Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne
Antonio Gramsci
7. Le parti politique
On a déjà dit que, à l’époque moderne, le nouveau Prince ne pourrait avoir comme protagoniste un héros personnel, mais le parti politique, c’est-à-dire, à chaque moment donné et dans les différents rapports intérieurs des différentes nations, le parti politique qui entend (et qui est rationnellement et historiquement fondé dans ce but) fonder un nouveau type d’État.
Il faut observer comment dans les régimes qui se posent comme totalitaires((Il est important de remarquer que Gramsci n’utilise pas ce mot au sens péjoratif qu’il a acquis aujourd’hui dans certaines sphères politiques et idéologiques ; il s’agit d’un terme signifiant approximativement « qui embrasse et unifie une totalité ». Équivalents possibles : global – totalité dynamiquement unifiée…)), la fonction traditionnelle de la couronne est en réalité assumée par un certain parti, qui même est totalitaire justement parce qu’il remplit cette fonction. Bien que tout parti soit l’expression d’un groupe social, et d’un seul groupe social, toutefois, dans des conditions déterminées, certains partis déterminés représentent justement un seul groupe social, dans la mesure où ils exercent une fonction d’équilibre et d’arbitrage entre les intérêts de leur propre groupe et où ils font en sorte que le développement du groupe qu’ils représentent ait lieu avec le consentement et l’aide des groupes alliés, sinon franchement avec ceux des groupes ouvertement hostiles. La formule constitutionnelle du roi ou du président de la République qui « règne mais ne gouverne pas » est la formule qui exprime juridiquement cette fonction d’arbitrage, la préoccupation des partis constitutionnels de ne pas « découvrir » la couronne ou le président. Les formules qui établissent la non-responsabilité, en matière d’actes gouvernementaux, du chef de l’État, et en revanche la responsabilité ministérielle, sont la « casuistique » qui distingue d’une part, le principe général de tutelle qui va de pair avec une conception unitaire de l’État, d’autre part le consentement des gouvernés à l’action de l’État, quel que soit le personnel qui gouverne dans l’immédiat et le parti auquel il appartient.
Avec le parti totalitaire, ces formules perdent de leur signification et par suite, les institutions qui fonctionnaient dans le sens de ces formules se trouvent diminuées; mais la fonction elle-même est assimilée par le parti, qui exaltera le concept abstrait d’ « État » et cherchera de différentes façons à donner l’impression que la fonction « de force impartiale » est active et efficace.
(G.q. 13, § 21, p. 1601-1602.)
[1932-1933]
Quand on veut écrire l’histoire d’un parti politique, il faut, en réalité, affronter toute une série de problèmes, beaucoup moins simples que ne le croit, par exemple, Roberto Michels, qui pourtant est considéré comme un spécialiste en la matière. Que doit être l’histoire d’un parti ? Sera-ce la simple narration de la vie antérieure d’une organisation politique ? La façon dont elle naît, les premiers groupes qui la constituent, les polémiques idéologiques à travers lesquelles se forment son programme et sa conception du monde et de la vie ? Il s’agirait en ce cas de l’histoire de groupes restreints d’intellectuels et parfois de la biographie politique d’une seule personnalité. Le cadre du tableau devra par conséquent être plus vaste et plus compréhensif.
On devra faire l’histoire d’une masse déterminée d’hommes qui a suivi les promoteurs, les a soutenus de sa confiance, de sa loyauté, de sa discipline et les a critiqués d’une manière « réaliste », se dispersant ou restant passive devant certaines initiatives. Mais cette masse sera-t-elle constituée des seuls adhérents au parti ? Sera-t-il suffisant de suivre les congrès, les votes, etc., c’est-à-dire l’ensemble des activités et les modes d’existence par lesquels la masse d’un parti manifeste sa volonté ? Il faudra évidemment tenir compte du groupe social dont le parti en question est l’expression et la partie la plus avancée : l’histoire d’un parti, en somme, ne pourra être que l’histoire d’un groupe social déterminé. Mais ce groupe n’est pas isolé; il y a ses amis, ceux qui ont avec lui des affinités, ses adversaires, ses ennemis. Ce n’est que d’un tableau complexe de tout l’ensemble de la Société et de l’État (et souvent avec les interférences internationales) que pourra naître l’histoire d’un parti, ce qui permet de dire qu’écrire l’histoire d’un parti ne signifie rien d’autre qu’écrire l’histoire générale d’un pays d’un point de vue monographique pour en mettre en relief un aspect caractéristique. Un parti peut avoir eu plus ou moins de signification et de poids, dans la mesure exacte où son activité particulière a plus ou moins déterminé l’histoire d’un pays.
Voici donc que la façon d’écrire l’histoire d’un pays permet de voir quel concept on a de ce qu’est un parti et de ce qu’il doit être. Le sectaire s’exaltera sur de minuscules faits intérieurs, qui prendront à ses yeux une signification ésotérique et le combleront d’un enthousiasme mystique; l’historien, tout en donnant à chaque chose l’importance qu’elle a dans le tableau d’ensemble, mettra surtout l’accent sur l’efficacité réelle du parti, sur sa force déterminante, positive et négative, et la manière dont cette force a contribué à créer un événement aussi bien qu’à empêcher que d’autres événements s’accomplissent.
(G.q. 13, § 33, pp. 1629-1630.)
[1932-1933]
Le problème de savoir quand un parti est formé, c’est-à-dire quand il a un rôle précis et permanent, donne lieu à bien des discussions, et souvent, hélas, à une forme de vanité, qui n’est pas moins ridicule ni dangereuse que la « vanité des nations » dont parle Vico. On peut dire, il est vrai, qu’un parti n’est jamais achevé ni formé en ce sens que tout développement crée de nouveaux engagements et de nouvelles charges et en ce sens que pour certains partis se vérifie le paradoxe qu’ils sont achevés et formés quand ils n’existent plus, c’est-à-dire quand leur existence est devenue historiquement inutile. Ainsi, puisque tout parti n’est qu’une nomenclature de classe, il est évident que pour le parti qui se propose d’annuler la division en classes, sa perfection et son achèvement consistent à ne plus exister par suite de la suppression des classes et donc de leurs expressions. Mais on veut ici faire allusion à un moment particulier de ce processus de développement, au moment qui suit celui où un fait peut exister et ne pas exister, en ce sens que la nécessité » de son existence n’est pas encore devenue « péremptoire », mais qu’elle dépend en « grande partie » de l’existence de personnes possédant un extraordinaire pouvoir de volition et une extraordinaire volonté.
Quand un parti devient-il « nécessaire » historiquement? Quand les conditions de son « triomphe », de son inéluctable transformation en État sont au moins en voie de formation et laissent prévoir normalement leurs développements ultérieurs. Mais quand peut-on dire, dans de telles conditions, qu’un parti ne peut être détruit avec des moyens normaux ? Pour répondre à cette question, il faut développer un raisonnement : pour qu’un parti existe, il est nécessaire que confluent trois éléments fondamentaux (c’est-à-dire trois groupes d’éléments) :
1. Un élément diffus d’hommes communs, moyens, qui offrent comme participation leur discipline, leur fidélité, mais non l’esprit de création et de haute organisation. Sans eux, le parti n’existerait pas, c’est vrai, mais il est vrai aussi que le parti n’existerait pas plus « uniquement » avec eux. Ils constituent une force dans la mesure où se trouvent les hommes qui les centralisent, les organisent, les disciplinent, mais en l’absence de cette force de cohésion, ils s’éparpilleraient et s’anéantiraient en une poussière impuissante. Il n’est pas question de nier que chacun de ces éléments puisse devenir une des forces de cohésion, mais on les envisage précisément au moment où ils ne le sont pas et où ils ne sont pas dans les conditions de l’être, ou s’ils le sont, ils ne le sont que dans un cercle restreint, politiquement sans effet et sans conséquence.
2. L’élément principal de cohésion qui centralise sur le plan national, qui rend efficace et puissant un ensemble de forces qui, abandonnées à elles-mêmes, seraient zéro ou guère plus; cet élément est doué d’une puissante force de cohésion, qui centralise et discipline et également, – sans doute même à cause de cela -, invente (si on entend « inventer » dans une certaine direction, en suivant certaines lignes de force, certaines perspectives, voire certaines prémisses) : il est vrai aussi que tout seul, cet élément ne formerait pas le parti, toutefois, il le formerait davantage que le premier élément considéré. On parle de capitaines sans armée, mais en réalité, il est plus facile de former une armée que de former des capitaines. Tant il est vrai qu’une armée constituée est détruite si les capitaines viennent à manquer, alors que l’existence d’un groupe de capitaines, qui se sont concertés, d’accord entre eux, réunis par des buts communs, ne tarde pas à former une armée même là où rien n’existe.
3. Un élément moyen, qui doit articuler le premier au second élément, les mettre en rapport par un contact non seulement « physique » mais moral et intellectuel. Dans la réalité, pour chaque parti existent « des proportions définies » entre ces trois éléments et on atteint le maximum d’efficacité quand ces « proportions définies » sont réalisées.
Après ces considérations, on peut dire qu’un parti ne peut être détruit avec des moyens normaux, quand existe nécessairement le second élément, – dont la naissance est liée à certaines conditions matérielles objectives (et si ce second élément n’existe pas, tout raisonnement est vide de sens), – serait-il même dispersé et errant – car il est alors impossible que ne se forment pas les deux autres, c’est-à-dire le premier, qui nécessairement forme le troisième comme sa continuation et son moyen d’expression.
Il faut, pour que cela se fasse, que se soit formée la conviction inébranlable qu’une solution déterminée des problèmes vitaux soit nécessaire. Sans cette conviction, il ne se formera que le second élément, dont la destruction est la plus facile à cause de son petit nombre, mais il est nécessaire que ce second élément, s’il vient à être détruit, ait laissé comme héritage un ferment qui lui permette de se reformer. Et où ce ferment subsistera-t-il mieux et pourra-t-il mieux se former que dans le premier et le troisième élément, qui, évidemment, ont le plus d’homogénéité avec le second ? L’activité que le second élément consacrera à la constitution de ce ferment est donc fondamentale : le critère de jugement de ce second élément devra être recherché : 1. dans ce qu’il fait réellement; 2. dans ce qu’il prépare pour le cas où il viendrait à être détruit. Il est difficile de dire laquelle de ces deux activités est la plus importante. Car dans la lutte, on doit toujours prévoir la défaite et la préparation de ses propres successeurs est une activité aussi importante que celle qu’on déploie pour atteindre la victoire.
(Mach., pp. 20-26 et G.q. 14, § 70, pp. 1732-1734.)
[1932-1933]