Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne
Antonio Gramsci
12. Le concept de révolution passive
Le concept de « révolution passive » doit être déduit rigoureusement des deux principes de science politique fondamentaux : 1. qu’aucune formation sociale ne disparaît tant que les forces productives qui se sont développées en elle trouvent encore place pour un mouvement progressif ultérieur; 2. que la société ne se propose pas de tâches pour la solution desquelles n’aient pas déjà été couvées les conditions nécessaires, etc. Il va de soi que ces principes doivent d’abord être développés d’un point de vue critique dans toute leur portée et épurés de tout résidu de mécanisme et de fatalisme. On devra également les ramener à la description des trois moments fondamentaux qui permettent de caractériser une « situation » ou un équilibre de forces, en donnant sa valeur maximale au second moment, ou équilibre des forces politiques et surtout au troisième moment ou équilibre politique-militaire.
On peut observer que Pisacane, dans ses Essais, se préoccupe justement de ce troisième moment : il comprend à la différence de Mazzini, toute l’importance qu’a la présence en Italie d’une armée autrichienne aguerrie, toujours prête à intervenir en n’importe quel point de la péninsule, et qui en plus, a derrière elle toute la puissance militaire de l’Empire des Habsbourg, c’est-à-dire une matrice toujours prête à former de nouvelles armées de renfort. Autre élément historique à rappeler : le développement du christianisme au sein de l’Empire romain, de même que le phénomène actuel du gandhisme aux Indes et la théorie de la non-résistance au mal de Tolstoï qui se rapprochent tant de la première phase du christianisme (avant l’édit de Milan((‘édit de Constantin qui autorise l’exercice du culte chrétien et en fait la religion d’État (313).))). Le gandhisme et le tolstoïsme sont des théorisations naïves, teintées de religion, de la « révolution passive ». Il faut rappeler aussi quelques mouvements qu’on a nommés « liquidationnistes » et les réactions qu’ils suscitèrent, en fonction des époques et des formes de situations déterminées (surtout du troisième moment). Le point de départ de l’étude sera l’exposé de Vincenzo Cuoco((Saggio critico sulla rivoluzione di Napoli, a cura di Gastone Manacorda, Milano, Ed. Universale economica, 1951, 2 vol. La première édition de cet Essai critique parut en 1801. – La « révolution passive » est pour V. Cuoco celle qu’apportent de l’extérieur les armées conduites par Bonaparte. Cette révolution n’est pas celle du peuple, et accentue la séparation entre les intellectuels et la masse, entre la culture et la nation d’où, la contradiction chez Cuoco entre l’aspiration à l’indépendance d’une « nation » italienne et sa préférence fondamentale pour une révolution sans « révolution ».))) ; mais il est évident que l’expression de Cuoco à propos de la révolution napolitaine de 1799 n’est qu’un point de départ, car le concept est complètement modifié et s’est enrichi.
(G.q. 15 § 17, pp. 1774-1775.)
[1933]
Le concept de « révolution passive » au sens que Vincenzo Cuoco attribue à la première période du Risorgimento italien peut-il être mis en rapport avec le concept de « guerre de position » comparée à la guerre de mouvement ? En d’autres termes, a-t-on eu ces concepts après la Révolution française et le binôme Proudhon-Gioberti peut-il être justifié par la panique créée par la Terreur de 1793 comme le sorélisme par la panique qui a suivi les massacres parisiens de 1871 ? C’est-à-dire existe-t-il une identité absolue entre guerre de position et révolution passive ? ou tout au moins existe-t-il ou peut-on concevoir toute une période historique où l’on doive identifier les deux concepts, jusqu’au moment où la guerre de position redevient guerre de mouvement ?
C’est un jugement dynamique qu’il faut donner sur les « restaurations » qui seraient une « astuce de la Providence » au sens de Vico. Voici un problème : dans la lutte Cavour-Mazzini où Cavour est le représentant de la révolution passive – guerre de position et Mazzini celui de l’initiative populaire -guerre de mouvement, ne sont-ils pas tous les deux indispensables exactement dans la même mesure ? Il faut toutefois tenir compte du fait que, alors que Cavour était conscient de sa tâche (au moins dans une certaine mesure) en ce qu’il comprenait la tâche de Mazzini, Mazzini ne semble pas avoir été conscient de la sienne ni de celle de Cavour; si, au contraire, Mazzini avait eu une telle conscience, c’est-à-dire s’il avait été un politique réaliste et non un apôtre illuminé (en somme s’il n’avait pas été Mazzini), l’équilibre résultant de la confluence des deux activités aurait été différent, plus favorable au mazzinisme : et l’État italien se serait constitué sur des bases moins arriérées et plus modernes. Et puisque dans tout événement historique, se manifestent presque toujours des situations semblables, il faut voir si on ne peut pas tirer de ce fait quelque principe général de science et d’art politiques. On peut appliquer au concept de révolution passive (et on peut en trouver confirmation dans le Risorgimento italien) le critère d’interprétation des modifications moléculaires qui en réalité modifient progressivement la composition précédente des forces et deviennent donc des matrices de nouvelles modifications. Ainsi dans le Risorgimento italien on a vu comment le passage au Cavourisme (après 1848) d’éléments toujours nouveaux du Parti d’Action a modifié progressivement la composition des forces modérées en liquidant le néo-guelfisme, d’une part, et en appauvrissant le mouvement mazzinien d’autre part (c’est à ce processus qu’appartiennent également les oscillations de Garibaldi, etc.). Aussi cet élément est-il la phase originaire de ce phénomène qu’on a appelé Plus tard « transformisme » et dont l’importance n’a pas été, semble-t-il jusqu’ici, mise dans la lumière qui lui est due comme forme de développement historique.
Insister, en développant ce concept, sur le fait que, tandis que Cavour était conscient de sa tâche dans la mesure où il avait une conscience critique de celle de Mazzini, Mazzini lui, devait en réalité à la conscience faible ou nulle qu’il avait de la tâche de Cavour, une conscience également bien faible de sa propre tâche : d’où ses hésitations (à Milan dans la période qui a suivi les Cinq Journées et en d’autres occasions) et ses initiatives hors saison, qui, finalement, ne servaient que la politique piémontaise. C’est là une illustration du problème théorique concernant la façon dont il fallait comprendre la dialectique, problème posé dans Misère de la Philosophie : que tout membre de l’opposition dialectique doit chercher à être tout lui-même et jeter dans la lutte toutes ses propres « ressources » politiques et morales et que ce n’est qu’ainsi qu’on peut avoir un dépassement réel, voilà qui n’était pas compris par Proudhon ni par Mazzini. On dira que ce principe n’était pas davantage compris par Gioberti ni par les théoriciens de la révolution passive ou « révolution-restauration »((Il faudra voir ce qui a été écrit sur 1848 par des chercheurs marxistes, mais il semble qu’il n’y ait pas grand-chose à attendre de ce côté-là. Les événements italiens, par exemple, ne furent examinés qu’à la lumière des livres de Bolton King, etc. (Note de Gramsci.))), mais c’est là un autre problème : chez ces derniers « l’incompréhension » théorique était l’expression pratique des nécessités contraignant la « thèse » à développer toutes ses propres possibilités, au point de réussir à incorporer une partie de l’antithèse elle-même, pour ne pas se laisser, en somme, « dépasser » dans l’opposition dialectique; en réalité, seule la thèse développe toutes ses possibilités de lutte, jusqu’à s’accaparer les soi-disant représentants de l’antithèse : c’est précisément en cela que consiste la révolution passive ou révolution-restauration. Certes il faut considérer à ce point de l’exposé la question du passage de la lutte politique de la « guerre de mouvement » à la « guerre de position », ce qui en Europe se produisit après 1848, et qui ne fut pas compris par Mazzini ni par les mazziniens, alors que quelques autres le comprirent au contraire : le même passage se produit après 1871, etc. La question était difficile à comprendre à l’époque pour des hommes comme Mazzini, étant donné que les guerres militaires n’avaient pas fourni le modèle, mais qu’au contraire les doctrines militaires se développaient dans le sens de la guerre de mouvement : il faudra voir si chez Pisacane, qui du mouvement fut le théoricien militaire, on rencontre des indications allant dans ce sens.
Il faut voir encore Pisacane parce qu’il fut le seul qui tenta de donner au Parti d’Action un contenu non seulement formel mais substantiel : d’antithèse dépassant les positions traditionnelles. Et qu’on ne dise pas que pour obtenir ces résultats historiques il y avait nécessité péremptoire d’une insurrection populaire armée, comme le pensait Mazzini jusqu’à en être obsédé, c’est-à-dire non en réaliste, mais en missionnaire religieux. L’intervention populaire qui ne fut pas possible dans la forme concentrée et simultanée de l’insurrection, n’eut pas lieu davantage sous la forme « diffuse » et capillaire de la pression indirecte, ce qui au contraire était possible et aurait été la prémisse indispensable de la première forme. La forme concentrée ou simultanée était rendue impossible par la technique militaire du temps, mais en partie seulement, c’est-à-dire que l’impossibilité existe dans la mesure où on ne fit pas précéder la forme concentrée et simultanée par une préparation idéologique de longue haleine, prévue organiquement pour réveiller les passions populaires et en rendre possible la concentration et l’éclatement simultanés.
Après 1848 une critique des méthodes qui ont précédé l’échec ne fut faite que par les modérés, et en effet tout le mouvement se rénova, le néo-guelfisme fut liquidé, des hommes nouveaux occupèrent les premiers postes de direction. Aucune autocritique, au contraire, de la part du mazzinisme, ou alors autocritique liquidatrice, en ce sens que de nombreux éléments abandonnèrent Mazzini, et formèrent l’aile gauche du parti piémontais; comme seule tentative « orthodoxe », c’est-à-dire faite de l’intérieur, on eut les essais de Pisacane, qui jamais toutefois ne devinrent la plate-forme d’une nouvelle politique organique, et cela bien que Mazzini lui-même reconnût que Pisacane avait une « conception stratégique » de la révolution nationale italienne.
(Mach. pp. 69-74 et G.q. 15, § 11, pp. 1766-1769.)
[1933]