Principes élémentaires de philosophie
Georges Politzer
Troisième partie : Étude de la métaphysique
Chapitre unique
En quoi consiste la « méthode métaphysique »
Nous savons que les défauts des matérialistes du XVIII° siècle proviennent de leur forme de raisonnement, de leur méthode particulière de recherche que nous avons appelée « méthode métaphysique ». La méthode métaphysique traduit donc une conception particulière du monde, et nous devons remarquer que, si au matérialisme prémarxiste nous opposons le matérialisme marxiste, de même au matérialisme métaphysique nous opposons le matérialisme dialectique.
C’est pourquoi il nous faut maintenant apprendre ce qu’est cette méthode « métaphysique » pour examiner ensuite ce qu’est, au contraire, la méthode dialectique.
I. Les caractères de cette méthode.
Ce que nous allons étudier ici, c’est cette
« ancienne méthode de recherche et de pensée que Hegel appelle la méthode « métaphysique ». (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 35.)
Commençons tout de suite par une remarque simple. Qu’est-ce qui semble le plus naturel à la majorité des gens : le mouvement ou l’immobilité ? Quel est, pour eux, l’état normal des choses : le repos ou la mobilité?
En général, on pense que le repos existait avant le mouvement et qu’une chose, pour qu’elle ait pu se mettre en mouvement, était d’abord à l’état de repos.
La Bible aussi nous dit qu’avant l’univers, qui fut créé par Dieu, existait l’éternité immobile, c’est-à-dire le repos.
Voici des mots que nous emploierons souvent: repos, immobilité ; et aussi, mouvement et changement. Mais ces deux derniers mots ne sont pas synonymes.
Le mouvement, au sens strict du mot, c’est le déplacement. Exemple : une pierre qui tombe, un train en marche sont en mouvement.
Le changement, au sens propre du mot, c’est le passage d’une forme à une autre. Exemple : L’arbre qui perd ses feuilles a changé de forme. Mais c’est aussi le passage d’un état à un autre. Exemple: L’air est devenu irrespirable : c’est un changement.
Donc, mouvement signifie changement de place, et changement signifie changement de forme ou d’état. Nous tâcherons de respecter cette distinction, afin d’éviter la confusion (quand nous étudierons la dialectique, nous serons d’ailleurs appelés à revoir le sens de ces mots).
Nous venons de voir que, d’une façon générale, on pense que mouvement et changement sont moins normaux que le repos, et il est certain que nous avons une sorte de préférence à considérer les choses au repos et sans changement.
Exemple : Nous avons acheté une paire de chaussures jaunes et au bout d’un certain temps, après de multiples réparations (remplacement des semelles et talons, collage de nombreuses pièces), nous disons encore : « Je vais mettre mes chaussures jaunes », sans nous rendre compte que ce ne sont plus les mêmes. Pour nous, ce sont toujours les chaussures jaunes que nous avons achetées à telle occasion et que nous avons payées tel prix. Nous ne considérerons pas le changement qui est survenu à nos chaussures, elles sont toujours les mêmes, elles sont identiques. Nous négligeons le changement pour ne voir que l’identité comme si rien d’important n’était arrivé. C’est là le
Premier caractère de la méthode métaphysique : Le principe d’identité.
Il consiste à préférer l’immobilité au mouvement et l’identité au changement en face des événements.
De cette préférence, qui constitue le premier caractère de cette méthode, découle toute une conception du monde. On considère l’univers comme s’il était figé, dira Engels. Il en sera de même pour la nature, la société et l’homme. Ainsi on prétend souvent : « II n’y a rien de nouveau sous le soleil », ce qui veut dire que, depuis toujours, il n’y a eu aucun changement, l’univers étant resté immobile et identique. On entend aussi souvent par là un retour périodique aux mêmes événements. Dieu a créé le monde en produisant les poissons, les oiseaux, les mammifères, etc., et depuis rien n’est changé, le monde n’a pas bougé. On dit aussi : « Les hommes sont toujours les mêmes », comme si les hommes depuis toujours n’avaient pas changé.
Ces expressions courantes sont le reflet de cette conception qui est profondément enracinée en nous, dans notre esprit, et la bourgeoisie exploite cette erreur a fond.
Quand on critique le socialisme, un des arguments que l’on donne le plus volontiers, c’est que l’homme est égoïste et qu’il est nécessaire qu’une force intervienne pour le contraindre, sinon le désordre régnerait. C’est là le résultat de cette conception métaphysique qui veut que l’homme ait à tout jamais une nature fixe qui ne peut pas changer.
Il est bien certain que si brusquement nous avions la possibilité de vivre en régime communiste, c’est-à-dire si l’on pouvait répartir les produits immédiatement à chacun selon ses besoins et non pas selon son travail, ce serait la ruée pour la satisfaction des caprices, et une telle société ne pourrait pas tenir. Et pourtant, c’est là la société communiste et c’est cela qui est rationnel. Mais c’est parce que nous avons une conception métaphysique enracinée en nous que nous nous représentons l’homme futur qui vivra dans un avenir relativement éloigné, comme semblable à l’homme d’aujourd’hui.
Par conséquent, quand on affirme qu’une société socialiste ou communiste n’est pas viable parce que l’homme est égoïste, on oublie que si la société change, l’homme aussi changera.
On entend, chaque jour, sur l’Union soviétique, des critiques qui nous révèlent les difficultés de compréhension de ceux qui les formulent. Cela parce qu’ils ont une conception métaphysique du monde et des choses.
Parmi les nombreux exemples que nous pourrions citer, prenons seulement celui-ci. On nous dit : « Un travailleur, en Union soviétique, touche un salaire qui ne correspond pas à la valeur totale de ce qu’il produit, il y a donc une plus-value, c’est-à-dire un prélèvement effectué sur son salaire. Donc, il est volé. En France, il en est de même, les ouvriers sont exploités ; il n’y a donc pas de différence entre un travailleur soviétique et un travailleur français. »
Où est, dans cet exemple, la conception métaphysique ? Elle consiste à ne pas considérer qu’il y a ici deux types de sociétés et à ne pas tenir compte des différences entre ces deux sociétés. A croire que du moment qu’il y a plus-value ici et là-bas, c’est la même chose, sans considérer les changements qui se sont produits en Ù.R.S.S., où l’homme et la machine n’ont plus le même sens économique et social qu’en France. Or, dans notre pays, la machine existe pour produire (au service du patron) et l’homme pour être exploité. En U.R.S.S., la machine existe pour produire (au service de l’homme) et l’homme pour jouir du fruit de son travail. La plus-value en France va au patron ; en U.R.S.S. à l’Etat socialiste, c’est-à-dire à la collectivité sans exploiteurs. Les choses ont changé.
Nous voyons donc, d’après cet exemple, que les défauts de jugement proviennent, chez ceux qui sont sincères, d’une méthode métaphysique de pensée, et, particulièrement, de l’application du premier caractère de cette méthode, caractère fondamental, qui consiste à sous-estimer le changement et à considérer de préférence l’immobilité, ou, en un mot, qui, sous le changement, tend à perpétuer l’identité.
Mais qu’est-ce que cette identité ? Nous avons vu bâtir une maison qui fut terminée le 1° janvier 1935, par exemple. Le 1° janvier 1936, ainsi que toutes les années suivantes, nous dirons qu’elle est identique, parce qu’elle a toujours deux étages, vingt fenêtres, deux portes sur la façade, etc., parce qu’elle reste toujours elle-même, ne change pas, n’est pas différente. Donc être identique, c’est rester le même, c’est ne pas devenir autre. Et pourtant cette maison a changé ! C’est seulement à première vue, superficiellement, qu’elle est restée la même. L’architecte ou le maçon, qui voient la chose de plus près, savent bien, eux, que la maison n’est déjà plus la même une semaine après sa construction : ici, une petite fissure s’est produite, là une pierre a joué, là la couleur est partie, etc… C’est donc seulement quand on considère les choses « en gros » qu’elles semblent identiques. A l’analyse, dans le détail, elles changent sans cesse.
Mais quelles sont les conséquences pratiques du premier caractère de la méthode métaphysique ?
Comme nous préférons voir l’identité dans les choses, c’est-à-dire les voir restant elles-mêmes, nous disons par exemple : « La vie c’est la vie, et la mort c’est la mort. » Nous affirmons que la vie reste la vie, que la mort reste elle-même, la mort, et c’est tout.
Nous habituant à considérer les choses dans leur identité, nous les séparons les unes des autres. Dire « une chaise, c’est une chaise » est une constatation naturelle, mais c’est mettre l’accent sur l’identité et cela veut dire en même temps : ce qui n’est pas une chaise, c’est une autre chose.
Il est tellement naturel de dire cela que le souligner paraît enfantin. Dans le même ordre d’idées, nous dirons : « Le cheval est le cheval, et ce qui n’est pas le cheval est autre chose. » Nous séparons donc bien d’un côté la chaise, de l’autre le cheval et nous faisons ainsi pour chaque chose. Nous faisons donc des distinctions, séparant rigoureusement les choses les unes des autres, et c’est ainsi que nous sommes amenés à transformer le monde en une collection de choses séparées et c’est là le
Deuxième caractère de la méthode métaphysique : Isolement des choses.
Ce que nous venons de dire semble tellement naturel que l’on peut se demander : pourquoi dire cela ? Nous allons voir que, malgré tout, cela était nécessaire, car ce système de raisonnement nous entraîne à voir les choses sous un certain angle.
C’est encore dans les conséquences pratiques que nous allons juger le deuxième caractère de cette méthode.
Dans la vie courante, si nous considérons les animaux et si nous raisonnons à leur propos en séparant les êtres, nous ne voyons pas ce qu’il y a de commun entre ceux de genres et d’espèces différents. Un cheval est un cheval et une vache, c’est une vache. Entre eux, il n’y a aucun rapport.
C’est le point de vue de l’ancienne zoologie, qui classe les animaux en les séparant nettement les uns des autres et qui ne voit aucun rapport entre eux.
C’est là un des résultats de l’application de la méthode métaphysique.
Comme autre exemple, nous pourrons citer ce fait que la bourgeoisie veut que la science soit la science ; que la philosophie reste elle-même; de même pour la politique; et, bien entendu, il n’y a rien de commun, absolument aucun rapport entre elles trois.
Les conclusions pratiques d’un tel raisonnement, c’est qu’un savant doit rester un savant et n’a pas à mêler sa science à la philosophie et à la politique. Il en sera de même pour le philosophe et l’homme d’un parti politique.
Quand un homme de bonne foi raisonne ainsi, on peut dire qu’il raisonne en métaphysicien. L’écrivain anglais Wells est allé en Union soviétique, il y a quelques années, et a rendu visite au grand écrivain, aujourd’hui disparu, Maxime Gorki. Il lui a proposé de créer un club littéraire où l’on ne ferait pas de politique, car, dans son esprit, la littérature, c’est la littérature, et la politique, c est la politique. Gorki et ses amis se sont mis, paraît-il, à rire et Wells en fut vexé. C’est que Wells voyait et concevait l’écrivain comme vivant en dehors de la société, tandis que Gorki et ses amis savaient bien qu’il n’en est pas ainsi dans la vie où, en vérité, toutes les choses sont liées — qu’on le veuille ou non.
Dans la pratique courante, nous nous efforçons de classer, d’isoler les choses, de les voir, de les étudier seulement pour elles-mêmes. Ceux qui ne sont pas marxistes voient l’Etat en général en l’isolant de la société, comme indépendant de la forme de la société. Raisonner ainsi, isoler l’Etat de la société, c’est l’isoler de ses rapports avec la réalité.
Même erreur quand on parle de l’homme en l’isolant des autres hommes, de son milieu, de la société. Si l’on considère aussi la machine pour elle-même en l’isolant de la société où elle produit, on commet cette erreur de penser : « Machine à Paris, machine à Moscou ; plus-value ici et là, il n’y a pas de différence, c’est absolument la même chose. »
C’est pourtant là un raisonnement qu’on peut lire continuellement et ceux qui le lisent l’acceptent, parce que le point de vue général et habituel est d’isoler, de diviser les choses. C’est une habitude caractéristique de la méthode métaphysique.
Troisième caractère : Divisions éternelles et infranchissables.
Après avoir donné notre préférence à considérer les choses comme immobiles et ne changeant pas, nous les avons classées, cataloguées, créant ainsi entre elles des divisions qui nous font oublier les rapports qu’elles peuvent avoir les unes avec les autres.
Cette façon de voir et de juger nous entraîne à croire que ces divisions existent une fois pour toutes (un cheval, c’est un cheval) et qu’elles sont absolues, infranchissables et éternelles. Voila le troisième caractère de la méthode métaphysique.
Mais il nous faut faire attention quand nous parlons de cette méthode; car, lorsque nous, marxistes, nous disons que dans la société capitaliste il y a deux classes, la bourgeoisie et le prolétariat, nous faisons aussi des divisions qui peuvent sembler s’apparenter au point de vue métaphysique. Seulement, ce n’est pas simplement par le fait d’introduire des divisions que l’on est métaphysicien, c’est par la manière, la façon dont on établit les différences, les rapports qui existent entre ces divisions.
La bourgeoisie, par exemple, quand nous disons qu’il y a dans la société deux classes, pense aussitôt qu’il y a des riches et des pauvres. Et, bien entendu, elle nous dira : « II y a toujours eu des riches et des pauvres ».
« II y a toujours eu » et « il y aura toujours », c’est là une façon métaphysique de raisonner. On classe pour toujours les choses indépendamment les unes des autres, et on établit entre elles des cloisons, des murs infranchissables.
On divise la société en riches et en pauvres, au lieu de constater l’existence de la bourgeoisie et du prolétariat et, si même on admet cette dernière division, on les considère en dehors de leurs rapports mutuels, c’est-à-dire de la lutte des classes. Quelles sont les conséquences pratiques de ce troisième caractère, qui établit entre les choses des barrières définitives ? C’est qu’entre un cheval et une vache il ne peut y avoir aucun lien de parenté. Il en sera de même pour toutes les sciences et pour tout ce qui nous entoure. Nous verrons plus loin si cela est juste, mais il nous reste à examiner quelles sont les conséquences de ces trois différents caractères que nous venons de décrire et ce sera le
Quatrième caractère : Opposition des contraires.
Il découle de tout ce que nous venons de voir que lorsque nous disons : « La vie, c’est la vie ; et la mort, c’est la mort », nous affirmons qu’il n’y a rien de commun entre la vie et la mort. Nous les classons bien à part l’une de l’autre en voyant la vie et la mort chacune pour elle-même, sans voir les rapports qui peuvent exister entre elles. Dans ces conditions, un homme qui vient de perdre la vie doit être considéré comme une chose morte, car il est impossible qu’il soit à la fois vivant et mort, puisque la vie et la mort s’excluent mutuellement.
En considérant les choses comme isolées, définitivement différentes les unes des autres, nous arrivons à les opposer les unes aux autres.
Nous voilà au quatrième caractère de la méthode métaphysique, qui oppose les contraires les uns aux autres et qui affirme que deux choses contraires ne peuvent exister en même temps.
En effet, dans cet exemple de la vie et de la mort, il ne peut y avoir de troisième possibilité. Il nous faut absolument choisir l’une ou l’autre des possibilités que nous avons distinguées. Nous considérons qu’une troisième possibilité serait une contradiction, que cette contradiction est une absurdité et, par conséquent, une impossibilité.
Le quatrième caractère de la méthode métaphysique est donc l’horreur de la contradiction.
Les conséquences pratiqués de ce raisonnement, c’est que, lorsque l’on parle de démocratie et de dictature, par exemple, eh bien ! le point de vue métaphysique demande qu’une société choisisse entre les deux : parce que la démocratie, c’est la démocratie, et la dictature, c’est la dictature. La démocratie n’est pas la dictature; et la dictature n’est pas la démocratie. Il nous faut choisir, sans quoi nous sommes en face d’une contradiction, d’une absurdité, d’une impossibilité.
L’attitude marxiste est toute différente.
Nous pensons, nous, au contraire, que la dictature du prolétariat, par exemple, c’est à la fois la dictature de la masse et la démocratie pour la masse des exploités.
Nous pensons que la vie, celle des êtres vivants, n’est possible que parce qu’il y a une lutte perpétuelle entre les cellules et que, continuellement, les unes meurent pour être remplacées par d’autres. Ainsi, la vie contient en elle de la mort. Nous pensons que la mort n’est pas aussi totale et séparée de la vie que le pense la métaphysique, car sur un cadavre toute vie n’a pas complètement disparu, puisque certaines cellules continuent à vivre un certain temps et que de ce cadavre naîtront d’autres vies.
II. Mise au point.
Nous voyons donc que les différents caractères de la méthode métaphysique nous obligent à considérer les choses sous un certain angle et nous entraînent à raisonner d’une certaine façon. Nous constatons que cette manière d’analyser possède une certaine « logique » que nous étudierons plus loin et nous constatons aussi que cela correspond beaucoup à la façon de voir, de penser, d’étudier, d’analyser que l’on rencontre en général.
On commence — et cette énumération va nous permettre de nous résumer — par
- Voir les choses dans leur immobilité, dans leur identité.
- Séparer les choses les unes des autres, les détacher de leurs rapports mutuels.
- Etablir entre les choses des divisions éternelles, des murs infranchissables.
- Opposer les contraires, en affirmant que deux choses contraires ne peuvent exister en même temps.
Nous avons vu, quand nous avons examiné les conséquences pratiques de chaque caractère, que rien de cela ne correspondait à la réalité.
Est-ce que le monde est conforme à cette conception ? Est-ce que les choses sont immobiles et sans changement dans la nature ? Non. Nous constatons que tout change et nous voyons le mouvement. Donc, cette conception n’est pas d’accord avec les choses elles-mêmes. C’est évidemment la nature qui a raison, et c’est cette conception qui est erronée.
Nous avons défini, dès le début, la philosophie comme voulant expliquer l’univers, l’homme, la nature, etc. Les sciences étudiant les problèmes particuliers, la philosophie est, nous avons dit, l’étude des problèmes les plus généraux rejoignant et prolongeant les sciences.
Or, la vieille méthode de penser « métaphysique » qui s’applique à tous les problèmes est aussi une conception philosophique qui considère l’univers, l’homme et la nature d’une façon tout à fait particulière.
« Pour le métaphysicien, les choses et leurs reflets dans la pensée, les concepts, sont des objets d’études isolés, à considérer l’un après l’autre et l’un sans l’autre, fixes, rigides, donnés une fois pour toutes. Il ne pense qu’en antithèses sans moyen terme. Il dit : oui, oui, non, non, et ce qui va au delà ne vaut rien. Pour lui, ou bien une chose existe ou bien elle n’existe pas ; une chose ne peut pas être à la fois elle-même et une autre. Le positif et le négatif s’excluent absolument; la cause et l’effet s’opposent de façon tout aussi rigide. » (Friedrich Engels : Anti-Dühring, p. 53.)
La conception métaphysique considère donc « l’univers comme un ensemble de choses figées ». Nous allons étudier, pour bien saisir cette façon de penser, comment elle conçoit la nature, la société, la pensée.
III. La conception métaphysique de la nature.
La métaphysique considère la nature comme un ensemble de choses définitivement fixées.
Mais il y a deux façons de considérer les choses ainsi.
La première manière considère que le monde est absolument immobile, le mouvement n’étant qu’une illusion de nos sens. Si nous enlevons cette apparence de mouvement, la nature ne bouge pas.
Cette théorie fut défendue par une école de philosophes grecs que l’on appelle les Eléates. Cette conception simpliste est tellement en contradiction violente avec la réalité qu’elle n’est plus soutenue de nos jours.
La deuxième manière de considérer la nature comme un ensemble de choses figées est beaucoup plus subtile. On ne dit pas que la nature est immobile, on veut bien qu’elle bouge, mais on affirme qu’elle est animée d’un mouvement mécanique. Ici, la première manière disparaît; on ne nie plus le mouvement, et cela paraît ne pas être une conception métaphysique. On appelle cette conception « mécaniste » (ou le « mécanisme »).
Elle constitue une erreur que l’on commet très souvent et que nous retrouvons chez les matérialistes des XVIIe et XVIII° siècles. Nous avons vu qu’ils ne considèrent pas la nature comme immobile, mais en mouvement, seulement, pour eux, ce mouvement est simplement un changement mécanique, un déplacement.
Ils admettent tout l’ensemble du système solaire (la terre tourne autour du soleil), mais ils pensent que ce mouvement est purement mécanique, c’est-à-dire un pur changement de place, et ils considèrent ce mouvement seulement sous cet aspect.
Mais les choses ne sont pas si simples. Que la terre tourne, c’est certes un mouvement mécanique, mais elle peut, tout en tournant, subir des influences, se refroidir par exemple. Il n’y a donc pas seulement un déplacement, il y a aussi d’autres changements qui se produisent.
Ce qui caractérise donc cette conception, dite « mécaniste », c’est que l’on considère seulement le mouvement mécanique.
Si la terre tourne sans cesse et qu’il ne lui arrive rien de plus, la terre change de place, mais la terre elle-même ne change pas; elle reste identique à elle-même. Elle ne fait que continuer, avant nous comme après nous, de tourner toujours et toujours. Ainsi tout se passe comme si rien ne s’était passé. Nous voyons donc qu’admettre le mouvement, mais faire de celui-ci un pur mouvement mécanique, c’est une conception métaphysique, car ce mouvement est sans histoire.
Une montre ayant des organes parfaits, construite avec des matériaux inusables, marcherait éternellement sans changer en rien, et la montre n’aurait pas d’histoire. C’est une telle conception de l’univers qu’on retrouve constamment chez Descartes. Il cherche à réduire à la mécanique toutes les lois physiques et physiologiques. Il n’a aucune idée de la chimie (voir son explication de la circulation du sang), et sa conception mécanique des choses sera encore celle des matérialistes du XVIII° siècle.
(Nous ferons une exception pour Diderot, qui est moins purement mécaniste, et qui, dans certains écrits, entrevoit la conception dialectique.)
Ce qui caractérise les matérialistes du XVIII° siècle, c’est qu’ils font de la nature un mécanisme d’horlogerie.
S’il en était vraiment ainsi, les choses reviendraient continuellement au même point sans laisser de trace, la nature resterait identique à elle-même, ce qui est bien le premier caractère de la méthode métaphysique.
IV. La conception métaphysique de la société.
La conception métaphysique veut que rien ne change dans la société. Mais, en général, on ne présente pas cela tel quel. On reconnaît qu’il se produit des changements, comme, par exemple, dans la production lorsque, à partir des matières brutes, on produit des objets finis ; dans la politique, où les gouvernements se succèdent les uns aux autres. Les gens reconnaissent tout cela, mais ils considèrent le régime capitaliste comme définitif, éternel, et le comparent même parfois à une machine.
C’est ainsi que l’on parle de la machine économique qui se détraque parfois, mais que l’on veut réparer pour la conserver. Cette machine économique, on veut qu’elle puisse continuer à distribuer, comme un appareil automatique, aux uns des dividendes, aux autres la misère.
On parle aussi de la machine politique, qui est le régime parlementaire bourgeois, et on ne lui demande qu’une chose: c’est, tantôt à gauche, tantôt à droite, de fonctionner pour conserver au capitalisme ses privilèges.
Voilà dans cette façon de considérer la société une conception mécaniste, métaphysique.
S’il était possible que cette société, dans laquelle fonctionnent tous ces rouages, poursuive ainsi sa marche continuellement, elle ne laisserait pas de trace et, par conséquent, pas de suite dans l’histoire.
Il y a aussi une conception mécaniste très importante qui vaut pour tout l’univers, mais surtout pour la société, qui consiste à répandre l’idée d’une marche régulière et d’un retour périodique des mêmes événements, sous la formule: « l’histoire est un perpétuel recommencement ».
Il faut constater que ces conceptions sont très répandues. On ne nie pas vraiment le mouvement et le changement, qui existent et que l’on constate dans la société, mais on falsifie le mouvement lui-même en le transformant en simple mécanisme.
V. La conception métaphysique de la pensée.
Quelle est, autour de nous, la conception que l’on se fait de la pensée ?
Nous croyons que la pensée humaine est et fut éternelle. Nous croyons que si les choses ont changé, notre façon de raisonner est la même que celle de l’homme qui vivait il y a un siècle. Nos sentiments, nous les considérons comme étant les mêmes que ceux des Grecs, la bonté et l’amour comme ayant toujours existé ; c’est ainsi que l’on parle de l’« amour éternel ». Il est très courant de croire que les sentiments humains n’ont pas changé.
C’est ce qui fait dire et écrire, par exemple, qu’une société ne peut exister sans avoir une autre base que l’enrichissement individuel et égoïste. C’est pourquoi aussi on entend souvent dire que les « désirs des hommes sont toujours les mêmes ».
Nous pensons souvent ainsi. Beaucoup trop souvent. Dans le mouvement de la pensée comme dans tous les autres, nous laissons pénétrer la conception métaphysique. C’est parce que, à la base de notre éducation, se trouve cette méthode,
« cette manière de penser qui nous paraît au premier abord extrêmement plausible, parce qu’elle est celle de ce qu’on appelle le sens commun. » (Friedrich Engels : Anti-Dühring, p. 53.)
Il en résulte que cette façon de voir, cette façon de penser métaphysique n’est pas seulement une conception du monde, mais aussi une manière de procéder pour penser.
Or, s’il est relativement facile de rejeter les raisonnements métaphysiques, il est, par contre, plus difficile de se défaire de la méthode de penser métaphysique. A ce sujet, nous devons apporter une précision. Nous appelons la façon dont nous voyons l’univers : une conception ; et la façon dont nous cherchons les explications : une méthode.
Exemples :
- Les changements que nous voyons dans la société sont seulement apparents, ils renouvellent ce qui a déjà été. Voilà une « conception ».
- Lorsque l’on recherche dans l’histoire de la société ce qui a déjà eu lieu pour en conclure « il n’y a rien de nouveau sous le soleil », voilà ce qu’est la « méthode ».
Et nous constatons que la conception inspire et détermine la méthode. Bien évidemment, une fois inspirée par la conception, la méthode réagit à son tour sur celle-ci, en la dirigeant, en la guidant.
Nous avons vu ce qu’est la conception métaphysique ; nous allons voir quelle est sa méthode de recherche. Elle s’appelle la logique.
VI. Qu’est-ce que la logique ?
On dit de la « logique » que c’est l’art de bien penser. Penser conformément à la vérité, c’est penser suivant les règles de la logique.
Quelles sont ces règles ? Il y a trois grandes règles principales qui sont :
- Le principe d’identité : c’est, nous l’avons déjà vu, la règle qui veut qu’une chose soit identique à elle-même, ne change pas (le cheval est le cheval).
- Le principe de non-contradiction : une chose ne peut pas être en même temps elle-même et son contraire. Il faut choisir (la vie ne peut pas être la vie et la mort).
- Principe du tiers exclu — ou exclusion du troisième cas, ce qui veut dire : entre deux possibilités contradictoires, il n’y a pas place pour une troisième. Il faut choisir entre la vie et la mort, il n’y a pas de troisième possibilité.
Donc, être logique, c’est bien penser. Bien penser, c’est ne pas oublier d’appliquer ces trois règles.
Nous reconnaissons là des principes que nous avons étudiés et qui proviennent de la conception métaphysique.
Logique et métaphysique sont, par conséquent, intimement liées; la logique est un instrument, une méthode de raisonnement qui procède en classant chaque chose d’une façon bien déterminée, qui oblige, par conséquent, à voir les choses comme étant identiques à elles-mêmes, qui, ensuite, nous met dans. l’obligation de choisir, de dire oui ou non, et, en conclusion, qui exclut entre deux cas, la vie et la mort par exemple, une troisième possibilité.
Lorsque l’on dit :
« Tous les hommes sont mortels ; ce camarade est un homme ; donc ce camarade est mortel », nous avons ce qu’on appelle un syllogisme (c’est la forme typique du raisonnement logique). Nous avons, en raisonnant ainsi, déterminé la place du camarade, nous avons fait un classement.
Notre tendance d’esprit, quand nous rencontrons un homme ou une chose, c’est de nous dire : Où faut-il le classer ? Notre esprit ne se pose que ce seul problème. Nous voyons les choses comme des cercles ou des boîtes de différentes dimensions, et notre préoccupation est de faire entrer ces cercles ou ces boîtes les uns dans les autres, et dans un certain ordre.
Dans notre exemple, nous déterminons d’abord un grand cercle qui contient tous les mortels ; ensuite un cercle plus petit qui contient tous les hommes ; et ensuite seulement ce camarade.
Si nous voulons les classer, nous ferons ensuite, suivant une certaine « logique », entrer les cercles les uns dans les autres.
La conception métaphysique est donc construite avec la logique et le syllogisme. Un syllogisme est un groupe de trois propositions ; les deux premières sont appelées prémisses, ce qui veut dire « envoyées devant » ; et la troisième est la conclusion. Autre exemple : « En Union soviétique, avant la dernière Constitution, existait la dictature du prolétariat. La dictature, c’est la dictature. En U.R.S.S. c’est la dictature. Donc, il n’y avait aucune différence entre l’U.R.S.S., l’Italie et l’Allemagne, pays de dictature. »
On ne regarde pas ici pour qui et sur qui s’exerce la dictature, de même que lorsque l’on vante la démocratie bourgeoise, on ne dit pas pour le profit de qui s’exerce cette démocratie.
C’est ainsi que l’on arrive à poser les problèmes, à voir les choses et le monde social comme faisant partie de cercles séparés et à faire entrer les cercles les uns dans les autres.
Ce sont certes là des questions théoriques, mais qui entraînent une façon d’agir dans la pratique. C’est ainsi que nous pouvons citer ce malheureux exemple de l’Allemagne de 1919, où la social-démocratie, pour maintenir la démocratie, a tué la dictature du prolétariat sans voir qu’en agissant ainsi elle laissait subsister le capitalisme et donnait prise au nazisme.
Voir et étudier les choses séparément, c’est ce que firent la zoologie et la biologie, jusqu’au moment où l’on a vu et compris qu’il existait une évolution des animaux et des plantes. Auparavant, on classait tous les êtres en pensant que, depuis toujours, les choses avaient été ce qu’elles étaient.
« Et, en effet…, jusqu’à la fin du siècle dernier, la science de la nature fut surtout une science d’accumulation, une science de choses faites une fois pour toutes. » (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 35.)
Mais pour terminer il nous faut donner
VII. L’explication du mot : « métaphysique ».
Il y a dans la philosophie une partie importante que l’on appelle la métaphysique. Mais elle n’a une telle importance que dans la philosophie bourgeoise, puisqu’elle s’occupe de Dieu et de l’âme. Tout y est éternel. Dieu est éternel, ne changeant pas, restant identique à lui-même ; l’âme aussi. Il en est de même du bien, du mal, etc., tout cela étant nettement défini, définitif et éternel. Dans cette partie de la philosophie que l’on appelle la métaphysique, on voit donc les choses comme un ensemble figé et l’on procède dans le raisonnement par opposition : on oppose l’esprit à la matière, le bien au mal, etc., c’est-à-dire on raisonne par opposition des contraires entre eux.
On appelle cette manière de raisonner, de penser, cette conception : « métaphysique », parce qu’elle traite des choses et des idées qui se trouvent en dehors de la physique comme Dieu, la bonté, l’âme, le mal, etc. Métaphysique vient du grec meta, qui veut dire « au-delà », et de physique, science des phénomènes du monde. Donc, la métaphysique, c’est ce qui s’occupe de choses situées au-delà du monde.
C’est aussi à cause d’un accident historique que l’on appelle cette conception philosophique « métaphysique ». Aristote, qui a fait le premier traité de logique (celui dont on se sert encore), a beaucoup écrit. Après sa mort, ses disciples ont classé ses écrits; ils ont fait un catalogue et, après un écrit intitulé Physique, ils ont trouvé un écrit sans titre, qui traitait des choses de l’esprit. Ils l’ont classé en l’appelant Après la physique, en grec : Métaphysique.
Insistons, en conclusion, sur le lien qui existe entre les trois termes que nous avons étudiés :
La métaphysique, le mécanisme, la logique. Ces trois disciplines se présentent toujours ensemble et s’appellent l’une l’autre. Elles forment un système et ne peuvent se comprendre que l’une par l’autre.
Questions de contrôle
- Montrer, à l’aide d’exemples, que nous sommes habitués à considérer les choses dans leur immobilité.
- Donner des exemples de conception métaphysique du monde.
- Qu’est-ce que le mécanisme et pourquoi est-il métaphysique ?
- Qu’est-ce que la logique ?
- Quels sont les caractères de la conception et de la méthode métaphysique ?
Devoir écrit
- Peut-on être métaphysicien et révolutionnaire ?