Ce que les femmes doivent à Karl Marx
Clara Zetkin
Le 14 mars est revenu pour la vingtième fois le jour anniversaire de la mort de Marx à Londres. Engels, dont la vie a été intimement liée à celle de Marx dans le travail et dans la lutte, écrivit alors à un de leurs amis communs, le camarade Sorge à New-York : « L’humanité a perdu une tête, et c’était la plus importante qu’elle possédât de nos jours. »
Ce jugement touchait singulièrement juste.
Expliquer ce que Marx, homme de science et militant révolutionnaire, a donné au prolétariat et ce qu’il est pour lui n’est pas notre tâche dans le cadre de cet article.
Ce serait répéter ce qui a été écrit ces jours-ci dans la presse socialiste sur la richesse incommensurable, la profondeur de son œuvre théorique et pratique et sa personnalité puissante, qui s’est mise tout entière, sans réserve, sans hésitations ni marchandages, au service du prolétariat.
En revanche, nous allons indiquer brièvement ce dont lui est redevable tout particulièrement le mouvement féminin prolétarien, voire le mouvement féminin tout court.
Bien sûr : Marx ne s’est jamais occupé de la question féminine « en tant que telle » et « en soi ». Pourtant sa contribution est irremplaçable, elle est tout à fait essentielle dans la lutte que mènent les femmes pour conquérir leurs droits.
Avec la conception matérialiste de l’histoire, Marx ne nous a certes pas fourni des formules toutes prêtes sur la question féminine, il nous a donné quelque chose de mieux : une méthode juste, sûre, pour l’étudier et la comprendre.
Seule la conception matérialiste de l’histoire nous a permis de situer clairement la lutte des femmes dans le flux du développement historique général, d’en voir les limites et la justification historiques à la lumière des rapports sociaux généraux, de reconnaître les forces qui l’animent et la portent, les objectifs qu’elle poursuit, les conditions auxquelles les problèmes soulevés peuvent seulement trouver leur solution.
La vieille idée selon laquelle la position de la femme dans la famille et la société était quelque chose d’éternel et d’immuable, produit de lois morales ou de prescriptions divines, s’est à jamais effondrée.
Il est apparu clairement que, tout comme les autres institutions et modes d’existence de la société, la famille était soumise à un continuel devenir et à une mort continuelle et qu’elle se transformait comme eux avec les rapports économiques et les systèmes de propriété qui en constituent la base.
Or, c’est le développement des forces productives économiques qui est le moteur de cette métamorphose, en ce sens qu’il bouleverse le mode de production et le fait entrer en contradiction avec l’ordre économique et le système de propriété. Sur ce fond de rapports et de liens économiques ainsi bouleversés, s’accomplit alors une révolution dans la pensée des hommes qui suscite le désir de transformer la superstructure sociale et ses institutions conformément aux modifications de la base économique, le désir d’éliminer ce qu’il y a de figé dans les formes de propriété et les rapports de domination. Les luttes des classes sont le moyen par lequel cette aspiration se réalise.
La préface d’Engels à son étude lumineuse sur L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat nous apprend que les développements théoriques et les points de vue exposés dans ce livre font partie, pour une bonne part, de l’héritage de Marx, que l’ami, ce génial et fidèle exécuteur testamentaire, a bien su gérer.
Si quelques éléments de cette œuvre sont à éliminer parce que relevant de la pure hypothèse, l’œuvre dans son ensemble nous fournit une profusion d’aperçus théoriques clairs sur les conditions fort complexes dans lesquelles la forme actuelle de la famille et du mariage s’est peu à peu développée sous l’influence des rapports économiques et des rapports de propriété.
Et ces aperçus ne nous aident pas seulement à apprécier justement la position de la femme dans le passé, ils constituent au contraire le pont le plus solide vers la compréhension de la situation sociale, de la position juridique et politique du sexe féminin à l’époque présente.
Que des forces historiques irrésistibles soient à l’œuvre dans le système social actuel en vue de révolutionner de fond en comble cette situation et cette position juridique pour aboutir à l’égalité des droits pour la femme, voilà ce qui ressort du Capital avec une grande force de conviction.
En suivant pas à pas, avec une maîtrise classique, le développement de la production capitaliste jusque dans ses ramifications les plus fines, en analysant ses phases les plus confuses, et en découvrant dans la théorie de la plusvalue les lois de son mouvement, Marx a prouvé de façon concluante — surtout dans les chapitres qui traitent du travail des femmes et des enfants — que le capitalisme détruit la base de l’activité de la femme dans son foyer, dissolvant par là la famille traditionnelle, donnant à la femme son autonomie économique hors de la famille et créant ainsi un terrain solide pour l’égalité de ses droits en tant qu’épouse, mère et citoyenne.
La lecture des œuvres de Marx éclaire encore un autre point : seul le prolétariat est la classe révolutionnaire qui, en fondant l’ordre social socialiste, est en mesure de créer et est obligée de créer les prémisses sociales indispensables pour la complète solution du problème féminin.
Outre que le mouvement bourgeois des suffragettes ne veut ni ne peut arracher la libération sociale de la prolétaire, il s’avère impuissant à résoudre les nouveaux et graves conflits qui surgissent nécessairement en système capitaliste, s’agissant de l’égalité sociale et juridique des sexes.
Ces conflits ne disparaîtront que lorsque sera surmontée l’exploitation de l’homme par l’homme avec les contradictions qu’elle implique.
Ce que le Capital nous apprend sur le plan de l’analyse scientifique à propos de la dégradation de la famille et de ses causes, le Manifeste communiste le résume en formules d’une force lapidaire :
«Plus l’industrie moderne se développe et plus le travail des hommes est supplanté par celui des femmes et des enfants […] La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité touchante qui recouvrait les rapports familiaux et les a réduits à de simples rapports d’argent [.. .]
Les relations du prolétaire avec sa femme et ses enfants n’ont plus rien de commun avec celles de la famille bourgeoise […]
La famille n’existe sous sa forme achevée que pour la bourgeoisie, mais elle a pour corollaire l’absence de toute famille et la prostitution publique, lot imposé aux prolétaires […]
Les phrases de la bourgeoisie sur la famille et l’éducation, sur les doux liens unissant l’enfant à ses parents, deviennent de plus en plus écœurantes à mesure que la grande industrie détruit, pour les prolétaires, tout lien familial et transforme ses enfants en simple article de commerce, en simples instruments de travail».
Mais Marx ne nous ouvre pas seulement les yeux en nous faisant comprendre ce que le développement historique met en pièces, il nous inculque aussi la conviction victorieuse que ce même développement édifie quelque chose de nouveau, de supérieur, de plus achevé :
« La dissolution de l’ancien système familial a beau nous paraître terrible et écœurante », lisons-nous dans le Capital, « la grande industrie, en conférant un rôle décisif hors de la sphère du foyer, dans le procès de production socialement organisé, aux femmes et aux enfants, n’en crée pas moins la nouvelle base économique d’une forme supérieure de la famille et du rapport entre les sexes ».
Avec fierté et ironie, Marx et Engels, dans le Manifeste communiste, opposent aux sous-entendus ignobles que suscite cet idéal à venir, la caractérisation impitoyable de l’état de choses actuel :
« Dans sa femme, le bourgeois ne voit qu’un simple instrument de production […] Rien de plus grotesque que l’indignation vertueuse qu’inspiré à nos bourgeois la prétendue communauté des femmes en système communiste […] » Nos bourgeois, non contents d’avoir à leur disposition les femmes et les filles de leurs prolétaires, sans parler de la prostitution officielle, se font le plus grand plaisir de débaucher leurs épouses réciproques.
« Le mariage bourgeois est en réalité la communauté des femmes mariées. »
Que Marx ait mieux que quiconque jeté une vive lumière sur le douloureux chemin que le sexe féminin doit parcourir et qui mène de l’asservissement social à la liberté, d’une humanité rabougrie à un épanouissement vigoureux et harmonieux, n’épuise pourtant nullement les idées dont le mouvement féminin est redevable à Marx.
En analysant en profondeur, avec acuité, les antagonismes de classe dans la société actuelle et leurs racines, il a révélé l’insurmontable contradiction d’intérêts qui sépare les femmes des différentes classes.
Telles de brillantes bulles de savon, se dissolvent dans l’air de la conception matérialiste de l’histoire ces déclarations d’amour où on parle de «nos sœurs», comme si quelque lien unissait dames bourgeoises et prolétaires.
Marx a forgé le glaive — et il nous en a appris le maniement — qui a tranché les attaches entre mouvement féminin prolétarien et bourgeois ; mais il a aussi forgé le lien qui unit indissolublement celui-là au mouvement ouvrier socialiste, à la lutte de classes révolutionnaire du prolétariat.
Dans le Capital est accumulée une profusion de faits, d’idées et de suggestions sur la question du travail féminin, sur la situation des travailleuses, sur la justification de la protection légale du travail, etc.
C’est un arsenal intellectuel inépuisable pour notre lutte, aussi bien pour nos revendications immédiates que pour notre noble objectif socialiste.
Marx nous apprend à apprécier correctement les petites, souvent toutes petites tâches de chaque jour qui sont d’une nécessité brûlante précisément pour élever le niveau de l’activité militante des femmes prolétaires.
Mais il nous propose également une vue d’ensemble de la grande lutte révolutionnaire pour la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, faute de laquelle la société socialiste et la libération du sexe féminin demeureraient des rêves chatoyants. Surtout, il nous emplit de la conviction que c’est seulement cet objectif qui donne au travail de chaque jour sa valeur et sa signification.
Ainsi il nous empêche de perdre de vue, dans la foule des phénomènes individuels, dans la presse des tâches et des succès, l’intelligence de la nature profonde de notre mouvement et, dans la fatigue épuisante du travail quotidien, le vaste horizon de l’histoire sur lequel se lève l’aurore des temps nouveaux.
Maître de la pensée révolutionnaire, Marx demeure notre guide dans la lutte révolutionnaire et, pour le mouvement féminin prolétarien, c’est un devoir et un titre de gloire que de participer à cette lutte.