Principes fondamentaux de philosophie
Georges Politzer
CINQUIEME PARTIE – LA THEORIE MATERIALISTE DE L’ETAT ET DE LA NATION
Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique permettent d’éclairer toutes les questions des sciences de la nature et des sciences sociales. Il n’est pas possible d’en traiter dans le cadre de cet ouvrage.
Il importe toutefois à chacun de s’arrêter, avant de fermer ce livre, à la solution scientifique de deux questions, dont on a pu mesurer précédemment déjà (notamment dans les leçons 18, 19 et 20) toute l’importance : celle de l’Etat, celle de la nation.
C’est pourquoi, bien qu’elles ne doivent nullement être détachées de l’exposé du matérialisme historique, il a paru nécessaire de leur consacrer les leçons spéciales qu’on va lire.
Vingt-deuxième leçon. — L’Etat
1. L’Etat et « l’intérêt général »
La doctrine constante des hommes politiques bourgeois concernant l’Etat tient tout entière dans l’affirmation que l’Etat républicain est le serviteur de l’intérêt général.
- Dans les 12e et 13e leçons, la question de l’Etat n’a pas été spécialement traitée. Nous l’avons réservée pour la présente leçon. On se reportera pourtant avec profit aux 12e et 13e leçons, ainsi qu’aux 19e, 20e et 21e en particulier sur la dictature du prolétariat (pages 391 à 399) et sur le dépérissement de l’Etat (pages 395, 398 et 411).
L’expérience historique toutefois donne un cinglant démenti à cette « théorie ». Il suffit que des citoyens se proposent de rappeler au gouvernement les exigences de l’intérêt général, par exemple de protester contre le réarmement des nazis, ou simplement de célébrer l’anniversaire de la prise de la Bastille, pour qu’ils se heurtent aux cordons de police de l’Etat républicain. Et si les travailleurs veulent défendre leur pain, que ce soit dans l’industrie privée ou les services publics, ils rencontrent la répression policière, et l’usage des armes par les représentants de l’Etat républicain.
L’ « intérêt général » que l’on invoque exclut donc dans la pratique l’intérêt du prolétariat et des larges couches populaires. Cet « intérêt général » a des limites de classe !
Allons plus loin: l’Etat n’est même plus le défenseur de la « légalité ». Supposons que des travailleurs se mettent en grève contre une infraction au Code du Travail, des ouvrières ou des jeunes travailleurs pour faire respecter le principe légal : « à travail égal, salaire égal », et qu’ils requièrent l’appui de la force publique pour protéger ce moyen d’action constitutionnel qu’est la grève contre l’illégalité patronale, on laisse à penser l’accueil que leur ferait la police, bien que la force publique soit, en principe, au service de la loi !
De même l’inapplication du Statut des fonctionnaires montre que l’Etat se place au-dessus d’une loi, votée à l’unanimité !
Dans certaines conditions historiques cependant, il est tout à fait vrai que l’Etat est le serviteur de l’intérêt général. C’est le cas, typiquement, en Union soviétique. Ainsi, tantôt l’Etat est le serviteur de l’intérêt général, tantôt il ne l’est pas. Il faut donc nécessairement conclure que le critère de l’intérêt général n’a rien de scientifique ; en fait certains ont incontestablement intérêt à donner de l’Etat une définition antiscientifique.
Aussi bien fut-il un temps et des pays où l’Etat était présenté comme quelque chose de surnaturel : une sorte de puissance sans laquelle l’humanité ne pourrait pas vivre, qui apportait aux hommes quelque chose qui n’émanait pas de l’homme, une sagesse supérieure en somme… L’Etat était regardé comme d’origine divine. C’était l’Etat de droit divin. Tel était encore le cas dans le Japon du Mikado absolu. Hitler, quant à lui, proclamait « Dieu avec nous ». On sait aussi, depuis Truman et Eisenhower, que la Maison Blanche représente directement sur terre la Providence, ce qui du reste est plutôt de nature à discréditer la Providence aux yeux des croyants !
L’Etat a été longtemps, et est encore pour bien des gens, l’objet d’un « respect superstitieux ». De là, l’embarras quand il s’agit de le définir. Le plus souvent la question de l’Etat est mélangée avec la question religieuse. Même le positiviste Auguste Comte, qui se flattait d’en avoir fini avec le surnaturel, subordonnait dans la société le « pouvoir temporel » au « pouvoir spirituel ». En réalité, lorsqu’une Eglise enseigne que l’autorité est de droit divin, cela est ordinairement le signe d’une servilité consommée devant l’Etat, comme l’Espagne franquiste en donne l’exemple. Ce sont les Eglises qui ont inculqué à leurs fidèles un respect religieux de l’Etat. Et les difficultés qu’on rencontre pour bien comprendre la question de l’Etat ont leurs racines dans les survivances tenaces de l’idéalisme religieux.
Par exemple en France, depuis longtemps, la théorie du droit divin a fait faillite. Il ne manque pas de laïcs pour se croire à l’abri de toute contamination idéologique de ce côté-là. Pour eux, comme pour les officiels, l’Etat est l’émanation de l’intérêt général. Emanation mystérieuse ! L’Etat est au-dessus des classes, des intérêts particuliers, des partis, nous dit-on ; mais s’il est au-dessus de la lutte des classes, c’est-à-dire un organisme de conciliation des classes, il est clair qu’il ne peut venir de la société elle-même ; il viendra donc d’au-dessus d’elle ; et si ce n’est de Dieu, ce sera de l’esprit ! La thèse des réformistes n’est qu’une laïcisation de la théorie médiévale du droit divin ; c’est le vulgaire idéalisme, forme subtile de la religion. Socialistes, M.R.P., réactionnaires de tous genres, trouvent là un terrain d’entente : la suprématie de « l’esprit », l’écœurant idéalisme de l’Etat, au nom duquel sont commis les crimes les plus sanglants contre les masses, et les violations les plus criantes de la justice, comme la libération des criminels de guerre. En vérité si l’Etat est l’incarnation de « l’esprit », c’est l’esprit bourgeois, de l’idéologie bourgeoise !
Parlant du plan atomique des Etats-Unis, le secrétaire d’Etat américain Foster Dulles déclarait souhaiter que « la puissance destructrice inhérente à la matière soit contrôlée par l’idéalisme ». Mais aux Etats-Unis les signataires de l’Appel de Stockholm sont en prison !
Au cours de l’histoire de la philosophie, la question de l’Etat a été, avec celle de l’exploitation de classe, une des plus embrouillées. C’est que, comme le notait Lénine, elle affecte plus que toute autre les intérêts des classes dominantes. Seul le marxisme-léninisme peut se permettre l’objectivité sur cette question.
Elle revêt pour le prolétariat une importance toute particulière à l’époque où le capitalisme monopoliste se transforme en capitalisme monopoliste d’Etat. Les masses de travailleurs sont alors directement opprimées en tant que producteurs (et non plus seulement en tant que citoyens) par l’Etat, subordonné de plus en plus aux groupements capitalistes tout-puissants. Dans l’économie de guerre — dès le temps de paix — les pays impérialistes deviennent des bagnes militaires pour les ouvriers. Dans sa lutte — économique — pour le pain, le prolétariat rencontre de front la question de l’Etat, la question politique. Réciproquement, la bourgeoisie se sert du prétexte de la guerre, du prétexte politique, pour détruire les organisations de lutte économique du prolétariat: les syndicats, comme ce fut le cas en 1939-1940.
Lénine a écrit :
« Au moment de la victoire de la Révolution dans certains pays, alors que la lutte contre le Capital mondial prend une acuité particulière, la question de l’Etat acquiert la plus grande importance, et est devenue, on peut le dire, la question la plus brûlante, le foyer de toutes les questions et de toutes les discussions politiques contemporaines. » (Lénine : « De l’Etat », dans L’Etat et la révolution, p. 121. Editions sociales, Paris 1947.)
2. L’Etat, produit des antagonismes de classe inconciliables
L’étude du matérialisme, notamment dans la 12° leçon, nous montre déjà que l’Etat ne peut venir du dehors de la société, de « l’esprit », de « Dieu ». La méthode dialectique d’autre part nous indique que l’Etat doit être étudié dans son développement, historiquement.
Mais cela reste trop général. Les « sociologues » positivistes bourgeois prétendent eux aussi traiter la question de l’Etat scientifiquement : pour eux, c’est la complication croissante de la vie sociale, le passage des petits groupes humains isolés à des sociétés beaucoup plus nombreuses, la « différenciation des fonctions sociales » qui rendent l’Etat nécessaire. L’Etat serait le système nerveux de la société : plus l’organisme se complique, plus le rôle du cerveau augmente. L’Etat remplit la « fonction d’organisation » dans la société. Nous allons voir ce qu’il faut en penser.
a) Origine de l’Etat [Ce paragraphe est à mettre en parallèle avec la 12e leçon.]
La première chose à considérer c’est que l’Etat n’a pas toujours existé.
A l’époque de la commune primitive, lorsque les hommes vivaient par clans, tribus, familles patriarcales ou matriarcales [Voir la 17e leçon, points I et II.], il n’y avait pas d’appareil spécial pour exercer systématiquement la contrainte. Or c’est précisément un tel appareil que l’on appelle l’Etat.
Certes il existait des usages, l’autorité du chef, le respect pour sa personne et pour son pouvoir, le respect de l’autorité des femmes, mais il n’y avait point d’hommes occupés spécialement et exclusivement à gouverner les autres et disposant en permanence pour cela de la force armée.
Faut-il en conclure qu’il n’y avait ni discipline, ni organisation dans le travail ? Nullement, car la force de l’habitude et des traditions, l’autorité des anciens ou des femmes, le respect naturel y suffisaient.
Et pourtant les armes existaient. Dès qu’il y eut des outils, c’est-à-dire dès qu’apparut l’homme, il y eut évidemment possibilité de les utiliser comme armes. Le travail est une « violence » contre la nature qui inclut la possibilité de la violence contre l’homme. Ces armes cependant ne représentaient nul danger pour la société. Les hommes armés d’une tribu donnée ne tournaient pas leurs armes les uns contre les autres. L’idéologie de la commune primitive, dont nous avons dit quelques mots dans la 17e leçon, point I, suffisait à régler la vie sociale, et les individus qui songeaient à s’écarter de la règle étaient ramenés au respect de l’ordre par l’action collective des hommes armés. Personne n’était spécialisé dans cette tâche : il n’y avait pas d’Etat.
Pourquoi donc la « fonction d’organisation », chère à nos sociologues, ne peut-elle pas être assurée aujourd’hui comme en ce temps-là par l’organisation spontanée de la population, assurant la discipline du travail et de la vie sociale, et par un centre planificateur de l’activité économique, contrôlée par elle ?
Serait-ce par suite du péché originel que l’âge d’or de la légende antique a disparu ?
On constate qu’à un certain moment de l’histoire l’antique respect n’a plus suffi à maintenir la discipline du travail. Il a été nécessaire de substituer à la force de l’habitude, de la tradition, à l’autorité fondée sur l’expérience, une force spéciale, physique, exerçant la contrainte, inspirant la peur. Il a été nécessaire d’instituer un monopole des armes et de leur usage au bénéfice d’un groupe d’hommes élevés à un rang spécial et se distinguant des autres. Pourquoi ces changements se sont-ils imposés ?
Voilà la véritable question qu’esquivent nos « sociologues ». Car, si l’ancien respect de l’autorité naturelle a disparu, si l’organisation spontanée de la population en armes a été considérée comme une menace et interdite, ce ne peut être que parce que la collaboration et l’entraide dans le travail avaient pris fin, que les rapports de production basés sur la propriété commune avaient cédé la place à de nouveaux rapports de production basés sur la propriété privée et sur l’exploitation de l’homme par l’homme. Seul le matérialisme historique peut donc donner une réponse scientifique à la question de l’origine de l’Etat.
Il est tout à fait compréhensible que, du jour où commença l’exploitation de l’homme par l’homme, la vieille autorité fondée sur le respect naturel se soit écroulée, laissant la place à l’autorité fondée sur la peur. De ce jour, l’organisation spontanée de toute la population en armes cessa, puisque les prisonniers de guerre, transformés en esclaves, furent désarmés. Seuls les maîtres, détenteurs des moyens de production, furent aussi désormais possesseurs des armes. C’est ainsi que de nos jours, dans les pays soumis à l’impérialisme, à Madagascar, en Tunisie, au Maroc, en Algérie, etc., nous voyons les colons s’armer eux-mêmes contre les esclaves coloniaux. [Nous parlons ici de la question des armes, mais il faut noter que l’oppression colonialiste se caractérise plus fondamentalement par le fait que toute la police, l’armée, la justice, l’administration, l’enseignement, sont au service du colon contre le colonisé.]
Jamais les libres tribus patriarcales ou matriarcales n’acceptèrent spontanément l’esclavage. Jamais les esclaves ne se laissèrent docilement conduire au marché.
Pour obtenir des esclaves le travail que l’on attendait d’eux, il fallait la contrainte. En outre, si les maîtres voulaient garantir au régime social ainsi créé la stabilité indispensable à toute production, il convenait de persuader les esclaves qu’un tel régime était juste, représentait l’ordre ; il fallait fixer des règles inviolables déterminant le comportement des hommes dans les rapports sociaux, éternisant pour ainsi dire les nouveaux rapports de production. Ainsi prit naissance la notion métaphysique du droit absolu des maîtres sur leurs esclaves, découlant du vieux droit du vainqueur sur les vaincus. Pour représenter l’intérêt de la classe des maîtres, en tant que classe, indépendamment de la volonté des individus qui la composent, il devint nécessaire d’établir des lois, prescrivant les obligations des exploités et les droits des exploiteurs, servant de base intangible à la répression et lui garantissant ainsi une réalisation inconditionnelle, indépendante des « hasards » de la lutte des classes, des fluctuations temporaires de la force. Ainsi, les défaillances momentanées de la force matérielle de la classe dominante pouvaient-elles être compensées par la crainte des lois.
Encore fallait-il que celles-ci fussent respectées pour elles-mêmes. Un penseur de l’antiquité, Critias, indique que
« pour faire régner la justice, les hommes établirent des lois qui ne purent atteindre qu’en partie leur objet : elles pouvaient bien empêcher de commettre la violence en public, mais non de le faire en secret. C’est alors qu’un sage à l’esprit avisé eut l’idée d’inspirer aux hommes la crainte de dieux omniscients. Quand il les eut convaincus que même les mauvais projets formés dans le silence ne sauraient leur échapper, l’anomie [c’est-à-dire les infractions chroniques aux lois] cessa. » (Cité par Sextus Empiricus, « Sisyphe ». IX, 54.)
L’apologue de Critias reflète une profonde vérité : avec l’apparition des classes, les dieux, par lesquels l’imagination humaine expliquait jusqu’alors les forces de la nature et les fluctuations du destin, acquièrent une nouvelle fonction : ils deviennent les garants de l’ordre social, la caution mystérieuse de l’inégalité de classe, les juges des opprimés dans l’au-delà et ces juges ont partie liée avec les oppresseurs. Ceux-ci inculquent aux masses la crainte des dieux et accréditent la légende qu’ils sont en communication mystérieuse avec eux.
Ainsi le droit complète et consacre la force, et la religion complète et sanctifie le droit. Aussi lorsque se fut développé le mode de production esclavagiste et que la société esclavagiste fut édifiée, lorsque la superstition maintint les esclaves dans l’obéissance et qu’ils eurent pris, avec l’habitude de la servitude, comme l’indiquait Rousseau, une mentalité d’esclaves, des détachements spéciaux d’hommes armés, une police chargée de punir les esclaves évadés, purent suffire et remplacèrent avantageusement l’armement permanent des propriétaires. Toutefois, le propriétaire ne perdit jamais le droit d’avoir sur son domaine ses propres gardes armés. Ainsi de nos jours les grands capitalistes américains ont leur propre police sur leurs exploitations pétrolifères ou agricoles.
De l’examen des faits historiques il résulte donc que dans toutes les sociétés de classes antagonistes, l’Etat se ramène à ceci : un appareil à gouverner les exploités qui s’est dégagé de la société humaine et s’est progressivement distingué d’elle. Il suppose l’existence d’un groupe spécial d’hommes, les hommes politiques, occupé uniquement à gouverner, et utilisant pour cela un appareil conçu pour « l’assujettissement de la volonté d’autrui à la violence » [Lénine : « De l’Etat », dans L’Etat et la révolution, p. 113.] ; cet appareil comprend la police, l’armée permanente, les prisons, les tribunaux ; il faut y ajouter les organes de pression idéologique : l’enseignement, la presse, la radiodiffusion, etc.
En résumé :
- L’Etat n’a pas toujours existé.
- L’appareil d’Etat ne surgit qu’à l’endroit et au moment où surgit dans la société la division en classes antagonistes, l’exploitation de classe.
Engels a écrit :
« L’Etat n’est donc pas un pouvoir imposé du dehors à la société ; il n’est pas davantage la « réalité de l’idée morale », « l’image et la réalité de la raison », comme le prétend Hegel. Il est bien plutôt un produit de la société à un stade déterminé de son développement ; il est l’aveu que cette société s’empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s’étant scindée en oppositions inconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile [En effet, la loi de correspondance nécessaire entre les rapports de production et le caractère des forces productives montre que l’exploitation de l’homme par l’homme remplit, à certaines époques, une mission historique.], le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l’ « ordre » ; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’Etat. » (Engels : L’Origine de la famille, de la propriété et de l’Etat, p. 155 et 156. Editions Sociales, Paris, 1954.)
Lénine a résumé en une formule décisive la conception scientifique de l’origine de l’Etat :
« L’Etat est le produit et la manifestation des antagonismes de classes inconciliables. » (Lénine ; L’Etat et la révolution, p. 12.)
Pour comprendre l’origine de l’Etat, il faut donc considérer les lois objectives de la production qui, à un certain stade de développement des forces productives, engendrent la propriété privée, l’exploitation de l’homme par l’homme et par conséquent l’obligation de consolider cette propriété privée. L’Etat est donc un produit historiquement nécessaire du développement économique de la société ; il ne s’explique nullement par le « péché originel », la volonté divine, « l’idée morale », ou la « fonction d’organisation ».
C’est ce que ne comprennent pas les anarchistes, prisonniers qu’ils sont, sur le plan théorique, de l’idéalisme. De même que les défenseurs de l’Etat bourgeois expliquent que l’Etat est indispensable pour contenir dans des limites la méchanceté et la malignité originelles de l’homme, de même les anarchistes voient dans l’Etat le produit d’une puissance malfaisante, d’un « instinct de domination ». Ils détachent l’Etat de sa base de classe, ils le considèrent comme une force autonome qui s’exerce dans l’intérêt de ceux qui parviennent à la dominer, à s’en emparer. Ils nient l’origine historique de l’Etat et la nécessité objective de son apparition à un moment donné.
Conséquence importante sur le plan pratique : les anarchistes détachent la lutte contre l’Etat bourgeois de la lutte de classe, de la lutte de masse. En face de l’Etat-en-soi, ils dressent l’individu et préconisent, comme méthode de lutte, des actes individuels. La conséquence politique, c’est que l’anarchisme est devenu rapidement un alibi des plus commodes pour les agents provocateurs de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier. D’autre part, l’opposition anarchiste à l’Etat-en-soi, l’opposition de l’individu et de la masse, conduit tout droit à l’hostilité à l’égard du pouvoir socialiste, pouvoir des ouvriers et des paysans. La conséquence politique, c’est que l’anarchisme sert d’alibi au terrorisme antisoviétique. Ainsi se rejoignent, malgré les apparences, les « théories » des historiens bourgeois qui voient par exemple dans la guerre de 1914 un effet de « la volonté de puissance de l’Etat » (!), et l’éloge de la révolte pour la révolte dans le Livre antisoviétique de Camus : L’Homme révolté.
Notons toutefois que la mystification qui fait de l’Etat une force autonome, une incarnation de l’ « idée », bref le préjugé idéaliste, repose sur une particularité qu’Engels souligne dans le texte ci-dessus. Rappelons-nous que la force physique de l’Etat, à elle seule, ne suffit pas. Toutes les grandes révolutions l’ont montré : elles ont mis à l’ordre du jour le problème des rapports entre les « détachements spéciaux d’hommes armés » et « l’organisation spontanée de la population en armes ». Elles ont montré que, lorsqu’il en était ainsi, l’issue de la lutte était rapide et nullement favorable à la classe exploiteuse. Si, au contraire, la force de l’Etat est soutenue par une partie de la population, l’histoire nous montre des guerres civiles longues et d’issue douteuse. Ce qui veut dire que, si les exploités considéraient l’Etat comme ce qu’il est, un instrument de leur asservissement, la domination des exploiteurs serait gravement compromise. Ceux-ci ont donc besoin, non seulement de la puissance de l’appareil d’Etat, mais encore de le faire apparaître comme d’essence supérieure, d’en inspirer la crainte superstitieuse. Il faut que l’Etat se place en apparence au-dessus de la société, au-dessus des luttes sociales. Il faut qu’il s’éloigne de plus en plus de la société, s’entoure de mystère, de secrets, qu’il apparaisse comme une puissance céleste juchée sur un Sinaï de nuages et d’éclairs, devant laquelle tout genou doit fléchir. Chaque fois que cela fut possible les classes dominantes ont divinisé le chef de l’Etat. Lorsque ce n’est plus possible, elles invoquent le mystérieux « intérêt général », inaccessible à l’intelligence du commun des mortels ! Voilà sur quoi prennent appui les théories idéalistes de l’Etat. Et cette insistance des classes dirigeantes à présenter l’Etat comme l’incarnation d’une force supérieure prouve qu’elles savent bien que la force réelle d’un Etat réside dans le soutien que l’opinion lui accorde, le crédit qu’il a auprès des masses, la confiance dont il jouit, bref sur des idées. Ecoutons Laniel, capitaliste et chef du gouvernement, s’adressant, en août 1953, aux grévistes :
« Je dois maintenant vous tenir le langage de l’Etat…, car c’est l’Etat et l’Etat seul qui, en démocratie, doit arbitrer les querelles entre intérêts particuliers. »
Ainsi les intérêts privés du capitaliste Laniel sont ceux que défend l’Etat. En préconisant l’ « arbitrage » de l’Etat, il en fait l’aveu ! Mais les revendications légitimes de millions de travailleurs n’expriment-elles que des intérêts particuliers ? Comme si l’intérêt de ceux qui travaillent n’était pas la plus authentique expression de l’intérêt général !
En renversant ainsi les termes du problème, Laniel recherche le soutien des masses, ou d’une partie d’entre elles, sans lesquelles le pouvoir de la classe dominante ne pourrait se maintenir. C’est pourquoi il est nécessaire que l’Etat capitaliste défende les intérêts privés capitalistes au nom de l’intérêt général. Pour que les masses cessent de soutenir l’Etat bourgeois, il faut deux choses :
- qu’elles se rendent compte que le prétendu « intérêt général » que défend l’Etat n’est que l’intérêt des capitalistes ;
- qu’elles comprennent que l’intérêt des capitalistes n’est plus depuis longtemps en accord avec celui de la nation.
- b) Rôle historique de l’État [Ce paragraphe est à mettre en parallèle avec la 13e leçon.]
Traitant de l’origine de l’Etat, nous avons inévitablement parlé de son rôle. La dialectique le veut ainsi puisque l’Etat est né précisément pour faire face à un problème surgi dans la société, pour consolider la suprématie sociale des exploiteurs, le régime de propriété qui garantit leurs privilèges. L’Etat est un reflet de la base économique, mais ce n’est pas un reflet passif, c’est un reflet actif. C’est pourquoi, sans séparer son rôle de son origine, il est utile, de même que pour l’étude des idées dans la vie sociale, de ne pas confondre le rôle et l’origine. Car du point de vue de l’origine, l’Etat est dérivé par rapport à l’économie, mais du point de vue du rôle, il est des cas où l’importance de l’Etat est primordiale, décisive, déterminante. Dire que l’Etat est un reflet de l’économie ne doit donc pas conduire à sous-estimer son action en retour sur l’économie.
La tâche de l’Etat, dit Engels, c’est de « modérer le conflit des classes », de le maintenir dans les limites de « l’ordre ». Comme l’a montré Lénine, cela ne signifie pas du tout que l’Etat est un organisme de conciliation des classes. Cela veut dire tout juste le contraire !
Si la « conciliation » des classes était possible, il n’y aurait jamais eu besoin d’Etat, d’organisme répressif.
« Modérer le conflit des classes », cela signifie lui enlever de son acuité, autrement dit enlever aux classes exploitées les moyens de lutte leur permettant de se débarrasser de leurs exploiteurs. Il s’agit donc de limiter, d’enrayer, d’étouffer la lutte des classes exploitées. Comment ? en laissant le champ libre à l’action des exploiteurs, en élargissant, en développant, en renforçant l’oppression, notamment lorsque les rapports de production ont cessé de correspondre à l’état des forces productives.
Telle est en effet l’impasse des classes réactionnaires : emplir les prisons pour « être tranquilles » ; et, pour tuer la peur que leur causent les prisons pleines, les remplir encore davantage ! Voilà pour elles « l’ordre » et la « paix », ordre qui légalise l’oppression, qui est fait pour l’affermir et en même temps qui l’ébranlé. Modérer le conflit en l’aggravant. [On comprend alors le sens du célèbre avertissement de Staline concernant le fascisme, signe incontestable de la faiblesse relative du mouvement ouvrier, mais aussi signe de sa force et de la faiblesse générale du capitalisme.]
La conclusion c’est que
« Selon Marx, l’Etat est un organisme de domination de classe, d’oppression d’une classe par une autre. » (Lénine : L’Etat et la révolution, p. 13.)
L’Etat représente la violence, établie et organisée, la violence légale. Il est un instrument, non de conciliation, mais de lutte des classes.
Une question se pose alors : quelle est, à chaque étape du développement historique, la classe qui est en mesure de créer, d’entretenir, d’utiliser cet instrument ? Toute classe exploiteuse a besoin de l’Etat, mais elle ne peut pas toujours l’entretenir.
Engels répond :
« Comme l’Etat est né du besoin de refréner des oppositions des classes, mais comme il est né, en même temps, au milieu du conflit de ces classes, il est, dans la règle, l’Etat de la classe la plus puissante, de celle qui domine au point de vue économique et qui, grâce à lui, devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour mater et exploiter la classe opprimée. » (Engels : L’Origine de la famille…, p. 157.)
A chaque époque, la science historique doit donc donner une réponse concrète.
Par exemple, l’entretien de l’Etat moderne (armée, police, fonctionnaires) exige des dépenses.
La classe dominante ne peut donc conserver dans ses mains cet instrument et l’utiliser que pour autant que les rapports de production qu’elle personnifie et qu’elle veut sauvegarder lui permettent de l’entretenir. C’est pourquoi, en règle générale, la classe politiquement dominante, c’est celle qui est économiquement dominante.
De là, quelques conséquences :
- Lorsque deux classes en lutte atteignent un certain équilibre sous le rapport économique, l’Etat peut acquérir pour un certain temps un semblant d’indépendance à l’égard de ces classes. La monarchie absolue de Louis XIV semblait pouvoir être l’arbitre entre les féodaux, exploiteurs des serfs, et les bourgeois ; le roi pouvait dire : « l’Etat, c’est moi ! »
En fait, cela signifiait que les bourgeois avaient acquis une certaine influence dans l’Etat féodal parce qu’ils l’entretenaient, parce qu’ils prêtaient de l’argent au roi ; mais réciproquement, ils ne pouvaient sans la protection de l’Etat féodal développer commerce et manufactures. En échange de l’appui financier qu’ils donnaient au système féodal, les bourgeois obtenaient les privilèges commerciaux qui portaient en germe la fin du système féodal ! La lutte entre les deux classes exploiteuses se présentait à ce moment-là sous une forme telle que chacune des deux classes avait besoin de l’autre. Un siècle après, en 1789, il en alla tout autrement : la bourgeoisie, devenue économiquement dominante, coupa les vivres à l’Etat féodal et le fit choir. N’oublions pas toutefois que les ententes provisoires entre nobles et bourgeois se sont toujours nouées sur le dos des paysans, classe exploitée.
- Entre les mains d’une classe exploiteuse, l’Etat est un moyen supplémentaire d’exploitation des classes opprimées. Les impôts, les amendes, les frais de justice, etc., sont autant de moyens de faire payer par les opprimés les frais de leur oppression, sous couleur de contribution aux frais généraux de la société. Cela apparaît encore mieux de nos jours où l’énorme budget de guerre de la France signifie que la nation paie les frais d’une guerre (la guerre au Viêt-Nam) et d’un réarmement (dans le cadre du pacte Atlantique d’agression) entrepris dans l’intérêt exclusif de la bourgeoisie impérialiste. De même, ce sont les larges masses qui paient les frais d’entretien de la police qui les matraque au nom de l’intérêt général. Ainsi l’Etat matraque les travailleurs « dans leur intérêt » et… à leurs frais ! Toutefois cette exploitation supplémentaire ne peut être le fait que de l’Etat des classes exploiteuses et découle en son fond de l’exploitation elle-même. L’exploitation, contrairement à ce que croyait Blanqui, ce n’est pas l’impôt, mais l’appropriation privée du travail non payé.
- La classe au pouvoir commence nécessairement à trembler pour sa suprématie politique dès que les rapports de production qu’elle personnifie, et par lesquels elle est économiquement dominante, commencent à vieillir, c’est-à-dire dès que se fait jour le désaccord entre les rapports de production et le caractère des forces productives. C’est lorsque ce désaccord s’aggrave que se pose avec acuité la question de l’Etat. Et c’est à ce moment qu’apparaît la possibilité matérielle que le pouvoir d’Etat échappe aux mains de la classe dominante.
Aussi, lorsqu’on parle de la classe économiquement la plus puissante, il ne faut pas comprendre cette expression de façon schématique. En un sens, la classe la plus « puissante », c’est celle qui est capable de porter en avant le développement des forces productives, celle qui personnifie les rapports de production nouveaux. Lorsque la bourgeoisie n’est plus en mesure de développer les forces productives, on ne peut plus dire qu’elle soit économiquement « puissante », ni que l’économie capitaliste, qui domine encore la société, soit saine. C’est au contraire une économie en déclin, et cela signifie que la domination, tant politique qu’économique, de la bourgeoisie touche à sa fin.
Mais c’est alors qu’apparaît en pleine lumière l’action en retour de l’Etat sur l’économie, car l’Etat n’est pas passif devant le sort de sa base, il est actif, il la défend énergiquement.
Lorsque les rapports de production sont en accord avec le caractère des forces productives, la politique économique de la classe au pouvoir qui personnifie ces rapports de production tend au développement de la production, à l’extension de l’industrie : citons par exemple la lutte de la bourgeoisie pour le libre-échange.
Mais lorsque les rapports de production ne correspondent plus au caractère des forces productives, la politique économique des classes exploiteuses tend à enrayer le jeu de la loi de correspondance nécessaire, par exemple en prenant des mesures pour freiner le développement des forces productives.
A l’époque du déclin du capitalisme notamment, le capital financier, contrôlant étroitement l’Etat qui n’est que son instrument, tente de donner aux problèmes économiques du capitalisme une solution conforme à ses intérêts, au détriment de ceux de la nation. L’Etat, subordonné aux monopoles, s’efforce de dominer la vie économique, non point qu’il soit possible de « planifier » le capitalisme, mais uniquement pour protéger les intérêts de l’oligarchie financière. Celle-ci s’adjuge d’énormes avantages : l’Etat qu’elle contrôle lui assure le monopole de l’émission des fonds d’Etat, lui passe les commandes d’armement et de fournitures militaires, l’exempte d’impôts, fixe à son avantage les prix de gros et de détail, lui vend à bas prix les produits de l’industrie nationalisée (électricité, charbon), prend des mesures pour éliminer ses concurrents, lui accorde des subventions, manipule la monnaie, négocie pour son compte avec les autres pays, fixe enfin les salaires à sa convenance, en sorte que tout prolétaire rencontre inévitablement l’Etat sur son chemin, dans sa lutte pour le pain.
A l’époque de l’impérialisme, l’action de l’Etat est guidée par la nécessité de sauver le capitalisme et en particulier de retarder l’heure de la crise économique. L’Etat est l’instrument principal de la ruine et de l’appauvrissement de la majorité de la population du pays, de l’asservissement et du pillage systématique des peuples colonisés, de la lutte des capitalistes monopoleurs contre les capitalistes non monopoleurs et de la lutte des groupes de capitalistes monopoleurs entre eux, l’instrument enfin de la lutte entre les impérialismes rivaux, des guerres et de la militarisation de l’économie nationale. Afin de pouvoir remplir toutes ces tâches, il reste plus que jamais, et en première ligne, l’instrument d’oppression du prolétariat et des larges masses travailleuses.
Ainsi l’Etat est le rempart de la classe exploiteuse et son rôle est décisif pour la défense du mode de production qui a fait son temps. L’Etat, qui était l’instrument de domination de la classe économiquement la plus puissante, devient l’instrument de conservation de cette puissance économique alors même qu’elle est sapée à la base par les contradictions du mode de production. Les conditions objectives du changement du mode de production existent. Mais l’action de la classe exploiteuse qui s’oppose à l’application de la loi de correspondance nécessaire, l’action de l’Etat bourgeois, devient le principal obstacle aux changements nécessaires. Cet obstacle doit être brisé, mais pour cela il faut des conditions subjectives, à savoir toute la lutte politique de la classe ouvrière pour s’organiser politiquement en un parti de classe, organiser les masses populaires, défendre et élargir les libertés démocratiques, et enfin créer son propre pouvoir d’Etat.
Celui-ci ne possède encore, à ses débuts, aucune base économique propre, socialiste : il devra créer sa propre base. Au surplus, il ne peut s’instaurer qu’avec l’appui conscient des masses travailleuses. Il faut donc que les idées politiques nouvelles, mises en avant par la classe ouvrière, aient conquis la majorité dans les masses, c’est-à-dire que la majorité de la nation ait cessé d’accorder son soutien, sa confiance à la politique bourgeoise. C’est pourquoi le marxisme place avec raison la question de l’Etat au nombre des conditions subjectives du changement du mode de production.
Voici donc ce que la dialectique nous enseigne : bien qu’un Etat donné soit toujours le reflet d’une base économique donnée, la solution du problème de l’Etat, du problème politique, doit, dans des cas déterminés, précéder historiquement l’édification de la base économique qui sera spécifique du nouvel Etat.
C’est précisément ce que ne peut comprendre le matérialisme vulgaire : partant de l’idée que l’Etat est un produit du développement économique de la société, il en conclut que les contradictions économiques doivent mécaniquement, fatalement, aboutir aux transformations du mode de production, que le socialisme naîtra spontanément de la « décomposition du capitalisme ». Il oublie que l’action des hommes peut entraver l’application des lois économiques, que la bourgeoisie peut prolonger par son action politique et les immenses moyens que lui donne l’Etat moderne, l’agonie de la base économique. Par là, il fait le jeu de la bourgeoisie. Le courant économiste dans le mouvement ouvrier aboutit au même résultat en niant la nécessité de la lutte politique du prolétariat contre l’Etat bourgeois, et ainsi il alimente l’opportunisme, il met la classe ouvrière à la remorque de la bourgeoisie. En même temps, il s’élève contre le pouvoir politique de la classe ouvrière et sombre dans l’antisoviétisme. Aussi est-il cultivé par les agents de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier, les chefs social-démocrates réformistes.
La conclusion, c’est donc la nécessité impérieuse de la lutte politique. Mais n’oublions pas d’autre part ce que nous avons vu ci-dessus : l’Etat ne petit jouer son rôle que si les masses (et aussi les serviteurs de l’Etat) acceptent l’idée qu’il est au-dessus des classes, si elles en ont la superstition. La force physique de l’Etat repose en définitive sur un élément idéologique, la sous-estimation par les masses de leur propre puissance. Napoléon reconnaissait que l’on peut tout faire avec des baïonnettes, à condition d’avoir pour soi l’opinion publique. Quels que soient les moyens de pression dont dispose l’Etat bourgeois, par exemple la corruption, l’expérience historique a montré qu’ils ne pouvaient rien contre la fermeté des masses armées idéologiquement. Une seule chose compte en définitive, c’est que les masses voient clair dans le jeu de leurs ennemis, crue ceux-ci ne parviennent pas à les tromper. C’est pourquoi le marxisme range les institutions politiques parmi les phénomènes de la vie spirituelle de la société : leur puissance n’est autre en effet que la force des idées, force qui peut devenir matérielle à la condition que les idées s’emparent des masses.
En conséquence, la lutte politique inclut nécessairement la lutte idéologique, lutte contre les idées qui soutiennent la politique de l’adversaire de classe, lutte pour lever les obstacles idéologiques qui empêchent les masses de s’unir dans la lutte politique contre l’Etat bourgeois.
Cette analyse ne fait que démontrer une fois de plus la nécessité pour la lutte de classe du prolétariat d’être guidée par une avant-garde consciente organisée en une force politique indépendante, un parti politique s’appuyant sur une idéologie de classe, de combat révolutionnaire, qui reflète scientifiquement les intérêts vitaux, immédiats et à longue échéance, de la classe ouvrière et de toute la société.
3. Le contenu et la forme de l’Etat
Un des principaux moyens employés par les idéologues des classes dominantes et exploiteuses pour embrouiller la question de l’Etat, c’est de confondre la forme et le contenu de l’Etat. Quand ils définissent les divers types d’Etat, ils partent toujours du nombre d’hommes qui exercent les prérogatives du pouvoir : ils distinguent l’Etat monarchique, aristocratique, démocratique. Ils circonscrivent le débat aux questions de forme, à la nature des organismes qui exercent Je pouvoir : par exemple l’existence d’un Parlement, la « séparation des pouvoirs », l’ « indépendance de la justice », etc., montrant ainsi que, pour eux, le contenu est intouchable.
Pour le marxisme, la question qui prime toutes les autres est la suivante : dans l’intérêt de qui et contre qui ce pouvoir s’exerce-t-il? Le marxisme distingue le contenu social de l’Etat de sa forme.
a) Le contenu social de l’Etat.
Le caractère d’un Etat lui est donné par son contenu social réel, son contenu de classe. Un Etat est esclavagiste ou féodal, bourgeois et capitaliste ou prolétarien et socialiste. Tout Etat est une dictature de classe : cela résulte de son origine et de son rôle. Le contenu représente l’essence de l’Etat, il précède la forme et la détermine. Chaque classe dominante choisit la forme qui convient le mieux à sa dictature de classe.
Songeons à quelques exemples historiques :
L’Etat antique est-il un Etat esclavagiste ? Oui, quelle que soit sa forme, car jamais l’esclave n’y a été citoyen. L’Etat au moyen âge est-il un Etat féodal ? Oui, quelle que soit sa forme, car jamais serf n’y a disposé du moindre droit politique ; quant aux bourgeois, ils y ont conquis leurs franchises de haute lutte. L’Etat français contemporain, depuis 1789, est-il l’Etat de la bourgeoisie capitaliste ? Oui, quelle que soit sa forme, car jamais le prolétariat n’y a disposé d’autres droits politiques que de ceux qu’il a arrachés par la lutte à la bourgeoisie et dont il impose le respect par une lutte de tous les instants.
L’Etat soviétique est-il l’Etat des ouvriers et des paysans ? Oui, car
« … la base politique de l’U.R.S.S. est constituée par les Soviets de députés des travailleurs, qui ont grandi et se sont affermis à la suite du renversement du pouvoir des grands propriétaires fonciers et des capitalistes, et grâce à la conquête de la dictature du prolétariat. (Article 2 de la Constitution de l’U.R.S.S.)
Tout le pouvoir dans l’U.R.S.S. appartient aux travailleurs de la ville et de la campagne en la personne des Soviets de députés des travailleurs. » (Article 3 de la Constitution de l’U.R.S.S.)
La première question à poser pour apprécier de nos jours le caractère d’un Etat est donc celle-ci : s’agit-il d’un Etat bourgeois capitaliste, ou bien d’un Etat socialiste des ouvriers et des paysans ?
La question ne peut se poser autrement. L’Etat ne peut être l’Etat d’un homme, ou d’un parti ; il est toujours l’Etat d’une classe. Un Etat ne peut se maintenir, nous l’avons vu, sans une base économique, et la base économique, nous le savons, est caractérisée par la propriété des moyens de production. La force sociale qui incarne la propriété, qui en dispose et l’utilise, ce n’est nulle part un homme ou un parti, c’est toujours et partout une classe, ici celle des bourgeois capitalistes, là celle des ouvriers alliés à celle des paysans travailleurs.
Le contenu social d’un Etat est donc donné par la réponse à la question suivante : au service de quels rapports de production, de quelle forme de propriété (privée ou sociale), de quelle classe est-il ?
Il faut poser cette question à propos de toutes les notions politiques.
Par exemple, à propos de la liberté, Lénine a jeté hâtivement sur le papier les notes suivantes :
« « Liberté » = liberté du possesseur de marchandises. Liberté réelle des ouvriers salariés — des paysans. Liberté des exploiteurs. Liberté pour qui ? » par rapport à qui ? à quoi ? » en quoi ? » (Lénine : « De la dictature du prolétariat », dans L’Etat et la révolution, p. 149.)
Et à propos de l’égalité :
« « Egalité ». Engels dans l’Anti-Dühring (préjugé si l’on entend par là plus que suppression des classes). Egalité de possesseurs de marchandises. Egalité de l’exploité et de l’exploiteur. Egalité de l’affamé et du bien nourri. Egalité de l’ouvrier et du paysan. Egalité de qui ? avec qui ? en quoi ? » (Idem, p. 150.)
Les moyens de gouvernement d’un Etat sont ceux de la classe dont il est l’instrument et, à ce titre, ils sont significatifs, ils témoignent de son contenu. Pour l’Etat capitaliste, ce sont des moyens capitalistes, et au premier rang l’argent.
Engels écrit à ce propos :
« La République démocratique ne reconnaît plus officiellement les différences de fortune. La richesse y exerce son pouvoir d’une façon indirecte, mais d’autant plus sûre. D’une part, sous forme de corruption directe des fonctionnaires, ce dont l’Amérique offre un modèle classique, d’autre part, sous forme d’alliance entre le gouvernement et la Bourse ; cette alliance se réalise d’autant plus facilement que les dettes d’Etat augmentent davantage et que les sociétés par actions concentrent de plus en plus entre leurs mains non seulement les transports, mais aussi la production elle-même, et trouvent à leur tour leur point central dans la Bourse. » (Engels : L’Origine de la famille…, p. 158.)
De nos jours, la domination de la richesse dans la République bourgeoise n’est pas moins manifeste. Bien que n’existe aucune disposition légale ou juridique réservant aux membres de l’oligarchie financière les postes de commande de l’Etat, la « subordination de l’appareil d’Etat aux monopoles ». [Staline : Les Problèmes économiques…, p. 37.] n’en est pas moins un fait. D’une part, les 200 familles ont les moyens de placer certains de leurs membres dans l’appareil d’Etat comme hauts fonctionnaires : quelles que soient les règles de recrutement de ceux-ci, on sait qu’en définitive c’est la « cote d’amour » qui règle l’admission dans les « grands corps de l’Etat », comme l’Inspection des Finances et autres. D’autre part, l’oligarchie financière organise une migration régulière des hauts fonctionnaires vers le secteur privé, véritable débauchage qui lui permet d’assurer un recrutement continu de ses cadres et qui tend, par l’ambition, la soif du gain, la corruption, à contrôler toute la hiérarchie administrative. Cette corruption éclate dans les scandales inévitables et périodiques de l’Etat capitaliste. Elle prend aussi la forme de distribution directe de places dans les conseils d’administration des trusts aux députés, aux diplomates, aux généraux, etc.
Nous avons vu ci-dessus (p. 222) le rôle historique de l’Etat au service du capital financier. Par l’intermédiaire des crédits du plan Marshall, l’Etat français s’est trouvé subordonné aux monopoles yankees et certains de ses rouages, par exemple le Quai d’Orsay, étroitement contrôlés par leurs agents. La grande bourgeoisie dispose aussi de la « crise financière » comme moyen de chantage sur le Parlement : l’accroissement des dettes de l’Etat est une bonne affaire politique pour elle : le chantage financier qui fut pour elle un moyen de pression sur les rois, reste une pratique utilisable avec son propre Etat et les Etats étrangers en difficulté.
Le rôle politique de la richesse dans l’Etat bourgeois apparaît encore dans une série de questions : quel est le contenu de la liberté de la presse, sinon que les capitalistes, qui ont seuls la possibilité matérielle de fonder un journal et de le financer, ont toute latitude pour le créer ? — quel est le contenu du droit de tous à l’instruction, sinon que la possibilité réelle de s’instruire n’existe que pour les classes et couches sociales qui peuvent payer les frais de l’enseignement ? — quel est le contenu de la liberté d’opinion et des droits politiques, sinon que la possibilité réelle de présenter des candidats n’existe que pour les groupements capitalistes qui peuvent financer une campagne électorale ? N’oublions pas que l’existence d’un parti indépendant de la classe ouvrière n’est pas un effet du libéralisme bourgeois, mais de la solidarité agissante des masses.
Les traits de l’Etat de classe apparaissent nettement dans la question de la justice. Notons d’abord que la justice n’est pas rendue, elle est vendue par la bourgeoisie : théoriquement gratuite, elle n’est toutefois rendue qu’à celui qui peut engager les frais d’une procédure ; comment un travailleur peut-il obtenir des dommages et intérêts pour un accident du travail ? Comment peut-il obtenir un recours devant le Conseil d’Etat contre une illégalité administrative ? La justice est rendue dans un jargon inaccessible aux masses populaires, qui remonte aux premiers temps de la bourgeoisie. Enfin, surtout, les principes qui la guident sont ceux du droit bourgeois fondé sur la défense de la propriété, la défense du Capital ; la répression des voleurs de biens personnels sert d’alibi à la répression des travailleurs en lutte contre leurs exploiteurs ; dans les affaires politiques, les moyens de pression de l’Etat bourgeois sur les magistrats sont multiples depuis le chantage à l’avancement jusqu’à la menace, à peine déguisée, par agents provocateurs ; même en ce qui concerne les crimes, on sait que l’idéologie bourgeoise les apprécie très différemment selon qu’ils sont commis par un misérable déclassé ou par un fils de famille « honorable » ; enfin la corruption de la bourgeoisie décadente rend la justice pratiquement impuissante devant les trafiquants et gangsters de haut vol qui écument les « hautes » sphères de la société.
Le contenu du droit découle du fait qu’il a pour fonction de consacrer le régime existant de la propriété. Loin d’être l’incarnation de principes éternels, de « lois naturelles », ou des volontés de la « conscience collective », le droit est un élément constitutif de la superstructure, le reflet de la forme de propriété dominante, qu’il tente d’éterniser, en la portant à l’absolu, en la justifiant par un prétendu « principe » immuable : la pensée juridique bourgeoise est un des meilleurs exemples d’application de la méthode métaphysique.
Un simple exemple illustrera le contenu de classe du droit. Le Code fait obligation aux enfants de subvenir aux besoins de leurs parents, si nécessaire, et aux parents d’élever leurs enfants. N’est-il pas clair que cette règle ne fait que généraliser à toute la société une obligation qui n’a de sens que dans le cadre de la famille bourgeoise possédante, et que cette généralisation abusive dispense les exploiteurs, la bourgeoisie, d’obligations à l’égard des éléments du prolétariat incapables de travailler : vieux travailleurs, infirmes, malades, enfants de prolétaires ?
L’Etat bourgeois « démocratique » se caractérise encore par les traits suivants :
— la bureaucratie : l’administration est conduite exclusivement par en haut d’après les directives occultes de la grande bourgeoisie ; la haute administration est pratiquement irresponsable et contrôlée directement par l’oligarchie financière ; les hauts fonctionnaires forment des « corps » spécialisés et fermés, dépositaires des « compétences », c’est-à-dire de l’expérience de classe séculaire de la bourgeoisie ; cette administration est soustraite au contrôle des commissions parlementaires par le « secret professionnel » ; l’administration préfectorale supervise les assemblées locales et subordonne leurs décisions aux intérêts de classe de la grande bourgeoisie. [Dans son rapport au IXe Congrès du Parti communiste français (Arles, 1937), Maurice Thorez illustrait cette omnipotence des bureaux dans le domaine de la politique étrangère. Il disait, citant un hebdomadaire démocratique : « M. Léger, Secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, est entré au Quai d’Orsay en 1914. En 1916, il est à Shanghaï. En 1921, à Paris. Et, de 1921 à 1937, M. Alexis Léger est demeuré à Paris. En 1929, il était directeur des Affaires politiques et commerciales. Depuis cette nomination, M. Briand a succédé à M. Briand, M. Laval à M. Briand, M. Tardieu à M. Laval, M. Herriot à M. Tardieu, M. Paul-Boncour à M. Herriot, M. Daladier à M. Paul-Boncour, M. Barthou à M. Daladier, M. Laval à M. Barthou, M. Flandin à M. Laval, et M. Yvon Delbos à M. Flandin. Mais M. Léger est toujours Secrétaire général du ministère des Affaires étrangères. « Qui est le véritable ministre des Affaires étrangères ? Qui représente, aux yeux de ses représentants, la France ? M. Delbos ? Allons donc ! M. Alexis Léger, ministre permanent. » M. Thorez : Œuvres, t. XIV, p. 269. Editions Sociales, Paris, 1954.]
— le militarisme : la durée excessive du service militaire, conséquence de l’impérialisme, pour qui la paix n’est qu’une trêve entre deux agressions, a, entre autres buts, celui de dresser la jeunesse au service aveugle de l’Etat bourgeois ; la discipline est conçue comme une obéissance passive et sans discussion, imposée d’en haut ; la bourgeoisie ne peut pas avouer clairement à ses soldats ses buts de classe ;
— le parlementarisme : les élections sont conçues de façon telle qu’elles doivent seulement décider tous les 4 ou 5 ans quel homme de confiance de la bourgeoisie ira représenter et opprimer le peuple au Parlement ; les représentants du peuple ne sont pas révocables par leurs électeurs et ne détiennent pas le pouvoir exécutif et administratif, en vertu du sophisme bourgeois de la « séparation des pouvoirs » ; la définition du parlementarisme, c’est que les assemblées élues ne contrôlent pas elles-mêmes l’exécution, l’application de leurs décisions : elles ne sont pas agissantes.
Enfin, phénomène plus récent en France, le personnel politique lui-même est directement recruté parmi les capitalistes qui, avec un Pinay, un Mayer, un Laniel, ne se contentent plus d’avoir le personnel politique sous leur coupe, mais assurent en personne la direction du gouvernement. Aux Etats-Unis, le phénomène est plus ancien et plus étendu : généraux, diplomates, juges sont des capitalistes qui assurent eux-mêmes ces fonctions.
Nous voyons maintenant en quel sens tout Etat est une dictature de classe ; cela signifie que la réalité du pouvoir appartient à une classe qui l’exerce dans ses intérêts et avec les méthodes qui lui sont propres. L’Etat bourgeois peut être démocratie pour les capitalistes, il est toujours dictature sur la classe ouvrière ; l’Etat socialiste au contraire est démocratie pour les travailleurs et dictature sur les anciennes classes exploiteuses renversées. Lénine disait : « La dictature, négation de la démocratie. Pour qui ? ». [Ouvr. cité., p. 149.]
Il est faux par conséquent de définir le fascisme par la « dictature d’un parti ». Le fascisme est la « dictature terroriste ouverte des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins, les plus impérialistes du capital financier » (Dimitrov). Le parti unique n’est que l’instrument de cette dictature de classe.
Enfin les bavardages social-démocrates sur la « pénétration d’éléments prolétariens » dans l’Etat moderne, qui lui assurerait soi-disant un caractère « intermédiaire » puisque, « pas complètement prolétarien », il ne serait « plus intégralement bourgeois », ne sauraient masquer ceci : si le prolétariat a dû faire tomber, à grand peine, quelques-unes de» bastilles avancées de l’Etat capitaliste, cela empêche-t-il que celui-ci reste l’Etat capitaliste ou au contraire cela ne prouve-t-il pas précisément qu’il l’est ?
b) La forme de l’État.
La forme de l’Etat est l’expression de son contenu social réel, elle est déterminée par le développement de la lutte des classes.
Lénine distingue diverses formes d’Etat, apparues dès l’antiquité :
— la monarchie, en tant que pouvoir d’un seul ;
— la république, en tant qu’Etat où le pouvoir non élu n’existe pas ;
— l’aristocratie, en tant que pouvoir d’une minorité relativement restreinte ;
— la démocratie, en tant que pouvoir du peuple.
Ces diverses formes se combinaient entre elles ; par exemple, la République peut être aristocratique ou démocratique, et inclure en même temps des vestiges de la monarchie.
La forme de l’Etat est souvent changeante : retardant souvent sur le contenu, elle exprime à sa manière les contradictions internes de la société.
Dans l’antiquité, toutes les formes d’Etat avaient un contenu esclavagiste. Cependant le passage de l’une à l’autre, de la république aristocratique à la république démocratique, à Rome par exemple, reflétait nécessairement une nouvelle phase de la lutte des classes entre propriétaires fonciers (patriciens) et marchands (plébéiens).
Sous le féodalisme, les formes de l’Etat furent tout aussi variées : il y eut des républiques aristocratiques où les féodaux élisaient le chef de l’Etat, l’empereur ; certaines se transformèrent en monarchies héréditaires. Charlemagne réunissait chaque année un Parlement de la noblesse carolingienne, survivance des usages « républicains » des Francs. Les premiers Capétiens étaient élus, et, à une certaine période, dans le Saint Empire romain germanique, l’empereur fut élu par les grands féodaux. Mais dans tous les cas le contenu de l’Etat était féodal. Les Etats généraux de l’ancien régime étaient une institution à caractère « républicain », puisque formée de délégués élus, et en même temps aristocratique, puisque les féodaux y disposaient automatiquement de la majorité des deux tiers [La noblesse, le clergé et le tiers-état ayant chacun une voix, et le clergé joignant ordinairement sa voix à celle de la noblesse.] : du même coup c’était une institution féodale, servant les intérêts des féodaux !
Lorsque la bourgeoisie put acquérir de l’influence dans l’Etat monarchique féodal, par des moyens financiers, elle tint en échec cette institution féodale qu’étaient les Etats généraux et où elle était minoritaire. C’est pourquoi sous la monarchie « absolue » de Louis XIV, et de Colbert — un bourgeois, — les Etats généraux ne furent jamais réunis.
Mais au XVIIIe siècle, du fait même des progrès de la bourgeoisie qui mettaient en cause l’existence même du système féodal, la pointe de l’absolutisme monarchique qui, au lendemain de la Fronde, était dirigée contre les féodaux, fut retournée contre la bourgeoisie.
Celle-ci songea alors à utiliser les Etats généraux. La situation avait changé : moyennant quelques réformes, ils pouvaient maintenant servir la bourgeoisie ! La noblesse était isolée dans le pays ; le clergé était divisé, par la lutte des classes, en haut clergé féodal et en bas clergé issu du peuple ; la bourgeoisie était la classe sur qui reposait la richesse de l’économie nationale : elle fit campagne dans les masses pour le doublement du nombre des députés du tiers-état, (qui traditionnellement était égal à celui de chacun des deux autres ordres) et pour un vote au sein des Etats, non plus par ordre, mais par tête; de cette façon, avec l’appui des députés du bas clergé, la bourgeoisie avait à coup sûr la majorité absolue dans les Etats généraux ! Lorsqu’ils furent réunis, les députés du tiers-état, tenant séance de leur propre autorité, appelèrent les députés du clergé à se joindre à eux et se proclamèrent Assemblée nationale.
On voit que, selon les péripéties de la lutte de classe, la bourgeoisie sut utiliser tantôt les institutions monarchiques de l’Etat féodal (le roi), tantôt ses institutions « républicaines » (les Etats généraux).
C’est le développement de la lutte des classes qui permit de donner à cette institution féodale un contenu nouveau, bourgeois ; le nouveau contenu revêtit pour un temps une ancienne forme et détermina ses modifications. Notons enfin qu’une évolution quantitative, l’augmentation de la puissance de la bourgeoisie dans le pays, aboutit dialectiquement à un changement qualitatif dans la forme des institutions, la transformation des Etats généraux en Assemblée nationale, et du même coup à un renversement complet de la situation politique générale, à la révolution politique. Tout cela s’était fait sur la base du développement de la lutte des classes.
A son tour la bourgeoisie, devenue classe dominante, utilisa diverses formes d’Etat :
— la monarchie constitutionnelle, c’est-à-dire étroitement limitée par une république, non démocratique, «censitaire », où seuls les « citoyens actifs », assez riches pour payer un impôt donné, étaient électeurs ;
— la république censitaire ;
— la république démocratique, avec suffrage « universel ».
Mais la première forme représentait un compromis avec l’ancien régime dans les périodes où cela était nécessaire.
La seconde eut la préférence de la bourgeoisie, comme correspondant exactement à la base économique du régime : c’était la république des propriétaires.
La troisième devint nécessaire quand se développa la lutte de classe du prolétariat et qu’il fallut maquiller la dictature de classe, afin de « modérer le conflit des classes », d’amortir et de canaliser l’élan révolutionnaire du prolétariat.
La bourgeoisie aurait voulu accréditer l’idée que la république démocratique était la forme d’Etat idéale et définitive, le dernier mot du « progrès de la conscience », de la civilisation, de l’humanisme, l’incarnation du « droit naturel », la fin de l’histoire en quelque sorte. Ainsi espérait-elle pouvoir éterniser le règne du Capital.
Les contradictions du capitalisme, l’aggravation de la lutte des classes et des crises économiques, la préparation d’agressions impérialistes, l’ouverture de la crise générale du capitalisme ne le lui ont pas permis. La bourgeoisie dut jeter le masque démocratique, violer sa propre légalité, pour perpétuer sa domination de classe, chancelant sur sa base économique pourrie et préparer la guerre. Elle montra alors le visage hideux du fascisme, la dictature du Capital dans sa brutalité sanguinaire. Par là, elle fit la preuve que le contenu de classe de l’Etat passait avant la forme, que la république démocratique était une forme d’Etat historique, transitoire, subordonnée à ses intérêts de classe, nullement sacrée ni éternelle. Elle prouva elle-même l’hypocrisie de ses déclarations sur son amour désintéressé et inconditionnel de la liberté et de la civilisation
4. Lutte des classes et liberté
a) La bourgeoisie et la « liberté ».
La lutte historique de la bourgeoisie pour la « liberté » avait un contenu de classe.
Si la bourgeoisie, à l’époque de la révolution bourgeoise, se fait le champion de la liberté, c’est :
a) parce qu’elle a besoin de trouver sur le marché une main-d’œuvre libre, affranchie des liens féodaux, ne dépendant pas d’un seigneur, main-d’œuvre qu’elle puisse englober dans le cycle industriel ou au contraire rejeter au chômage selon les besoins de la production capitaliste ;
b) parce que le développement des forces productives nouvelles exige la liberté du commerce, la liberté d’entreprise, la suppression des étroitesses de l’économie féodale ;
c) parce que la « liberté individuelle » est la forme juridique et politique qui exprime le mieux la forme de propriété privée qui est la base de la bourgeoisie, la richesse représentée par l’argent qui supprime tout lien personnel entre les membres de la société ; la base de l’idée de liberté individuelle, c’est la propriété privée bourgeoise, bien que la bourgeoisie veuille faire croire au contraire que c’est la notion absolue d’individu, valeur suprême, qui justifie la propriété privée !
d)parce qu’en se faisant le champion de la liberté, la bourgeoisie crée une base idéologique pour l’alliance politique avec les autres classes de la population en lutte contre la féodalité : paysans et couches diverses de la petite bourgeoisie. La révolution démocratique bourgeoise est la méthode propre à conduire au succès la lutte contre la féodalité.
Remarquons que cette bourgeoisie qui se proclame « libérale » est la même qui refuse le droit de vote aux « citoyens passifs », le droit d’association aux ouvriers en 1791 ! Les limites de son « libéralisme » sont exactement celles de son intérêt de classe.
La bourgeoisie, qui est divisée en raison même des particularités du capitalisme, de la concurrence, en fractions dont les intérêts peuvent être divergents, crée des formes d’organisation politique appropriées : la diversité des partis bourgeois, le parlementarisme.
Cependant, comme les intérêts particuliers de telle fraction de la bourgeoisie doivent être subordonnés aux intérêts généraux et permanents de la classe, la bourgeoisie limite les droits du Parlement, sépare l’exécutif du législatif, et soustrait l’administration de l’Etat au contrôle du Parlement.
Si la bourgeoisie s’oriente ensuite vers le suffrage universel (au milieu du XIXe siècle), vers le parlementarisme démocratique, cela tient aussi à des raisons très claires :
la lutte des classes, en effet, se développe, le prolétariat revendique des droits politiques ; l’importance de l’opinion publique croît, car elle s’étend à des couches nouvelles et actives, développées par la grande industrie ; la république démocratique dissimule alors la domination de classe de même que le salaire, payé en fin de journée, dissimule l’exploitation de classe ; au surplus, la république démocratique n’offre pas encore de dangers pour la bourgeoisie, car le prolétariat n’est pas à cette époque indépendant d’elle idéologiquement. Il est donc facile de capter ses suffrages au moyen de démagogues tenus en bride par la bourgeoisie et d’annuler l’effet du suffrage universel par un mode de scrutin approprié. Du reste, ne faut-il pas un minimum d’instruction pour devenir député, et la bourgeoisie « démocratique » se garde de faire quoi que ce soit pour éduquer politiquement les masses dans un sens démocratique ! Plus tard, l’école primaire obligatoire aura justement pour tâche de les élever dans le respect de la bourgeoisie.
Enfin, c’est une règle des politiciens bourgeois que la contradiction entre leurs promesses aux électeurs et leurs actes au Parlement, contradiction qui reflète l’opposition d’intérêts entre les masses et la bourgeoisie.
En somme, à cette époque, le suffrage universel offre pour la bourgeoisie, plus d’avantages que d’inconvénients. En l’accordant, elle resserre ses liens avec les masses, elle se rend populaire auprès d’elles et se renforce ainsi politiquement.
Cavour, grand bourgeois libéral, n’avait-il pas coutume de dire :
« La pire des Chambres vaut mieux que la meilleure des antichambres », voulant indiquer par là l’intérêt pour la bourgeoisie d’une façade parlementaire d’un appui de l’opinion. Aussi affirmait-il encore :
« Je ne me suis jamais senti aussi faible que lorsque les Chambres étaient en vacances. »
Lénine a écrit :
« La toute-puissance de la « richesse » est d’autant plus sûre en république démocratique qu’elle ne dépend pas d’une mauvaise enveloppe politique du capitalisme ; aussi le Capital, après s’être emparé de cette enveloppe, la meilleure, assoit son pouvoir si solidement, si sûrement, qu’il n’est pas de changement de personnes, ou d’institutions, ou de partis, dans la république démocratique bourgeoise qui puisse ébranler ce pouvoir. » (L’Etat et la révolution, p. 18.)
Ce qui veut dire que le suffrage universel, dans l’Etat bourgeois, est incapable de traduire intégralement la volonté de la majorité des travailleurs et d’en assurer la réalisation. Cela est si vrai que, lorsqu’il risque d’en devenir capable, la bourgeoisie s’empresse de détruire son effet, par exemple en supprimant la représentation proportionnelle : scrutin majoritaire, « apparentements », truquages encore plus éhontés dont de Gasperi en Italie et Adenauer en Allemagne ont donné l’exemple, tout lui est bon pour empêcher le suffrage universel de traduire la volonté du peuple.
Maurice Thorez a caractérisé comme suit la contradiction qui existe dans la république démocratique bourgeoise entre le contenu et la forme de l’Etat :
« Dans les Etats capitalistes les plus démocratiques éclate constamment la contradiction entre l’égalité reconnue par les lois et supprimée par les faits, entre les Constitutions, qui accordent les libertés démocratiques au peuple, et la pauvreté, qui l’empêche d’en faire un plein usage, entre la liberté formelle et la sujétion effective. » (Maurice Thorez : Cahiers du bolchévisme, 1er nov. 1936. « Déclaration à un journaliste du Temps ». Œuvres. L. III, t. XIII, p. 101.)
Cela toutefois ne veut nullement dire, nous l’allons voir, que le prolétariat doive être indifférent au caractère démocratique de l’Etat bourgeois, comme l’ont soutenu les chefs social-démocrates opportunistes, fourriers du fascisme.
b) Le prolétariat et les libertés.
A l’époque de la crise générale du capitalisme, lorsque les contradictions de l’impérialisme s’approfondissent encore, la préparation de guerres d’agression est plus que jamais à l’ordre du jour pour la bourgeoisie. A la préparation de la guerre entre Etats impérialistes s’ajoute la préparation de la guerre contre l’Union soviétique, contre le pays où s’est établi le pouvoir de la classe ouvrière. La guerre, les impérialistes ne peuvent pas ne pas la vouloir, aux moindres risques pour le capitalisme bien entendu, en tant que moyen de sauver le capitalisme, en tant que solution à la crise, aux contradictions du régime. Mais, s’il est vrai que l’impérialisme est la cause objective des guerres, le déclenchement d’une agression suppose des conditions subjectives : la bourgeoisie doit préparer à l’agression les futurs soldats, il lui faut gagner à la cause de l’impérialisme la majorité de la nation. Pour cela, il est nécessaire de réduire au silence la partie consciente de la classe ouvrière qui lutte pour la paix, se dresse contre l’impérialisme, défend le pays du socialisme. Aucune bourgeoisie ne peut à cette époque se lancer dans la guerre sans avoir assuré ses arrières, maté sa classe ouvrière et les peuples coloniaux qu’elle opprime et qui lui servent de réserve. A cette nécessité répond le fascisme.
Celui-ci, en outre, donne les moyens d’une politique économique qui consiste dans un essai de sauver le capitalisme en accélérant la concentration capitaliste, en faisant retomber sur la moyenne bourgeoisie les effets de la crise économique et en lui interdisant brutalement tout moyen d’expression politique. Cette ruine de la moyenne bourgeoisie alimente une démagogie sociale : à l’adresse de la classe ouvrière, le fascisme se proclame révolutionnaire, anticapitaliste ; mais aux classes moyennes ruinées, il propose un dédommagement par la guerre, par l’expansion impérialiste, « l’espace vital », et offre la démagogie nationale, le chauvinisme.
C’est pourquoi, unissant les deux démagogies, il se proclame national-socialiste. L’antisémitisme n’est qu’une quintessence des deux, puisqu’il combine la démagogie anticapitaliste à la haine nationale et raciale.
Le fascisme représente le règne sans partage de l’oligarchie financière, « la dictature terroriste ouverte de ses éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins, les plus impérialistes ». Ceux-ci imposent leurs diktats non seulement à la classe ouvrière, mais à toute l’économie capitaliste. La bourgeoisie, en inaugurant cette forme d’Etat, se met en position de prolonger l’agonie du capitalisme, grâce à l’action en retour de l’Etat sur l’économie, action dont la forme essentielle est ici la guerre, brutale, destructrice de forces productives. Le fascisme, c’est la préparation à la guerre, et la guerre elle-même. [Dès 1914, pour conduire plus librement la guerre impérialiste, la bourgeoisie proclamait la suspension de l’activité parlementaire normale.] Le fascisme, c’est la liquidation de la démocratie bourgeoise dès la période de préparation à la guerre. L’Etat fasciste est la barrière « insurmontable » que la bourgeoisie voudrait élever devant les forces montantes de la société, afin de leur imposer, — dans l’alternative désormais inévitable du dernier stade du capitalisme : passer au socialisme ou faire l’expérience des guerres impérialistes périodiques, — le choix de la guerre.
« Le fascisme, a dit Maurice Thorez, c’est la terreur sanglante contre la classe ouvrière, c’est la destruction des organisations ouvrières, la dissolution des syndicats de classe, l’interdiction des Partis communistes, l’arrestation massive des militants ouvriers et révolutionnaires, les tortures et l’assassinat des meilleurs fils de la classe ouvrière. Le fascisme, c’est le déchaînement de la bestialité, le retour aux pogroms du moyen âge, l’anéantissement de toute culture, le règne de l’ignorance et de la cruauté, c’est la guerre hideuse… » (M. Thorez : « Discours au VIIe Congrès de l’Internationale communiste », 3 août 1935. Œuvres, L. II, t. IX, p. 121.)
Le recours au fascisme est signe que la bourgeoisie sent qu’elle va perdre la majorité dans les masses, condition sans laquelle elle ne peut déclencher la guerre. C’est pourquoi le recours au fascisme est un signe de faiblesse de la bourgeoisie, le signe qu’au lieu de s’appuyer dans les masses sur un crédit usurpé, il ne lui reste désormais que la terreur. Mais le triomphe du fascisme signifie, lui, que la bourgeoisie est parvenue à isoler la classe ouvrière, qu’elle a réussi sa manœuvre politique, qu’elle a organisé sa terreur de classe, qu’elle va pouvoir déclencher la guerre, retarder pour de longues années l’heure de sa chute inévitable.
L’Etat démocratique bourgeois et l’Etat fasciste ont le même contenu de classe, mais ils correspondent à des stades différents du développement des contradictions du capitalisme et de la lutte des classes. C’est pourquoi le fascisme, pour s’accréditer auprès des masses, essaie de se camoufler en révolution nationale et sociale : « le socialisme prolétarien est un mythe vieilli, disait Mussolini, le fascisme est un mythe neuf ». Si la bourgeoisie recourt au fascisme, c’est évidemment parce qu’il est, dans l’état de faiblesse où elle se trouve, le meilleur moyen de sauver son régime : c’est donc que le rôle de l’Etat fasciste revêt une importance capitale pour elle. Il convient donc que la classe ouvrière ne lui laisse pas la possibilité de forger cet instrument de son propre asservissement. Voilà pourquoi la classe ouvrière ne peut pas être indifférente à la forme de l’Etat bourgeois. S’appuyant sur un matérialisme vulgaire, les chefs social-démocrates essaient de répandre l’idée que la forme de la domination de classe importe peu à la classe ouvrière puisque, « de toute façon », elle est dominée. Mais la classe ouvrière, elle, se préoccupe justement d’en finir au plus vite avec cette domination ! Par leur raisonnement spécieux, les chefs social-démocrates tentent de désarmer la classe ouvrière devant le fascisme menaçant : ils travaillent pour le compte de la bourgeoisie.
C’est Maurice Thorez qui en France a porté le coup d’arrêt à la sous-estimation de l’importance des formes que revêt la dictature de la bourgeoisie. Dans le discours déjà cité au VIIe Congrès de l’Internationale communiste, il montrait toute l’importance de la démocratie bourgeoise, malgré son caractère étriqué, pour la classe ouvrière :
« La démocratie bourgeoise, c’est un minimum de libertés précaires, aléatoires, sans cesse réduites par la bourgeoisie au pouvoir, mais qui offrent toutefois à la classe ouvrière, aux masses laborieuses des possibilités de mobilisation et d’organisation contre le capitalisme. » (M. Thorez : Œuvres, L. II, t. IX, p. 121.)
Il serait radicalement erroné de penser que la lutte pour la démocratie puisse détourner le prolétariat de sa mission historique. La république démocratique, soulignait Lénine :
« bien qu’elle ne supprime nullement la domination du Capital ni par conséquent l’oppression des masses et la lutte des classes, conduit inévitablement à une extension, à un élan, à un développement, à une aggravation de la lutte tels que, la possibilité de satisfaire les intérêts essentiels des masses opprimées étant apparue, cette possibilité se réalise inévitablement et uniquement dans la dictature du prolétariat. » (Lénine : Œuvres choisies, t. II. p. 218.)
C’est là, au reste, un remarquable exemple de dialectique :
« … un cas de « transformation de la quantité en qualité » : réalisée aussi pleinement et aussi méthodiquement qu’il est possible de le concevoir, la démocratie, de bourgeoise, devient prolétarienne. » (Lénine : Œuvres choisies, t. II, p. 194. — Voir aussi p. 244.)
Aussi la « Thèse sur la situation politique et les tâches du Parti communiste français », adoptée par son XIIIe Congrès, rappelle-t-elle en son point 15 l’enseignement de Lénine :
« Le prolétariat ne peut se préparer à vaincre la bourgeoisie sans mener une lutte dans tous les domaines, une lutte conséquente et révolutionnaire, pour la démocratie. » (Lénine : Œuvres complètes, 4e éd. russe, t. XXII, p. 133-134. Cité par Dimitrov : Œuvres choisies, p. 138-139. Ed. Soc.)
Il faut être attentif de nos jours à toutes les formes sournoises que prend la liquidation de sa propre légalité par la bourgeoisie. Contrainte par les masses de maintenir la forme démocratique, la bourgeoisie se préoccupe d’en tourner les effets. C’est cela la fascisation de l’Etat, dont la pointe est dirigée contre la classe ouvrière. Désireuse de se soustraire au verdict de l’opinion, la bourgeoisie complote. Et en cas d’élections, elle organise tout un mécanisme de refoulement de la classe ouvrière, dont les formes historiques sont variées: cautionnements, scrutin à deux tours, scrutin de liste majoritaire, scrutin uninominal majoritaire, ballottages et désistements, apparentements, remaniement des circonscriptions électorales, truquage des listes électorales, apport artificiel de voix, interventions du préfet, interdiction de journaux démocratiques, inculpation de candidats, etc.
On se souvient aussi de la série d’artifices et de sophismes par lesquels fut différée en août 1953 la convocation immédiate de l’Assemblée nationale exigée par les travailleurs en lutte et constitutionnellement obligatoire quand un tiers des députés la demande :
a)dès qu’il reçut la demande du groupe communiste, le président de l’Assemblée décréta qu’elle était sans valeur, et exigea des demandes individuelles ;
b) le 21 août, saisi de 229 demandes, la majorité du Bureau de l’Assemblée, déclare nulles les demandes envoyées par télégramme (les préfets ne faisaient pas de même avec les ordres de répression envoyés par télégramme et émanant du ministère) ;
c)le 24 août, 211 demandes écrites sont parvenues : la majorité du Bureau refuse arbitrairement de prendre en considération quatre signatures, réduisant ainsi leur nombre à moins, des 209 exigées ;
d) le 5 septembre, 214 nouvelles demandes sont réunies : le Bureau alors découvre brusquement que des travaux de maçonnerie en cours à l’Assemblée « l’obligent » à remettre la convocation à un mois, soit à la veille de la rentrée ordi
Veut-on d’autres exemples : des candidats à l’Ecole nationale d’administration se voient interdire de concourir en raison de leur opinion ou de leur origine algérienne, alors que le préambule de la Constitution stipule que « nul ne peut être lésé dans son travail ou son emploi en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances ». Voilà qui illustre la fameuse « perméabilité » de l’Etat bourgeois chère aux dirigeants socialistes, qui prétendent que la classe ouvrière peut « pénétrer » dans l’Etat bourgeois !
Les travailleurs sont en grève, usant d’un droit constitutionnel : le gouvernement leur envoie en temps de paix des ordres illégaux de réquisition en vertu d’une loi du temps de guerre. Mais la jurisprudence est toute différente en matière de réquisition d’appartements !
Des lois portent-elles atteinte aux intérêts de la bourgeoisie ? Son gouvernement s’abstient de les appliquer, soutient les patrons qui ne les appliquent pas : il en est ainsi pour les salaires et traitements, le Statut de la Fonction publique, les lois sur la Sécurité sociale.
Dans le processus de fascisation, la bourgeoisie met en œuvre tous les moyens : elle organise le truquage électoral, elle diffère sine die les débats parlementaires, elle tente de placer tous les fonctionnaires sous la coupe de ses préfets, elle organise la corruption et le chantage policier, elle exige la révision réactionnaire de la Constitution, elle protège les activités d’aventuriers partisans de coups de force militaires, elle inaugure le système des décrets-lois.
Enfin elle passe au complot contre la classe ouvrière et ses organisations ; elle essaie d’en entraver le fonctionnement légal, en partant du « principe » que les garanties légales ne s’appliquent pas à la classe ouvrière ; elle supprime la sécurité de la personne des citoyens, procède à des arrestations préventives, à des arrestations sans chef d’inculpation, sans dossier, à des perquisitions hors de la présence des intéressés, au vol des papiers des personnes arrêtées, à l’invention des chefs d’inculpation après l’arrestation, à des détentions sans instruction, sans interrogatoires, au changement des chefs d’inculpation en cours d’instruction ! En même temps, elle fait planer sur les élus de la classe ouvrière la menace de la levée de l’immunité parlementaire, elle prétend traîner les civils devant les tribunaux militaires, elle exerce des chantages sur la magistrature, elle protège les auteurs d’attentats contre les magistrats. Comme le disait déjà Barbusse : « La Charte des Droits de l’Homme lui est tombée depuis longtemps des mains.» [H. Barbusse : Paroles d’un combattant, p. 24.]
On voit donc que dans ces conditions, la lutte de la classe ouvrière contre l’Etat bourgeois, contre ses entreprises fascistes, ne fait qu’un avec la lutte pour la défense des libertés démocratiques bourgeoises, foulées aux pieds par la bourgeoisie, mais que la classe ouvrière est assez forte pour faire respecter si elle est unie. Par exemple, il eût été impossible, le 21 août 1953, au Bureau de l’Assemblée de s’opposer à la convocation du Parlement, si quelques heures plus tôt les dirigeants social-démocrates des syndicats scissionnistes n’avaient porté un coup à la grève en ordonnant la reprise du travail. Unie, la classe ouvrière est désormais assez forte pour développer son action dans tous les domaines à la faveur de la légalité démocratique bourgeoise.
La classe ouvrière a des raisons de classe, de principe pour défendre, contre l’Etat bourgeois, les libertés démocratiques bourgeoises, la liberté d’association syndicale qu’elle a conquise et qui est d’importance capitale dans sa lutte économique, la liberté de s’organiser en une force politique indépendante et capable de poursuivre une politique conforme à la mission historique du prolétariat.
« Aujourd’hui, le problème pour les millions de travailleurs qui vivent dans les conditions du capitalisme, c’est de déterminer leur attitude à l’égard des formes que la domination de la bourgeoisie revêt dans les différents pays. Nous ne sommes pas des anarchistes, et nous ne sommes pas le moins du monde indifférents à la question de savoir quel régime politique existe dans tel pays donné : la dictature bourgeoise sous la forme de la démocratie bourgeoise, fût-ce avec les droits et les libertés démocratiques les plus réduits, ou bien la dictature bourgeoise sous sa forme fasciste déclarée. Partisans de la démocratie soviétique [Ou de toute forme de démocratie qui suppose la victoire du prolétariat et le passage de la majorité écrasante du peuple sur la voie du socialisme.], nous défendons chaque pouce des conquêtes démocratiques qui ont été arrachées par la classe ouvrière au cours de longues années de lutte opiniâtre, et nous lutterons résolument pour leur extension.
Que de sacrifices a dû consentir la classe ouvrière d’Angleterre avant de conquérir le droit de grève, l’existence légale des trade-unions, la liberté de réunion, la liberté de la presse, l’extension du droit de suffrage, etc. ! Combien de dizaines de milliers d’ouvriers ont donné leur vie dans les combats révolutionnaires livrés en France au XIXe siècle pour conquérir les droits élémentaires et les possibilités d’organiser leurs forces pour la lutte contre les exploiteurs ! Le prolétariat de tous les pays a versé beaucoup de sang pour conquérir les libertés démocratiques bourgeoises, et l’on conçoit qu’il veuille lutter de toutes ses forces pour les conserver. » (Dimitrov : « Le VIIe Congrès de l’Internationale communiste (13 août 1935) ». Œuvres choisies, p. 136-137. Editions Sociales, Paris, 1952.)
En conquérant les libertés démocratiques bourgeoises pour lui-même, alors que la bourgeoisie les avait conçues à son seul usage, le prolétariat a assuré son propre développement politique. Lénine a écrit :
« La république démocratique et le suffrage universel ont marqué un énorme progrès en comparaison du servage : ils ont donné au prolétariat la possibilité d’arriver à cette union, à cette cohésion, dont il jouit maintenant, de former ses rangs ordonnés et bien disciplinés qui mènent une lutte systématique contre le Capital… Sans le parlementarisme, sans l’électivité, ce développement de la classe ouvrière aurait été impossible. » (Lénine : « De l’Etat », dans L’Etat et la révolution, p. 123.)
C’est donc calomnie que de dire, comme le font les chefs social-démocrates, que les marxistes-léninistes pratiquent la politique du pire et préfèrent le fascisme à la république. Nous avons vu à plusieurs reprises quelle importance le marxisme attache au rôle des idées qui, pénétrant les masses, deviennent une force matérielle, et sont le facteur décisif des changements politiques nécessaires à la transformation sociale lorsque les conditions objectives sont réalisées. Or, comment diffuser au mieux les idées du marxisme dans les masses, sinon par la propagande ouverte de ces idées qui permet de mobiliser et d’organiser les masses en vue de l’action politique ? Les conditions les meilleures pour les prolétaires révolutionnaires sont donc, en société capitaliste, celles de la république démocratique dans lesquelles leur Parti peut expliquer ouvertement aux larges masses sa politique. Seuls des matérialistes vulgaires, ignorant la dialectique, le rôle et l’importance des idées, peuvent être, avec les anarchistes, indifférents à la forme de l’Etat bourgeois.
Commentant une remarque d’Engels dans la critique du projet de programme social-démocrate de 1891, Lénine écrit :
« Engels répète ici, en la mettant particulièrement en relief, cette idée fondamentale qui marque comme d’un trait rouge toutes les œuvres de Marx : que la république démocratique est le chemin le plus court menant à la dictature du prolétariat. » (Lénine : L’Etat et la révolution, p. 66.)
Dans la suite du texte cité plus haut, Dimitrov observe que l’attitude de la classe ouvrière à l’égard de la démocratie bourgeoise est entièrement dictée par des raisons de classe, qu’elle est déterminée par l’attitude des forces contre-révolutionnaires à l’égard de la démocratie bourgeoise. Il remarque :
« Aujourd’hui, c’est la contre-révolution fasciste qui attaque la démocratie bourgeoise, dans son effort pour soumettre les travailleurs au régime d’exploitation et d’écrasement le plus barbare. Aujourd’hui, dans une série de pays capitalistes, les masses travailleuses ont à choisir concrètement pour l’instant présent, non entre la dictature du prolétariat et la démocratie bourgeoise, mais entre la démocratie bourgeoise et le fascisme. » (Dimitrov : ouvrage cité, p. 137.)
Maurice Thorez a résumé les enseignements de la dialectique marxiste sur ce point en 1934 à la Conférence nationale du Parti communiste français, dans les termes suivants :
« Les communistes, eux, luttent contre toutes les formes de la dictature bourgeoise, même lorsque cette dictature revêt la forme de la démocratie bourgeoise. Mais les communistes ne se désintéressent jamais de la forme que revêt le régime politique de la bourgeoisie. Ils démasquent d’une manière concrète le processus de la dégénérescence réactionnaire de la démocratie bourgeoise, frayant la voie au fascisme. Mais ils ont défendu, défendent et défendront toutes les libertés démocratiques conquises par les masses elles-mêmes, et en premier lieu tous les droits de la classe ouvrière. » (M. Thorez : Œuvres, L. II, t. VI, p. 170-171.)
En luttant contre le fascisme pour la défense des libertés démocratiques bourgeoises, la classe ouvrière crée une base pour l’alliance avec les classes moyennes et la paysannerie travailleuse, attachées aux libertés démocratiques et victimes de la dictature du grand capital. Elle contribue à les détacher de la grande bourgeoisie, à isoler celle-ci, à lui faire perdre ses appuis dans la petite-bourgeoisie. La lutte contre le fascisme renforce donc l’alliance du prolétariat, de la paysannerie et des classes moyennes, cette force sociale sans laquelle on ne peut en finir avec le barrage qu’opposent les forces réactionnaires au progrès social.
En luttant pour la défense des libertés démocratiques bourgeoises, la classe ouvrière n’oublie pas qu’elle lutte par le fait même pour une liberté d’un type supérieur, la liberté des travailleurs, affranchis de l’exploitation de l’homme par l’homme, d’exercer eux-mêmes un pouvoir d’Etat d’un type nouveau, expression de la volonté de l’immense majorité de la nation, et de le faire servir à l’application consciente des lois de la nature et de la société dans l’intérêt de la société. C’est pourquoi la classe ouvrière lutte pour la défense et aussi pour l’élargissement des libertés démocratiques bourgeoises. Cette lutte a donc un contenu social qualitativement différent de la lutte de la bourgeoisie pour « la liberté ».
La création de nouveaux rapports de production, socialistes, qui signifie le passage de l’humanité à la liberté effective, n’est possible que par l’épanouissement de la démocratie la plus large.
Nous comprenons maintenant quel lien unit la question politique de la lutte de la classe ouvrière pour les libertés démocratiques à la question théorique de l’application de la loi de correspondance nécessaire entre rapports de production et forces productives, quel lien unit le dernier ouvrage théorique de Staline (Les Problèmes économiques du socialisme en U.R.S.S.) à ce passage de son discours au XIXe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique :
« Autrefois, la bourgeoisie se permettait de jouer au libéralisme, elle défendait les libertés démocratiques bourgeoises et se créait ainsi une popularité. Maintenant, il ne reste plus trace du libéralisme. Les prétendues « libertés individuelles » n’existent plus, les droits de l’individu ne sont plus reconnus maintenant qu’à ceux qui possèdent un capital, et tous les autres citoyens sont considérés comme un matériel humain brut, bon seulement à être exploité. Le principe de l’égalité en droits des hommes et des nations est foulé aux pieds, il est remplacé par le principe qui donne tous les droits à la minorité exploiteuse et prive de droits la majorité exploitée des citoyens. Le drapeau des libertés démocratiques bourgeoises est jeté pardessus bord. Je pense que ce drapeau, c’est à vous, représentants des Partis communistes et démocratiques, de le relever et de le porter en avant si vous voulez rassembler autour de vous la majorité du peuple. Nul autre que vous ne peut le relever. » (Staline : Derniers Ecrits, p. 187 et 188. Editions Sociales, Paris, 1953)
QUESTIONS DE CONTROLE
- Pourquoi était-il nécessaire historiquement que l’Etat apparaisse à un moment donné ?
- Définition scientifique de l’Etat.
- Pourquoi le matérialisme historique considère-t-il la question de l’Etat comme décisive ?
- Montrez le contenu de classe de l’Etat bourgeois.
- Pour quelles raisons de classe la forme d’Etat démocratique bourgeoise est-elle apparue ?
- Raisons de la lutte de la classe ouvrière contre l’Etat bourgeois, pour la défense des libertés démocratiques bourgeoises.