Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire
Georgi Plekhanov
II. Les historiens français de la Restauration
« L’une des plus importantes conclusions que l’on puisse tirer de l’étude de l’histoire, c’est que le gouvernement est la plus efficace entre les causes du caractère des peuples ; que les vertus ou les vices des nations, leur énergie ou leur mollesse, leurs talents, leurs lumières ou leur ignorance, ne sont presque jamais les effets du climat, les attributs d’une race particulière; que tout fut donné à tous par la nature, tandis que le gouvernement conserve ou anéantit dans les hommes qui lui sont soumis, les qualités qui formaient d’abord l’héritage de l’espèce humaine. » En Italie, il ne se produisit de changements ni dans le climat, ni dans la race (l’apport des Barbares fut trop insignifiant pour en modifier les caractères) : « La nature est restée la même pour les Italiens de tous les âges; le gouvernement seul a changé; ses révolutions ont toujours précédé ou accompagné l’altération du caractère national. »
C’est en ces termes que Sismondi réfute la théorie qui fait dépendre du seul milieu géographique la destinée des peuples (( Histoires des républiques italiennes du moyen âge. Nouvelle édition, t. I, Paris, Introduction, pp. V-VI.)). Ses objections ne manquent point de base. La géographie est effectivement fort loin de tout expliquer en histoire, dans la mesure même où celle-ci est de l’histoire, c’est-à-dire, selon l’expression de Sismondi, dans la mesure où le gouvernement change, tandis que le milieu géographique demeure inchangé. Nous ne le relevons qu’au passage : c’est une tout autre question qui nous intéresse ici.
Le lecteur a probablement remarqué déjà qu’en opposant l’invariabilité du milieu géographique aux variations du destin historique des peuples, Sismondi ramène ce destin à un unique facteur fondamental, au « gouvernement », c’est-à-dire, au régime politique du pays : le caractère du peuple serait entièrement déterminé par celui du gouvernement. Cette proposition péremptoirement énoncée, Sismondi l’atténue certes aussitôt, et de façon fort sensible : les révolutions politiques, dit-il, ont précédé ou accompagné l’altération du caractère national; d’où il appert que le caractère du gouvernement serait parfois déterminé par le caractère du peuple. Mais, en ce point, la philosophie de l’histoire de Sismondi se heurte à la contradiction, bien connue de nous, qui a gêné les Philosophes français : les mœurs d’un peuple dépendent de son régime politique; le régime politique dépend des mœurs. Pas plus que les Philosophes, Sismondi ne se trouvait en mesure de la résoudre, ce qui l’a obligé à fonder ses raisonnements sur l’une ou sur l’autre des propositions de l’antinomie, à tour de rôle. Mais, s’étant arrêté à l’une des deux, à celle qui assure que le caractère d’un peuple dépend de son gouvernement, il a attribué à la notion de « gouvernement » une extension exagérée : ce concept englobe, chez lui, toutes les propriétés sans exception d’un milieu social donné, tous les aspects de la société. Plus exactement, toutes les propriétés, sans exception, d’un milieu social donné deviennent chez lui affaire de « gouvernement », l’effet du régime politique. C’est le point de vue du dix-huitième siècle. Quand les matérialistes français voulaient traduire sous une forme ramassée leur conviction quant à la toute-puissante influence du milieu ambiant sur l’homme, ils disaient : c’est la législation qui fait tout. Et quand ils parlaient de législation, ils avaient presque exclusivement en vue la législation politique, le régime politique. Parmi les œuvres du fameux Jean-Baptiste Vico, il se trouve un tout petit article intitulé « Essai sur le système de la jurisprudence, où le droit civils des Romains est expliqué par leurs révolutions politiques ((
Nous traduisons d’après le français, nous empressant de relever que l’article même ne nous est connu que par les quelques extraits en français qu’on en a faits. Nous n’avons pu nous procurer l’original italien qui, à notre connaissance, n’a été publié que dans l’édition de 1818; il ne figure déjà plus dans l’édition de Milan en six volumes de 1835. Ce qui compte, au reste, en l’occurrence, ce n’est pas la façon dont Vico a résolu son problème, mais de constater quel problème il s’était posé.
Prévenons, au passage, un reproche que se hâteront sans doute de nous adresser de perspicaces critiques : « Vous employez indifféremment, nous diront-ils, les formules « Philosophes » et « matérialistes »; or les « Philosophes » n’étaient pas tous matérialistes, loin de là ! Certains d’entre eux, Voltaire par exemple, se sont élevés passionnément contre le matérialisme. » C’est exact. Mais Hegel a déjà montré par ailleurs[4], que les Philosophes qui se sont élevés contre le matérialisme étaient seulement des matérialistes inconséquents.)) ». Et bien que cet essai ait été écrit tout au début du dix-huitième siècle, les vues qu’il exprime sur le rapport du droit civil et du régime politique ont prévalu jusqu’à la Restauration : les Philosophes ramenaient tout à « la politique ».
Mais l’activité politique du « législateur » est, de toute façon, une activité consciente, quoique, bien sûr, pas toujours conséquente. Et l’activité consciente de l’homme dépend des « opinions » de celui-ci. De la sorte, les Philosophes revenaient, sans y prendre garde, à l’idée de la toute-puissance de l’opinion, alors qu’ils voulaient mettre en relief l’idée de la toute-puissance du milieu.
Sismondi en restait au point de vue du dix-huitième siècle ((C’est en 1796 qu’il a commencé de travailler à son histoire des républiques italiennes.)). Mais les historiens français de la jeune génération se rallient déjà à d’autres conceptions.
Le cours et l’issue de la Révolution française, avec ses surprises qui réduisirent à quia les penseurs les plus « éclairés », avaient apporté la plus éclatante des réfutations à l’idée que l’opinion est toute-puissante. Beaucoup, alors, perdirent leur foi en la vertu de « la Raison », tandis que d’autres, refusant de se laisser décevoir, inclinèrent encore plus à affirmer la toute-puissance du milieu et à étudier l’évolution de celui-ci. Mais ce milieu même, on se mit sous la Restauration à le considérer d’un point de vue nouveau. Les grands événements historiques avaient à ce point ridiculisé « législateurs » et constitutions qu’il semblait désormais bizarre de ramener à ces dernières, comme si elles en eussent été le facteur fondamental, toutes les propriétés d’un milieu social; on commençait maintenant à les tenir pour quelque chose de dérivé, pour un effet et non point pour une cause.
« C’est par l’étude des institutions politiques, dit Guizot dans ses « Essais sur l’histoire de France » (( La première édition parut en 1821.)), que la plupart des écrivains, érudits, historiens ou publicistes ont cherché à connaître l’état de la société, le degré ou le genre de sa civilisation. Il eût été plus sage d’étudier d’abord la société elle-même pour connaître et comprendre ses institutions politiques. Avant de devenir cause, les institutions sont effet; la société les produit avant d’en être modifiée; et au lieu de chercher dans le système ou les formes du gouvernement quel a été l’état du peuple, c’est l’état du peuple qu’il faut examiner avant tout pour savoir quel a dû, quel a pu être le gouvernement… La société, sa composition, la manière d’être des individus selon leur situation sociale, les rapports des diverses classes d’individus, l’état des personnes enfin, telle est, à coup sûr, la première question qui appelle l’attention de l’historien qui veut assister à la vie des peuples, et du publiciste qui veut savoir comment ils étaient gouvernés. » (( Essais, dixième édition, Paris 1860, pp. 73-74.))
L’idée est aux antipodes de celle de Vico. Chez celui-ci, l’histoire du droit civil s’explique par les révolutions politiques; chez Guizot, le régime politique s’explique par l’état des personnes, c’est-à-dire par le droit civil. L’historien français va encore plus loin dans l’analyse de « la composition sociale ». Pour reprendre ses formules, chez tous les peuples qui entrent en scène après la chute de l’Empire romain d’Occident « l’état des personnes » est fonction de l’état des terres, en sorte que l’étude de cet état des terres doit précéder celle de l’état des personnes : « Pour comprendre les institutions politiques, il faut connaître les diverses conditions sociales et leurs rapports. Pour comprendre les diverses conditions sociales, il faut connaître la nature et les relations des propriétés. » (( Essais, ibid., pp. 75-76.))
C’est sous cet angle que Guizot étudie l’histoire de France des deux premières dynasties, qui devient chez lui une histoire de la lutte des conditions sociales. Dans son histoire de la révolution anglaise il fait un pas de plus en représentant cet événement comme une lutte de la bourgeoisie contre l’aristocratie, reconnaissance tacite du fait que, pour expliquer la vie politique d’un pays, il ne faut pas étudier seulement l’état des terres, mais celui des biens en général ((La lutte des partis politiques et religieux dans l’Angleterre du dix-septième siècle « couvrait une question sociale, la lutte des classes diverses pour l’influence et le pouvoir. Non que ces classes fussent, en Angleterre, profondément séparées et hostiles entre elles, comme elles l’ont été ailleurs. Les grands barons avaient soutenu les libertés populaires avec leurs propres libertés, et le peuple ne l’oubliait point. Les gentilshommes de campagne et les bourgeois des villes siégeaient ensemble depuis trois siècles, au nom des communes d’Angleterre, dans le Parlement. Mais, depuis un siècle, de grands changements étaient survenus dans la force relative des classes diverses au sein de la société, sans que des changements analogues se fussent opérés dans le gouvernement… Les bourgeois, les gentilshommes de comté, les fermiers et les petits propriétaires de campagne, alors fort nombreux, n’exerçaient pas, sur les affaires publiques, une influence proportionnée à leur importance dans le pays. Ils avaient grandi plus qu’ils ne s’étaient élevés. De là, parmi eux et dans les rangs au-dessous d’eux, un fier et puissant esprit d’ambition, prêt à saisir toutes les occasions d’éclater ». (Discours sur l’histoire de la révolution d’Angleterre, Berlin, 1857, pp. 13-14.) Voir aussi les six volumes du même auteur sur l’histoire de la première révolution anglaise et ses essais sur la vie des hommes d’Etat de ce temps. Guizot s’y tient presque toujours au point de vue de la lutte des classes.)).
Cette conception de l’histoire politique de l’Europe était alors fort loin d’appartenir en propre au seul Guizot. De nombreux historiens la partageaient, parmi lesquels nous citerons Augustin Thierry et Mignet.
Dans ses Vues des révolutions d’Angleterre, Augustin Thierry présente l’histoire des révolutions anglaises comme une lutte de la bourgeoisie et de l’aristocratie.
« Chaque personnage dont les aïeux s’étaient trouvés enrôlés dans l’armée d’invasion, dit-il à propos de la première révolution, quittait son château pour aller dans le camp royal prendre le commandement que son titre lui assignait. Les habitants des villes et des ports se rendaient en foule au camp opposé. On pouvait dire que le cri de ralliement des deux armées était, d’un côté, oisiveté et pouvoir, de l’autre, travail et liberté : car les désœuvrés, les gens qui ne voulaient d’autre occupation dans la vie que celle de jouir sans peine, de quelque caste qu’ils fussent, s’enrôlaient dans les troupes royales, où ils allaient défendre les intérêts conformes aux leurs : tandis que les familles de la caste des anciens vainqueurs, que l’industrie avait gagnées, s’unissaient au parti des communes. » (( Dix ans d’études historiques, tome VI des Œuvres complètes d’Augustin Thierry, dixième édition, Paris, 1840, p. 66.))
Le mouvement religieux de ce temps-là n’était, aux yeux d’Augustin Thierry, que le reflet d’intérêts positifs de chaque jour :
« C’était pour ces intérêts positifs que la guerre se soutenait de part et d’autre. Le reste n’était qu’apparence ou prétexte. Ceux qui s’engageaient dans la cause des sujets étaient pour la plupart presbytériens, c’est-à-dire que même en religion ils ne voulaient aucun joug. Ceux qui soutenaient la cause contraire, étaient épiscopaux ou papistes : c’est qu’ils aimaient à trouver jusque dans les formes du culte, du pouvoir à exercer et des impôts à lever sur les hommes. »
Il cite à ce propos les mots de Fox dans son History of the reign of James the Second (( [Histoire du règne de Jacques II.])) :
« Les whigs considéraient toutes les opinions religieuses sous le biais de la politique. Même leur haine du papisme ne tenait pas tellement aux superstitions ou à l’idolâtrie attribuée à cette secte impopulaire qu’à sa tendance à instituer le pouvoir absolu dans l’Etat. »
A l’opinion de Mignet, « les intérêts qui dominent décident du mouvement social. Ce mouvement arrive à son but à travers des oppositions, cesse quand il l’a atteint, est remplacé par un autre qui ne s’aperçoit pas lorsqu’il commence, et qui ne se fait connaître que lorsqu’il est le plus fort. Telle a été la marche de la féodalité. Elle était dans les besoins avant d’être dans le fait, première époque; et elle a été ensuite dans le fait en cessant d’être dans les besoins, seconde époque; ce qui a fini par la faire sortir du fait. Il n’y a point encore eu de révolutions qui ne se soient accomplies de cette manière. » (( De la féodalité, des institutions de St. Louis et de l’influence de la législation de ce prince, Paris, 1822, pp. 77-78.))
Dans son histoire de la Révolution française, Mignet (( Dans son Histoire de la révolution française depuis 1789 jusqu’à 1814, Paris, 1824.)) se place au point de vue des « besoins » des diverses classes sociales. La lutte de celles-ci constitue pour lui le ressort principal des événements politiques. Semblable conception, la chose va de soi, ne pouvait pas être du goût des éclectiques, même en ce bon vieux temps où leurs têtes travaillaient beaucoup mieux qu’elles ne le font aujourd’hui. Ils accusaient les tenants des nouvelles théories historiques de fatalisme et d’esprit de système. Comme il arrive toujours en pareil cas, ils ne remarquaient nullement les véritables côtés faibles des théories nouvelles, s’attaquant, en revanche, avec la dernière énergie à leurs côtés incontestablement solides. C’est au reste aussi vieux que le monde et par suite peu intéressant. Ce qui l’est beaucoup plus c’est qu’un des plus brillants représentants du socialisme d’alors, le saint-simonien Bazard, défendit les conceptions nouvelles.
Bazard ne trouvait point sans reproche le livre de Mignet sur la Révolution française, dont le défaut, estimait-il, consistait notamment en ce que cet ouvrage présente l’événement décrit comme un fait isolé, sans lien avec « la longue série d’efforts qui, en renversant l’ancienne organisation sociale européenne, devait faciliter les moyens de l’établissement d’un nouveau système ». Mais l’ouvrage possède d’incontestables mérites. « L’auteur, après avoir borné son sujet à l’action révolutionnaire proprement dite, entreprend de caractériser les partis qui la dirigent tour à tour, de rattacher ces partis aux différentes classes de la société, de montrer par quel enchaînement de conséquences ils se succèdent dans la conduite des événements, et comment enfin ils disparaissent. » Cet « esprit de système et de fatalité » dont les éclectiques taxaient les historiens de la nouvelle tendance, distinguait heureusement, à l’opinion de Bazard, les ouvrages de Guizot et de Mignet des livres des historiens littérateurs (c’est-à-dire occupés seulement de la beauté du « style ») qui, en dépit de leur nombre, n’avaient pas fait avancer la science de l’histoire d’un pas depuis le dix-huitième siècle (( Voir Considérations sur l’histoire, Le Producteur[6], IVe partie.)).
Interrogés sur le point de savoir si les mœurs d’un peuple créent son régime politique ou si, au contraire, ce régime crée les mœurs, aussi bien Augustin Thierry que Guizot ou Mignet auraient répondu que, pour grande et pour incontestable que soit l’interaction entre les mœurs d’un peuple et son régime politique, mœurs et régime, en fin de compte, doivent leur existence à un troisième facteur plus fondamental : l’état des personnes et celui des biens.
La contradiction où s’étaient embarrassés les Philosophes du dix-huitième siècle se trouvait ainsi résolue : tout esprit impartial devait reconnaître avec Bazard que les tenants de la nouvelle conception de l’histoire venaient de faire accomplir un pas à la science.
Mais, nous l’avons déjà vu, cette contradiction n’est qu’un cas particulier de la contradiction initiale des théories sociales du dix-huitième siècle : 1) l’homme, avec la totalité de ses pensées et de ses sentiments, est le produit du milieu; 2) le milieu est l’œuvre de l’homme, le produit de ses « opinions ». La nouvelle conception de l’histoire résolvait-elle la contradiction initiale du matérialisme français ? Voyons comment les historiens de la Restauration se sont expliqué l’origine de cet état des personnes et de cet état des biens dont seule, à leur avis, l’étude attentive pouvait fournir la clé des événements historiques.
L’état des biens relève du Droit : la propriété est avant tout une institution juridique. Prétendre que la clé des phénomènes historiques doit être recherchée dans l’état des biens revient à dire qu’on la trouvera dans les institutions juridiques. Mais d’où viennent ces institutions ? Guizot affirme à fort juste titre que les constitutions ont été effet avant de devenir cause, que la société a commencé par les créer avant de se transformer sous leur influence. Mais ne peut-on en dire autant de l’état des biens ? N’a-t-il pas été, lui aussi, effet, avant de devenir cause ? La société n’a-t-elle pas dû le créer avant d’en éprouver l’action ?
A ces questions fort légitimes, Guizot apporte des réponses aussi peu satisfaisantes que possible.
Chez les peuples qui entrent en scène après la chute de l’Empire romain d’Occident, l’état des personnes est fonction de la propriété foncière (( Seulement chez ces peuples ? Cette restriction est d’autant plus étrange que les auteurs grecs et romains avaient déjà aperçu l’étroite corrélation entre le statut civil et politique de leur pays et l’état des terres. Cette curieuse restriction n’a d’ailleurs pas empêché Guizot de voir un lien entre la chute de l’Empire romain et son organisation économique. Cf. son premier Essai : Du régime municipal dans l’Empire romain au cinquième siècle de l’ère chrétienne.)) : le rapport de l’homme à la terre détermine sa condition sociale. Pendant toute la féodalité l’ensemble des institutions sociales était, en dernière analyse, fonction de l’état des terres qui, selon la formule du même Guizot, « originairement et dans les premiers temps qui ont suivi les conquêtes des Barbares », était déterminé par la condition sociale du propriétaire. « Selon qu’un homme était plus ou moins libre, plus ou moins puissant, la terre qu’il occupait a pris tel ou tel caractère ((C’est-à-dire que la propriété de la terre revêtait tel ou tel caractère juridique : sa possession entraînait un degré de dépendance plus ou moins élevé, selon la puissance et la liberté du propriétaire. Loc. cit., p. 75.)). » Mais qu’est-ce qui déterminait, en ce cas, la condition sociale du propriétaire ? Qu’est-ce qui déterminait « originairement et dans les premiers temps qui ont suivi les conquêtes des Barbares » son degré plus ou moins élevé de liberté et de puissance ? Serait-ce l’état politique préexistant chez les conquérants barbares ? Guizot nous a pourtant déjà dit que cet état politique est un effet, et non point une cause. Pour comprendre l’état politique des Barbares avant la chute de l’Empire romain, il faudrait, sur le conseil même de l’auteur, étudier l’état des personnes, le régime social, les rapport des diverses classes d’un même milieu, etc. Et cette étude nous ramènerait à la question initiale : qu’est-ce qui détermine l’état des biens, qu’est-ce qui a créé les formes de propriété en vigueur dans la société en question ? Il ne servirait de rien, on le conçoit, d’expliquer la condition des diverses classes sociales en invoquant leurs degrés relatifs de liberté et de puissance. Loin de constituer une réponse, ce serait une simple répétition de la question sous une forme nouvelle et un peu plus détaillée.
Pour Guizot, la question de l’origine de l’état des biens ne se posait pas avec la rigueur et la précision d’un problème scientifique. L’éluder, on l’a vu, lui était absolument impossible; mais la confusion des réponses qu’il y donne prouve qu’il ne se la formulait pas nettement. L’évolution des formes de la propriété, il l’expliquait, en dernière analyse, par des références hautement brumeuses à la nature humaine. Aussi ne saurait-on s’étonner que cet historien, accusé par les éclectiques de trop d’esprit de système, se soit révélé plutôt éclectique, notamment dans ses ouvrages sur l’histoire de la civilisation (( Voir Histoire générale de la civilisation en Europe et Histoire générale de la civilisation en France.)).
Considérant la lutte des sectes religieuses et des partis politiques du point de vue des « intérêts positifs » des diverses classes sociales, Augustin Thierry, que passionnait le combat du tiers état contre la noblesse, expliquait l’origine des classes et des castes par la conquête. « Tout cela date d’une conquête, il y a une conquête là-dessous », dit-il à propos des classes et des castes chez les peuples modernes dont il s’occupe exclusivement. Il brode inlassablement sur ce thème aussi bien dans ses articles de publiciste que dans ses ouvrages scientifiques postérieurs. Mais, outre que « la conquête », acte de politique étrangère, le ramenait au point de vue du dix-huitième siècle où l’on expliquait l’ensemble de la vie sociale par l’action du législateur, c’est-à-dire du pouvoir politique, chaque fait de conquête soulève inéluctablement une question : pourquoi tel effet social et non tel autre en a-t-il résulté ? Avant l’invasion des Barbares de Germanie, la Gaule avait déjà subi la conquête romaine, et les conséquences sociales de celle-ci avaient fort différé des suites qu’entraîna la conquête germanique. Les conséquences sociales de la conquête de la Chine par les Mongols ne ressemblent guère aux conséquences sociales de la conquête de l’Angleterre par les Normands. D’où vient cette diversité ? Assurer que des régimes sociaux de peuples différents, s’affrontant à des époques différentes, la déterminent, équivaut à ne rien dire, puisque ce qui détermine ledit régime social demeure inconnu. Et invoquer à ce propos une conquête antérieure revient à s’enfermer dans un cercle vicieux. Quelque série de conquêtes qu’on dénombre, on aboutit toujours à l’inéluctable conclusion que, dans la vie sociale des peuples, il y a un x, une inconnue qui, loin d’être fonction de la conquête, a les effets de la conquête pour fonction, voire, fort souvent, toujours peut-être, la conquête elle-même, que quelque chose se trouve à l’origine des collisions entre peuples. Dans son Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, Augustin Thierry indique, sur la base des documents d’époque, les mobiles qui guidèrent les Anglo-Saxons dans leur lutte désespérée pour l’indépendance : « Nous devons combattre, dit un de leurs ducs, quel qu’en soit pour nous le danger, car il ne s’agit pas ici d’un nouveau seigneur à recevoir… Il s’agit de bien autre chose. Le duc de Normandie a donné nos terres à ses barons et à ses chevaliers, à tous ses gens; et la plus grande partie lui en ont déjà fait hommage : ils voudront tous avoir leur don, si le duc devient notre roi; et lui-même sera tenu de leur livrer nos biens, nos femmes et nos filles; car tout leur est promis d’avance. Ils ne viennent pas seulement pour nous ruiner, mais pour ruiner aussi nos descendants, pour nous enlever le pays de nos ancêtres », etc. Et Guillaume le Conquérant déclare de son côté à ses compagnons : « Pensez à bien combattre et mettez tout à mort; car si nous les vainquons, nous serons tous riches. Ce que je gagnerai, vous le gagnerez; si je conquiers, vous conquerrez; si je prends la terre, vous l’aurez (( Histoire de la conquête, …, Paris, t. I, pp. 296 et 300.)). » On ne saurait montrer plus clairement que la conquête n’était pas une fin en soi, qu’il se trouvait « là-dessous » des intérêts « positifs », c’est-à-dire économiques. Mais, demandera-t-on, qu’est-ce qui conférait à ces intérêts l’aspect qu’ils revêtaient alors ? Pourquoi indigènes comme envahisseurs étaient-ils attachés à la forme féodale de la propriété foncière et non pas à une autre ? « La conquête », ici, n’explique rien.
L’Histoire du Tiers Etat du même Augustin Thierry, et toutes ses études sur l’histoire intérieure de la France et de l’Angleterre nous donnent un tableau assez complet du progrès de la bourgeoisie. Il suffit d’y jeter un coup d’œil pour constater l’insuffisance de la théorie qui veut ramener à la conquête l’origine et l’évolution d’un régime social : cette évolution s’est en effet déroulée au rebours de l’intérêt et des vœux de l’aristocratie féodale, en d’autres termes des conquérants et de leurs descendants.
Il n’est pas exagéré de dire qu’Augustin Thierry lui-même s’est chargé de réfuter par ses travaux historiques sa propre conception du rôle de la conquête ((Il est intéressant de relever que les saint-simoniens apercevaient déjà ce point faible de la conception qu’Augustin Thierry se faisait de l’histoire. Dans l’article déjà cité, Bazard signale ainsi que la conquête a exercé sur l’évolution de la société européenne une influence bien moindre qu’Augustin Thierry ne se le figure. Quiconque, dit-il, comprend les lois du développement de l’humanité, voit que le rôle de la conquête est complètement subordonné. Dans ce cas, pourtant, Augustin Thierry se rapprochait plus que Bazard des vues de son ancien maître Saint-Simon. Celui-ci, en effet, s’il envisage l’histoire de l’Europe occidentale depuis le quinzième siècle sous l’angle de l’évolution économique, ne voit dans le régime social du moyen âge qu’un produit de la conquête.)).
Même confusion chez Mignet. Il parle de l’influence de la propriété foncière sur les formes politiques. Mais d’où dépendent les formes de la propriété, pourquoi évoluent-elles dans tel ou tel sens ? Mignet n’en sait rien. Chez lui aussi, les formes de la propriété foncière s’expliquent finalement par la conquête (( Cf. De la Féodalité, p. 50.)).
Il sent bien que, dans l’histoire des collisions entre peuples, on a affaire à des êtres de chair et d’os, dotés d’un état juridique et social précis, non à des abstractions du genre « conquérants » et « vaincus ». Mais, ici, encore, l’analyse tourne court. « Lorsque deux peuples se mêlent sur le même sol, parce qu’ils y vivent, dit-il, ils perdent réciproquement ce qu’ils ont de faible et se communiquent ce qu’ils ont de fort (( Ibid. p. 212.)). »
Ce n’est ni profond, ni bien clair.
Face au problème de l’origine de l’état des biens, chacun de ces historiens français de la Restauration aurait probablement tâché de se tirer d’embarras comme Guizot, en invoquant avec plus ou moins de bonheur la « nature humaine ».
Ce concept d’une « nature humaine », instance suprême qui trancherait tous les « cas de conscience » du droit, de la morale, de la politique et de l’économie, les historiens du dix-neuvième siècle l’ont hérité des Philosophes.
Si l’homme, à sa venue au monde, n’apporte pas avec soi une provision toute prête d’« idées pratiques », si la vertu n’est pas respectée parce qu’innée, mais parce qu’avantageuse, comme l’affirme Locke, si le principe de l’utilité sociale constitue la loi suprême, ainsi que le dit Helvétius, si l’être humain est la mesure de toutes choses dès qu’il s’agit des rapports entre les hommes, il en découle avec une parfaite logique que c’est sous l’angle de la nature humaine que nous devons juger de l’utilité et de la nocivité, de la rationalité et de l’absurdité des rapports en question. C’est de ce point de vue que les Philosophes discutaient aussi bien le régime social existant que les réformes à leur avis souhaitables. La nature humaine constitue leur argument clé dans les controverses avec l’adversaire. Un jugement de Condorcet montre fort bien l’éminente signification qu’ils lui attribuaient : les idées de justice et de droit, assure ce philosophe, se forment de façon rigoureusement identique chez tous les êtres doués de la capacité de sentir et d’acquérir des idées; aussi seront-elles identiques. Il arrive certes que les hommes les altèrent. Mais tout homme qui raisonne juste arrivera aussi nécessairement à certaines idées en morale qu’en mathématiques. Et ces idées sont le corollaire de cette vérité indiscutable que l’homme est un être sentant et pensant ((NdE : Condorcet développe ces idées dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, t. 1-2, Paris, 1794, ouvrage auquel Plékhanov se réfère souvent.)). Au vrai, ce n’est pas de ce concept singulièrement maigre que les Philosophes tiraient leurs théories sociales : elles leur étaient dictées par le milieu où ils vivaient. L’« Homme » auquel ils se référaient ne se distingue pas seulement par la faculté de sentir et de penser : sa « nature » exige un certain ordre bourgeois (les revendications que la Constituante fera plus tard entrer dans les faits se trouvent dans les œuvres d’Holbach); elle réclame la liberté du commerce, la non-intervention de l’Etat dans le système de la propriété (laissez faire, laissez passer (( Pas toujours au reste. Il arrive qu’au nom de ladite nature les Philosophes conseillent au législateur d’aplanir l’inégalité des biens. C’est une de leurs multiples contradictions, mais qui ne nous concerne pas pour l’instant. Ce qui importe, c’est que « la nature humaine » en soi leur sert à tout moment d’argument pour appuyer les aspirations concrètes de tels ou tels milieux de la société et d’une société exclusivement bourgeoise.)) etc., etc. Les Philosophes voyaient la nature humaine à travers le prisme de certains besoins sociaux et d’un certain état social. Mais ils ne se doutaient point que l’Histoire avait interposé un tel prisme; ils se figuraient que c’était « la nature humaine » en personne qui parlait par leur bouche, une nature humaine enfin comprise et appréciée à sa valeur par des représentants éclairés de l’humanité.
Les écrivains du dix-huitième siècle ne se faisaient point tous, au reste, la même idée de la nature humaine; et leurs points de vue à son égard divergent parfois très fort. Mais tous croyaient également que seule une notion exacte de cette nature peut fournir la clé des phénomènes sociaux.
Beaucoup de Philosophes, nous l’avons dit plus haut, avaient déjà constaté que l’évolution de la raison humaine obéit à certaines lois. C’est surtout l’histoire de la littérature qui les avait amenés à cette idée : « Quel peuple, demandaient-ils, n’a pas commencé par être poète et n’a pas fini par être philosophe (( Grimm : Correspondance littéraire, août 1774. En posant la question, Grimm ne fait que reprendre l’idée que l’abbé Arnaud avait exposée dans son discours à l’Académie française.)) ? » Mais comment expliquaient-ils cet enchaînement ? Par les besoins sociaux qui, répondaient-ils, déterminent jusqu’à l’évolution du langage : « L’art de la parole est, comme tous les arts, le produit du besoin et de l’intérêt général », dit l’abbé Arnaud dans le discours ((NdE : Dans son discours de réception à l’Académie française, le 13 mai 1771.)) auquel nous nous référions en note. Le besoin change; aussi « les arts » changent-ils en évoluant. Mais qu’est-ce qui détermine les besoins en général, les besoins des hommes composant la société ? La nature humaine. C’est donc dans cette nature qu’il faut rechercher l’explication du fait que l’évolution de l’intelligence suit telle voie et non telle autre.
Pour jouer ce rôle de critérium suprême, il fallait évidemment une nature humaine immuable, donnée une fois pour toutes. Les Philosophes la tenaient effectivement pour telle, comme on peut le voir d’après le jugement ci-dessus de Condorcet. Mais comment expliquer avec une nature humaine immuable l’évolution intellectuelle ou sociale de l’humanité ? Comment procède le devenir en général ? Par une série de changements. Quelque chose d’immuable et de donné une fois pour toutes peut-il rendre raison de ces changements ? Les variables varieraient-elles parce que les constantes ne varient pas ? Les Philosophes comprenaient bien que non et, pour se tirer de difficulté, ils prétendaient que toute grandeur constante se trouve sujette à varier entre de certaines limites. L’homme traverse diverses phases de croissance : enfance, jeunesse, maturité, etc. Et ses exigences ne sont pas les mêmes à chaque âge :
« Dans l’enfance, l’homme n’a que des sens, de l’imagination et de la mémoire; il n’a besoin que d’être amusé, et il ne lui faut que des chansons et des fables. L’âge des passions succède, et l’âme veut être émue et agitée; l’esprit s’étend ensuite, et la raison se fortifie : ces deux facultés demandent à être exercées à leur tour, et leur activité se porte sur tout ce qui intéresse la curiosité de l’homme. » (( Suard, loc. cit., p. 383.))
Ainsi se développe l’homme-individu : sa nature détermine les paliers de son évolution; et comme ils sont inhérents à sa nature, on les retrouve dans l’évolution spirituelle de l’humanité tout entière; ils expliquent le fait que les peuples commencent par l’épopée et finissent par la philosophie.
On voit sans peine que semblable explication n’explique rigoureusement rien; elle permet seulement d’imaginer le progrès mental de l’humanité : toute comparaison avive les couleurs de l’objet décrit. On voit sans peine aussi qu’en recourant à cette explication, les penseurs du dix-huitième siècle retombaient dans le cercle vicieux bien connu : le milieu crée l’homme; l’homme crée le milieu. L’évolution intellectuelle de l’humanité, en d’autres termes l’évolution de la nature humaine, s’expliquerait par le besoin social, en même temps que l’évolution de ce besoin social par l’évolution de la nature humaine.
Cette contradiction, en somme, n’a pas été éliminée par les historiens français de la Restauration; ils lui ont seulement donné un autre tour.