Principes fondamentaux de philosophie
Georges Politzer
PREMIERE PARTIE – ETUDE DE LA METHODE DIALECTIQUE MARXISTE
Quatrième leçon. — Le troisième trait de la dialectique : le changement qualitatif
1. Un exemple
Si je chauffe de l’eau, sa température s’élève de degré en degré. Quand elle atteint 100 degrés, l’eau entre en ébullition : elle se change en vapeur d’eau.
Voilà deux sortes de changements. L’augmentation progressive de température constitue un changement de quantité. C’est-à-dire que la quantité de chaleur qu’enferme l’eau s’accroît. Mais à un certain moment l’eau change d’état : sa qualité de liquide disparaît ; elle devient gaz (sans pourtant changer de nature chimique).
Nous appelons changement quantitatif le simple accroissement (ou la simple diminution) de quantité. Nous appelons changement qualitatif le passage d’une qualité à une autre, le passage d’un état à un autre état (ici : passage de l’état liquide à l’état gazeux).
L’étude du deuxième trait de la dialectique nous a montré que la réalité est changement. L’étude du troisième trait de la dialectique va nous montrer qu’il y a un lien entre les changements quantitatifs et les changements qualitatifs.
En effet, et ceci est essentiel à retenir, le changement qualitatif (l’eau liquide devenant vapeur d’eau) n’est pas le fait du hasard : il résulte nécessairement du changement quantitatif, de l’accroissement progressif de la chaleur. Quand la température atteint un degré déterminé (100 degrés), l’eau bout, dans les conditions de la pression atmosphérique normale. Si la pression atmosphérique change, alors, comme tout se tient (premier trait de la dialectique), le point d’ébullition change ; mais, pour un corps donné et pour une pression atmosphérique donnée, le point d’ébullition sera toujours le même. Cela signifie bien que le changement de qualité n’est pas une illusion ; c’est un fait objectif, matériel, conforme à une loi naturelle. C’est par conséquent un fait prévisible : la science cherche quels sont les changements de quantité nécessaires pour qu’un changement de qualité donné se produise.
Dans le cas de l’eau en ébullition, le lien entre les deux sortes de changement est incontestable et clair.
La dialectique considère que ce lien entre changement quantitatif et changement qualitatif est une loi universelle de la nature et de la société.
Nous avons vu dans la leçon précédente que la métaphysique nie le changement. Ou bien, si elle l’admet, elle le réduit à la répétition ; nous avons donné l’exemple du mécanisme. L’univers est alors comparable à une pendule dont le balancier parcourt sans cesse le même trajet. Appliquée à la société, une telle conception fait de l’histoire humaine un cycle toujours recommencé, un éternel retour. En d’autres termes, la métaphysique est impuissante à expliquer le nouveau. Quand alors le nouveau s’impose à elle, elle y voit un caprice de la nature, ou l’effet d’un décret divin, d’un miracle. Au contraire, la dialectique n’est ni étonnée, ni scandalisée par l’apparition du nouveau. Le nouveau résulte nécessairement de l’accumulation graduelle de petits changements en apparence insignifiants, quantitatifs : ainsi c’est par son propre mouvement que la matière crée le nouveau.
2. Le troisième trait de la dialectique
« Contrairement à la métaphysique, la dialectique considère le processus du développement, non comme un simple processus de croissance, où les changements quantitatifs n’aboutissent pas à des changements qualitatifs, mais comme un développement qui passe des changements quantitatifs insignifiants et latents à des changements apparents et radicaux, à des changements qualitatifs ; où les changements qualitatifs sont non pas graduels, mais rapides, soudains, et s’opèrent par bonds, d’un état à un autre ; ces changements ne sont pas contingents, mais nécessaires ; ils sont le résultat de l’accumulation de changements quantitatifs insensibles et graduels. » (Staline : Matérialisme dialectique et matérialisme historique. p. 5.)
Précisons bien certains aspects de cette définition.
Le changement qualitatif, disions-nous au paragraphe précédent, est un changement d’état : l’eau liquide devient vapeur d’eau ; ou encore l’eau liquide devient eau solide (glace). L’œuf devient poussin. Le bouton devient fleur. L’être vivant meurt, devient cadavre.
Le développement : ce qui apparaît au jour s’est développé peu à peu et sans qu’il y paraisse. Il n’y a pas de miracle, mais une lente préparation que la dialectique seule sait déceler. Maurice Thorez dit dans Fils du Peuple (p. 248) : « Le socialisme se dégagera du capitalisme comme le papillon se dégage de la chrysalide ».
Le bond : s’il faut 60.223 voix à un candidat pour être élu, c’est très précisément le 60.223e suffrage qui réalise le bond qualitatif par lequel le candidat devient député. Ce bond, ce changement rapide, soudain, a toutefois été préparé par une accumulation graduelle et insensible de suffrages : 1+1+1… Voilà un exemple très simple de bond qualitatif, de changement radical.
De même la fleur éclôt soudain après une lente maturation. De même la révolution qui éclate au grand jour est un changement par bond qu’a préparé une lente évolution.
Mais cela ne veut pas dire que tous les changements qualitatifs prennent la forme de crises, d’explosions. Il y a des cas où le passage à la qualité nouvelle s’opère par des changements qualitatifs graduels. Dans A propos du marxisme en linguistique, Staline montre que les transformations de la langue se font par changements qualitatifs graduels.
De même, tandis que le passage qualitatif de la société divisée en classes hostiles à la société socialiste s’opère par explosions, le développement de la société socialiste s’effectue par changements qualitatifs graduels sans crises.
« En l’espace de 8 à 10 ans, écrit Staline, nous avons réalisé, dans l’agriculture de notre pays, le passage du régime bourgeois, du régime de l’exploitation paysanne individuelle, au régime kolkhozien socialiste. Ce fut une révolution qui a liquidé l’ancien régime économique bourgeois à la campagne et créé un régime nouveau, socialiste. Cependant, cette transformation radicale ne s’est pas faite par voie d’explosion, c’est-à-dire par le renversement du pouvoir existant et la création d’un pouvoir nouveau, mais par le passage graduel de l’ancien régime bourgeois à la campagne à un régime nouveau. On a pu le faire parce que c’était une révolution par en haut, parce que la transformation radicale a été réalisée sur l’initiative du pouvoir existant, avec l’appui de la masse essentielle de la paysannerie. » (Staline : « A propos du marxisme en linguistique », dans Derniers écrits, p. 35-36. Editions Sociales.)
De même encore le passage du socialisme au communisme est un changement qualitatif, mais qui s’effectue sans crises, parce qu’en régime socialiste les hommes, armés de la science marxiste, sont maîtres de leur histoire, et parce que la société socialiste n’est pas formée de classes hostiles, antagonistes.
On voit ainsi qu’il faut étudier dans chaque cas le caractère spécifique que prend le changement qualitatif. Il ne faut pas identifier mécaniquement tout changement qualitatif à une explosion. Mais, quelle que soit la forme que revêt le changement qualitatif, il n’y a jamais de changement qualitatif non préparé. Ce qui est universel, c’est le lien nécessaire entre changement quantitatif et changement qualitatif.
3. Dans la nature
Considérons un litre d’eau. Divisons ce volume en deux parties égales ; la division ne change nullement la nature du corps ; un demi-litre d’eau, c’est toujours de l’eau. Nous pouvons ainsi continuer la division, obtenant chaque fois des fractions plus petites : un dé à coudre, une tête d’épingle… c’est toujours de l’eau. Aucun changement qualitatif. Mais vient un moment où nous atteignons la molécule d’eau [Un corps, quel qu’il soit, est composé de molécules. La molécule est la plus petite quantité d’une combinaison chimique donnée. Elle est elle-même constituée d’atomes : un atome est la plus petite partie d’un élément pouvant entrer en combinaison. Les molécules d’un corps simple (oxygène, hydrogène, azote…) renferment des atomes identiques (d’oxygène, d’hydrogène, d’azote…) Les molécules d’un corps composé (eau, sel de cuisine, benzine) contiennent des atomes des divers corps composants.] : elle comporte deux atomes d’hydrogène et un atome d’oxygène. Pouvons-nous poursuivre la division, dissocier la molécule ? Oui, par une méthode appropriée… mais alors ce n’est plus de l’eau ! C’est de l’hydrogène et de l’oxygène. L’hydrogène, l’oxygène obtenus par la division d’une molécule d’eau n’ont pas les propriétés de l’eau. Chacun sait que l’oxygène entretient la flamme, mais que l’eau éteint les incendies.
Cet exemple est une illustration de la troisième loi de la dialectique : le changement quantitatif (ici : la division graduelle du volume d’eau) entraîne nécessairement un changement qualitatif (libération soudaine de deux corps qualitativement différents de l’eau).
La nature est prodigue de tels processus.
« … dans la nature, d’une façon nettement déterminée pour chaque cas singulier, les changements qualitatifs ne peuvent avoir lieu que par addition ou retrait quantitatifs de matière ou de mouvement » (comme on dit : d’énergie). (Engels : Dialectique de la nature, p. 70. Editions Sociales.)
Engels donne lui-même nombre d’exemples.
« Soit l’oxygène : si, au lieu des deux atomes habituels, trois atomes s’unissent pour former une molécule, nous avons de l’ozone, corps qui par son odeur et ses effets se distingue d’une façon bien déterminée de l’oxygène ordinaire. Et que dire des proportions différentes dans lesquelles l’oxygène se combine à l’azote ou au soufre et dont chacune donne un corps qualitativement différent de tous les autres ! Quelle différence entre le gaz hilarant (protoxyde d’azote N2O) et l’anhydride azotique (pentoxyde d’azote N2O5) ! Le premier est un gaz, le second, à la température habituelle, un corps solide et cristallisé. Et pourtant toute la différence dans la combinaison chimique consiste en ce que le second contient cinq fois plus d’oxygène que le premier. Entre les deux se rangent encore trois autres oxydes d’azote (NO, N2O3, NO2), qui tous se différencient qualitativement des deux premiers et sont différents entre eux. » (Engels : Dialectique de la nature, p. 72. Editions Sociales.)
C’est ce lien nécessaire entre quantité et qualité qui a permis à Mendéléiev de faire une classification des éléments chimiques [L’élément est la partie commune à toutes les variétés d’un corps simple et aux composés qui en dérivent. Ex. : le soufre se conserve dans toutes les variétés de soufre et dans les composés de soufre. Il y a 92 éléments naturels : ils se conservent lors des réactions chimiques entre les corps. Mais dans certaines conditions, il y a transmutation d’éléments (radioactivité).] : les éléments sont rangés par poids atomiques croissants. [Le poids atomique d’un élément représente le rapport du poids de l’atome de cet élément au poids de l’atome d’un élément type (hydrogène ou oxygène).] Cette classification quantitative des éléments, du plus léger (l’hydrogène) au plus lourd (l’uranium), fait apparaître leurs différences qualitatives, leurs différences de propriétés. La classification ainsi établie comportait pourtant des cases vides : Mendéléiev en conclut qu’il y avait ainsi des éléments qualitativement nouveaux à découvrir dans la nature ; il décrivit à l’avance les propriétés chimiques d’un de ces éléments, qui par la suite devait être effectivement découvert. Grâce à la classification méthodique de Mendéléiev, on a pu prévoir et obtenir artificiellement plus de dix éléments chimiques qui n’existaient pas dans la nature.
La chimie nucléaire (qui étudie le noyau de l’atome), en même temps qu’elle augmentait considérablement le champ de nos connaissances, a permis de mieux comprendre toute l’importance du lien nécessaire entre quantité et qualité. C’est ainsi que Rutherford, bombardant des atomes d’azote avec des hélions (corpuscules atomiques produits par la désintégration de l’atome de radium), réalisa la transmutation des atomes d’azote en atomes d’oxygène. Remarquable changement qualitatif. Or l’étude de ce changement a montré qu’il est conditionné par un changement quantitatif : sous l’effet de l’hélion, le noyau d’azote — qui comporte 7 protons [Le proton et le neutron sont les constituants du noyau de l’atome.] — en perd un ; mais il « fixe » les 2 protons du noyau d’hélion. Cela donne un noyau de 8 protons, c’est-à-dire un noyau d’oxygène.
Les sciences de la vie pourraient de même nous proposer une foison d’exemples. Le développement de la nature vivante en effet n’est pas assimilable à une répétition pure et simple des mêmes processus : un tel point de vue rend l’évolution inintelligible ; c’est en somme celui de la génétique classique (notamment de Weismann) pour qui le devenir de l’être vivant est tout entier et par avance contenu dans une substance héréditaire (les gènes), elle-même soustraite à tout changement et indifférente à l’action du milieu. Impossible alors de comprendre l’apparition du nouveau. En fait le développement de la nature vivante s’explique par une accumulation de changements quantitatifs qui se transforment en changements qualitatifs. Voilà pourquoi Engels écrivait :
« … folie de vouloir expliquer la naissance, fût-ce d’une seule cellule, en partant directement de la matière inerte au lieu de l’albumine vivante non différenciée, de croire qu’avec un peu d’eau puante on pourra contraindre la nature à faire en vingt-quatre heures ce qui lui a coûté des millions d’années. » (Dialectique de la nature : p. 305. )
On remarquera que ce développement à la fois quantitatif et qualitatif de la nature vivante est propre à faire comprendre ce qu’on entend, en dialectique, par passage du simple au complexe, de l’inférieur au supérieur. Les espèces qu’engendre l’évolution sont en effet de plus en plus complexes ; la structure des êtres vivants s’est différenciée de plus en plus. De même, à partir de l’œuf, se forment un grand nombre d’organes, qualitativement distincts, ayant chacun sa fonction particulière : la croissance d’un être vivant n’est donc pas simple multiplication de cellules, mais processus qui passe par de nombreux changements qualitatifs.
Si nous abordons l’étude du système nerveux et la psychologie nous retrouvons la loi quantité-qualité sous les formes les plus diverses.
Par exemple : la sensation (sensation de lumière, de chaleur, sensation auditive, tactile, etc.), qui est un phénomène propre au système nerveux, n’apparaît que si l’excitation, c’est-à-dire l’action physique de l’excitant sur le système nerveux, atteint un certain niveau quantitatif qu’on appelle seuil. Ainsi, une excitation lumineuse ne peut se transformer en sensation que si elle a une durée et une intensité minima. Le seuil de la sensation est le point où le bond s’opère de la quantité de l’excitant à la qualité de la réaction : au-dessous du seuil, il n’y a pas encore sensation, l’excitant étant trop faible.
De même, c’est par la pratique répétée que le concept se constitue, à partir des sensations.
« La continuation de la pratique sociale entraîne dans la pratique des hommes la répétition multiple de choses qu’ils perçoivent par leurs sens et qui produisent sur eux un effet ; en conséquence, il se produit dans le cerveau de l’homme un bond dans le processus de la connaissance, le concept surgit. » (Mao Tsétoung : « A propos de la pratique », dans Cahiers du communisme, n° 2, février 1951, p. 242.)
La sensation est en effet un reflet partiel de la réalité : elle ne nous en livre que les aspects extérieurs. Mais les hommes, par la pratique sociale répétée, par le travail, approfondissent cette réalité ; ils conquièrent l’intelligence des processus internes, qui leur échappaient d’abord ; ils accèdent aux lois qui, par delà l’apparence, expliquent le réel. Cette conquête, c’est le concept, qualitativement nouveau par rapport aux sensations bien que celles-ci soient, en très grand nombre, nécessaires à l’élaboration du concept. Par exemple, le concept de chaleur n’aurait jamais pu se constituer si les hommes n’avaient pas eu, dans des circonstances infiniment nombreuses et variées, la sensation de chaleur. Mais pour passer des sensations au concept actuel de chaleur, comme forme d’énergie, il fallait une pratique sociale millénaire, qui a rendu possible l’assimilation des propriétés fondamentales de la chaleur : les hommes ont appris à « faire du feu », à utiliser ses effets calorifiques de cent façons pour la satisfaction de leurs besoins ; puis beaucoup plus tard ils ont appris à mesurer une quantité de chaleur, à transformer la chaleur en travail, le travail en chaleur, etc.
De même le passage de l’arpentage, né des besoins sociaux (mesurer les terres), à la géométrie (science des figures abstraites) est une transformation des sensations, progressivement accumulées dans la pratique, en concepts.
Même chose pour les principes de la logique, qui, aux yeux des métaphysiciens, sont des idées innées. Par exemple, cet axiome universellement répandu « le tout est plus grand que la partie, la partie est plus petite que le tout », est, en, tant que figure de logique, un produit qualitativement nouveau d’une pratique qui s’imposa aux sociétés les plus anciennes sous diverses formes : il faut moins de nourriture pour alimenter un homme que pour en alimenter vingt.
Lénine écrit, dans ses Cahiers philosophiques :
« L’activité pratique de l’homme a dû amener des milliards de fois la conscience de l’homme à répéter différentes figures logiques pour que ces figures puissent prendre la valeur d’axiomes. » [Les « axiomes » sont les vérités les plus générales et les plus fondamentales de la science mathématique. L’idéalisme y voit une révélation de l’esprit. Mais comme toute vérité, les axiomes sont le fruit d’une laborieuse conquête.]
Et encore :
« La pratique de l’homme, en se répétant des milliards de fois, se fixe dans la conscience de l’homme en figures de logique. »
C’est le troisième trait de la dialectique qui nous met sur la voie d’une interprétation rationnelle de l’invention ; le métaphysicien considère l’apparition d’idées nouvelles, l’invention comme une sorte de révélation divine ; ou bien il l’attribue au hasard. L’invention (dans les techniques, les sciences, les arts, et ailleurs) n’est-elle pas plutôt un changement qualitatif qui s’opère dans le reflet mental de la réalité et qui est préparé par l’accumulation de petits changements insignifiants de la pratique humaine ? C’est pourquoi les grandes découvertes ne sont faites que lorsque sont réalisées les conditions objectives qui les rendent possibles.
Les derniers exemples que nous avons choisis (passage de la sensation au concept ; invention suscitée par une longue pratique) nous permettent de souligner un aspect important du processus quantité-qualité. Le passage de l’état qualitatif ancien à l’état qualitatif nouveau est, en effet, très souvent un progrès. C’est donc un passage de l’inférieur au supérieur. Il en est ainsi quand l’homme dépasse la sensation (forme inférieure de connaissance) pour accéder au concept (forme supérieure de connaissance). Mais il en est ainsi également dans le passage qualitatif du non-vivant au vivant ; un tel changement d’état constitue un progrès décisif. Le mouvement qui aboutit à de telles transformations qualitatives est donc bien, comme l’écrit Staline, « un mouvement progressif, ascendant ». [Staline : Matérialisme dialectique et matérialisme historique, p. 6.]
Nous allons voir qu’il en est ainsi également dans le développement des sociétés.
4. Dans la société
Nous avons constaté dans la leçon précédente que, comme la nature, la société est mouvement.
Ce mouvement procède des changements quantitatifs au changement qualitatif.
C’est ce qu’avait compris Lénine lorsque encore étudiant, en 1887, à l’Université de Kazan, et déjà acquis à l’action révolutionnaire contre le tsarisme, il répondait au commissaire de police, qui lui disait : « Vous vous heurtez à un mur » — « Un mur ? oui, mais il est pourri ! une poussée et il s’écroule ». Le tsarisme en effet, comme le mur sous l’effet inexorable de la pluie, avait pourri d’année en année ; Lénine comprenait que le changement qualitatif (l’écroulement du régime) était proche.
Les transformations qualitatives de la société sont ainsi préparées par de lents processus quantitatifs.
La révolution (changement qualitatif) est donc le produit historique nécessaire d’une évolution (changement quantitatif). Staline a très fortement défini l’aspect quantitatif et l’aspect qualitatif du mouvement social :
« La méthode dialectique enseigne que le mouvement prend deux formes : la forme évolutive et la forme révolutionnaire.
Le mouvement est évolutif quand les éléments progressistes poursuivent spontanément leur travail quotidien et apportent dans le vieil ordre de choses de menus changements quantitatifs.
Le mouvement est révolutionnaire quand ces mêmes éléments s’unissent, se pénètrent d’une idée commune et s’élancent contre le camp ennemi pour anéantir jusqu’à la racine le vieil ordre de choses, apporter dans la vie des changements qualitatifs, instituer un nouvel ordre de choses.
L’évolution prépare la révolution et crée pour elle un terrain favorable, tandis que la révolution achève l’évolution et contribue à son action ultérieure. » (Staline : « Anarchisme ou socialisme ? », dans Œuvres, t. I, p. 251 et 252. Editions Sociales, Paris, 1953. On évoquera les vers d’Eluard : Ils n’étaient que quelques-uns. Ils furent foule soudain.)
Et Staline illustre cette analyse par les événements de 1905. Aux journées de décembre 1905, le prolétariat « l’échiné redressée attaqua les dépôts d’armes et marcha à l’assaut de la réaction ». Mouvement révolutionnaire préparé par la longue évolution des années antérieures « quand le prolétariat, dans le cadre d’une évolution « pacifique », se contentait de grèves isolées et de la création de petits syndicats ».
De la même façon, la Révolution française de 1789 fut préparée par une lutte de classes séculaire. En quelques années (1789, 1790…) se produisirent en France des changements qualitatifs considérables qui n’auraient pas été possibles sans l’accumulation graduelle de changements quantitatifs, c’est-à-dire sans les innombrables luttes partielles par lesquelles la bourgeoisie attaqua la féodalité jusqu’à l’assaut décisif et à l’installation des capitalistes au pouvoir.
Quant à la Révolution socialiste d’Octobre 1917, on lira dans l’Histoire du Parti communiste (bolchevik) de l’U.R.S.S. comment ce prodigieux changement qualitatif, la plus grande date de l’histoire, fut préparée par une série de changements quantitatifs. Si l’on veut se limiter à la période 1914-1917, qu’on étudie les chapitres VI et VII : ils montrent par quelle voie le mouvement des masses s’amplifie dans ces années cruciales jusqu’à la prise du pouvoir par les Soviets.
Il convient d’observer ici (comme nous l’avons fait à la fin du point III de cette leçon), que le passage de l’état qualitatif ancien au nouvel état qualitatif constitue un progrès. L’état capitaliste est supérieur à l’état féodal ; l’état socialiste est supérieur à l’état capitaliste. La révolution assure le passage de l’inférieur au supérieur. Pourquoi ? Parce qu’elle fait concorder le régime économique de la société avec les exigences du développement des forces productives.
Il est très important de ne jamais séparer l’aspect qualitatif et l’aspect quantitatif du mouvement social et de les considérer dans leur lien nécessaire. Ne voir que l’un ou l’autre, c’est commettre une erreur fondamentale.
Ne voir que l’évolution, c’est tomber dans le réformisme, pour qui les transformations de la société sont réalisables sans révolution. En fait, le réformisme est une conception bourgeoise ; il désarme la classe ouvrière en lui donnant à croire que le capitalisme disparaîtra sans lutte. Le réformisme est l’adversaire de la révolution puisqu’il préconise
« le raccommodage partiel du régime périclitant en vue de diviser et d’affaiblir la classe ouvrière, en vue de maintenir le pouvoir de la bourgeoisie contre le renversement de ce pouvoir par la voie révolutionnaire. » (Lénine : « Le Réformisme dans la social-démocratie russe », dans Marx, Engels, Marxisme, p. 251. Editions en langues étrangères, Moscou, 1947.)
Le réformisme est répandu par les chefs socialistes, comme Jules Moch, comme Blum qui se proclamait « gérant loyal du capitalisme ». C’était la position de Kautsky, pour qui le capitalisme impérialiste devait de lui-même se transformer en socialisme. Ces falsificateurs du marxisme invoquent, au mépris de la dialectique, une prétendue « loi générale de l’évolution harmonieuse ». Ainsi justifient-ils leur trahison des intérêts de la classe ouvrière. Leur programme, c’est
« … la guerre à l’idée de révolution, à « l’espoir » d’une révolution (« espoir » qui paraît confus au réformiste, car il ne comprend pas la profondeur des antagonismes économiques et politiques actuels) ; la guerre à toute activité consistant à organiser les forces et à préparer les esprits pour la révolution. » (Lénine : « Le réformisme dans la social-démocratie russe » dans Marx, Engels, Marxisme, p. 262.)
A l’opposé, il est une autre conception tout aussi anti-dialectique et par conséquent contre-révolutionnaire : c’est l’aventurisme, qui caractérise notamment anarchistes et blanquistes. L’aventurisme consiste à nier la nécessité de préparer le changement qualitatif (la révolution) par l’évolution quantitative. Conception tout aussi métaphysique que la précédente, puisqu’elle ne voit qu’un aspect du mouvement social.
Vouloir la révolution sans en vouloir les conditions, c’est évidemment la rendre impossible. Aventurisme (révolutionnarisme) et réformisme sont donc identiques quant au fond.
Mais les aventuristes font illusion par la « phrase » gauchiste. Ils parlent d’action à tout propos, mais c’est pour mieux empêcher la véritable action. En effet, ils méprisent les actions modestes, les petits changements quantitatifs, pourtant nécessaires aux transformations décisives.
Au tome IV de ses Œuvres, p. 129, Maurice Thorez fait la critique d’un certain nombre de facteurs communistes qui, en 1932, dans divers départements, avaient pris position contre une pétition revendicative adressée par l’ensemble de leurs collègues des P.T.T. aux parlementaires. Ils disaient aux pétitionnaires : « Adhérez d’abord au syndicat unitaire (C.G.T.U.), sinon votre pétition ne sert à rien ». Maurice Thorez explique :
« On ne doit pas mépriser la pétition, même en lui opposant une phrase sur « l’action de masse ». La pétition est une forme — sans doute élémentaire — de l’action de masse. Elle est tout à la fois un moyen de pression sur le destinataire et un élément de rassemblement et d’organisation pour les signataires.
Dans le cas qui nous intéresse, la pétition est une forme organisée de la protestation des salariés contre leur Etat-patron et contre ceux qui, parlementaires, sont censés détenir une parcelle de la puissance de l’Etat.
La pétition peut avoir et aura une portée réelle sur les pouvoirs publics si, au lieu de la condamner, les éléments révolutionnaires y participent, s’ils expliquent patiemment et fraternellement à leurs compagnons de travail que la pétition n’est qu’un des nombreux moyens de lutte, qu’il en est d’autres complétant et appuyant la pétition et que, par exemple, une manifestation réalisée opportunément dans le département, dans la région, voire dans le pays, par toute la corporation, donnera du poids aux signatures. »
Maurice Thorez fait observer que la pétition
« aide à la réalisation du front unique à la base. On imagine facilement les conversations qui s’engagent, à propos de chaque signature, entre compagnons de travail unitaires, confédérés, autonomes ou inorganisés. Chacun exprime son opinion, dit ses préférences. Cependant, chacun estime que la manifestation consciente de l’immense majorité, peut-être même de la totalité des postiers, aura un effet certain. Il est évident que le syndiqué unitaire, tout en signant et en faisant signer, a formulé son avis sur l’action à développer. Il a proposé, par exemple, l’élection de comités pour le pétitionnement. Il a signé l’application éventuelle des règlements. Il a parlé de la possibilité d’une grève! Son camarade confédéré ou inorganisé l’a écouté, lui a présenté des objections, a sollicité des explications plus complètes. C’est un premier rapprochement à la base en vue d’une action commune qui portera ses fruits. »
Il faut non pas
« bavarder sur « l’action de masse », mais apprendre à susciter, à organiser, à soutenir les formes les plus modestes de la protestation des masses afin de pouvoir parvenir avec les prolétaires, et à leur tête, aux formes les plus élevées de la lutte des classes. » (Maurice Thorez : Œuvres, L. II, t. IV, p. 129, 130, 131. Editions Sociales, Paris, 1951.)
C’est en effet dans ces luttes partielles que les travailleurs s’éduquent, accumulant une irremplaçable expérience. L’action quotidienne pour une revendication modeste, mais commune, ouvre la voie à une action de plus vaste portée. La constitution de comités de base, où les travailleurs discutent et décident fraternellement des objectifs et des moyens, voilà la condition du front unique. Comment obtenir des changements décisifs si ce patient travail n’est pas effectué ? De la même façon, par l’accumulation de leurs millions de signatures, les braves gens ont fini par « décrocher » la signature présidentielle qui fit sortir Henri Martin du bagne.
C’est ainsi que la troisième loi de la dialectique montre sa portée pratique, sa fécondité. Elle éclaire les perspectives actuelles, en nous donnant la certitude scientifique que la réalisation du front unique et le rassemblement de la nation française autour de la classe ouvrière seront des conséquences nécessaires des changements quantitatifs qui s’accomplissent dans les luttes quotidiennes, au prix des obscurs et patients efforts que les travailleurs les plus conscients poursuivent dans leurs entreprises et leurs bureaux. L’ampleur formidable des grèves d’août 1953 fut précisément la conséquence des innombrables actions locales qui s’étaient développées partout pendant les mois qui précédèrent. Au plus fort du mouvement d’août, un responsable syndical exposait comment des travailleurs qui, dix jours plus tôt, paraissaient indifférents à toute argumentation, étaient désormais parmi les plus résolus : « Décidément rien n’est jamais perdu… » concluait-il. Et c’est vrai : rien ne se perd des efforts poursuivis dans le sens de l’histoire, des explications données, des éclaircissements apportés. L’accumulation quantitative prépare la transformation qualitative, même alors qu’il n’y paraît pas.
Voilà pourquoi il est erroné de penser que la politique réactionnaire des politiciens bourgeois durera « encore longtemps » sous prétexte que la majorité de l’Assemblée « est pour eux ». Il est faux de dire que la France est « un pays fini », voué à végéter sous la tutelle américaine. De toutes parts s’accumulent les forces qui mettront un terme à la politique de déshonneur, et aux entreprises des corrompus. De toutes parts, jour après jour, s’accumulent les forces qui renverseront un jour le cours des événements et replaceront la France dans le vrai jour de sa grandeur. C’est le peuple qui aura le dernier mot. Dire qu’en France « une autre politique est possible » que celle de la bourgeoisie réactionnaire et antinationale, ce n’est pas céder aux illusions, c’est énoncer une vérité scientifique.
5. Conclusion
Commentant le troisième trait de la dialectique, Staline observe : « Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, il faut être un révolutionnaire, et non un réformiste ». L’attitude révolutionnaire est seule dialectique puisqu’elle reconnaît la nécessité objective des changements qualitatifs, produits d’une évolution quantitative.
Le métaphysicien ou bien nie les changements qualitatifs, ou bien, s’il les admet, ne se les explique pas et les attribue soit au hasard soit au miracle. La bourgeoisie a tout intérêt à ces erreurs et elle les répand à profusion. Par exemple, la presse dite d’information présente au grand public les événements politiques et sociaux sans les liaisons internes qui les préparent et les rendent intelligibles. D’où cette idée « qu’il n’y a pas à comprendre ».
Le dialecticien, au contraire, comprend le mouvement de la réalité comme unissant nécessairement changements quantitatifs et changements qualitatifs et il les unit dans sa pratique. Le gauchiste qui n’a que des phrases « révolutionnaires » à la bouche ne fait rien dans l’attente perpétuelle où il est du moment décisif de « La Révolution ». Le réformiste, précisément parce qu’il croit que l’évolution « naturelle » transforme la société, ne lutte même pas pour les réformes qu’il souhaite. Le dialecticien seul comprend qu’il faut lutter pour obtenir des réformes et qu’il est bon de le faire, car il sait que la révolution est liée à l’évolution. Seuls les révolutionnaires peuvent, par leur participation à l’action, donner un contenu réellement progressiste aux réformes. Seuls, parce que dialecticiens, ils peuvent unir autour d’eux, dans les petites, puis dans les grandes actions, les travailleurs abusés par le réformisme comme ceux que séduit la « phrase gauchiste ». Seul un dialecticien peut comprendre la valeur des changements quantitatifs graduels, la diversité des voies de la lutte pour le socialisme selon les conditions, en bref cette vérité que la révolution est un processus. Seuls des maîtres de la dialectique pouvaient guider les masses laborieuses dans les conquêtes du Front populaire et de la Libération. Abordant l’action la plus minime en révolutionnaire et non en réformiste, le dialecticien donne tout son sens aux justes paroles de L’Internationale :
Groupons-nous et demain
L’Internationale sera le genre humain.
La victoire universelle du prolétariat n’est pas une utopie, c’est une certitude objectivement fondée.
Remarques
a) Nous avons dit : les changements quantitatifs insignifiants conduisent à des changements qualitatifs radicaux.
Cela signifie qu’on ne peut séparer la quantité de la qualité, la qualité de la quantité, et qu’il est arbitraire de les isoler (comme le fait par exemple le métaphysicien Bergson pour qui la matière est quantité pure et l’esprit qualité pure). La réalité est à la fois quantitative et qualitative. Et il faut bien comprendre que le changement qualitatif est passage d’une qualité à une autre. La qualité « liquide » devient qualité « gaz » quand le liquide atteint par accumulation quantitative une certaine température.
Même en mathématiques (dont les métaphysiciens voudraient faire une science de la seule quantité) la quantité et la qualité sont inséparables. Additionner des nombres entiers (5+7+3…), c’est un processus quantitatif ; mais il a un aspect qualitatif car les nombres entiers sont des nombres d’une certaine espèce, qui ont une qualité différente des nombres fractionnaires, des nombres algébriques, etc., etc.. La diversité qualitative des nombres est considérable : chaque espèce a ses propriétés. Additionner des nombres entiers, ou des nombres fractionnaires, ou des nombres algébriques, c’est, dira-t-on, toujours additionner ; oui, mais l’addition porte chaque fois sur des qualités différentes. De même : additionner 5 chapeaux ou additionner 5 locomotives, c’est toujours additionner, mais les objets sont qualitativement très différents. La quantité est toujours quantité de quelque chose, elle est quantité d’une qualité.
b) La quantité se change en qualité. Mais réciproquement la qualité se change en quantité, puisqu’elles sont inséparables.
Exemple : les rapports de production capitalistes, à partir d’un certain moment, freinent le développement quantitatif des forces productives, ou même entraînent leur régression. La transformation qualitative des rapports de production se traduit par la socialisation des forces productives qui ainsi prennent un essor nouveau. Conséquence : les forces productives vont connaître un grand développement quantitatif.
QUESTIONS DE CONTROLE
- Qu’est-ce qu’un changement qualitatif ?
- Montrez, à l’aide d’exemples précis, qu’il y a un lien nécessaire entre changement quantitatif (accroissement ou diminution) et changement qualitatif.
- En quoi le troisième trait de la dialectique permet-il au militant ouvrier de mieux œuvrer à la réalisation du front unique ?