Principes fondamentaux de philosophie
Georges Politzer
DEUXIEME PARTIE – ETUDE DU MATERIALISME PHILOSOPHIQUE MARXISTE
Dixième leçon. — Le deuxième trait du matérialisme marxiste : la matière est antérieure à la conscience
1. Nouveau subterfuge idéaliste
Nous avons noté dans la leçon précédente que l’idéalisme objectif de la religion avait été largement battu en brèche par le développement des sciences depuis la Renaissance et qu’au XVIIIe siècle il succombait sous les coups du matérialisme.
C’est alors qu’apparut une forme nouvelle de l’idéalisme destinée à remplacer la conception du monde qui sombrait, forme que nous retrouvons de nos jours chez nombre de philosophes. Elle est due à l’évêque anglais Berkeley (1685-1753). Son but, c’est de saper l’importance théorique des découvertes scientifiques en essayant de démontrer que le principe matériel dans le monde n’existe pas. Comme il n’est plus guère possible à cette époque de supprimer les matérialistes en les envoyant au bûcher comme aux beaux jours de l’Inquisition, on supprimera la matière elle-même, afin de les ridiculiser, en les faisant passer pour des naïfs, incapables de « philosopher ». On décrétera que la matière est une illusion et l’on mettra fin ainsi à cette philosophie qui prétend porter sur la réalité. Désormais on ne philosophera plus que sur « la conscience » et tout ce qui débordera les limites de la seule conscience sera déclaré non-philosophique.
Berkeley, du reste, ne faisait pas mystère des raisons extra-philosophiques qui selon lui militaient en faveur de cette conception. Il déclarait sans ambages :
« La matière, une fois bannie de la nature, emporte avec elle tant de constructions sceptiques [entendez : athées] et impies, tant de discussions et de questions embrouillées, … elle a donné aux hommes tant de travail inutile, que si même les arguments que nous apportons contre elle étaient reconnus peu probants…, je n’en serais pas moins convaincu que les amis de la vérité [lisez : de l’idéologie féodale], de la paix [lisez : de l’ordre féodal] et de la religion ont toutes les raisons de désirer que ces arguments soient reconnus suffisants. » (Cité par Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, p. 17. Editions Sociales, Paris, 1948. (Les expressions entre crochets sont de nom G. B.-M. C.))
Ailleurs il déclarait encore :
« Si ces principes sont acceptés et regardés comme vrais, il s’ensuit que l’athéisme et le scepticisme sont du même coup complètement abattus, les questions obscures éclaircies, des difficultés presque insolubles résolues et les hommes qui se plaisaient aux paradoxes ramenés au sens commun. » (Berkeley : Trois dialogues d’Hylas et de Philonoüs, préface.)
Dans sa frénésie idéaliste, Berkeley s’en prenait à toutes les découvertes de la science, notamment le calcul infinitésimal en mathématiques, les déclarant absurdes, illogiques et paradoxales.
Etudier la conception de Berkeley est important parce qu’elle exprime bien l’essentiel de l’idéalisme moderne. Elle est à l’origine de l’opinion admise dans l’Université bourgeoise qu’un matérialiste est un esprit grossier et à l’origine du mépris calculé des « philosophes » idéalistes pour les sciences et les « scientifiques ».
Diderot ne se trompait pas sur l’importance réactionnaire du système de Berkeley, qui, disait-il,
« à la honte de l’esprit humain et de la philosophie, est le plus difficile à combattre, quoique le plus absurde de tous. » (Cité par Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, p. 24.)
Comment Berkeley s’y prend-il pour parvenir à son but ? Diderot définissait ainsi le genre d’idéalisme qu’il a fondé :
« On appelle idéalistes ces philosophes qui, n’ayant conscience que de leur existence et des sensations qui se succèdent au-dedans d’eux-mêmes, n’admettent pas autre chose. » (Diderot. Cité par Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme.)
Il s’agit donc de « démontrer » que rien n’existe en dehors de notre conscience, de nos représentations, de nos idées. Il n’y a pas de réalité « extérieure » ; tout se ramène en dernière analyse à des représentations mentales qui sont nôtres. Et si l’on supprime la conscience, ou, comme on dit, le « moi », toute réalité disparaît. Ainsi l’être, la nature, la matière ne peuvent pas exister en dehors et indépendamment de la conscience, de ma conscience. C’est pourquoi cette sorte d’idéalisme est appelée idéalisme subjectif. Ecoutons Berkeley :
« La matière n’est pas ce que nous croyons en pensant qu’elle existe en dehors de notre esprit. Nous pensons que les choses existent parce que nous les voyons, parce que nous les touchons ; c’est parce qu’elles nous donnent des sensations que nous croyons à leur existence.
Mais nos sensations ne sont que des idées que nous avons dans notre esprit. Donc les objets que nous percevons par nos sens ne sont pas autre chose que des idées et les idées ne peuvent exister en dehors de notre esprit. » (Berkeley : ouvrage cité.)
Plongez vos mains dans l’eau tiède, dit Berkeley, et supposez que l’une soit chaude et l’autre froide. L’eau ne paraîtra-t-elle pas froide à la main chaude et chaude à la main froide ? Faudra-t-il donc dire que l’eau est à la fois chaude et froide ? N’est-ce pas l’absurdité même ? Concluez donc avec moi que l’eau en elle-même n’existe pas matériellement, indépendamment de nous ; ce n’est qu’un nom que nous donnons à nos sensations ; l’eau n’existe qu’en nous, dans notre esprit. Bref la matière, c’est l’idée que nous nous en faisons ; la matière, c’est de l’idée !
On voit le tour de passe-passe, le sophisme, par lequel Berkeley atteint son objectif. De ce que mes sensations sont contradictoires, relatives, il conclut à l’inexistence de la matière. Il oublie d’indiquer que, précisément parce que mes sensations sont contradictoires, je conclurai que l’eau est tiède. De ce que la lune semble tantôt être en croissant, tantôt ronde, il ne s’ensuit pas qu’elle n’existe pas hors de nous, mais qu’elle existe dans des conditions telles que je la vois de façon différente suivant le moment. Si quelqu’un me déclare voir jaune un tissu rouge, je ne conclurai pas que ce tissu n’existe que dans nos consciences respectives, mais que cette personne a quelque chose comme la jaunisse. De ce qu’un bâton me paraît brisé s’il est plongé dans l’eau, je ne conclus pas que ce phénomène n’existe que dans ma conscience, mais tout au contraire que la réfraction des rayons lumineux par l’eau est un phénomène objectif et indépendant de moi.
On voit aussi sur quoi Berkeley appuie son sophisme : tout simplement sur la manière métaphysique de raisonner, qui exclut la contradiction dans les phénomènes et l’action réciproque des phénomènes les uns sur les autres. A son avis, la contradiction ne peut exister que dans l’esprit et non dans la réalité objective. Par conséquent, lui semble-t-il, si mes sensations sont contradictoires, c’est que la chose qu’elles représentent n’existe que dans mon esprit, n’est qu’une illusion, une imagination comme la sirène formée d’un corps de femme et d’une queue de poisson.
Reste une question : si la matière n’existe pas, d’où peuvent bien venir ces sensations qui surgissent « en nous » à tout moment ? La réponse est prête : c’est Dieu lui-même qui nous les envoie. L’évêque redevient évêque après son incursion dans la « psychologie des sensations » et l’idéalisme subjectif de Berkeley donne la main au vieil idéalisme objectif en train de se noyer ; en sauvant le Dieu « intérieur », Berkeley espère sauver aussi le Dieu traditionnel, créateur, et toute la théologie.
Ainsi s’expliquent les formules connues de Berkeley : « Etre, c’est être perçu ou percevoir ». Mais comme je ne connais l’existence des autres hommes que par les sensations par lesquelles mon « esprit » me les représente, il doit s’ensuivre logiquement que les hommes aussi ne sont que des idées de mon esprit. Par suite seule existe au monde ma conscience ! Cette conclusion absurde qu’on appelle le « solipsisme » (thèse de l’existence du « seul moi-même »), Berkeley s’en défend, mais quel moyen de l’écarter, s’il veut être logique jusqu’au bout avec lui-même ? Nous ne devons jamais omettre de souligner, qu’à la différence du matérialisme dialectique, l’idéalisme ne peut jamais être conséquent, car il recule toujours devant cette conclusion absurde qu’est le solipsisme.
Après Berkeley, l’idéalisme subjectif a tenté de se « perfectionner » sur bien des points de détail, de trouver un vocabulaire nouveau, de plus en plus obscur, afin de se rajeunir et d’élever plus haut le crédit du philosophe idéaliste ! Mais c’est toujours moulin à moudre le même grain.
« (Les philosophes idéalistes) les plus modernes n’ont produit contre les matérialistes aucun, mais littéralement aucun argument que l’on ne puisse trouver chez l’évêque Berkeley. » (Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, p. 26.)
La vogue universitaire des « philosophies de l’esprit », de la « conscience », qui ne prennent jamais la matière qu’avec des pincettes et en font un succédané de l’esprit, exprime la persistance de l’idéalisme subjectif à la Berkeley. C’est la philosophie favorite de la bourgeoisie réactionnaire qui fit fureur dans les écoles, après la Commune de Paris notamment, et qui traduit la frayeur de la bourgeoisie devant les progrès du matérialisme au sein du prolétariat. Les philosophes bourgeois, répondant aux vœux exprimés par Thiers dès 1848, essaient par tous les moyens de réhabiliter la religion.
Ainsi, pour un Lachelier, l’univers est « une pensée qui ne se pense pas, suspendue à une pensée qui se pense ». Pour Boutroux, « Dieu est cet être même dont nous sentons l’action créatrice au plus profond de nous-mêmes au milieu de nos efforts pour nous rapprocher de lui ». Pour un Hamelin, la réalité est le résultat d’une « construction » opérée par notre esprit. Pour un Duhem, les notions scientifiques ne sont que des « symboles » créés par l’esprit humain. Pour un Brunschvicg, « l’esprit ne peut répondre que pour l’esprit » et le progrès des sciences est attribué aux progrès de « la conscience » en Occident. Et nous ne parlons pas des moindres seigneurs. En même temps la « philosophie » s’entoure d’un rituel, d’un mystère ; le mot « philosophie » n’est plus employé que comme synonyme de l’idéalisme officiel. On laisse entendre que le bon usage du mot n’est pas à la portée de tout le monde ; il faut savoir dire la messe idéaliste. On multiplie les livres intitulés « Initiation à la philosophie », pour pouvoir répondre à ceux que les arguments idéalistes n’auraient pas convaincus qu’ils ne « sont pas des philosophes ».
Le triomphe de cette réaction philosophique, c’est la philosophie de Bergson, chef de file des idéologues bourgeois de 1900 à 1914 et au-delà, dont nous avons déjà eu l’occasion de parler dans la leçon précédente. Reprenant la thèse de Berkeley sans le dire, Bergson affirme, au début de son livre : Matière et Mémoire, que le monde est fait d’images, lesquelles n’existent que dans notre conscience ; le cerveau n’est lui-même qu’une de ces images : par conséquent, bien loin que la conscience n’existe pas sans le cerveau, c’est au contraire le cerveau qui n’existerait pas sans la « conscience » ! Celle-ci est une « réalité indépendante », le cerveau un mécanisme au service de la pensée préexistante. Il s’ensuit que si le cerveau est atteint, la mémoire subsiste… en dehors de lui, dans « l’inconscient » ! Comme dans les plus vieilles religions, il y a un esprit pur, sans support organique. Politzer, au dernier chapitre de son pamphlet : La Fin d’une parade philosophique : le bergsonisme, a montré la signification historique très matérielle de cette philosophie de l’esprit. En 1914, Bergson et son pur esprit se mettent au service des impérialistes français. Emboîtant le pas aux thèses les plus chauvines, il présente le peuple allemand comme la matière vidée d’esprit. L’esprit s’est réfugié dans les plis des drapeaux usurpés de l’impérialisme français ! Le même « philosophe » est pris de panique devant les plaies incurables du capitalisme agonisant et en rend responsable… le machinisme ! Il écrit :
« Le développement matériel de la civilisation, quand il prétend se suffire à lui-même, à plus forte raison quand il se met au service de sentiments bas et d’ambitions malsaines, peut conduire à la plus abominable des barbaries. »
On reconnaît là encore la vieille calomnie contre le matérialisme. Bergson joue ainsi son rôle d’idéologue chevronné de la réaction pour détourner les gens des véritables questions et déconsidérer la science.
A la même époque en Allemagne, l’idéaliste Husserl affirme que la conscience existe avant son contenu, et préconise en conséquence, comme « méthode philosophique », de mettre le monde et ses contradictions objectives « entre parenthèses ». Au lieu de rechercher l’origine de la conscience dans la réalité, il prétend rechercher l’origine de la réalité dans la conscience, tentative désespérée qui reflète l’angoisse de la bourgeoisie devant son impuissance à soumettre à sa volonté le développement impétueux des sciences qui pose sans cesse à l’idéalisme de nouveaux et insolubles problèmes dialectiques. Pour Husserl, la réponse aux problèmes philosophiques que posent les sciences doit être à tout prix indépendante de l’existence ou de la non-existence de la matière.
Dernière mouture enfin de l’idéalisme, l’existentialisme de l’Allemand Heidegger et de ses disciples français (entre autres, Jean-Paul Sartre) : l’ « existence » dont il est question ici n’est autre chose que la « conscience de mon existence ». Cette conscience est la seule réalité. L’être et la connaissance scientifique, les données objectives et les notions qui les reflètent sont discrédités. Les idées rationnelles doivent céder le pas à « l’existence ». Certes, cette « existence » est limitée par une « situation », l’homme est « en situation ». Mais celle-ci ne détermine pas sa conscience ; tout au contraire, c’est sa conscience qui détermine sa situation. Car toute situation se ramène en définitive à la conscience que l’on en a, et à chaque instant on peut avoir la conscience que l’on veut, on peut « se choisir ». D’où l’on peut conclure qu’en définitive le prisonnier dans sa cellule est plus libre que l’hirondelle au printemps dès l’instant qu’il n’ « éprouve » pas « existentiellement » sa privation de liberté ! Ainsi la conscience se moque de l’être, des données objectives ; elle en est — soi-disant — indépendante. La matière n’existe plus dès que je m’arrange pour ne plus sentir qu’elle existe ; et si le prolétaire ne « se choisit » pas prolétaire, il n’est pas prolétaire !
Athées ou non, de telles « philosophies » apportent de l’eau au moulin de l’obscurantisme puisqu’elles nient que la science soit nécessaire pour débrouiller les problèmes sociaux. La question n’est plus : capitalisme ou socialisme, mais seulement de savoir si le prolétariat « se choisira » révolutionnaire ou non. Aussi l’Eglise ne combat-elle ces philosophies que mollement ou pas du tout ; elle laisse vivre un bergsonisme chrétien et un existentialisme chrétien ; elle les utilise même pour se donner une caution « avancée », pour détourner les intellectuels chrétiens de la réflexion philosophique sur les contradictions insoutenables du dogme religieux, sur les sciences et sur le matérialisme. Quant à la social-démocratie, elle utilise l’idéalisme subjectif pour falsifier le marxisme.
2. La conception marxiste
« Contrairement à l’idéalisme affirmant que seule notre conscience existe réellement, que le monde matériel, l’être, la nature, n’existe que dans notre conscience, dans nos sensations, représentations, concepts, le matérialisme philosophique marxiste part de ce principe que la matière, la nature, l’être est une réalité objective existant en dehors et indépendamment de la conscience ; que la matière est une donnée première, car elle est la source des sensations, des représentations, de la conscience, tandis que la conscience est une donnée seconde, dérivée, car elle est le reflet de la matière, le reflet de l’être ; que la pensée est un produit de la matière, quand celle-ci a atteint dans son développement un haut degré de perfection ; plus précisément, la pensée est le produit du cerveau, et le cerveau l’organe de la pensée ; on ne saurait, par conséquent, séparer la pensée de la matière sous peine de tomber dans une erreur grossière. » (Staline : Matérialisme dialectique et matérialisme historique, p. 10-11.)
Staline énonce ainsi deux thèses fondamentales de la théorie marxiste de la connaissance : l’être est une réalité objective, la conscience en est le reflet subjectif. Il indique ensuite que le matérialisme pose concrètement le problème de l’origine de la pensée au cours du développement des êtres vivants, le problème des rapports de la pensée et du cerveau. Il va sans dire que l’étude scientifique de cette question ne peut que conduire à des précisions nouvelles dans le domaine de la théorie de la connaissance. Voyons donc ces divers points.
a) Objectivité de l’être
Nous avions noté dans la précédente leçon qu’il n’est pas permis de confondre les conceptions que la science se fait de la matière, lesquelles évoluent, s’approfondissent, s’enrichissent en devenant de plus en plus dialectiques, car les propriétés de la matière sont inépuisables [Cette idée sera éclairée dans la leçon suivante.], et la notion (ou concept) philosophique de matière qui est à la base même de tout travail scientifique, de toute connaissance et qui ne peut vieillir. [On pourra lire à ce sujet : Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, p. 236-238-239-240 et 110-111.] Le moment est venu de préciser ce concept philosophique de matière :
« La matière est une catégorie philosophique servant à désigner la réalité objective donnée à l’homme dans ses sensations, qui la copient, la photographient, la reflètent sans que son existence leur soit subordonnée. » (Idem, p. 110.)
Et Lénine ailleurs précise encore :
« La réalité objective existe indépendamment de la conscience humaine qui la reflète. » (Idem, p. 238.)
Bien loin donc de ramener la réalité à ce que nous en percevons, comme le faisait Berkeley, il s’agit d’expliquer ce que nous percevons de la réalité par la réalité elle-même.
L’idéalisme apparaît alors comme l’attitude d’un homme qui se croirait seul, pour qui rien n’existerait indépendamment de lui, qui expliquerait tout par ses états d’âme, naïvement. Le monde serait son monde. Naïveté doublée d’une suffisance incroyable, comme s’il n’était pas besoin de sortir de soi pour savoir ! C’est l’attitude de celui qui a réponse à tout comme si son « jugement » était la loi et les prophètes, de celui qui prend sa conscience pour la mesure de toute réalité et qui fixe au genre humain une fois pour toutes une limite qui est en fait celle de sa propre conscience.
Le développement des sciences depuis plusieurs siècles a justement mis en évidence des aspects de la réalité jadis insoupçonnés. Affirmer que le monde n’a pas besoin de notre conscience et de l’autorisation des idéalistes pour exister, c’est nécessairement le point de vue constant des sciences, qui en cela professent un matérialisme spontané et admettent une réalité objective extérieure à la conscience. Si la science découvre sans cesse des propriétés nouvelles de la matière, c’est évidemment parce que celle-ci n’existe pas en nous mais hors de nous.
Nul ne doute que les microbes existaient avant même d’avoir été découverts, puisque existaient les maladies alors jugées incurables, que leur découverte a permis de guérir.
Nul ne doute qu’il fut un temps où l’ensemble des conditions requises pour qu’un être vivant puisse exister n’était pas réuni sur la terre.
A cela les idéalistes opposent « l’objection » suivante : « mais que signifie « exister indépendamment de toute conscience », puisque c’est votre conscience qui se représente l’existence du monde sans l’homme, avant l’homme ? — que signifie l’existence de l’Amérique avant que sa vue ait frappé l’œil de Christophe Colomb, puisque c’est « votre conscience » qui imagine cette existence antérieure ? L’île déserte n’existe pas sans vous puisque c’est vous qui vous la représentez », etc.
Lénine a depuis longtemps répondu que toute la théorie de la connaissance consiste précisément à savoir distinguer l’existence réelle de l’homme présent dans le monde, dans certaines conditions de temps et de lieu, et la présence imaginaire de la pensée, de la conscience adjointe mentalement à la représentation du monde existant réellement avant l’homme ou en l’absence de l’homme. Ne pas savoir distinguer cela, c’est proprement ne pas être philosophe.
Nul ne doute que la vie matérielle de la société existe indépendamment de la conscience des hommes, car personne, ni le capitaliste, ni le prolétaire ne souhaite la crise économique qui pourtant se produit inévitablement.
La loi de la valeur selon laquelle la quantité de travail incluse dans une marchandise s’exprime au moyen de la valeur et de ses formes, agit dès les débuts de la production marchande, bien que l’économiste Ricardo ne l’ait découverte qu’au XIXe siècle.
La lutte des classes entre la bourgeoisie et la noblesse est une réalité depuis les débuts de la bourgeoisie ; pourtant ce n’est qu’au XIXe siècle que les historiens bourgeois, Guizot, Mignet, Thiers, découvrent cette vérité et l’expriment consciemment.
Que penser alors d’affirmations idéalistes du genre de celles-ci :
« Tout ce qui n’est pas pensé est pur néant… Ce n’est pas la nature qui nous impose les conceptions de l’espace et du temps, mais c’est nous qui les imposons à la nature. » (H. Poincaré : La valeur de la science.)
sinon que seule l’ignorance virginale des idéologues bourgeois à l’égard du matérialisme dialectique leur permet de soutenir pareilles thèses. Sans doute, il peut sembler à qui ne possède pas la méthode philosophique marxiste, que la nature, l’être, la matière reflète la pensée de l’homme, qui lui impose ses exigences. Par exemple, une fois construit un barrage, la nature reflétera le plan conçu par les ingénieurs, et le torrent dompté se soumettra aux volontés humaines. Cela signifie-t-il toutefois que les lois de la nature auront été violées, transformées, abolies, qu’elles n’existent pas indépendamment de la conscience humaine, et que, sans elle, elles s’évanouiraient ?
« Au contraire, toutes ces mesures sont prises sur la base exacte des lois de la nature, des lois de la science, car une violation quelconque des lois de la nature, la moindre atteinte à ces lois amènerait la désorganisation, l’échec de ces mesures. » (Staline : « Les problèmes économiques du socialisme en U.R.S.S. », Derniers écrits, p. 95.)
« Par conséquent, quand on parle de « subjuguer » les forces de la nature ou les forces économiques, de les « dominer », etc., on ne veut nullement dire par là qu’on peut « abolir » les lois de la science ou les « former ». Au contraire, on veut seulement dire par là que l’on peut découvrir des lois, les connaître, se les assimiler, apprendre à les appliquer en pleine connaissance de cause, à les exploiter dans l’intérêt de la société, et les conquérir par ce moyen, les soumettre à sa domination. » (Idem, p. 99-100.)
Voilà qui nous permet de mesurer toute la portée de la thèse marxiste fondamentale, exposée par Staline dans son dernier ouvrage, sur les lois de la science :
« Le marxisme conçoit les lois de la science — qu’il s’agisse des lois de la nature ou des lois de l’économie politique — comme le reflet des processus objectifs qui s’opèrent indépendamment de la volonté humaine. » (Idem, p. 94.)
b) La conscience, reflet de l’être.
Que signifie l’idée que la conscience est le reflet de l’être, de la réalité, naturelle et sociale ?
Cela signifie d’abord que c’en est fini du dualisme ; la pensée est inséparable de la matière en mouvement. La conscience n’existe pas en-dehors et indépendamment de la matière.
« Le monde matériel, perceptible par les sens, auquel nous appartenons nous-mêmes, est la seule réalité. » (Engels : Ludwig Feuerbach, p. 18 ; Etudes philosophiques, p. 28.)
Mais cela ne signifie pas du tout que la pensée soit matérielle, comme le sont les substances que sécrètent nos organes. Croire cela, c’est faire un faux pas vers la confusion du matérialisme et de l’idéalisme, établir une identité entre la matière et la pensée, entre la matière et la conscience. C’est tomber dans le matérialisme vulgaire.
« L’idée que la conscience est une forme de l’être ne signifie pas du tout que la conscience, de par sa nature, est aussi de la matière… D’après le matérialisme de Marx, la conscience et l’être, l’idée et la matière, sont deux formes différentes d’un seul et même phénomène, qui porte le nom général de nature ou de société. Donc l’un n’est pas la négation de l’autre [Ici Staline fait remarquer que cela ne contredit nullement la thèse du conflit entre la forme et le contenu (voir la leçon précédente), car le conflit n’est pas entre la forme et le contenu en général, mais entre la vieille forme et le nouveau contenu.] ; d’autre part, elles ne constituent pas un seul et même phénomène. » (Staline : « Anarchisme ou socialisme ? » Œuvres, tome Ier, p. 265.)
La thèse marxiste ne signifie pas non plus que la conscience soit passive, n’ait aucun rôle, que les marxistes « nient le rôle de la conscience », etc… Le croire, c’est confondre le marxisme avec la fausse conception de « l’épiphénoménisme », c’est suivre les falsificateurs du marxisme. Si la conscience n’exerçait aucune action, pourquoi Marx aurait-il écrit tant de livres, fondé la Première Internationale, employé tous les moyens pour diffuser ses idées ?
La thèse marxiste signifie que le contenu de notre conscience n’a d’autre source que les particularités objectives que présentent les conditions extérieures dans lesquelles nous vivons, et qui nous sont données dans les sensations :
« Nos représentations, notre « moi » n’existent que pour autant qu’existent les conditions extérieures, génératrices des impressions de notre « moi »… L’objet situé en dehors de nous est antérieur à l’image que nous nous en faisons ; ici également notre représentation, la forme, retarde sur l’objet, sur son contenu. Si je regarde et vois un arbre, cela signifie simplement que, bien avant que la représentation de l’arbre ait surgi dans ma tête, existait l’arbre lui-même, qui a fait naître en moi une représentation correspondante… » (Idem, p. 266.)
La conscience est la réflexion du mouvement de la matière dans le cerveau de l’homme.
La thèse marxiste signifie enfin que la conscience, tant du point de vue de l’histoire de la nature et de la société, que du point de vue de l’histoire de l’individu, de la personnalité de chacun, est un produit du développement historique :
« Dans le développement de la nature et de la société, la conscience, c’est-à-dire ce qui s’accomplit dans notre cerveau, est précédée par un changement matériel correspondant, c’est-à-dire par ce qui s’accomplit hors de nous, changement matériel qui, tôt ou tard, sera inévitablement suivi d’un changement idéal correspondant. » (Idem, p. 265-266.)
« Le développement du côté idéal, de la conscience, est précédé par celui du côté matériel, des conditions extérieures : d’abord changent les conditions extérieures, le côté matériel, et ensuite changent, en conséquence, la conscience, le côté idéal. » (Idem, p. 262.)
Ce fait, que chacun peut vérifier, constitue la preuve expérimentale du matérialisme, de la dépendance de la conscience par rapport à l’être. Il montre en même temps que la conscience ne peut pas être d’emblée un reflet exact de la réalité, comme le reflet dans un miroir, mais constitue un reflet vivant, mobile, changeant, en progrès incessant.
Certes, quand nous pensons, cela ne nous apparaît pas tout d’abord. Il semble que la pensée tienne superbement par elle-même. Nous pouvons nous imaginer, comme l’admettait Descartes, qu’il suffit de penser pour exister, et que cette pensée n’a pas besoin du corps pour s’exercer. Et les philosophes idéalistes sont si heureux de penser, qu’ils sont prêts à croire que tout ce qui existe existe par la vertu de leur souveraine et « libre » pensée. Ignorant les racines naturelles et sociales de la pensée, ils croient que tout part d’elle et devant elle tombent en adoration :
« Tout l’univers chancelle et tremble sur ma tige. » (Paul Valéry.)
Tentation redoutable et plaisante : croire que les idées tiennent par elles-mêmes, se développent par elles-mêmes, que la conscience est une manière de Dieu intérieur tout-puissant. Illusion déjà raillée par le grand matérialiste Diderot ; il compare le processus de formation de l’idéalisme aux illusions d’un piano qui, doué de sensibilité, se croirait seul au monde et penserait que « toute l’harmonie de l’univers » se passe en lui. [Diderot : Entretien avec d’Alembert ; dans Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, p. 24-25-26.]
3. La pensée et le cerveau
Le matérialisme a toujours combattu cette illusion. Déjà Diderot formulait l’hypothèse que la matière peut penser. Marx a écrit :
« On ne saurait séparer la pensée de la matière pensante. Cette matière est le substratum de tous les changements qui s’opèrent. » (Cité par Engels dans : Socialisme utopique et socialisme scientifique, p. 17. Editions Sociales. Paris, 1948.)
Engels de son coté indique :
« Notre conscience et notre pensée, si transcendantes qu’elles nous paraissent, ne sont que le produit d’un organe matériel, corporel, le cerveau. » (Engels : Ludwig Feuerbach, p. 18 ; Etudes philosophiques, p. 28.)
Et Lénine :
« Le tableau du monde est un tableau qui montre comment la matière se meut et comment « la matière pense ». » (Lénine : Œuvres complètes, t. XIII, p. 310. (Edition russe).)
et il observait que dire que la pensée n’est pas un mouvement, mais « la pensée », est à peu près aussi scientifique que d’avancer : « la chaleur n’est pas un mouvement, c’est la chaleur ».
Les sciences naturelles montrent que l’insuffisance de développement du cerveau chez un individu constitue une entrave majeure au développement de la conscience, de la pensée : c’est le cas des idiots. La pensée est un produit historique du développement de la nature à un haut degré de perfection, qui est représenté dans les espèces vivantes par les organes des sens, le système nerveux, et notamment son segment supérieur, central, qui commande l’organisme entier : le cerveau. Le cerveau reflète à la fois les conditions qui règnent dans l’organisme et les conditions extérieures.
Quel est le point de départ de la conscience, de la pensée ? C’est la sensation, et la source des sensations est dans la matière que l’homme travaille sous la pression de ses besoins naturels. C’est le travail, la pratique, la production, qui suscite les premiers mouvements de la pensée aux origines de l’espèce humaine. Le travail n’est pas le fruit de la malédiction : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». Le travail est union substantielle de l’homme et de la nature, lutte de l’homme contre la nature pour pouvoir vivre, source de toute pensée.
« Le principal défaut de tout le matérialisme passé… est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont… pas considérés en tant qu’activité concrète humaine, en tant que pratique. » (K Marx : Ludwig Feuerbach, « Thèses sur Feuerbach », p. 51 ; Etudes philosophiques, p.57.)
Engels a montré dans un texte célèbre comment le travail, en multipliant les sensations de l’homme sortant à peine de l’animalité, avait développé sa main, et par voie de conséquence son cerveau, ce qui lui permit de nouveaux progrès pratiques. Ainsi, la main, organe du travail, est aussi le produit du travail. [Voir Engels : « Du rôle du travail dans la transformation du singe en homme », Dialectique de la nature, p. 168-179.]
Les sciences enseignent d’autre part que, si un individu est retranché de toute vie sociale, sa pensée s’altère profondément, s’atrophie ; sa mémoire se désagrège ; sa volonté s’affaisse et devient nulle. S’il n’a jamais connu de vie sociale, son caractère humain disparaît. On a vu des enfants abandonnés dans les forêts et recueillis par des loups prendre les mœurs des loups.
Et Engels remarque que tout travail humain est et a été depuis les origines un travail en société, sans quoi l’homme n’aurait même pas pu survivre aux dangers naturels.
Cette remarque est de la plus haute importance pour comprendre les origines de la pensée, de la réflexion. Le travail met sans cesse en évidence des aspects nouveaux du réel, il pose des problèmes inédits. Il fait apparaître des liaisons objectives nouvelles que les sensations ne suffisent pas à refléter. Or, le travail requiert l’effort en commun, l’action en commun, pour que toutes les énergies d’un groupe d’hommes s’appliquent au même point et au même instant, — par exemple mouvoir un rocher. Pour faire agir les hommes en commun il faut un signal, un ordre. Mais dès que l’action devient plus compliquée, ni le cri ni le geste ne suffisent : il faut pouvoir expliquer le travail à effectuer, c’est-à-dire qu’il faut par-delà les sensations, des signaux nouveaux, qualitativement nouveaux, qui expriment les liaisons entre les sensations : les mots. Le travail .requiert ainsi la communication, entre les hommes, des impressions complexes qu’il suscite en eux. C’est donc le travail qui a suscité le besoin de communication. Ainsi naquit le langage, qui est communication avant d’être expression. [Les animaux, qui ne travaillent pas, qui ne transforment pas le réel ni par conséquent leurs sensations, n’ont nul besoin du langage. Les signaux sensoriels suffisent à leur comportement.]
En même temps le cerveau de l’homme s’affine, s’enrichit de liaisons nouvelles. Le cerveau est donc aussi un produit social. Enfin l’apparition du langage signifie l’apparition de la pensée proprement dite, de la réflexion. Un pas décisif est franchi. Sans le travail, activité sociale, pas de langage et pas de pensée.
« On dit que les pensées viennent à l’esprit de l’homme avant de s’exprimer dans le discours, qu’elles naissent sans le matériau de la langue, sans l’enveloppe de la langue, nues pour ainsi dire. Mais c’est absolument faux. Quelles que soient les pensées qui viennent à l’esprit de l’homme, elles ne peuvent naître et exister que sur la base du matériau de la langue, que sur la base des termes et des phrases, de la langue. Il n’y a pas de pensées nues, libérées des matériaux du langage, libérées de la « matière naturelle » qu’est le langage. « La langue est la réalité immédiate de la pensée ». (Marx.) La réalité de la pensée se manifeste dans la langue. Seuls des idéalistes peuvent parler d’une pensée détachée de la « matière naturelle », le langage, d’une pensée sans langage. » (Staline : « A propos du marxisme en linguistique », Derniers écrits, p. 45-46.)
Ces thèses du matérialisme dialectique ont reçu, comme l’avait prévu et demandé Lénine, une confirmation éclatante des sciences naturelles, avec les travaux physiologiques du grand savant Pavlov.
Pavlov a découvert que les processus fondamentaux de l’activité cérébrale sont les réflexes conditionnés, déclenchés par les sensations, tant externes qu’internes, qui se produisent dans des conditions déterminées. Il a montré que ces sensations servent de signaux pour toute l’activité de l’organisme vivant.
En second lieu il a découvert que les mots, avec leur contenu, leur sens, peuvent se substituer aux sensations que procurent les objets qu’ils désignent et déclencher à leur tour des réflexes conditionnés, des réponses, soit organiques soit verbales. Ils forment ainsi des signaux de signaux, un second système de signalisation, qui se constitue sur la base du premier et qui est propre à l’homme. Le langage est ainsi la condition de l’activité supérieure de l’homme, de son activité sociale, le support de la pensée abstraite qui dépasse la sensation actuellement présente, le support de la réflexion. C’est lui qui permet à l’homme de refléter la réalité avec le maximum de précision.
Ainsi Pavlov a montré du même coup que ce qui détermine principalement la conscience de l’homme, ce n’est pas son organisme, les conditions biologiques, comme le croient les matérialistes vulgaires et les psychanalystes, mais au contraire c’est la société où il vit, et la connaissance qu’il en a. En l’homme le biologique est subordonné au social. Les conditions sociales de vie sont le véritable régulateur de la vie organique et mentale. [Voir « Introduction à l’œuvre de Pavlov », Questions scientifiques, n° 4. Edit. de la Nouvelle Critique. Conférences prononcées au cours de philosophie de l’Université nouvelle.] La pensée est par nature un phénomène social.
Il est ainsi bien vrai que le cerveau est l’organe de la pensée, mais il en est seulement l’organe, et cela ne contredit nullement l’affirmation centrale du marxisme :
« Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. » (Marx : « Contribution à la critique de l’économie politique », dans Marx-Engels : Etudes philosophiques, p. 79.)
4. Les deux degrés de la connaissance
Les travaux et découvertes physiologiques de Pavlov nous permettent de préciser encore la manière dont se forme dans la conscience le reflet du réel, le reflet de l’être, c’est-à-dire la connaissance.
Prenons un exemple simple : comment apprend-on à un enfant le sens des mots usuels ? en premier lieu il faut lui montrer plusieurs fois de suite la chose que le mot désigne ; en second lieu et en même temps, il faut lui en dire le nom et le lui faire prononcer aussi souvent que cela est nécessaire jusqu’à ce qu’il associe correctement et « spontanément » le mot à la chose et qu’il sache employer le mot en l’absence de la chose, c’est-à-dire abstraitement.
Ainsi le sens du mot, dès qu’il: est assimilé, représente l’idée de la chose, et cette idée ou concept se forme sur la base des sensations répétées et sur la base du langage qui les signalise. Il y a donc deux degrés de la connaissance : la sensation immédiate, et l’idée abstraite (ou concept). En outre il est facile de voir que la sensation isolée est une connaissance moins parfaite que l’idée ; en effet, tant que l’enfant n’aura vu que des cygnes blancs, il croira que le cygne est un oiseau blanc, ce qui est partiellement faux ; au contraire le zoologiste qui connaît le cygne par sa définition scientifique en aura une idée plus précise, plus exacte, plus « adéquate ». On voit donc que c’est l’idée abstraite qui reflète le plus exactement la réalité, mais il est bien certain que cette idée scientifique du cygne n’a pu se former que sur la base d’un inventaire systématique des espèces et des variétés qui existent dans la nature, sur la base des sensations.
Lorsqu’il s’agit de choses en elles-mêmes « abstraites », par exemple les notions de parenté, l’enfant ne peut les acquérir là encore qu’au moyen de la pratique sociale assez souvent répétée.
Prenons un exemple plus complexe : le petit commerçant a des feuilles d’impôts trop lourdes, l’ouvrier du textile est menacé de chômage, le petit fonctionnaire gagne 20.000 frs par mois. Supposons que le premier lise L’Aurore, le second Franc-Tireur, et le troisième Le Figaro. Chacun trouve dans son journal un écho à sa misère ; le rédacteur bourgeois gémit sur le triste sort des petites gens. Ces journaux reflètent donc pour une part la situation, sous ses aspects sensibles. Mais ils en restent là, ils se gardent bien de l’expliquer, ils incriminent n’importe quoi, le gaspillage de l’Administration, le nombre des petites entreprises ou les paysans. Au contraire le lecteur de L’Humanité, le lecteur d’un rapport de Maurice Thorez, trouvera l’explication qui livre la clé de tous les aspects de la situation, l’analyse de la crise du capitalisme et de ses contradictions, la notion, abstraite, mais qui reflète profondément la réalité, de la loi fondamentale du capitalisme actuel, la recherche du profit maximum.
Ainsi dans tous les domaines, la connaissance va du sensible au rationnel. Pour Berkeley le fait de voir le soleil plat et rouge était une « preuve » qu’il n’existait que dans notre conscience ; pour le marxisme c’est simplement la preuve que la connaissance sensible est insuffisante parce que, si elle nous donne le contact avec la réalité, elle ne nous fait pas comprendre ce qu’est la réalité. La dialectique nous a appris que pour comprendre un phénomène, il faut le rattacher à d’autres, savoir son origine, saisir ses contradictions internes. La science, la connaissance par les idées, non seulement nous fera connaître comment est réellement le soleil, mais aussi pourquoi nous le voyons plat et rouge. La science nous livre l’essence des phénomènes.
« La connaissance logique diffère de la connaissance sensible… en ceci que la connaissance sensible embrasse des aspects particuliers du phénomène, la liaison externe des choses, alors que la connaissance logique, faisant un pas immense en avant, embrasse ce que les choses ont de commun, embrasse la totalité et l’essence des choses et leur liaison interne, conduit à la découverte des contradictions internes du monde qui nous entoure, et peut ainsi s’assimiler son développement dans sa totalité et avec toute la multiplicité de ses liaisons internes. » (Mao Tsétoung : « A propos de la pratique », Cahiers du communisme, février 1951, p. 243.)
Le passage du premier degré de la connaissance, le degré des sensations, des impressions, des émotions, au second degré, celui des concepts, constitue un remarquable exemple de dialectique, puisque c’est l’accumulation quantitative des sensations qui produit ce phénomène qualitativement nouveau : le concept.
« Ce qu’on appelle le degré émotionnel de la connaissance, c’est-à-dire le degré des sensations et des impressions,.. tel est le premier degré de la connaissance.
La continuation de la pratique sociale entraîne dans la pratique des hommes la répétition multiple de choses [Cette répétition n’est pas fortuite, elle, résulte de la nécessité naturelle. Voir leçon précédente, point IV.] qu’ils perçoivent par leurs sens et qui produisent sur eux un effet ; en conséquence il se produit dans le cerveau de l’homme un bond dans le processus de la connaissance : le concept surgit. De par sa nature, le concept représente l’assimilation de la nature des choses, de ce qu’elles ont de commun, de leur liaison interne.
Il y a entre le concept et la sensation une différence, non seulement de quantité, mais de qualité. » (Idem, p. 242.)
Ainsi, pour reprendre la formule de Lénine :
« Les concepts sont les produits les plus élevés du cerveau, qui est lui-même le produit le plus élevé de la matière. » (Lénine : Cahiers philosophiques.)
Et s’il y a des contradictions dans les idées des hommes, c’est parce qu’il y a des contradictions dans la réalité que notre pensée reflète :
« La dialectique des choses produit la dialectique des idées et non inversement. » (Lénine : Cahiers philosophiques.)
Marx avait déjà dit :
« Le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme. » (Marx : Postface à la 2e édit allemande, dans Le Capital. L. I., t. I, p. 29. Editions Sociales.)
5. Conclusion
Nous mesurons l’immense importance pratique de la thèse marxiste sur l’antériorité de la matière par rapport à la conscience.
Premièrement, si ce sont les conditions qui changent d’abord, et puis en conséquence la conscience des hommes, il faut chercher la raison profonde de telle ou telle doctrine, théorie ou idéal, non dans le cerveau des hommes, ni dans leur imagination ou leur génie d’invention, mais dans le développement des conditions matérielles. Seul l’idéal qui repose sur une étude de ces conditions est bon et acceptable.
Deuxièmement, si la conscience des hommes, leurs sentiments, leurs mœurs et leurs coutumes, sont déterminés par les conditions extérieures, il est évident que seul un changement de ces conditions peut changer la conscience des hommes. Il n’y a pas d’homme éternel, de « nature humaine éternelle ». Dans un régime de propriété privée où fleurit la lutte individuelle pour l’existence, il est « naturel » que l’homme soit un loup pour l’homme. Dans un régime où fleurit l’émulation socialiste, la propriété socialiste, il est inévitable que triomphent les idées de fraternité entre les hommes. L’homme n’est ni bon ni mauvais : il est ce que les circonstances le font. Le marxisme apporte une réponse décisive à la question que posent les idéologues bourgeois : faut-il dire que ce sont les « mauvaises institutions » qui font l’homme mauvais, ou que la méchanceté de l’homme pervertit les « institutions » ? Il ne s’agit pas des « institutions », mais bien du capitalisme qui pervertit l’homme. L’idée de la révolution par la « rénovation morale » est un mensonge.
En réalité un homme nouveau peut se former, avec une conscience nouvelle, socialiste, dans des conditions de vie nouvelles, socialistes. Que faut-il pour cela ? Hâter l’avènement de ces nouvelles conditions par l’action transformatrice sur la réalité sociale, sur l’inhumain système capitaliste. Comme le disait Marx, « si l’homme est formé par les circonstances, il faut former humainement les circonstances ». [K. Marx : « Contribution à l’histoire du matérialisme français », dans Etudes philosophiques, p. 116.]
Ainsi apparaît dans toute sa clarté la liaison entre le matérialisme et le socialisme, déjà entrevue par certains philosophes français du siècle des\lumières. Les dirigeants sociaux-démocrates de droite qui ne veulent pas du socialisme sont donc amenés à faire tout ce qu’ils peuvent pour falsifier le marxisme en rejetant le matérialisme, en s’abritant derrière l’idéalisme le plus rétrograde, comme nous le verrons dans d’autres leçons. Le matérialisme au contraire ouvre au prolétariat et à l’humanité la voie de son émancipation matérielle et culturelle, la voie révolutionnaire.
QUESTIONS DE CONTROLE
- Sur qui, à votre avis, les arguments de l’idéalisme subjectif peuvent-ils avoir le plus d’influence ? Pourquoi ?
- Qu’entend-on par l’idée de l’objectivité des lois de la nature et de la société ? Donnez des exemples.
- Que signifie la thèse que la conscience est le reflet de la réalité ?
- Quel est le rôle du travail dans la formation de la conscience humaine ?
- Montrez que la conscience est un produit du développement social.
- Pourquoi les idées abstraites de la science reflètent-elles le réel avec le maximum d’exactitude ?
- Montrez le lien entre matérialisme et socialisme.