Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire
Georgi Plekhanov
I. Le matérialisme français du XVIII° siècle
« Si l’on rencontre aujourd’hui, dit M. Mikhaïlovski ((NdE : Publié dans Rousskoé Bogatstvo, n° 1, 1894, sous la rubrique la Littérature et la Vie l’article en question ouvre la campagne du populisme libéral contre le marxisme.)), un jeune homme… qui vous déclare, voire avec quelque précipitation superflue, qu’il est « matérialiste », cela ne signifie point qu’il soit matérialiste au sens philosophique habituel, comme le furent chez nous, jadis, les tenants de Büchner et de Moleschott. Très souvent, votre interlocuteur ne s’intéresse pas le moins du monde ni à l’aspect métaphysique, ni à l’aspect scientifique du matérialisme, et ne possède même que des notions fort confuses à leur sujet. Il veut dire qu’il est un partisan du matérialisme économique, et encore dans un sens particulier, un sens convenu (( Rousskoé Bogatstvo, janvier 1894, section II, p. 98.)) … »
Nous ignorons quelle sorte de jeunes gens a rencontrée M. Mikhaïlovski. Mais ce qu’il dit pourrait donner à penser que la doctrine des tenants du « matérialisme économique » ne possède aucun rapport avec le matérialisme « au sens philosophique habituel ». Est-ce exact ? Le « matérialisme économique » est-il vraiment aussi étriqué et aussi pauvre de contenu qu’il le paraît à M. Mikhaïlovski ?
Un résumé succinct de l’histoire de cette doctrine va nous permettre de répondre.
Qu’est-ce que « le matérialisme au sens philosophique habituel » ?
Le matérialisme, c’est l’antithèse de l’idéalisme. L’idéalisme cherche à expliquer tous les phénomènes naturels, toutes les propriétés de la matière, par telle ou telle propriété de l’esprit. Le matérialisme opère juste à l’inverse : il tâche d’expliquer les phénomènes psychiques par telle ou telle propriété de la matière, telle ou telle particularité organique du corps humain ou animal. Tous les philosophes aux yeux de qui la donnée première est matière appartiennent au camp des matérialistes, et tous ceux qui tiennent l’esprit pour tel, au camp des idéalistes. Voilà tout ce qu’on peut dire du matérialisme en général, du « matérialisme au sens philosophique habituel »; car le temps a édifié sur sa base des superstructures si diverses qu’elles confèrent au matérialisme de chaque époque un aspect qui le différencie complètement du matérialisme des autres époques.
Matérialisme et idéalisme, c’est à cela que se ramènent les grandes directions de la pensée philosophique. Il a certes presque toujours existé parallèlement des systèmes dualistes érigeant l’esprit et la matière en substances distinctes et indépendantes. Mais le dualisme n’a jamais pu fournir de réponse satisfaisante à une question impossible à éluder : comment deux substances distinctes, ne possédant rien de commun entre elles, peuvent-elles exercer une influence l’une sur l’autre ? Aussi les penseurs les plus conséquents et les plus profonds ont-ils toujours incliné au monisme, c’est-à-dire à l’explication des phénomènes par un seul principe fondamental (« monos » en grec, veut dire unique). Tout idéaliste conséquent est moniste, au même titre que tout matérialiste conséquent. Sous ce rapport, il n’y a aucune différence entre Berkeley, par exemple, et d’Holbach. Le premier fut un idéaliste conséquent, le second un matérialiste non moins conséquent, mais l’un et l’autre furent également des monistes; et, l’un comme l’autre, ils se rendaient également compte de l’impuissance des systèmes dualistes, les plus répandus, peut-être, jusqu’à nos jours.
La première moitié de notre siècle a vu le règne du monisme idéaliste en philosophie; la seconde moitié a assisté dans le domaine de la science — avec laquelle, pendant cette période, a fusionné la philosophie — au triomphe d’un monisme matérialiste qui, au reste, n’est pas toujours logique ni avoué.
Nous n’avons pas à exposer ici dans son détail l’histoire du matérialisme. Il suffira à notre propos de considérer son développement depuis la seconde moitié du dix-huitième siècle. Et, là encore, il nous importe surtout d’examiner un de ses courants — à vrai dire le principal : le matérialisme d’Holbach, d’Helvétius et de leurs adeptes.
Les matérialistes de cette tendance ont entretenu une polémique acharnée avec les penseurs officiels de l’époque, lesquels, invoquant Descartes sans toujours bien le comprendre, prétendaient qu’il existe chez l’homme certaines idées innées, c’est-à-dire indépendantes de l’expérience. Dans leur réfutation de cette théorie, les matérialistes français n’ont guère fait que reprendre la doctrine de Locke qui, dès la fin du dix-septième siècle, avait démontré qu’il n’existe pas d’idées innées (no innate principles). Mais, en réexposant cette thèse, ils lui ont conféré un aspect plus systématique; ils ont mis les points sur les i auxquels, en libéral anglais bien élevé, Locke n’avait pas voulu toucher. Allant jusqu’au bout de leurs idées, ils ont été des sensualistes intrépides, c’est-à-dire qu’ils ont considéré toutes les fonctions psychiques de l’homme comme des modifications de la sensation. Inutile de se demander ici jusqu’à quel point, dans tel ou tel cas, leurs arguments demeurent valables au regard de la science actuelle. Il va de soi que les matérialistes français ignoraient beaucoup de choses aujourd’hui connues de chaque écolier : qu’on se réfère plutôt aux théories physiques et chimiques d’Holbach, pourtant fort au courant des sciences de la nature de son temps. Du moins ont-ils eu l’incontestable mérite de mener leur pensée logiquement du point de vue de la science à leur époque; et c’est tout ce qu’on est en droit d’exiger d’un penseur. Il n’est pas surprenant que la science contemporaine ait dépassé les matérialistes français du siècle dernier; mais ce qui importe, c’est que les adversaires de ces philosophes retardaient par rapport à la science d’alors. Les historiens de la philosophie ont coutume d’opposer aux conceptions des matérialistes français celles de Kant, dont on serait assurément malvenu à nier les connaissances scientifiques. Mais cette opposition manque absolument de base. On prouverait sans peine que Kant et les matérialistes français sont partis du même principe, mais l’ont développé de façons différentes, aboutissant ainsi à des conclusions différentes, sous l’action des sociétés différentes dans lesquelles ils ont vécu et pensé. L’idée, nous le savons, sera jugée paradoxale par ceux qui sont habitués à croire sur parole les historiens de la philosophie; et il ne nous est pas loisible de l’appuyer ici d’une argumentation circonstanciée. Mais nous le ferons volontiers, si nos adversaires en expriment le désir.
Quoi qu’il en soit, chacun sait que les matérialistes français considéraient l’ensemble de l’activité psychique de l’homme comme une modification de la sensation (sensation transformées). Et considérer l’activité psychique de ce point de vue revient à tenir la totalité des représentations, des concepts et des sentiments pour engendrée par l’action du milieu extérieur sur l’homme. C’est bien ainsi qu’ils envisageaient la question. Sans se lasser, passionnément et de la manière la plus catégorique, ils ont proclamé qu’avec toutes ses idées et tous ses sentiments, l’homme est ce que le fait le milieu, c’est-à-dire en premier lieu la nature et, en second lieu, la société. « L’homme est tout éducation », assure Helvétius qui entend par éducation l’ensemble de l’influence sociale. Cette conception de l’homme en tant que produit du milieu fournit aux matérialistes français leur principal fondement théorique pour réclamer des réformes.
Si l’homme, en effet, dépend du milieu extérieur et lui doit toutes les particularités de son caractère, il lui doit aussi ses défauts; si l’on veut lutter contre ceux-ci, il faut donc modifier en conséquence le milieu, très exactement le milieu social, puisque la nature ne fait l’homme ni bon ni mauvais. Placez cet homme dans une société raisonnable, c’est-à-dire dans des conditions où l’instinct de conservation cesse de pousser chacun à la lutte contre tous, accordez les intérêts de l’individu avec ceux de la société entière, et la vertu fera d’elle-même son apparition, tout comme une pierre, privée de point d’appui, tombe d’elle-même. La vertu ne se prêche pas : elle se prépare par un aménagement raisonnable de la société. Les matérialistes français doivent aux bons offices des conservateurs et des réactionnaires du siècle dernier qu’on persiste à tenir leur morale pour une morale de l’égoïsme. Avec beaucoup plus de raison ils l’ont définie comme une morale qui se confond entièrement avec la politique.
La théorie suivant laquelle la vie de l’esprit est un produit du milieu a parfois amené les matérialistes français à des conclusions pour eux-mêmes inattendues. Ils ont ainsi prétendu, par exemple, que les idées de l’homme n’ont exactement aucune influence sur son comportement et que, par suite, la diffusion de telle ou telle idée dans une société ne saurait modifier son histoire d’un fil. Nous indiquerons plus loin en quoi consiste, ici, leur erreur. Reportons-nous, pour l’instant, à un autre aspect de leurs conceptions.
Si les idées d’un être humain sont déterminées par le milieu qui l’entoure, celles de l’humanité, dans leur devenir historique, le sont par l’évolution du milieu social, par l’histoire des sociétés. Si nous voulions décrire « le progrès de la raison » sans nous limiter à la question « comment ? » (comment la raison s’est-elle développée historiquement), mais en nous posant aussi le si naturel « pourquoi ? » (pourquoi ce développement s’est réalisé ainsi et non pas autrement ? ), nous devrions commencer par l’histoire du milieu, par l’histoire de l’évolution des sociétés. Le centre de gravité se déplacerait ainsi, au moins au début, vers la recherche des lois de l’évolution sociale. Les matérialistes français sont arrivés jusqu’à ce problème, mais, loin de savoir le résoudre, ils n’ont même pas su correctement le poser.
Lorsqu’ils ont eu à traiter de l’évolution historique de l’humanité, oubliant leur théorie sensualiste de l’Homme avec un grand « H » et, à la manière de tous les « esprits éclairés » du temps, ils ont prétendu que « c’est l’opinion qui gouverne le monde, c’est-à-dire les sociétés humaines (( « J’entends par opinion le résultat de la masse de vérités et d’erreurs répandues dans une nation; résultat qui détermine ses jugements d’estime ou de mépris, d’amour ou de haine, qui forme ses penchants et ses habitudes, ses vices et ses vertus, en un mot ses mœurs. C’est de cette opinion qu’il faut dire qu’elle gouverne le monde. » Suard : Mélanges de Littérature, t. III, Paris, An XII, p. 400.)). C’est là que réside la contradiction initiale du matérialisme au dix-huitième siècle. Et dans les raisonnements des partisans de celui-ci, elle s’est fractionnée en une série de contradictions dérivées, de contradictions secondaires comparables à la menue monnaie d’un billet de banque.
Thèse : l’homme, avec la totalité de ses opinions, est le produit du milieu, essentiellement du milieu social. C’est l’inéluctable conséquence du principe de Locke : no innate principles, il n’y a pas d’idées innées.
Antithèse : le milieu, avec la totalité de ses propriétés, est le produit de l’opinion. C’est l’inéluctable conséquence du principe de la philosophie de l’histoire des matérialistes français : c’est l’opinion qui gouverne le monde.
De cette contradiction initiale découle un certain nombre de contradictions dérivées; par exemple :
Thèse : l’homme juge bonnes les formes sociales qui lui sont utiles; il juge mauvaises celles qui lui sont nuisibles. L’opinion chez un peuple est toujours déterminée par un intérêt dominant, dit Suard(( Suard, t. III, p. 401.)). Ce n’est même pas un corollaire de la philosophie de Locke, mais un pur et simple démarquage de son texte : « No innate practical principles… Virtue generally approved; not because innate, but because profitable… Good and Evil… are nothing but Pleasure or Pain, or that which occasions or procures Pleasure or Pain to us. » (« Il n’y a pas d’idées pratiques innées… La vertu est généralement approuvée, non parce qu’elle est innée, mais parce qu’elle est avantageuse… Le Bien et le Mal… ne sont rien que le Plaisir ou la Douleur, ou ce qui nous est occasion ou cause du Plaisir ou de la Douleur(( Essay concerting human understanding, B. I, ch. 3; B. II, ch. 20, 21, 28. [Essai sur l’entendement humain.])). »)
Antithèse : les formes en question paraissent aux hommes utiles ou nuisibles selon le système de leurs opinions. D’après le même Suard, chaque peuple « ne veut, n’aime, n’approuve que ce qu’il croit être utile ». Au bout du compte, tout se ramène donc, une fois de plus, à l’opinion qui gouverne le monde.
Thèse : c’est une grosse erreur de se figurer que la morale religieuse, par exemple le précepte de l’amour du prochain, a contribué, même pour une faible part, à amender les mœurs. De pareils préceptes, comme, au reste, les idées en général, sont sans pouvoir sur l’homme. Tout dépend du milieu social, de l’état de la société (( On relève plusieurs fois cette thèse dans le Système de la Nature d’Holbach. Helvétius exprime la même idée : « Que j’établisse l’opinion la plus absurde, celle dont on peut tirer les conséquences les plus abominables; si je ne change rien aux lois, je n’ai rien changé aux mœurs d’une nation. » (De l’Homme, Section VII, ch. IV.) On la retrouve aussi bien dans la Correspondance littéraire de Grimm, qui a vécu longtemps dans le milieu des matérialistes français, que chez Voltaire qui les a combattus. Dans une multitude de textes, notamment dans le Philosophe ignorant, le « patriarche de Ferney » montre qu’aucun philosophe n’a encore exercé d’influence sur la conduite de ses proches, vu que ceux-ci se règlent dans leur conduite sur la coutume et non sur la métaphysique.)) ).
Antithèse : l’expérience historique nous montre que les opinions sacrées furent la source véritable des maux du genre humain, et c’est parfaitement concevable puisque si les opinions en général gouvernent le monde, les opinions fausses le dirigent à la façon de tyrans sanguinaires.
Il serait facile d’allonger cette liste de contradictions que le matérialisme français a léguées à maint de nos contemporains, « matérialistes au sens philosophique habituel ». Mais ce serait superflu. Dégageons-en plutôt le caractère commun.
Il y a contradiction et contradiction. Lorsque M. « V.V. » se contredit à chaque pas dans Destin du capitalisme ou au tome premier des Bilans d’une étude économique de la Russie, ses entorses à la logique n’importent guère que comme « document humain ». Le futur historien de la pensée russe qui les relèvera devra étudier une question du plus vif intérêt pour la psychologie collective : pourquoi, si incontestables et si évidentes qu’elles fussent, ces contradictions ont-elles échappé à tant de lecteurs de M. « V.V. » ? En soi, elles sont toutefois aussi stériles que le figuier de la parabole. Mais il existe un autre genre de contradictions. Aussi peu contestables que celles de M. « V.V. », elles s’en distinguent par ce qu’elles n’assoupissent pas l’esprit humain ni ne retardent son progrès, mais le poussent de l’avant, et si fort parfois qu’elles se révèlent plus fécondes, quant à leurs conséquences, que les plus harmonieuses théories. On pourrait reprendre à leur propos la formule de Hegel : « Der Widerspruch ist das Fortleitende » (la contradiction est ce qui fait aller de l’avant). Et c’est dans cette catégories qu’il faut ranger les contradictions du matérialisme français du dix-huitième siècle.
Arrêtons-nous sur la contradiction initiale : c’est le milieu qui détermine les opinions; ce sont les opinions qui déterminent le milieu. On en doit dire ce que Kant disait de ses antinomies : la thèse est aussi valable que l’antithèse. On ne saurait, en effet, mettre en doute que le milieu social détermine les opinions. Et il est non moins indubitable qu’aucun peuple ne s’accommodera d’un ordre social contraire à la totalité de ses opinions, qu’il s’insurgera contre cet ordre et le remodèlera à sa façon. On doit donc reconnaître aussi que l’opinion gouverne le monde. Mais comment deux propositions, vraies en soi, peuvent-elles se contredire ? La chose s’explique fort simplement. Elles ne se contredisent que parce que nous les considérons du mauvais point de vue : de ce point de vue, il semble — et il doit absolument sembler — que, si la thèse est vraie, l’antithèse est fausse, et réciproquement. Mais qu’on trouve le bon point de vue et la contradiction disparaîtra, chacune des propositions qui nous embarrassaient revêtira un aspect nouveau : il se découvrira que chacune complète l’autre, plus exactement qu’elle la conditionne, sans nullement l’exclure, que si cette proposition était fausse, l’autre aussi le serait, bien qu’elle nous ait paru d’abord antagoniste.
Comment trouver ce bon point de vue ?
Prenons un exemple. On a dit souvent, au dix-huitième siècle surtout, que le régime politique d’un peuple est conditionné par les mœurs de celui-ci. Et c’est parfaitement juste. Quand les anciennes mœurs républicaines des Romains disparurent, la république céda la place à la monarchie. Mais on a assuré non moins souvent, par ailleurs, que les mœurs d’un peuple sont conditionnées par son régime politique. Et cela non plus ne peut être mis en doute. D’où donc, en effet, les Romains du temps d’Héliogabale, auraient-ils pu tenir des mœurs républicaines ? N’est-il pas clair jusqu’à l’évidence que les mœurs des Romains de l’Empire devaient constituer quelque chose de contradictoire par rapport aux anciennes mœurs républicaines ? Dès lors, on aboutit à cette conclusion que le régime est conditionné par les mœurs et que les mœurs le sont par le régime. Mais cette conclusion est contradictoire. Sans doute y avons-nous été amenés parce que l’une des deux propositions est fausse. Laquelle ? Si longtemps qu’on s’y casse la tête, on ne trouvera d’erreur ni dans la première, ni dans la seconde; l’une et l’autre sont irréprochables, puisque, réellement, les mœurs d’un peuple agissent sur son régime politique et, dans ce sens, en constituent la cause, alors que, d’autre part, elles sont conditionnées par ce régime dont, en ce sens, elles se trouvent être l’effet. Où chercher l’issue, alors ? Dans les questions de ce genre, on se contente ordinairement de découvrir une interaction : les mœurs influent sur la constitution; la constitution sur les mœurs; tout devient clair comme le jour; et ceux que ne satisfait point cette limpidité témoignent du plus blâmable penchant à l’étroitesse d’esprit. C’est ainsi, du moins, que raisonne la quasi-totalité de nos intellectuels. Ils envisagent la vie sociale sous l’angle de l’interaction : chacun des aspect de cette vie agit sur tous les autres et en subit, à son tour, l’action. C’est la seule manière de voir digne d’un « sociologue » rassis; quant à ceux qui, à la façon des marxistes, tâchent de découvrir des causes plus profondes à l’évolution sociale, ils ne se rendent simplement pas compte de sa complexité. Les Philosophes du dix-huitième siècle inclinaient aussi vers ce point de vue quand ils éprouvaient le besoin de mettre de l’ordre dans leurs conceptions de la vie des sociétés et de résoudre les contradictions qui les accablaient. Les esprits les plus systématiques parmi eux (nous ne parlons pas de Rousseau qui, au total, n’a guère à voir avec les Philosophes) n’allaient pas plus loin. C’est à ce point de vue de l’interaction que s’arrête, par exemple, Montesquieu dans des ouvrages aussi célèbres que Grandeur et Décadence des Romains ou De l’Esprit des Lois (( Dans sa Politique naturelle d’Holbach s’en tient au point de vue de l’interaction entre les mœurs et le régime politique. Mais, comme il s’y trouve amené à traiter de questions pratiques, ce point de vue l’enferme dans un cercle vicieux : pour amender les mœurs, il faut améliorer le régime, et pour amender le régime, il faut améliorer les mœurs. Il s’en tire en faisant intervenir le bon prince cher à tous les Philosophes qui, tel un deus ex machina, résout la contradiction en amendant à la fois les mœurs et le régime politique.)). Le point de vue, certes, est juste : il y a incontestablement interaction entre tous les aspects de la vie sociale. Malheureusement, ce point de vue juste n’éclaire que bien peu, pour la simple raison qu’il ne fournit aucune indication quant à l’origine des forces exerçant cette interaction. Si le régime politique présuppose les mœurs sur lesquelles il agit, ce n’est évidemment pas à lui que ces mœurs doivent leur apparition. Et la même remarque vaut pour les mœurs : si elles présupposent le régime sur lequel elles agissent, ce n’est manifestement pas elles qui l’ont créé. Pour sortir de ce dédale, nous devons trouver le facteur historique qui a produit à la fois les mœurs d’un peuple donné et son régime politique, en créant du même coup la possibilité de leur interaction. Si nous découvrons ce facteur, nous trouverons le bon point de vue, objet de notre recherche, et nous pourrons alors résoudre sans nulle peine l’antinomie qui nous embarrasse.
Appliqué à la contradiction initiale du matérialisme français, voici ce que cela signifie : les matérialistes français se trompaient fort lorsque, contredisant leur conception habituelle de l’histoire, ils prétendaient que les idées ne sont rien, puisque le milieu serait tout; mais il ne se trouve pas moins d’erreur dans leur conception habituelle de l’histoire (c’est l’opinion qui gouverne le monde qui fait de l’opinion la cause principale, fondamentale, de l’existence de tout milieu social donné. Il y a, sans aucun doute, interaction entre l’opinion et le milieu. Mais une analyse scientifique ne peut pas se borner à reconnaître cette interaction, vu que celle-ci ne nous explique absolument pas les phénomènes sociaux. Pour comprendre l’histoire de l’humanité — dans le cas présent, l’histoire de ses opinions d’une part et, d’autre part, l’histoire des sociétés qu’elle a connues au cours de son évolution — il faut dépasser le point de vue de l’interaction, il faut découvrir, si la chose est possible, le facteur qui détermine à la fois l’évolution du milieu social et l’évolution des opinions. Il incombait aux sciences sociales du dix-neuvième siècle de découvrir ce facteur.