquoi notre groupe parlementaire décida de faire partie du Comité des oppositions, en reconnaissant et en soulignant ainsi ce qui devenait le caractère principal de la crise : l’existence de deux pouvoirs, de deux Parlements. Si elles avaient voulu accomplir leur devoir, tel que le leur indiquaient les masses en mouvement, les oppositions auraient dû donner une forme politique définie à l’état de choses qui existait objectivement, mais elles s’y refusèrent. Il aurait fallu lancer un appel au prolétariat, qui est seul en mesure de nourrir un régime démocratique, il aurait fallu élargir le mouvement spontané de grèves qui était en train de se dessiner. Les oppositions eurent peur d’être balayées par une éventuelle insurrection ouvrière : tout au long de la campagne destinée à entretenir l’agitation dans le pays, elles refusèrent de sortir du terrain purement parlementaire pour tout ce qui était des questions politiques, et du terrain judiciaire pour ce qui était de l’assassinat de Matteotti. Les communistes, qui ne pouvaient accepter ni une défiance de principe contre l’action prolétarienne ni la forme de bloc de partis donnée au Comité des oppositions, furent mis à la porte.
Notre participation au Comité dans un premier temps, et notre sortie de ce même comité en un second temps, ont eu les conséquences suivantes :
- Elles nous ont permis de surmonter la phase la plus aiguë de la crise sans perdre le contact avec les grandes masses laborieuses ; en restant isolé, notre parti aurait été submergé par la vague démocratique.
- Nous avons brisé le monopole que les oppositions risquaient d’instaurer dans l’opinion publique : une partie toujours plus grande de la classe laborieuse est en train de se convaincre que le bloc des oppositions représente un semi-fascisme qui veut réformer, en l’édulcorant, la dictature fasciste, sans faire perdre au système capitaliste aucun des bénéfices que la terreur et l’action illégale lui ont assurés au cours de ces dernières années, au détriment du niveau de vie du peuple italien.
Deux mois après, la situation objective n’a pas changé. Il existe encore effectivement deux gouvernements dans le pays qui luttent l’un contre l’autre pour se disputer les forces réelles de l’organisation de l’État bourgeois. L’issue de la lutte dépendra des échos qu’aura la crise générale au sein du Parti National Fasciste, de l’attitude définitive des partis qui constituent le bloc des oppositions, de l’action du prolétariat révolutionnaire guidé par notre parti.
En quoi consiste la crise du fascisme ? On dit que, pour la comprendre, il faut d’abord définir l’essence du fascisme ; mais la vérité est que ce n’est pas dans le fascisme lui-même que se trouve l’essence du fascisme. L’essence du fascisme se trouvait en 1922-1923 dans un système donné de rapports de forces qui existait dans la société italienne : aujourd’hui ce système a profondément changé et « l’essence » est quelque peu éventée. La caractéristique du fascisme consiste en ce qu’il est parvenu à constituer une organisation de masse de la petite bourgeoisie. C’est la première fois dans l’histoire qu’une chose pareille se produit. L’originalité du fascisme réside en ce qu’il a trouvé la forme d’organisation adaptée à une classe sociale qui a toujours été incapable d’avoir une unité et une idéologie unitaire : cette forme d’organisation est celle de l’armée en campagne. La Milice est donc le pivot du Parti National Fasciste ; on ne peut dissoudre la Milice sans dissoudre également le Parti tout entier. Il n’existe pas de Parti fasciste capable de transformer la quantité en qualité, pas de Parti fasciste qui soit un appareil de sélection politique pour une classe ou pour une couche sociale ; il n’existe qu’un agrégat mécanique indifférencié et indifférenciable du point de vue des capacités intellectuelles et politiques, qui ne vit que parce qu’il a acquis dans la guerre civile un esprit de corps extrêmement vigoureux, grossièrement identifié avec l’idéologie nationale. Sorti du terrain de l’organisation militaire, le fascisme n’a rien donné et il ne peut rien donner, et d’ailleurs même sur ce terrain, ce qu’il peut donner est très relatif.
Ainsi fabriqué par les circonstances, le fascisme est incapable de réaliser aucun de ses postulats idéologiques. Le fascisme dit aujourd’hui qu’il veut conquérir l’État, il dit en même temps vouloir devenir un phénomène essentiellement rural. Il est difficile de comprendre comment ces deux affirmations peuvent aller de pair. Pour conquérir l’État, il faut être capable de remplacer la classe dominante dans les fonctions qui ont une importance essentielle pour le gouvernement de la société. En Italie, comme dans tous les pays capitalistes, conquérir l’État signifie avant tout conquérir l’usine, avoir la possibilité de l’emporter sur les capitalistes dans la direction des forces productives du pays. Ceci peut être fait par la classe ouvrière, ce ne peut être fait par la petite bourgeoisie qui n’a aucune fonction essentielle dans le domaine de la production et qui, au sein de l’usine, en tant que catégorie industrielle, exerce essentiellement une fonction policière qui n’est pas productive. La petite bourgeoisie ne peut conquérir l’État qu’en s’alliant à la classe ouvrière, qu’en acceptant le programme de la classe ouvrière, c’est-à-dire en acceptant de remplacer le Parlement par le système des Soviets dans l’organisation de l’État et le capitalisme par le communisme dans l’organisation de l’économie nationale et internationale.
La formule « conquête de l’État » est vide de sens dans la bouche des fascistes, ou alors elle ne peut signifier qu’une chose : inventer un mécanisme électoral qui donne toujours et à tout prix la majorité parlementaire aux fascistes. La vérité est que toute l’idéologie fasciste est une baliverne, tout juste bonne pour occuper les « balilla (1) ». C’est une improvisation d’amateurs qui a pu, autrefois, à la faveur des circonstances, faire illusion sur les militants de base, mais qui est aujourd’hui vouée à crouler sous le ridicule chez les fascistes eux-mêmes. Le seul résidu actif du fascisme, c’est l’esprit de corps militaire, cimenté par la menace d’un déchaînement de la revanche populaire : la crise politique de la petite bourgeoisie, le passage de l’écrasante majorité de cette classe dans les rangs des oppositions, la faillite des mesures générales annoncées par les chefs fascistes peuvent réduire notablement l’efficacité militaire du fascisme, ils ne peuvent pas la réduire à néant.
Le système des forces démocratiques antifascistes tire l’essentiel de sa force de l’existence du Comité parlementaire des oppositions, qui est parvenu à imposer une relative discipline à toute une gamme de partis, allant du Parti maximaliste au Parti populaire. Que les maximalistes et les populaires obéissent à la même discipline et travaillent pour réaliser le même programme d’action, voilà le trait le plus marquant de la situation. C’est ce qui rend lent et difficile le processus de développement des événements et conditionne la tactique de l’ensemble des oppositions, tactique d’expectative, de prudentes manœuvres d’enveloppement, de patient effritement de toutes les positions du gouvernement fasciste. Les maximalistes, par leur appartenance au Comité et leur acceptation de la discipline commune, garantissent la passivité du prolétariat, donnent à la bourgeoisie encore hésitante entre fascisme et démocratie l’assurance qu’il n’y aura pas d’action autonome de la classe ouvrière, sinon beaucoup plus tard, une fois que le nouveau gouvernement sera déjà constitué et renforcé, lorsqu’un nouveau gouvernement sera déjà en mesure d’écraser une insurrection des masses déçues, tant par le fascisme que par l’antifascisme démocratique. La présence des populaires met à l’abri d’une solution de compromis fasciste-populaire du genre de celle d’octobre 1922, que le Vatican se ferait probablement fort d’imposer au cas où les maximalistes se détacheraient du bloc des oppositions pour s’allier avec nous.
Le plus grand effort des partis modérés (réformistes et constitutionnels) aidés par les populaires de gauche a été jusqu’à présent tourné vers un seul objectif : maintenir les deux extrêmes dans le même bloc. L’esprit servile des maximalistes leur a permis de jouer le rôle de dindon de la farce : les maximalistes ont accepté d’avoir dans le bloc des oppositions autant de poids que le Parti des paysans ou que les groupes de « Révolution libérale».
Le gros des forces des oppositions est fourni par les populaires et les réformistes qui ont une large audience dans les villes et les campagnes. L’influence de ces deux partis est complétée par celle des constitutionnels amendoliens, qui assurent au bloc l’adhésion de larges couches de l’armée, celle des mouvements d’anciens combattants, celle de la cour. La division du travail d’agitation se fait entre les différents partis selon leur tradition et leur vocation sociale. Puisque la tactique du bloc tend à isoler le fascisme, les constitutionnels ont la direction politique du mouvement. Les populaires mènent la campagne morale sur la base du procès et de ses attaches avec le régime fasciste, avec la corruption et la criminalité qui ont fleuri autour du régime. Les réformistes font la synthèse de ces deux attitudes et se font tout petits pour faire oublier leur passé de démagogues, pour faire croire qu’ils se sont rachetés, et qu’ils ne font qu’un avec le député Amendola et avec le sénateur Albertini.
La position cohérente et unitaire des oppositions a enregistré de notables succès : c’est indubitablement un succès que d’avoir provoqué la crise des « forces de soutien », c’est-à-dire d’avoir obligé les libéraux à se démarquer ouvertement par rapport au fascisme et à lui imposer des conditions. Cela a déjà eu et cela aura par la suite encore plus de répercussions au sein du fascisme lui-même et cela a creusé un fossé entre le Parti fasciste et l’organisation centrale des anciens combattants. Mais dans la mesure où le caractère conservateur de l’antifascisme s’est trouvé accentué, le point d’équilibre du bloc oppositionnel a glissé encore plus vers la droite : les maximalistes ne s’en sont même pas aperçus, les maximalistes sont tout disposés à servir de troupes coloniales, non seulement pour Amendola et pour Albertini, mais même pour Salandra et Cadorna.
Comment se résoudra cette dualité de pouvoirs ? Y aura-t-il un compromis entre le fascisme et les oppositions ? Et si le compromis est impossible, y aura-t-il un affrontement armé ?
Le compromis n’est pas à exclure complètement, il est cependant fort improbable. La crise que le pays traverse n’est pas un malaise superficiel qu’on peut guérir à coups de mesures partielles et de petits expédients : c’est la crise historique de la société capitaliste italienne, dont le système économique ne répond pas aux besoins de la population. Tous les rapports sont exaspérés : dans de très larges masses de la population, on attend bien davantage qu’un petit compromis. Si un tel compromis se réalisait, ce serait le suicide des principaux partis démocratiques ; l’insurrection armée, avec les objectifs les plus extrêmes, serait aussitôt à l’ordre du jour de la nation. Le fascisme, de par la nature même de son organisation, ne tolère pas de collaborateurs qui soient ses égaux en droit, il ne veut que des esclaves enchaînés : il ne peut pas y avoir d’assemblée représentative en régime fasciste ; toute assemblée devient aussitôt un bivouac de corps de garde ou l’antichambre d’un lupanar pour officiers subalternes pris de boisson. Voilà pourquoi la chronique quotidienne n’enregistre qu’une succession d’anecdotes politiques qui révèlent la désagrégation du système fasciste et le lent mais inexorable abandon du système fasciste par toutes les forces annexes.
Y aura-t-il donc un choc armé ? Tant les oppositions que le fascisme éviteront une lutte de grand style. Il se passera le phénomène inverse de celui qui s’est passé en octobre 1922 : à ce moment-là, la marche sur Rome fut la parade spectaculaire d’un processus moléculaire qui a vu passer du côté du fascisme les forces réelles de l’État bourgeois (armée, magistrature, police, presse, Vatican, franc-maçonnerie, Cour, etc.). Au cas où le fascisme voudrait résister, il serait détruit au terme d’une longue guerre civile à laquelle le prolétariat et les paysans ne pourraient manquer de participer. Les oppositions et le fascisme ne désirent pas qu’une lutte à fond s’engage, et ils l’éviteront systématiquement. Le fascisme s’efforcera au contraire de conserver une base d’organisation armée qu’il pourra faire entrer en action dès que s’annoncera une nouvelle vague révolutionnaire, ce qui est bien loin de déplaire aux Amendola et aux Albertini, et même aux Turati et aux Treves.
La pièce se jouera selon toute probabilité à une date déjà fixée, tout est prêt pour le jour où devrait avoir lieu la rentrée de la Chambre des députés. La mise en scène militaire d’octobre 1922 sera remplacée par une mise en scène démocratique plus bruyante. Au cas où les oppositions ne réintégreraient pas le Parlement et où les fascistes, comme ils le prétendent, convoqueraient la majorité sous la forme d’une Constituante fasciste, il y aurait une réunion des oppositions et un semblant de lutte entre les deux assemblées.
Il est cependant possible que ce soit dans l’enceinte parlementaire elle-même que se trouve la solution, quand les oppositions y retourneront, au cas très probable d’une scission de la majorité qui mettrait nettement en minorité le gouvernement de Mussolini. Dans ce cas, il y aurait formation d’un gouvernement provisoire de généraux, sénateurs et ex-présidents du Conseil, dissolution de la Chambre et proclamation de l’état de siège.
Le procès pour l’assassinat de Matteotti continuera d’alimenter la crise. Lorsque seront rendus publics les trois documents de Finzi, Filippelli et Rossi, il y aura là encore des moments de tension dramatique et les plus hautes personnalités du régime seront balayées par la passion populaire. Toutes les forces réelles de l’État, et spécialement les forces armées, dont on commence déjà à discuter, devront se ranger définitivement d’un côté ou de l’autre, en imposant la solution déjà tracée et concertée.
Quelles doivent être l’attitude politique et la tactique de notre Parti dans la situation actuelle ? Si la situation est « démocratique », c’est parce que les grandes masses travailleuses sont désorganisées, dispersées, pulvérisées au sein du peuple indifférencié. C’est pourquoi, quel que puisse être le développement immédiat de la crise, nous pouvons seulement prévoir une amélioration de la position politique de la classe ouvrière et non sa lutte victorieuse pour le pouvoir. La tâche essentielle de notre parti réside dans la conquête de la majorité de la classe travailleuse, la phase que nous traversons n’est pas celle de la lutte directe pour le pouvoir, mais une phase préparatoire, de transition vers la lutte pour le pouvoir, en somme, c’est une phase d’agitation, de propagande, d’organisation. Ce qui n’exclut évidemment pas que des luttes sanglantes puissent se produire, et que notre Parti ne doive, bien entendu, s’y préparer dès maintenant et être prêt à les affronter ; au contraire : ces luttes elles-mêmes doivent être replacées dans le cadre de la phase de transition ; il faut y voir des éléments de propagande et d’agitation en vue de la conquête de la majorité. S’il existe dans notre parti des groupes ou des tendances qui, par fanatisme, voudraient forcer la situation, il faudra lutter contre eux au nom du Parti tout entier, au nom des intérêts vitaux et permanents de la révolution prolétarienne italienne. La crise Matteotti nous a apporté, sur ce point, plusieurs enseignements. Elle nous a appris que les masses, après trois ans de terreur et d’oppression, sont devenues très prudentes et ne veulent avancer qu’à pas comptés. Cette prudence s’appelle réformisme, elle s’appelle maximalisme, elle s’appelle « bloc des oppositions ». Elle est certainement destinée à disparaître, et même dans un laps de temps assez court ; mais en attendant, elle existe et ne peut être surmontée que si, jour après jour, en toute occasion, à tout moment, tout en continuant d’avancer, nous ne perdons pas le contact avec l’ensemble de la classe travailleuse. De même, il nous faut lutter contre toute tendance de droite qui chercherait un compromis avec les oppositions, qui tenterait d’entraver les développements révolutionnaires de notre tactique et le travail de préparation de la phase à venir.
La première tâche de notre parti consiste à s’équiper de façon à devenir capable de remplir sa mission historique. Il doit y avoir dans chaque usine, dans chaque village, une cellule communiste qui représente le Parti et l’Internationale ; elle doit savoir travailler politiquement et être capable d’initiative. Pour cela, il faut lutter contre une certaine passivité qui existe encore dans nos rangs, contre la tendance à ne pas élargir les rangs du Parti. Nous devons au contraire devenir un grand parti, nous devons chercher à attirer dans nos organisations le plus grand nombre possible d’ouvriers et de paysans révolutionnaires pour les préparer à la lutte, pour former des organisateurs et des dirigeants de masse, pour élever leur niveau politique. L’État ouvrier et paysan ne peut être construit que si la révolution dispose de beaucoup d’éléments politiquement qualifiés ; la lutte pour la révolution ne peut être victorieuse que si les grandes masses sont encadrées et guidées dans toutes leurs formations locales par des camarades honnêtes et capables. Autrement, on en reviendrait vraiment, comme le proclament les réactionnaires, aux années 1919-1920, c’est-à-dire aux années de l’impuissance prolétarienne, aux années de la démagogie maximaliste, aux années de la défaite des classes laborieuses. Nous non plus, communistes, nous ne voulons pas revenir aux années 1919-1920.
Un grand travail doit être accompli par le Parti dans le domaine syndical. Sans grandes organisations syndicales on ne sort pas de la démocratie parlementaire. Libre aux réformistes de ne vouloir que de petits syndicats, libre à eux de ne former que des corporations d’ouvriers qualifiés. Nous, communistes, nous voulons le contraire de ce que veulent les réformistes et nous devons lutter pour réorganiser les grandes masses. Certes, il faut poser le problème concrètement et pas seulement de façon formelle. Si les masses ont déserté le syndicat, c’est parce que la Confédération générale du travail, qui est pourtant d’une grande efficacité politique (elle n’est rien d’autre que le Parti unitaire), ne se préoccupe pas des intérêts vitaux des masses. Nous ne pouvons envisager de créer un nouvel organisme qui ait pour but de pallier l’impéritie de la Confédération ; nous pouvons cependant, et nous le devons, nous attaquer au problème de développer, grâce aux cellules d’entreprise et de village, une activité effective. Le Parti communiste représente la totalité des intérêts et des aspirations de la classe travailleuse : nous ne sommes pas un simple parti parlementaire. Notre parti mène par conséquent une véritable et authentique action syndicale, il se met à la tête des masses jusque dans les petites luttes quotidiennes pour les salaires, pour la durée de la journée de travail, pour la discipline d’usine, pour les logements, pour le pain. Nos cellules doivent pousser les Comités d’entreprise à incorporer toutes les activités prolétariennes dans leur fonctionnement. Il faut par conséquent susciter dans les usines un vaste mouvement susceptible de déboucher sur une organisation de comités prolétariens de ville élus directement par les masses : dans la crise sociale qui s’annonce, ces comités pourraient prendre en charge les intérêts généraux de tout le peuple travailleur. Si elle s’accompagne du retour dans l’organisation de tous les éléments d’avant-garde pour y combattre les actuels dirigeants réformistes et maximalistes, cette action effective dans l’usine et dans le village revalorisera le syndicat en lui rendant un contenu et une efficacité. Quiconque se tient aujourd’hui à l’écart des syndicats n’est pas un militant révolutionnaire mais un allié des réformistes : il pourra bien faire de la phraséologie anarchisante, il ne fera pas bouger d’un millimètre les conditions inexorables dans lesquelles se déroule la lutte réelle.
La façon dont notre parti dans son ensemble, c’est-à-dire toute la masse des inscrits, réussira à accomplir sa tâche essentielle de conquête de la majorité des travailleurs et de transformation moléculaire des bases de l’État démocratique donnera la mesure de nos progrès sur le chemin de la révolution, et permettra le passage à une phase ultérieure de développement. Le Parti tout entier, dans tous ses organismes, mais spécialement par sa presse, doit travailler unitairement pour obtenir de chacun un maximum de rendement. Aujourd’hui nous sommes en ligne pour la lutte générale contre le régime fasciste. Répondons aux campagnes stupides des journaux des oppositions en donnant la preuve de notre ferme volonté d’abattre non seulement le fascisme de Mussolini et Farinacci, mais aussi le semi-fascisme d’Amendola, Sturzo et Turati. Pour y arriver, il faut réorganiser les grandes masses et devenir un grand parti, le seul parti dans lequel la population travailleuse voit l’expression de sa volonté politique et le défenseur tant de ses intérêts immédiats que de ses intérêts permanents à l’échelle de l’histoire.
1924