La lutte contre le fascisme

La lutte contre le fascisme

Clara Zetkin

   Le prolétariat a affaire avec le fascisme à un ennemi extrêmement dangereux et redoutable.

   Le fascisme est actuellement l’expression la plus forte, la plus concentrée, l’expression classique de l’offensive générale de la bourgeoisie mondiale.

   C’est une nécessité élémentaire que de l’abattre. Non seulement si l’on considère l’existence historique du prolétariat en tant que classe qui doit libérer l’humanité en éliminant le capitalisme ; mais aussi parce qu’il y va de l’existence de chaque prolétaire, du pain quotidien, des conditions de travail et de vie de millions d’exploités.

   C’est pourquoi le combat contre le fascisme doit être l’affaire du prolétariat tout entier. Il est bien évident que nous viendrons d’autant mieux à bout de cet ennemi perfide que nous aurons une image plus claire et plus précise de sa nature et de ses effets.

   Pour l’instant, cette image est extrêmement confuse. Non seulement pour la grande masse des prolétaires, mais aussi pour leur avant-­garde révolutionnaire : les communistes.

   On a naguère considéré de façon presque unanime que le fascisme n’était rien d’autre que la terreur brutale exercée par la bourgeoisie et, historiquement quant à sa nature et à ses effets, on l’a mis sur le même plan que la terreur blanche dans la Hongrie de Horthy.

   Cependant, bien que les sanglantes méthodes terroristes du fascisme et du régime Horthy soient identiques et pareillement dirigées contre le prolétariat, la nature historique des deux phénomènes est profondément différente.

   En Hongrie, la terreur s’installa après une victoire du prolétariat révolutionnaire même si celle-­ci n’a été que de courte durée ; la bourgeoisie avait pour un temps tremblé devant la puissance du prolétariat. La terreur instaurée par Horthy fut une vengeance. L’exécuteur de cette vengeance est la petite caste féodale des officiers.

   Il en va autrement du fascisme. Il n’est nullement la vengeance de la bourgeoisie après un soulèvement du prolétariat. Historiquement et objectivement, le fascisme est bien plus un châtiment infligé parce que le prolétariat n’a pas continué la révolution commencée en Russie.

   Et le fascisme ne repose pas sur une petite caste, mais sur de larges couches sociales, qui englobent même une partie du prolétariat. Il faut que nous prenions clairement conscience de ces différences essentielles, si nous voulons venir à bout du fascisme.

   Nous ne le vaincrons pas par la seule voie militaire — pour utiliser cette expression — nous devons l’abattre aussi politiquement et idéologiquement.

   Bien que la conception du fascisme comme simple terreur bourgeoise soit aussi défendue par certains éléments radicaux de notre mouvement, elle rejoint en partie celle des social-démocrates réformistes.

   Pour eux, le fascisme n’est rien d’autre qu’un phénomène de terreur et de violence bourgeoises en réponse à la violence que le prolétariat a exercée contre la bourgeoisie ou dont il la menace.

   La révolution russe joue le même rôle pour ces messieurs les réformistes qu’Eve croquant la pomme pour ceux qui croient à la Bible. Elle est le point de départ de toutes les manifestations actuelles du terrorisme.

   Comme s’il n’y avait jamais eu de guerres impérialistes, comme si la dictature de classe de la bourgeoisie n’existait pas ! C’est ainsi que pour les réformistes le fascisme est la conséquence du péché originel révolutionnaire commis par le prolétariat russe.

   C’est une personnalité aussi connue qu’Otto Bauer qui, à Hambourg, a défendu la thèse selon laquelle les communistes russes et leurs amis seraient les principaux responsables de l’attitude réactionnaire de la bourgeoisie mondiale et du fascisme et qu’ils seraient cause de la scission des partis et des syndicats.

   En lançant cette audacieuse affirmation, Otto Bauer a oublié qu’avant même la Révolution russe et son «mauvais » exemple, les Indépendants, bien timorés pourtant, s’étaient séparés des social­-démocrates. Il a déclaré ensuite que les destructions par la Révolution russe des paradis mencheviks en Géorgie et Arménie seraient également responsables du courant réactionnaire dont le fascisme est l’expression. Enfin, la troisième cause de ce courant serait la «terreur bolchevique. »

   Au cours de son exposé, il a dû toutefois reconnaître ceci : «En Europe, nous nous voyons aujourd’hui contraints d’opposer aux organisations terroristes du fascisme des organisations de défense du prolétariat. Car les appels à la démocratie ne peuvent rien contre la violence directe. »

   On aurait pu croire qu’on allait tirer de cette constatation la conclusion suivante : à la violence, répondons par la violence. Mais la logique réformiste suit ses propres voies, aussi insondables que celles de la Providence.

   Otto Bauer poursuit ainsi son raisonnement : « Je ne parle pas ici de manifestations très importantes, qu’il n’est pas possible de mettre en œuvre toujours et partout [….] pas d’insurrections, même pas de grève générale [.. .] La combinaison d’actions parlementaires et d’actions de masse hors du parlement offre des possibilités prometteuses. »

   Monsieur Otto Bauer garde un silence pudique sur ce que doivent être selon lui les actions politiques au parlement et à fortiori hors de celui-ci.

   Il y a actions et actions. Il y a des actions parlementaires et des actions de masse, qui ne sont, à notre avis, passez­-moi l’expression, que des saloperies bourgeoises.

   Par contre, une action à l’intérieur ou à l’extérieur du parlement peut avoir un caractère révolutionnaire.

   Otto Bauer ne nous a pas révélé le caractère des actions réformistes. Et la proposition qui conclut ses digressions sur la lutte contre la réaction mondiale est des plus curieuses : création d’un bureau international chargé de réunir des informations précises sur ce courant.

   Bauer a déclaré : «Beaucoup de gens considèrent avec scepticisme notre Congrès. Ce scepticisme serait justifié, si nous n’arrivions pas à mettre en place un bureau de renseignements qui nous fournisse la documentation nécessaire sur la réaction. »

   Que dissimule cette thèse ? La foi réformiste dans la force, la pérennité du système capitaliste de domination bourgeoise, et la méfiance, la pusillanimité à l’égard du prolétariat, moteur conscient et irrésistible de la révolution mondiale.

   Les réformistes voient dans le fascisme l’expression de la force et de la puissance inébranlable de la domination bourgeoise de classe et considèrent qu’il serait vain et téméraire pour le prolétariat d’engager une telle lutte.

   Il ne lui reste donc qu’à s’écarter calmement et modestement, à ne pas irriter le tigre ou le lion bourgeois en luttant pour se libérer et assurer sa dictature, bref, il ne lui reste qu’à renoncer au présent et à l’avenir et à attendre patiemment pour voir si l’on ne pourrait pas avancer un peu sur la voie de la démocratie et de la réforme.

   Je suis d’un avis opposé ainsi, sans doute, que tous les communistes. Je pense en effet que le fascisme, malgré toutes ses rodomontades, est la conséquence de l’ébranlement et du déclin de l’économie capitaliste, et un symptôme de la décomposition de l’Etat bourgeois.

   C’est seulement si nous comprenons que le fascisme fascine et entraîne de larges couches sociales qui ont perdu la sécurité dont elles bénéficiaient naguère et ont, du coup, perdu toute foi dans le système actuel, que nous pourrons le combattre.

   L’une des racines du fascisme est effectivement la décomposition de l’économie capitaliste et de l’Etat bourgeois. Nous trouvons déjà dans la période d’avant­-guerre des symptômes de la prolétarisation de couches bourgeoises du fait du capitalisme.

   La guerre a ébranlé l’économie capitaliste jusque dans ses fondements. Cela ne se manifeste pas seulement par une extrême paupérisation du prolétariat, mais aussi par la prolétarisation de très larges couches de la petite et moyenne bourgeoisie, par la situation désespérée de la petite paysannerie et la misère noire des intellectuels.

   La situation des intellectuels est d’autant plus grave que le capitalisme a trouvé bon dès avant­-guerre d’organiser une surproduction dans ce domaine.

   Dans le secteur du travail intellectuel aussi, les capitalistes ont créé une offre massive afin de déchaîner une concurrence déloyale et de faire baisser les salaires, pardon, les traitements. C’est justement dans ces milieux que l’impérialisme et la guerre mondiale impérialiste ont recruté beaucoup de leurs propagandistes idéologiques. Actuellement, toutes ces couches sociales assistent à la faillite des espoirs qu’elles avaient placés dans la guerre.

   Leur situation s’est considérablement aggravée. Mais ce qu’elles ressentent le plus, c’est la perte de la sécurité d’emploi qu’elles avaient encore avant-­guerre.

   Je ne suis pas arrivée à ces conclusions en me basant sur la situation en Allemagne où pourtant la misère des intellectuels bourgeois est souvent pire que celle des ouvriers.

   Non, allez en Italie ! Je reviendrai tout à l’heure sur ce point pour expliquer comment l’ébranlement de l’économie a joué un rôle décisif dans le ralliement des masses italiennes au fascisme.

   Considérons un autre pays, qui, comparativement aux autres Etats européens, n’est pas sorti trop ébranlé de la guerre mondiale : l’Angleterre.

   Actuellement en Angleterre, dans la presse et l’opinion publique, on parle tout autant de la misère des nombreux « nouveaux pauvres » que du luxe et des profits gigantesques de quelques «nouveaux riches. »

   En Amérique, le mouvement des fermiers révèle la misère croissante d’une couche sociale importante. Dans tous les pays, la situation des couches moyennes s’est aggravée au point d’entraîner dans certains cas leur amenuisement, leur disparition.

   En conséquence, des milliers et milliers de personnes sont actuellement à la recherche de nouvelles possibilités d’existence, d’un emploi stable et d’une position sociale. Leur nombre s’augmente des petits et moyens fonctionnaires de l’Etat et des services publics et, même chez les vainqueurs, d’officiers, sous-officiers, etc., qui sont sans emploi et sans ressources.

   De tels éléments fournissent au fascisme un important contingent qui détermine le caractère monarchique marqué qu’il a dans certains Etats. Mais nous ne cernerions pas complètement la nature du fascisme si nous considérions ce seul facteur de son développement, lequel est d’ailleurs largement renforcé par la situation financière des Etats et la perte d’autorité qu’ils subissent.

   Le fascisme a une autre racine : c’est le fait que la révolution mondiale marque le pas à cause de la trahison des dirigeants réformistes du mouvement ouvrier.

   Une grande partie de la petite et moyenne bourgeoisie, des fonctionnaires et des intellectuels bourgeois prolétarisés ou menacés de l’être, avait remplacé la psychologie belliciste par une certaine sympathie pour le socialisme réformiste. Elle en espérait un changement radical grâce à la «démocratie. »

   Ces espoirs ont été amèrement déçus. Les socialistes réformistes pratiquent une politique de coalition dont font les frais les prolétaires et employés, mais aussi les fonctionnaires, les intellectuels et les membres de la petite et moyenne bourgeoisie.

   Ces couches manquent en général de toute formation théorique, historique et politique. Leur sympathie pour le socialisme réformiste n’avait pas de racines profondes.

   C’est pour cette raison qu’elles n’ont pas seulement perdu confiance dans les dirigeants réformistes, mais aussi dans le socialisme lui­-même. «Les socialistes», disent­-elles, «nous ont promis toutes sortes de belles choses : un allégement de nos charges et de nos misères, une refonte de la société selon les principes de la justice et de la démocratie ; or, les gros et les riches nous font la vie encore plus dure qu’avant. »

   Et aux bourgeois déçus par le socialisme viennent s’ajouter des éléments venus du prolétariat. Or, chez tous ces gens déçus — qu’ils soient d’origine bourgeoise ou prolétarienne — disparaît en outre une précieuse force morale, celle que, dans un monde sinistre, donne la foi en un avenir radieux car ils perdent confiance dans le prolétariat en tant que classe capable de transformer la société.

   C’est moins la trahison des dirigeants réformistes qui engendre la déception, que le fait de voir le prolétariat accepter cette trahison, de le voir continuer à supporter sans se rebeller le joug capitaliste et même subir passivement un sort plus pénible que par le passé.

   Par ailleurs, pour être juste, je dois ajouter que les partis communistes eux-mêmes — à l’exception du parti russe — sont en partie responsables du fait que des prolétaires déçus rejoignent les rangs fascistes.

   Bien souvent, leurs actions n’ont pas été assez énergiques, leur activité a été insuffisante et leur influence sur les masses trop faible et trop superficielle.

   Je passe sur les erreurs de tactique responsables d’un certain nombre d’échecs. Il ne fait aucun doute que bien des prolétaires parmi les plus actifs, les plus révolutionnaires, ne sont pas venus à nous ou nous ont quittés, parce qu’ils nous ont trouvés insuffisamment énergiques et agressifs et aussi parce que nous n’avons pas su leur faire clairement comprendre pourquoi nous devions, dans des circonstances données, faire preuve, malgré nous, d’une certaine réserve.

   Des milliers de gens ont rejoint le fascisme. Il est devenu un asile pour sans-­abri politiques, déclassés sociaux, pour des déracinés et des aigris.

   Or, ce que ces gens n’espéraient plus du prolétariat révolutionnaire et du socialisme, ils ont pensé que ce serait l’œuvre «des éléments les plus capables, les plus forts, les plus énergiques et les plus intrépides» de toutes les classes, qu’il s’agissait de rassembler en une communauté.

   Pour les fascistes, cette communauté, c’est la nation. Ils s’imaginent que la ferme volonté de créer quelque chose de neuf et de meilleur sur le plan social peut suffire à surmonter tous les antagonismes de classe. L’outil qui doit leur permettre de réaliser l’idéal fasciste, c’est l’Etat. Un Etat fort et autoritaire qui serait à la fois leur créature et leur docile instrument.

   Il trônera au-­dessus de toutes les divergences de partis et de tous les antagonismes de classe et façonnera la société selon l’idéologie et le programme fascistes.

   Il est clair qu’étant donné la composition sociale de ses troupes, le fascisme inclut aussi des éléments susceptibles de devenir extrêmement inconfortables et même dangereux pour la société bourgeoise.

   Je vais plus loin, j’affirme qu’ils seront nécessairement dangereux pour celle­-ci s’ils comprennent où réside leur intérêt véritable ; dans ce cas, en effet, ils doivent contribuer à détruire dès que possible la société bourgeoise et à construire le communisme.

   Toutefois, les faits ont prouvé jusqu’ici que les éléments révolutionnaires du fascisme ont été débordés et ligotés par les éléments réactionnaires.

   Un phénomène analogue a déjà été constaté dans d’autres révolutions.

   Les couches de la petite et moyenne bourgeoisie commencent par hésiter entre les camps historiquement puissants du prolétariat et de la bourgeoisie.

   La misère, mais aussi pour une part l’aspiration la plus noble, les idéaux les plus élevés les font sympathiser avec le prolétariat, tant que celui-­ci n’a pas seulement un comportement révolutionnaire, mais aussi des perspectives de succès.

   Sous la pression des masses et de leurs besoins, même les dirigeants fascistes sont obligés de flirter avec le prolétariat révolutionnaire — même si en leur for intérieur ils n’éprouvent aucune sympathie pour celui-­ci — mais dès qu’il s’avère que le prolétariat lui­-même renonce à poursuivre la révolution, qu’il devient respectueux du capitalisme et fait machine arrière sous l’influence des dirigeants réformistes, la grande masse des fascistes se porte là où la plupart de ses dirigeants se situaient au départ — consciemment ou inconsciemment — aux côtés de la bourgeoisie.

   C’est bien sûr avec joie que la bourgeoisie accueille ses nouveaux alliés. Cette bande de nervis prêts à tout pour la servir constitue pour elle un important apport de forces.

   Quand il s’agit d’apprécier une situation et de défendre ses intérêts de classe, la bourgeoisie, qui a l’habitude du pouvoir, est beaucoup plus habile et expérimentée que le prolétariat. Elle a donc clairement analysé la situation et compris l’avantage qu’elle pouvait tirer du fascisme.

   Que veut la bourgeoisie ?

   Reconstruire l’économie capitaliste, c’est­-à­-dire maintenir sa domination de classe.

   Dans les circonstances présentes, cela implique que soit aggravée considérablement l’exploitation et l’oppression du prolétariat.

   La bourgeoisie sait très bien que, seule, elle ne dispose pas de la puissance suffisante pour imposer un tel sort aux exploités. Fouaillés par la misère, même les prolétaires qui ont le cuir le plus épais finissent par se révolter contre le capitalisme.

   La bourgeoisie n’ignore pas que, dans ces conditions, les sermons lénifiants des socialistes réformistes prêchant l’union sacrée perdront à la longue leur effet soporifique sur le prolétariat ; elle ne compte donc plus que sur la force pour le soumettre et l’exploiter.

   Mais les moyens répressifs de l’Etat bourgeois commencent partiellement à s’user. Il dispose de moins en moins des moyens financiers et de l’autorité morale nécessaires pour maintenir ses esclaves dans un état de fidélité et de soumission aveugles, la bourgeoisie ne peut plus assurer sa domination de classe par les seuls moyens normaux dont elle dispose dans le cadre de son Etat.

   Elle a besoin d’une organisation en marge de la légalité et de l’Etat, qui lui est fournie par les bandes de nervis du fascisme.

   C’est pourquoi la bourgeoisie ne se contente pas d’accepter avec satisfaction les services du fascisme et de lui accorder la plus grande liberté de manœuvre au mépris de toutes ses lois écrites et non écrites. Elle va plus loin, elle l’entretient et l’aide à se développer par tous les moyens financiers et politiques dont elle dispose.

   Il est clair que le fascisme présente des caractéristiques différentes suivant les pays, en fonction des situations concrètes, spécifiques à chacun.

   Il a néanmoins deux caractéristiques constantes : d’une part, un programme pseudo­-révolutionnaire qui, de façon extrêmement habile, prend appui sur les courants d’opinion, les intérêts et les revendications des masses sociales les plus larges et, d’autre part, l’emploi de la terreur la plus brutale.

   L’Italie offre à ce jour l’exemple classique du fascisme et de son développement. Dans ce pays, le fascisme a trouvé un terrain favorable en raison du démantèlement et de la faiblesse de l’économie.

   Cela paraît surprenant puisque l’Italie fait partie des vainqueurs. Pourtant la guerre a durement touché l’économie italienne. La bourgeoisie a été tout à la fois victorieuse et vaincue en raison de la structure économique et du développement du pays.

   Seule l’Italie du nord disposait d’un capitalisme industriel moderne ; le Centre et a fortiori le Sud étaient dominés par un capitalisme agraire, voire féodal, allié à un capitalisme financier qui n’avait pas réussi à se développer de façon moderne et importante.

   Tous deux étaient hostiles à l’impérialisme, à la guerre, et n’ont pas ou ont peu profité du génocide. La paysannerie non capitaliste aussi bien que la petite bourgeoisie urbaine et le prolétariat en avaient terriblement souffert. Les capitalistes de l’industrie lourde du Nord de l’Italie, profitant d’un essor factice, avaient bien empoché de fabuleux profits, mais comme cette industrie n’était pas liée aux ressources du sous-­sol — l’Italie ne possède ni charbon ni minerai — cet essor fut de courte durée.

   Tous les tragiques effets de la guerre s’abattirent sur l’économie et les finances de l’Italie. Une crise terrible se développa. L’industrie, l’artisanat et le commerce stagnèrent, les faillites s’accumulèrent, la Banca di Sconto et les usines Ansaldo — issues de l’impérialisme et de la guerre — s’effondrèrent.

   La guerre laissa derrière elle des centaines de milliers de gens à la recherche de travail et de pain, des centaines de milliers de mutilés, de veuves et d’orphelins qu’il fallait assister.

   La crise augmenta la masse de soldats démobilisés à la recherche de travail, d’une foule d’ouvriers, d’ouvrières et d’employés licenciés.

   Une énorme vague de misère déferla sur l’Italie et atteignit son point culminant entre l’été 1920 et le printemps 1921. La bourgeoisie industrielle de l’Italie du nord, qui avait poussé à la guerre sans aucun scrupule, était incapable de reconstruire ­l’économie ruinée ; elle ne disposait pas de la puissance politique nécessaire pour mobiliser l’Etat à son service.

   Le gouvernement était passé de ses mains dans celles des capitalistes agraires et financiers sous la conduite de Giolitti. Cependant, même s’il n’en avait pas été ainsi, l’Etat qui faisait eau de toute part n’aurait pas disposé des moyens et des possibilités nécessaires pour conjurer la crise.

   Grâce à cette situation et dans sa foulée, le fascisme put croître et prospérer. Un chef prédestiné l’attendait en la personne de Mussolini.

   A l’automne 1914, Mussolini, transfuge du socialisme pacifiste, était devenu un fanatique propagandiste de la guerre avec le slogan : « La guerre ou la république. »

   Dans un quotidien fondé avec l’argent de l’Entente, le Popolo d’Italia, il avait promis au peuple que la guerre lui apporterait le paradis sur terre.

   Avec la bourgeoisie industrielle il avait pataugé dans la mer de sang de la guerre mondiale, avec elle, il voulait faire de l’Italie un Etat capitaliste moderne. Il fallait que Mussolini essaye de rassembler les masses pour pouvoir intervenir activement dans une situation qui démentait ses prophéties et était à l’opposé de l’objectif visé.

   Après la guerre, en 1919, il organisa à Milan le premier « fascio di combattimento », une association d’anciens combattants, dont le programme voulait garantir l’essor de la nation et veiller à ce que «les héros des tranchées et les travailleurs recueillent les fruits de la guerre révolutionnaire. »

   Des fasci s’organisèrent dans quelques villes. Dès le départ, le jeune mouvement mena un combat acharné contre les organisations ouvrières révolutionnaires, parce que, d’après Mussolini, celles-­ci, en parlant de lutte des classes, «divisaient et affaiblissaient la nation. »

   Le fascisme se tourna aussi contre le gouvernement Giolitti sur lequel il rejetait l’entière responsabilité de la noire misère de l’après-­guerre. Son développement fut d’abord lent et faible. Il se heurtait encore à la confiance de larges masses populaires dans le socialisme. En mai 1920, il n’y avait dans toute l’Italie qu’environ cent fasci, dont aucun ne comptait plus de vingt à trente membres.

   Bientôt, le fascisme put s’alimenter à une seconde source. La situation objectivement révolutionnaire suscita dans le prolétariat italien un état d’esprit subjectivement révolutionnaire.

   Le glorieux exemple des ouvriers et paysans russes y eut une grande part. Au cours de l’été 1920, les ouvriers métallurgistes occupèrent des usines. Ici et là et jusque dans le Sud, des prolétaires agricoles, des petits paysans et petits métayers s’emparèrent de domaines ou se rebellèrent d’une façon ou de l’autre contre les grands propriétaires terriens.

   Mais les dirigeants ouvriers ne furent pas à la hauteur de ce grand moment historique.

   Les responsables réformistes du parti socialiste se refusèrent lâchement à élargir les occupations d’usine en lutte politique pour le pouvoir.

   Ils enfermèrent le combat des ouvriers dans la voie étroite d’une lutte purement économique sous la direction des syndicats et, en parfaite entente avec d’Aragona et d’autres responsables de l’Union générale des Syndicats, ils trahirent les esclaves révoltés, en signant avec les patrons un compromis honteux établi avec la remarquable collaboration du gouvernement, et en particulier de Giolitti.

   Les dirigeants de l’aile gauche du parti socialiste — noyau du futur parti communiste — étaient encore trop novices sur le plan politique et insuffisamment formés pour pouvoir maîtriser la situation en théorie et en pratique et donner une autre tournure au mouvement.

   Simultanément, les masses prolétariennes s’avérèrent incapables de déborder leurs dirigeants et de les pousser sur la voie de la révolution.

   Les occupations d’usine se terminèrent par une grave défaite du prolétariat qui fut gagné par le découragement, le doute et la pusillanimité.

   Des milliers de travailleurs se détournèrent du parti et des syndicats. Beaucoup retombèrent dans l’indifférence et l’apathie, d’autres adhérèrent à des organisations bourgeoises. Le fascisme gagna un nombre croissant de sympathisants parmi les prolétaires déçus, la petite bourgeoisie urbaine et la bourgeoisie.

   Il avait remporté une victoire idéologique et politique sur la classe ouvrière contaminée par le réformisme. En février 1921, on comptait environ mille fasci. Le fascisme gagna les masses par une agitation démagogique éhontée qui s’appuyait sur des revendications pseudo-­révolutionnaires.

   En paroles, son radicalisme grandiloquent visait surtout le gouvernement de Giolitti, «traître à la nation. »

   Mais contre le second «ennemi», les organisations ouvrières internationales, ces «ennemies de la patrie », il partit en guerre avec le glaive et le feu. Conformément à sa position républicaine, antimonarchiste et impérialiste, Mussolini réclamait qu’on dépose la dynastie et — au sens propre du terme — qu’on décapite Giolitti.

   Ses partisans instaurèrent un terrorisme actif et sanglant contre les «antinationaux», c’est­-à-­dire contre les organisations ouvrières. Les premières «expéditions punitives » fascistes eurent lieu au printemps 1921.

   Elles étaient dirigées contre les prolétaires agricoles ; les sièges de leurs organisations furent dévastés et incendiés, leurs dirigeants assassinés. C’est plus tard seulement que la terreur fasciste s’étendit aux prolétaires des grandes villes. Les autorités laissèrent faire au mépris du droit et de la loi.

   La bourgeoisie industrielle aussi bien qu’agraire patronna ouvertement le fascisme terroriste et le soutint par divers moyens, notamment financiers.

   Malgré la défaite des ouvriers lors des occupations d’usine, elle craignait un renforcement de la puissance du prolétariat. Lors des élections municipales, les socialistes avaient en effet conquis environ le tiers des 8000 communes. Il s’agissait donc d’assurer l’avenir.

   Certes, le gouvernement aurait eu à l’époque des raisons d’écraser le fascisme qui semblait constituer pour lui une menace sérieuse et il en avait les moyens. Mais dans la situation de l’Italie, cela aurait abouti à un renforcement du mouvement ouvrier. Giolitti estima donc que mieux valaient des fascistes que des socialistes, des révolutionnaires.

   Ce vieux renard décida de dissoudre la Chambre et annonça de nouvelles élections pour mai 1921. Il fonda un «bloc de l’ordre» de tous les partis bourgeois en y intégrant les organisations fascistes. Pendant la campagne électorale, les couleurs républicaines du fascisme pâlirent.

   L’agitation antidynastique et antimonarchique disparut au fur et à mesure que les dirigeants agrariens et les masses paysannes rejoignaient ses rangs. C’est en grande partie à eux que le fascisme dut ses succès électoraux, ainsi que l’extension et le renforcement des fasci dont le nombre atteignait environ 2000 en mai 1921.

   Il ne fait aucun doute que Mussolini fut conscient du danger que représentait pour lui et pour ses buts l’adhésion massive d’éléments agrariens. Il comprit que, sans agitation pseudo-révolutionnaire et antimonarchique, le fascisme perdait beaucoup de son pouvoir de séduction sur les masses.

   Lorsque la bataille électorale fut terminée, il voulut revenir aux slogans de 1919. Au cours d’une interview accordée au journal Giornale d’Italia, porte­-parole de l’industrie lourde, il déclara que les élus fascistes n’assisteraient pas à la séance inaugurale de la Chambre, car il leur était impossible de crier «Vive le roi», après le discours du trône.

   La publication de cette interview eut pour effet de révéler la force de l’aile agrarienne dans le fascisme, car quelques­-uns des députés élus grâce aux fascistes rejoignirent les rangs des monarchistes et des nationalistes.

   Les élus fascistes et les délégués départementaux des fasci se réunirent pour prendre position sur ce problème.. Mussolini ne fut pas suivi. Il réfréna son républicanisme et déclara ne pas vouloir diviser le fascisme sur cette question.

   Sa défaite l’incita à faire du fascisme qui n’avait été jusqu’alors qu’un mouvement sans structures définies, un parti organisé et centralisé.

   La transformation eut lieu lors du premier congrès fasciste en novembre 1921. Mussolini gagna bien sur le fond, mais il fut battu lors de l’élection de la direction du parti. Seulement une moitié des sièges fut occupée par ses partisans, l’autre moitié par des agrariens monarchistes.

   Ce point a son importance, car il met en lumière les antagonismes qui se développent actuellement à l’intérieur du fascisme et qui contribueront à sa désagrégation.

   C’est l’antagonisme entre le capitalisme agraire et le capitalisme industriel ou, en termes politiques, entre monarchistes et républicains. Le parti compte, paraît il, 500000 adhérents à l’heure actuelle.

   Le fait de se constituer en parti ne donna cependant pas au fascisme la force suffisante pour dominer la classe ouvrière et la contraindre, en l’exploitant plus que par le passé, à œuvrer à la reconstruction et au développement de l’économie capitaliste.

   Pour atteindre ce but, il avait besoin d’un double appareil : l’un destiné à corrompre les ouvriers et l’autre à les soumettre par les armes, par le recours à la terreur.

   Pour corrompre les ouvriers, il créa des syndicats fascistes qu’on appela « corporations nationales. » Elles devaient réaliser les objectifs fascistes, c’est­-à­dire combattre de façon systématique le mouvement ouvrier révolutionnaire et même tout mouvement ouvrier autonome.

   Mussolini se défend toujours de vouloir lutter contre la classe ouvrière. Il déclare inlassablement qu’il veut sa promotion sur le plan matériel et culturel et non la ramener à « la douloureuse condition d’esclave. »

   Mais tout ceci doit se réaliser dans le cadre de la nation et en donnant la priorité à ses intérêts, en rejetant catégoriquement la lutte de classes. Les syndicats fascistes furent expressément créés dans le but de servir d’antidote, non seulement aux organisations révolutionnaires du prolétariat, mais aussi à toute organisation de classe des prolétaires, car Mussolini et ses séides soupçonnent automatiquement toute organisation prolétarienne d’être révolutionnaire.

   II créa donc ses propres syndicats qui englobent les ouvriers, les employés et les employeurs d’une profession ou d’une industrie. Une partie des organisations d’employeurs a refusé d’adhérer aux syndicats de Mussolini, tels l’Union agricole et l’Union des Industriels. Pourtant cette hérésie ne les a exposés à aucune mesure de rétorsion de la part des fascistes.

   Celles-­ci sont réservées aux prolétaires qui luttent pour la défense de leurs intérêts de classe, même s’ils n’appartiennent pas au mouvement révolutionnaire. Des dizaines de milliers d’ouvriers sont ainsi contraints d’adhérer aux syndicats fascistes qui comptent, paraît-­il, environ 800000 membres.

   L’instrument fasciste destiné à soumettre la classe ouvrière italienne par la terreur, est constitué par des squadre. Ce sont des organisations militaires issues des groupes chargés des expéditions punitives contre les paysans.

   Les bandes de «condamnés de droit commun » qui s’étaient constituées à l’occasion furent regroupées en organisations permanentes de mercenaires stipendiés qui devinrent des professionnels du terrorisme. Les squadre sont devenues avec le temps une force purement militaire qui exécuta le coup d’Etat et sur laquelle s’appuie la dictature de Mussolini.

   Après la prise du pouvoir et la mise en place de l’Etat fasciste, elles furent légalisées sous forme de «milice territoriale nationale », organe de l’Etat bourgeois. Selon les déclarations officielles, elles sont « au service de Dieu, de la nation et du ministre-­président. » Le roi, on le notera, n’est pas mentionné.

   On donne de leurs effectifs des évaluations très diverses : entre 100000 et 300000 hommes au moment du coup d’Etat, un demi-­million actuellement.

   De même que l’échec et la trahison des dirigeants réformistes présidèrent à la naissance du fascisme, c’est une nouvelle trahison des réformistes qui lui a permis de conquérir le pouvoir ce qui a entraîné une nouvelle défaite du prolétariat italien.

   Le 31 juillet, les dirigeants ouvriers réformistes italiens se réunirent en séance secrète — tous étaient là, les syndicalistes et les hommes politiques, Turati comme d’Aragona — et ils décidèrent que l’Union Générale des Syndicats lancerait un ordre de grève générale pour le 1er août, une grève générale qui n’était ni préparée, ni organisée.

   Dans ces conditions elle devait nécessairement se terminer par une terrible défaite du prolétariat. A certains endroits la grève fut déclenchée au moment où elle échouait ailleurs. Ce fut une défaite aussi grave, aussi fatale que lors des occupations d’usine.

   Elle poussa les fascistes au coup d’Etat et démoralisa, découragea les ouvriers, si bien qu’ils renoncèrent à toute résistance et laissèrent faire, passifs et sans espoir.

   La trahison des dirigeants réformistes fut scellée lorsque après le coup d’Etat, Baldési, l’un des dirigeants les plus influents des syndicats italiens et du parti socialiste, se déclara prêt, à la demande de Mussolini, à participer au gouvernement fasciste.

   Le comble de la honte est que ce pacte odieux n’échoua pas du fait des protestations des réformistes, mais en raison de l’opposition des agrariens fascistes.

   Camarades !

   Ce court aperçu vous permet de saisir les rapports existant en Italie entre le développement du fascisme et l’effondrement économique qui provoqua la misère et l’aveuglement ; entre le développement du fascisme et la trahison des dirigeants réformistes qui amenèrent les prolétaires à renoncer à la lutte.

   Il y a un autre facteur dont il faut tenir compte : c’est la faiblesse du parti communiste.

   Sans parler de sa faiblesse numérique, il commit sans doute l’erreur tactique de considérer le fascisme uniquement comme un phénomène militaire, en négligeant ses aspects idéologiques et politiques.

   N’oublions pas qu’avant même d’abattre le prolétariat par des actes de terrorisme, le fascisme italien avait déjà remporté une victoire idéologique et politique sur le mouvement ouvrier, et n’oublions pas non plus les causes de cette victoire.

   Ce serait extrêmement dangereux pour nous de ne pas tenir compte de l’importance du combat idéologique et politique contre le fascisme.

   Il est clair, que si le fascisme a pu développer son organisation et atteindre la puissance que nous avons brièvement esquissée ici, c’est uniquement parce qu’il avait un programme extrêmement séduisant pour les masses.

   La question qui se pose à nous et qui est importante pour les prolétaires de tous les pays, est la suivante : qu’a fait le fascisme en Italie pour réaliser son programme après être arrivé au pouvoir ? Comment se présente l’Etat dont il dit qu’il est son instrument ?

   Est-­ce cet Etat sans parti et sans classes qui rend justice à chaque couche de la société ou bien est­-ce un organe de la minorité possédante et en particulier de la bourgeoisie industrielle ? La meilleure façon de répondre est de mettre en parallèle les principales revendications du programme fasciste et la façon dont elles sont réalisées.

   Que promettait le fascisme sur le plan politique lorsque, tel un Samson chevelu, il se lançait à l’assaut du temple ? Une réforme du code électoral, une application conséquente du mode de scrutin proportionnel.

   Que voyons nous ? On va supprimer l’ancienne proportionnelle, introduite en 1919, et la remplacer par un mode de scrutin qui est une amère et dérisoire mascarade de l’idée de la proportionnelle. Le parti qui obtient la majorité absolue des voix aura deux tiers des sièges à la Chambre.

   On a d’abord discuté pour savoir s’il aurait deux tiers ou trois quarts des mandats. Aux dernières informations, le fascisme accepte que le parti le plus fort — c’est le parti fasciste — ait deux tiers, le tiers restant étant réparti proportionnellement entre les divers autres partis. Jolie réforme électorale.

   Mussolini avait promis que les femmes seraient électrices et éligibles. Un congrès bourgeois international pour le vote des femmes s’est récemment tenu à Rome.

   Mussolini présenta chevaleresquement ses respects aux dames et leur expliqua avec un doux sourire que les femmes recevraient le droit de vote… pour l’élection des conseils municipaux. Les droits politiques leur seront donc refusés.

   De plus, il n’est pas question que toutes les femmes deviennent électrices sur le plan communal, mais seules celles qui peuvent justifier d’un certain niveau d’études, les femmes «décorées pour faits de guerre » et celles dont les maris ont le portefeuille suffisamment garni pour acquitter certains impôts. Voilà comment sont tenues les promesses concernant l’égalité des femmes.

   Dans son programme, le fascisme avait prévu la suppression du Sénat et la création d’un parlement économique qui siégerait aux côtés du parlement politique. Il n’en est plus question. Mais lors de son premier discours devant le Sénat, ce ramassis de réactionnaires, Mussolini en célébra pompeusement les mérites passés et déclara qu’ils étaient garants de grandes actions pour le présent, ce qui justifiait un renforcement de l’influence du Sénat sur la législation.

   Les fascistes réclamaient dans leur programme la réunion immédiate d’une Assemblée nationale pour réformer la constitution.

   Qu’en est­-il ?

   Il n’est plus question d’Assemblée nationale, et voici comment se présente la réforme de la constitution : la Chambre, dont j’ai indiqué la composition, c’est­-à­dire le parti majoritaire en son sein, propose le ministre-­président. Celui­-ci, un fasciste tant que le fascisme est majoritaire, doit être nommé par le roi. Il forme le gouvernement à son gré, le présente à la Chambre et obtient de celle­-ci un vote de confiance, après quoi le parlement prend ses cliques et ses claques et s’ajourne pour quatre ans, c’est­-à-­dire pour toute la période de son mandat.

   Confrontons maintenant quelques promesses fascistes sur le plan social avec leur réalisation : le fascisme avait promis de légaliser la journée de huit heures et de fixer un salaire minimum, tant pour les ouvriers de l’industrie que pour ceux de l’agriculture.

   Un projet de loi sur la journée de huit heures a été déposé qui prévoit cent exceptions et comporte à la fin une clause précisant que la journée de huit heures pourrait être supprimée également dans d’autres cas.

   Or cette journée de huit heures n’existe pratiquement déjà plus pour de larges couches du prolétariat italien dont les cheminots, les postiers et d’autres fonctionnaires des transports, pour lesquels les huit heures de service ont été remplacées par huit heures de travail effectif sur le modèle du règlement de service de Grœner.

   En ce qui concerne la fixation d’un salaire minimum, il faut dire que, grâce à l’usage de la terreur pour ligoter et détruire les syndicats, grâce à la politique d’Union sacrée pratiquée par les «corporations» fascistes, les patrons ont été si bien encouragés à résister à toute revendication salariale, que les ouvriers n’ont même pas été en mesure, étant donné la crise, de maintenir leur salaire à son niveau antérieur.

   Il a été procédé à des réductions de salaires de vingt à trente pour cent en moyenne, mais qui, pour beaucoup de travailleurs, vont jusqu’à cinquante pour cent, les cas ne sont pas rares où la baisse atteint soixante pour cent.

   Le fascisme avait promis des assurances vieillesse et invalidité destinées à alléger la pire misère et la pire souffrance. Comment cette promesse a­-t­-elle été tenue ?

   On a supprimé le fonds de cinquante millions de lires : timide tentative d’aide sociale pour les vieux, pour les handicapés et les malades. Ces cinquante millions ont été purement et simplement rayés du budget « par souci d’économie », si bien qu’actuellement en Italie les victimes du travail ne peuvent plus compter sur la moindre assistance. On a rayé également du budget les cinquante millions de lires prévus pour l’office du travail et les allocations chômage ainsi que soixante millions de lires pour les caisses de crédit des coopératives.

   Le fascisme revendiquait la participation des ouvriers à la direction technique des entreprises, en d’autres termes le contrôle de la production. Le fascisme avait promis de soumettre les entreprises publiques au contrôle technique des Comités d’entreprise.

   Aujourd’hui, on envisage une loi qui supprimerait purement et simplement les Comités d’entreprise. En outre, l’Etat s’apprête à livrer les entreprises publiques au patronat privé ; elles le sont déjà en partie : la fabrication des allumettes, jusqu’alors monopole d’Etat, appartient maintenant à l’exploitation privée ; les paquets postaux, le téléphone, le service des radios-télégrammes ainsi que les chemins de fer connaîtront bientôt le même sort.

   Mussolini a déclaré que les fascistes étaient des «libéraux au sens classique du terme. »

   Examinons quelques fruits du fascisme dans le domaine financier. Il voulait une réforme fiscale profonde.

   Son Etat « autoritaire » allait utiliser sa puissance pour établir un impôt général, fortement progressif, sur le capital, qui aurait même, par certains aspects, le caractère d’une «expropriation du capital. » Actuellement, on a supprimé divers impôts sur les signes extérieurs de richesse tels que l’impôt sur les équipages, les automobiles, etc., sous prétexte que de tels impôts «freinent la production nationale et détruisent la propriété et la famille. »

   Par ailleurs, on prévoit une extension des impôts indirects en prétextant — c’est tout aussi malin — qu’une telle mesure limitera la consommation nationale et favorisera par conséquent les exportations. On a supprimé la réglementation selon laquelle les titres et valeurs devaient porter le nom de leur propriétaire, ce qui laisse la porte ouverte à la fraude fiscale.

   Mussolini et ses séides réclamaient la confiscation des biens de l’Eglise. Au lieu de cela, le gouvernement fasciste a remis en vigueur diverses anciennes concessions du clergé, lesquelles étaient déjà tombées en désuétude.

   L’enseignement religieux, supprimé depuis cinquante ans, a été rétabli par Mussolini et chaque école doit avoir son crucifix. Voilà en quoi consiste la lutte contre le clergé.

   Le fascisme exigeait que soient revus les contrats passés entre l’Etat et les industriels pour la livraison de matériel de guerre et que les bénéfices de guerre soient confisqués à concurrence de quatre-­vingt-­cinq pour cent.

   Que s’est-­il passé ?

   Le parlement avait nommé une commission, dont le rôle était d’examiner ces contrats ; elle devait rendre compte publiquement de ses travaux devant la Chambre. Si elle l’avait fait, la plupart des magnats de l’industrie lourde, les mécènes et pères nourriciers des fascistes, auraient été sans doute gravement compromis.

   L’une des premières décisions de Mussolini fut de décréter que la commission lui rendrait compte à lui personnellement et que les auteurs de toute indiscrétion sur le contenu de ce rapport seraient punis de six mois de prison.

   On fait le plus complet silence sur les bénéfices de guerre, mais l’industrie s’est déjà vu accorder des milliards pour des fournitures de toute sorte.

   Sur le plan militaire, le fascisme voulait également être novateur. Il réclamait la suppression de l’armée régulière, un service militaire court, l’organisation de l’armée aux seules fins de la défense nationale et non pas d’une guerre impérialiste, etc. Comment a­-t­-il réalisé ce programme ?

   L’armée régulière n’a pas été supprimée, le service militaire est passé de huit à dix­-huit mois ce qui équivaut à une augmentation d’effectifs de 260000 à 340000 hommes. Certes la Guardia Regia, une sorte de police armée et organisée sur le modèle militaire, a été supprimée.

   Parce qu’elle n’était pas aimée du peuple et surtout des travailleurs en raison de ses interventions lors de manifestations, de grèves, etc. ?

   Au contraire !

   Mussolini la trouvait trop «démocratique», car elle ne dépendait pas de l’Etat­major général, mais du Ministère de l’Intérieur, et Mussolini craignait qu’elle n’entre un jour en conflit avec ses «squadre» et qu’elle se dresse contre lui. La Guardia-Regia comptait 35000 hommes, or le nombre des Carabinieri est passé de 65000 à 90000 hommes et les effectifs de la police ont été doublés, y compris ceux de la police judiciaire et de la police des frontières.

   De plus, le gouvernement fasciste a transformé les squadre de « Chemises Noires » en milice nationale. On évalua d’abord leur force à 100000 hommes, mais, par suite d’une décision toute récente, elles atteindraient un demi-­million d’hommes.

   Etant donné que de nombreux éléments agrariens monarchistes s’étaient infiltrés dans les sections, notamment les «Chemises Bleues», Mussolini pouvait craindre qu’elles ne se rebellent contre sa dictature. Dès la naissance des sections, il s’efforça de les placer sous la tutelle politique du parti, c’est­-à-­dire sous sa coupe.

   Il pensait y être parvenu en mettant les squadre sous l’autorité d’un commandement général nommé par la direction du parti. Mais la direction politique ne put éviter qu’il existe des oppositions à l’intérieur des sections, oppositions qui s’accrurent avec l’entrée des « Chemises Bleues » nationalistes.

   Pour briser leur influence, Mussolini fit obligation à chaque membre du parti d’entrer dans la milice nationale, si bien que les effectifs de cette dernière seraient actuellement équivalents à ceux du parti. Mussolini espérait ainsi parvenir à museler politiquement les éléments agrariens qui lui étaient hostiles.

   Cependant, en s’engageant dans la milice, les membres du parti y portent justement leurs divergences politiques et celles-­ci s’y développeront obligatoirement jusqu’à la désagréger.

   La force armée devait servir uniquement à la défense de la patrie, c’est ce qui avait été dit. Mais l’augmentation des effectifs et l’énorme effort d’armement sont orientés vers de grandes aventures impérialistes.

   L’artillerie prend une extension extraordinaire, le nombre des officiers de carrière augmente et la flotte fait l’objet de soins particuliers. Un nombre important de croiseurs, de destroyers, de sous­-marins a été commandé. L’aviation prend un essor tout à fait frappant. Mille nouveaux avions sont déjà commandés, de nombreux aérodromes, construits.

   On a nommé une commission spéciale et accordé déjà des centaines de milliers de lires à l’industrie lourde pour la construction d’avions et d’instruments de meurtre les plus modernes.

   Si l’on compare le programme du fascisme italien avec ses réalisations, on constate dès maintenant la faillite totale du mouvement sur le plan idéologique. Il existe une contradiction totale entre ce que le fascisme a promis aux masses et ce qu’il leur apporte.

   Au contact de la réalité, les grandes phrases selon lesquelles l’Etat fasciste plaçait l’intérêt de la nation au­-dessus de tout se sont révélées aussi inconsistantes que des bulles de savon. La «nation» s’est avérée être la bourgeoisie, l’Etat fasciste idéal, un vulgaire Etat bourgeois, totalement dénué de scrupules.

   La faillite politique doit suivre, un jour ou l’autre, cette faillite idéologique. Elle est déjà en marche. Le fascisme est incapable d’unifier ne serait-­ce que les diverses forces bourgeoises dont la protection tacite et bienveillante lui a permis d’accéder au pouvoir. Le fascisme voulait le pouvoir pour faire œuvre de novateur sur le plan social, en s’emparant du pouvoir de l’Etat et en utilisant l’appareil d’Etat à ses fins. A ce jour, il n’a même pas réussi à se soumettre totalement l’appareil bureaucratique.

   Une âpre lutte s’est engagée entre l’ancienne bureaucratie en place et les nouveaux fonctionnaires fascistes.

   On retrouve le même antagonisme entre l’armée régulière avec ses officiers de carrière et la milice territoriale fasciste avec ses nouveaux chefs. Les frictions se multiplient entre le fascisme et les partis bourgeois.

   Mussolini voyait dans le parti fasciste une organisation de classe bourgeoise unitaire, la contrepartie du prolétariat révolutionnaire. C’est pourquoi tous ses efforts visaient à écraser ou à absorber tous les partis bourgeois.

   Il n’a réussi à absorber qu’un seul parti : les nationalistes. Comme nous l’avons mentionné à plusieurs reprises, cette fusion est toutefois à double tranchant.

   La tentative de réunir en un parti les groupes bourgeois libéraux, républicains et démocrates, sur une base conservatrice, a lamentablement échoué.

   Inversement, la politique fasciste a eu pour conséquence d’amener les derniers tenants de la démocratie bourgeoise à se souvenir de leur ancienne idéologie. Face à la politique de puissance et de violence de Mussolini, ils ont engagé la lutte « pour la défense de la constitution et le rétablissement de l’ancienne liberté bourgeoise. »

   Une preuve particulièrement caractéristique de l’incapacité du fascisme à affirmer et élargir son pouvoir est son attitude face au parti populaire catholique, incontestablement le plus grand et le plus influent des partis bourgeois en Italie.

   Mussolini avait cru réussir à détacher l’aile droite agrarienne de ce parti et l’amener à s’unir aux fascistes, ce qui aurait eu pour conséquence d’affaiblir l’aile gauche et de la vouer à se dissoudre. Il en est allé tout autrement.

   Au dernier congrès des popolari à Turin, une véritable protestation s’est élevée contre le fascisme. On hua les gens de l’aile droite qui préconisaient la bienveillance et des ménagements envers le fascisme ; en revanche les critiques les plus acerbes de sa politique reçurent une approbation fougueuse.

   Au-­delà des contradictions déjà mentionnées et d’autres encore, il y a les antagonismes de classe qu’aucun sermon, qu’aucune organisation d’Union sacrée ne peut supprimer. Ils sont plus forts que toutes les idéologies qui les nient et ils s’imposent malgré le fascisme, voire grâce à lui et contre lui.

   Le comportement des popolari montre que les principales couches de la petite bourgeoisie urbaine et de la petite paysannerie prennent conscience de leur position de classe et de ce qui les oppose au grand capital.

   Or ceci est extrêmement important pour juger de la solidité du fascisme en Italie, en d’autres termes pour comprendre qu’il va vers l’effondrement. Ces couches, et particulièrement les femmes, sont profondément catholiques et cléricales ; c’est pourquoi Mussolini a tout fait pour gagner les bonnes grâces du Vatican. Mais le Vatican lui­-même n’a pas osé aller à rencontre de la révolte des masses paysannes du parti populaire contre le fascisme.

   Alors que les petits paysans s’aperçoivent que, pour la bourgeoisie, fascisme est synonyme d’allégements fiscaux, d’évasion fiscale et de contrats juteux, force leur est de constater qu’eux­-mêmes sont de plus en plus durement taxés par le biais des impôts indirects, et notamment par un nouveau calcul du revenu agricole. Il en va de même pour la petite bourgeoisie urbaine.

   Son opposition la plus vive vient en outre de ce que le fascisme triomphant a supprimé la relative protection dont jouissaient les locataires ; le propriétaire a maintenant toute latitude pour les exploiter en leur imposant des loyers élevés.

   La révolte croissante des petits paysans et des ouvriers agricoles s’exprime de façon particulièrement drastique là où le fascisme imaginait avoir brisé toute résistance grâce à ses squadre. A Boscoreale, près de Naples, par exemple, plus de mille paysans ont pris la mairie d’assaut, pour protester contre le poids des impôts.

   Dans trois localités de la province de Novara, les ouvriers agricoles ont réussi à défendre leurs salaires et leurs conditions de travail contre les grands propriétaires terriens, et cela en occupant plusieurs domaines avec l’aide de squadre fascistes. Il apparaît que l’idée de lutte des classes commence à s’implanter même dans les rangs fascistes.

   Particulièrement important est le réveil des fractions du prolétariat qui avaient été grisées et intoxiquées par le fascisme.

   Ce dernier est incapable de défendre les intérêts des ouvriers contre la bourgeoisie, incapable de tenir les promesses qu’il a faites, entre autres aux syndicats fascistes. Plus il remporte de victoires, moins il est en mesure d’être le défenseur des prolétaires.

   Il ne peut même pas contraindre les patrons à tenir les promesses relatives aux avantages de l’organisation commune. Lorsque les syndicats fascistes ne regroupent que peu d’ouvriers, il est bien possible que le capitaliste les favorise sur le plan du salaire.

   Mais là où la syndicalisation est massive, les patrons n’auront pas d’égards pour le «frère fasciste» car ce serait trop onéreux ; et quand il s’agit du portefeuille, du profit, ces messieurs les capitalistes cessent de se montrer compréhensifs.

   Le nombre considérable d’ouvriers jetés à la rue, non seulement par les entreprises privées, mais aussi par les entreprises d’Etat a contribué tout particulièrement à l’éveil des prolétaires. Après le coup d’Etat fasciste, 17000 cheminots ont été licenciés. D’autres licenciements ont suivi et d’autres sont encore en vue. Les arsenaux ont été fermés ; 24000 ouvriers se sont ainsi retrouvés au chômage et sont livrés à l’exploitation incontrôlée des entreprises privées.

   La révolte passionnée contre la politique économique fasciste vient justement des milieux ouvriers fascistes.

   A Turin, Naples, Trieste, Venise et dans un grand nombre d’autres villes, les syndicats fascistes se sont rassemblés avec les ouvriers de tous les partis et de toutes les organisations — communistes et anarcho­syndicalistes inclus — pour organiser une grande manifestation publique de protestation contre la fermeture des arsenaux et contre les licenciements.

   Plusieurs centaines d’invalides de guerre, également licenciés par l’arsenal de Naples, sont allés à Rome pour protester contre l’injustice dont ils étaient victimes. Ils attendaient de Mussolini justice et protection et on les récompensa de leur crédulité en les arrêtant à leur descente du train.

   Les ouvriers des chantiers navals de Monfalcone et Trieste, les ouvriers de nombreuses villes et de diverses grandes industries qui adhéraient aux syndicats fascistes, se sont mis en mouvement. Les occupations d’usines ont repris en plusieurs endroits, elles sont le fait d’ouvriers fascistes organisés et bénéficient de la bienveillance ou du soutien des squadre.

   Ces faits montrent que la faillite politique va suivre la faillite idéologique et que ce sont surtout les ouvriers qui reprennent conscience de leurs intérêts et de leurs devoirs de classe. Il nous faut en tirer une série de conclusions.

   Tout d’abord, nous ne devons pas considérer le fascisme comme un phénomène homogène, comme un «bloc de granit», contre lequel se briseraient tous nos efforts.

   Le fascisme est une construction hétérogène qui renferme divers éléments antagonistes ; c’est donc de l’intérieur qu’il se désagrégera et se dissoudra. Il nous faut engager la lutte avec la plus grande énergie, non seulement pour sauver les âmes des prolétaires séduits par le fascisme mais aussi pour gagner les petits et moyens bourgeois, les petits paysans, les intellectuels, bref, toutes les couches qui sont actuellement, en raison de leur position économique et sociale, en opposition croissante avec le grand capital et se battent contre lui.

   Mais il serait extrêmement dangereux de croire qu’en Italie l’effondrement militaire doive succéder inévitablement au déclin politique et idéologique.

   Certes, l’effondrement militaire du fascisme se produira aussi, il doit inévitablement se produire, mais il peut être retardé encore longtemps par le poids des moyens dont il dispose.

   Et tandis qu’en Italie le prolétariat se détache du fascisme et que, plus conscient, plus fort, et plus sûr de lui, il reprend la lutte pour défendre ses intérêts, une lutte de classe révolutionnaire pour sa liberté, les camarades italiens, les prolétaires doivent s’attendre à ce que le fascisme, qui sur le plan idéologique et politique va à sa perte, jette contre eux ses forces militaires et fasse régner la terreur la plus brutale et la plus cynique.

   Il s’agit d’être prêts ! Un monstre à l’agonie est encore capable de porter des coups mortels. C’est pourquoi les prolétaires révolutionnaires, les communistes et les socialistes qui marchent avec eux sur la voie de la lutte des classes, doivent être prêts à de durs combats.

   Nous commettrions une erreur, si l’analyse historique du fascisme nous incitait à ne rien faire, à attendre, à cesser de nous armer et de nous battre contre lui.

   Certes, le fascisme est condamné à se désagréger de l’intérieur. Il ne peut être que provisoirement l’instrument de lutte de classe de la bourgeoisie, il ne peut que provisoirement renforcer, légalement ou non, le pouvoir de l’Etat bourgeois contre le prolétariat.

   Il serait pourtant fatal d’attendre la fin du processus de décomposition en jouant les spectateurs intelligents comme s’il s’agissait d’un phénomène esthétique. Notre premier devoir est au contraire de précipiter et d’accélérer ce processus par tous les moyens.

   Ce n’est pas seulement le devoir du prolétariat en Italie qui sera sans doute le premier pays à connaître ce processus, mais aussi celui du prolétariat allemand.

   Le fascisme est un phénomène international, nous sommes tous d’accord sur ce point. Après l’Italie, c’est en Allemagne qu’il a conquis jusqu’ici ses positions les plus fortes. Chez nous l’issue de la guerre et l’échec de la révolution ont favorisé son développement ; c’est compréhensible, si l’on garde en mémoire les racines premières du fascisme.

   En Allemagne, l’économie est sérieusement désorganisée par suite de la défaite, du fardeau des réparations et du traité de Versailles. L’Etat est ébranlé jusque dans ses fondements.

   Le gouvernement est faible, sans autorité, c’est un jouet entre les mains de Stinnes et consorts. Dans aucun autre pays, à mon avis, il n’y a une telle opposition entre les conditions objectives —l’Allemagne est mûre pour la révolution—et l’immaturité subjective du prolétariat, conséquence de la trahison des dirigeants réformistes, de leurs théories et de leur comportement.

   Dans aucun autre pays depuis le début de la guerre la social-démocratie n’a aussi lamentablement échoué. Nous avions une industrie hautement développée, le prolétariat pouvait se vanter de disposer d’une bonne organisation et d’une longue formation marxiste.

   La social­-démocratie anglaise, française, autrichienne, toutes les organisations prolétariennes groupées au sein de la IIe Internationale avaient leurs qualités, il faut le reconnaître.

   Mais le parti dirigeant, le parti modèle, c’était la social-démocratie allemande. C’est pourquoi son échec est plus impardonnable, plus honteux que celui de tout autre parti ouvrier.

   Tous les autres ont plus d’excuses, peuvent faire valoir de meilleures raisons pour justifier leur faillite lorsque la guerre éclata. Il était inévitable que le contre­coup sur les masses prolétariennes soit particulièrement grave et lourd de conséquences. Cet échec, ajouté à l’écrasement de l’impérialisme allemand par l’impérialisme de l’Entente, a créé des conditions extrêmement favorables à l’essor du fascisme.

   Mais je reste malgré tout persuadée que le traité de Versailles, l’occupation de la Ruhr avec tous ses actes de violence, n’ont pas favorisé autant la montée du fascisme en Allemagne que le coup d’Etat de Mussolini.

   Aucun autre événement n’a autant stimulé les fascistes allemands. Il leur a donné confiance en eux et foi en leur victoire. La défaite, l’effondrement du fascisme italien découragerait profondément le fascisme allemand et encouragerait le prolétariat.

   Et surtout, si le prolétariat pouvait se dire : en Italie le fascisme n’est plus, alors qu’il a été victorieux, qu’il a été à l’apogée de sa puissance, et s’il n’est plus, c’est non seulement à cause de ses contradictions internes, mais aussi grâce à l’action puissante et décidée des masses prolétariennes italiennes. Cette constatation aurait un effet international, quelle que soit la situation dans les différents pays.

   Mais s’il est de notre devoir de travailler de toutes nos forces sur le plan international pour vaincre le fascisme en Italie, nous ne devons pas oublier que la victoire sur le fascisme à l’étranger présuppose que nous combattions et que nous vainquions celui qui s’organise dans notre propre pays.

   J’ai relaté de façon assez détaillée, bien qu’encore incomplète, le développement du fascisme en Italie, parce qu’il s’y présente sous la forme la plus mûre, la plus claire et la plus achevée. Les camarades italiens compléteront mon exposé. Je renonce à donner une description du fascisme dans d’autres pays. Elle sera réservée aux représentants du parti dans ces pays.

   Dans la résolution que j’ai présentée, figurent divers moyens à utiliser, diverses tâches à accomplir pour vaincre le fascisme.

   Je ne les analyserai pas dans le détail, je pense qu’elles sont suffisamment fondées. Je désire simplement souligner qu’elles vont toutes dans deux directions.

   Les unes tendent à permettre de vaincre le fascisme sur les plans idéologique et politique ; elles sont d’une importance extrême et  nécessitent dans une certaine mesure que nous révisions ou précisions notre position face à certains phénomènes sociaux spécifiques au fascisme ; elles impliquent une activité intense.

   Comme je l’ai dit au début, nous ne devons pas oublier que le fascisme est un mouvement d’affamés, de miséreux, de déracinés et de gens déçus.

   Vis­-à­-vis des couches sociales actuellement passées au fascisme, notre objectif doit être soit de les faire participer à notre combat, soit au moins les neutraliser.

   Nous devons empêcher, avec toute la netteté et l’énergie nécessaire, qu’elles fournissent des troupes à la contrerévolution bourgeoise.

   Dans la mesure où nous ne parviendrions pas à gagner ces couches à notre parti, à nos idéaux, à les enrôler dans les rangs de l’armée révolutionnaire prolétarienne, il nous faut réussir à les neutraliser, à les rendre inoffensives.

   Nous ne devons pas permettre qu’elles deviennent des mercenaires de la bourgeoisie, dangereux pour nous. Les conditions de notre succès résident dans les conditions d’existence que leur fait la bourgeoisie à ce stade de l’évolution historique.

   J’attache la plus grande importance à ce que nous engagions le combat idéologique et politique de façon énergique et réfléchie, pour gagner les âmes des membres de ces couches sociales, l’intelligentsia bourgeoise comprise.

   Il est indiscutable que des masses de plus en plus importantes cherchent une issue à la terrible misère de ce temps.

   Il ne s’agit pas simplement pour elles d’avoir l’estomac plein, les meilleurs éléments cherchent une issue à leur profonde misère spirituelle.

   Ils veulent un espoir neuf et solide, des idéaux neufs et inébranlables, une conception du monde qui leur permette de comprendre la nature, la société et leur propre vie, une conception du monde qui, au lieu d’être une formule stérile, soit génératrice d’activité créatrice.

   Il ne faut pas oublier que les bandes fascistes ne se composent pas exclusivement de brutes, de lansquenets pour qui le terrorisme est jouissance, de crapules vénales ; nous y trouvons aussi les éléments les plus énergiques des milieux en question et les plus capables de se développer.

   Nous devons aller à eux avec sérieux et leur montrer que nous comprenons leur situation et leurs ardentes aspirations, mais que l’issue n’est pas derrière eux, dans un retour vers le passé, mais bien devant eux, dans le communisme. La grandeur du communisme en tant que conception du monde nous vaudra leur sympathie.

   Contrairement à la IIe Internationale, la IIIème Internationale n’est pas réservée à l’élite des prolétaires blancs d’Europe et d’Amérique, elle est l’Internationale des exploités de toutes les races.

   Le parti communiste de chaque pays ne doit donc pas seulement prendre la tête des salariés au sens étroit du terme, combattre pour les seuls intérêts du prolétariat manuel, mais aussi pour les travailleurs intellectuels.

   Il doit être à la tête de toutes les couches sociales qui, de par leurs intérêts et leur désir d’accéder à un niveau de culture plus élevé, entrent en opposition croissante avec le capitalisme.

   C’est pourquoi je suis particulièrement heureuse que notre Congrès ait décidé d’engager la lutte pour un gouvernement des ouvriers et des paysans.

   Ce nouveau mot d’ordre n’est pas seulement indiscutable pour les pays des Balkans à dominante agraire, tels la Bulgarie, la Roumanie, etc. Il est également très important pour l’Italie, la France, l’Allemagne et tout particulièrement pour l’Amérique.

   C’est proprement une nécessité dans la lutte contre le fascisme. Il s’agit de toucher les plus larges couches de paysans travailleurs et d’ouvriers agricoles exploités et de leur porter la bonne parole du communisme rédempteur. Il s’agit de montrer aux couches sociales parmi lesquelles le fascisme recrute un soutien massif que nous autres communistes, nous sommes les plus actifs défenseurs de leurs intérêts contre la domination de classe bourgeoise.

   Mais une autre tâche nous attend encore. Nous ne devons pas nous contenter de lutter avec les masses et pour les masses pour notre seul programme politique et économique.

   Ces objectifs sont certes primordiaux, mais comment offrir aux masses plus que la défense de leur pain ?

   Il nous faut simultanément leur apporter tout le noble contenu du communisme en tant que conception du monde.

   Si nous y parvenons, notre mouvement s’implantera dans toutes les couches sociales et particulièrement parmi les intellectuels bourgeois qui, en raison de l’évolution historique des dernières années, hésitent et ne savent plus que penser et vouloir, qui, emportés dans le tourbillon de notre temps, ont perdu leur conception du monde, sans en avoir acquis une autre, neuve et solide.

   Ne permettons pas que leur quête fasse d’eux des égarés.

   Lorsque poursuivant ce raisonnement je dis «allons aux masses », je n’oublie pas l’une des conditions de notre succès.

   Nous devons maintenir l’idéologie communiste dans toute sa force et sa clarté.

   Plus nous nous tournons vers les masses, plus il est nécessaire que le parti communiste constitue une unité solide, tant sur le plan de l’organisation que de l’idéologie.

   Nous ne devons pas nous répandre dans les masses comme de la gélatine inconsistante.

   Cela mènerait à l’opportunisme le plus néfaste et nous assisterions à la lamentable faillite de nos efforts.

   Dès l’instant où, par des concessions à « l’incompréhension des masses » — nouvelles et anciennes — nous renonçons à notre existence en tant que parti, nous perdons ce qui constitue l’élément essentiel pour ceux qui cherchent : la flamme de la nouvelle existence historique qui éclaire et réchauffe, donne l’espoir et la force de lutter.

   Ce qu’il faut, c’est adapter à la fois nos méthodes d’agitation et de propagande et notre littérature à ces nouvelles tâches. Si la montagne ne va pas à Mahomet, que peut faire Mahomet sinon d’aller à la montagne.

   Si ces nouvelles masses que nous devons gagner ne viennent pas à nous, il nous faut aller à elles et leur parler un langage qui corresponde à leur mentalité, sans que nous renoncions pour autant à la moindre parcelle de nos conceptions communistes.

   Que notre agitation s’adresse aux paysans ou aux fonctionnaires, employés, petits et moyens bourgeois de tous genres ou encore aux intellectuels, il nous faut dans chaque cas une littérature spécialement adaptée à notre auditoire.

   Ne sous-­estimons pas le rôle que les intellectuels sont susceptibles de jouer non seulement pendant, mais aussi après la révolution. Souvenons­-nous du sabotage extrêmement néfaste des intellectuels en Russie après la Révolution d’Octobre.

   L’expérience de nos frères russes doit nous servir de leçon. Il n’est donc pas indifférent que les intellectuels soient pour nous ou contre nous, au moment de la révolution et après elle ; soyons­-en pleinement conscients.

   Le combat contre le fascisme nous impose donc une multitude de nouvelles tâches et chaque section de l’Internationale communiste a le devoir de les aborder et de les mener à bien conformément aux conditions concrètes de son pays.

   Nous ne devons cependant pas oublier que vaincre le fascisme sur les seuls plans idéologique et politique ne suffit pas à protéger le prolétariat en lutte contre la violence et la perfidie de cet ennemi. Face au fascisme, le prolétariat est actuellement en situation de légitime défense.

   Les mesures d’autoprotection et d’autodéfense ne doivent pas être négligées un seul instant. Il en va de la vie même du prolétaire, de l’existence de ses organisations. L’autoprotection est un impératif de l’heure.

   Il ne s’agit pas de combattre le fascisme sur le modèle des réformistes italiens qui suppliaient : «Ne me fais pas de mal, je ne t’en ferai pas non plus. »

   Non ! A la violence il faut répondre par la violence !

   Non sous la forme du terrorisme individuel, ce serait sans succès, mais la violence comme expression de la force des prolétaires organisés pour la lutte de classe révolutionnaire.

   En Allemagne nous avons fait un premier pas vers un système d’autoprotection du prolétariat, en organisant des centuries d’usine.

   Si ce système prend de l’extension et que notre exemple soit suivi à l’étranger, nous réussirons à vaincre le fascisme sur le plan international. Mais le combat et l’auto­protection du prolétariat contre le fascisme impliquent un front uni prolétarien.

   Le fascisme ne s’inquiète pas de savoir si l’ouvrier d’une entreprise a le cœur bleu et blanc, aux couleurs bavaroises, s’il s’enthousiasme pour le drapeau noir rouge or de la République bourgeoise ou s’il préfère le drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau, s’il désire le retour des Wittelsbach, s’il admire Ebert ou préfère voir notre ami Brandler à la présidence de la République soviétique allemande, il lui suffit de savoir qu’il a en face de lui un prolétaire conscient et il l’abat.

   C’est pourquoi les ouvriers doivent s’unir au­-delà des partis et des syndicats pour la lutte. L’obligation de se protéger contre le fascisme constitue l’élément le plus mobilisateur pour former et consolider le front uni prolétarien.

   Sans un tel front, il sera impossible au prolétariat de se défendre avec succès. C’est pourquoi il est nécessaire d’étendre et d’approfondir notre agitation dans les entreprises. Il faut surmonter l’indifférence, le manque de conscience de classe et de solidarité chez les ouvriers qui déclarent : « Les autres peuvent toujours se battre et s’agiter : que je lutte ou non, ça n’y change rien. »

   II faut que nous fassions entrer dans la tête de chaque prolétaire l’idée que ça y changera quelque chose. Que sans lui ça n’ira pas. Il faut qu’il se dise : je dois être présent.

   La victoire est au bout du chemin. Chaque prolétaire doit avoir le sentiment qu’il est plus qu’un esclave salarié, qu’un jouet entre les mains du capitalisme et des forces en place. Il doit avoir le sentiment, il doit comprendre qu’il est un chaînon de la classe révolutionnaire qui transforme à coups de marteau l’ancien Etat des possédants en un Etat des soviets.

   C’est seulement en éveillant au cœur de chaque ouvrier la conscience de classe révolutionnaire, en faisant de cette étincelle une grande flamme que nous réussirons à battre le fascisme, même sur le plan militaire.

   Dès lors, si brutale et si violente que puisse être l’offensive du capitalisme, soutenu par le fascisme, contre le prolétariat mondial, celui­-ci parviendra finalement à la briser.

   Malgré le fascisme, le glas a sonné pour l’économie capitaliste, l’Etat bourgeois et la domination de la bourgeoisie. Les signes de décadence et de ruine de la société bourgeoise annoncent avec force et insistance la victoire prochaine, si le prolétariat fait front, conscient et résolu. Il le faut !

   La silhouette géante du prolétariat se dressera au­-dessus du chaos actuel en s’écriant : je suis la volonté, la force, le combat, la victoire ! C’est à moi que l’avenir appartient !

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