Programme du groupe social-démocrate « Libération du travail »
Georgi Plekhanov
Le groupe « Libération du Travail » se fixe pour but la propagande des idées socialistes en Russie et la formation d’éléments pour l’organisation d’un parti socialiste ouvrier de Russie.
L’essentiel de ses idées peut être exprimé dans les quelques propositions suivantes (( Nous ne considérons nullement le programme soumis ici au jugement de nos camarades comme un tout achevé et qui n’aurait besoin ni de corrections de détail ni de précisions complémentaires. Nous sommes prêts, au contraire, à y introduire tous les correctifs qui ne contrediraient point les notions fondamentales du socialisme scientifique et répondraient aux conclusions pratiques découlant de ces idées en ce qui concerne l’activité des socialistes en Russie. [Note de G. Plékhanov])) :
- L’émancipation économique de la classe ouvrière s’obtiendra seulement par la remise aux travailleurs, en propriété collective, de tous les moyens de production et de tous les produits de celle-ci, ainsi que par l’organisation, conformément aux besoins sociaux, de toutes les fonctions de la vie économique et sociale.
- Le développement de la technique moderne dans les sociétés civilisées ne fournit pas seulement la possibilité matérielle de cette organisation; il la rend nécessaire et inévitable pour la solution des contradictions qui s’opposent au développement normal et harmonieux de ces sociétés.
- Cette révolution économique radicale entraînera une modification radicale dans l’ensemble des rapports sociaux et internationaux.
En éliminant la lutte des classes par la disparition des classes elles-mêmes, en rendant impossible et sans objet la lutte économique des individus grâce à la suppression de la production marchande et de la concurrence qui en est fonction, bref, en abolissant la lutte pour la vie entre les personnes, les classes et les sociétés, cette révolution rendra superflus les organes sociaux qui se sont développés pendant des siècles au cours de cette lutte pour la vie et qui en furent les instruments.
Sans se laisser aller aux utopies touchant l’organisation sociale et internationale de l’avenir, on peut, dès maintenant, prédire la destruction du plus important des organes de la lutte chronique à l’intérieur des sociétés, c’est-à-dire de l’Etat en tant qu’organisme politique opposé à la société et servant essentiellement à défendre les intérêts de sa classe dominante. Tout de même peut-on dès maintenant prévoir le caractère international de la future révolution économique. Le développement actuel des échanges internationaux de produits rend nécessaire la participation à cette révolution de toutes les sociétés civilisées.
Aussi les partis socialistes de tous les pays reconnaissent-ils le caractère international du mouvement ouvrier contemporain et proclament-ils le principe de la solidarité internationale des producteurs.
Le groupe « Libération du Travail » reconnaît également les principes de l’ex-« Association Internationale des Travailleurs » et l’identité des intérêts des travailleurs du monde civilisé tout entier.
- En introduisant la conscience là où règne actuellement la nécessité économique aveugle , en remplaçant l’actuelle domination du produit sur le producteur par la domination du producteur sur le produit , la révolution socialiste simplifie et rationalise l’ensemble des rapports sociaux, en même temps qu’elle fournit à chaque citoyen la possibilité réelle de participer directement à la discussion et à la gestion de toutes les affaires publiques.
Cette participation des citoyens à l’administration de toutes les affaires publiques, suppose la suppression, en politique, du système représentatif actuel, et qu’il lui sera substitué la législation directe par le peuple . Dans leur lutte présente, les socialistes doivent ne point perdre de vue la nécessité de cette réforme politique et s’attacher à l’obtenir par tous les moyens en leur pouvoir.
La nécessité en est d’autant plus impérative que l’éducation politique de la classe ouvrière par elle-même et sa suprématie politique constituent l’indispensable condition préalable de son émancipation économique. Seul un Etat pleinement démocratique peut accomplir une révolution économique conforme à l’intérêt des producteurs et exigeant leur participation raisonnée à l’organisation comme à la réglementation de la production.
La classe ouvrière des pays les plus développés se rend un compte de plus en plus net de la nécessité de cette révolution à la fois sociale et politique, et elle s’organise en un parti du travail hostile à tous les partis d’exploiteurs. Cette organisation, qui s’opère sur les principes de l' »Association Internationale des Travailleurs » , vise, toutefois, en premier lieu, à la conquête par les ouvriers du pouvoir politique à l’intérieur de chaque Etat. Il va sans dire que « le prolétariat de chaque pays doit en finir avant tout avec sa propre bourgeoisie « .
Cela introduit un élément de diversité dans les programmes des partis socialistes des différents Etats, en obligeant chacun d’eux à se conformer aux conditions sociales de son pays.
Il va de soi que les problèmes pratiques et, par suite, les programmes des socialistes revêtent un caractère plus complexe et plus original dans les pays où la production capitaliste n’est pas encore devenue dominante, et où les masses laborieuses subissent le double joug d’un capitalisme en progrès et d’une économie patriarcale à son déclin. Dans ces pays-là, les socialistes doivent simultanément organiser la classe ouvrière pour la lutte contre la bourgeoisie et livrer bataille à ce qui subsiste de rapports sociaux pré-bourgeois, rapports nuisibles au progrès de la classe ouvrière aussi bien qu’à la prospérité du peuple entier.
C’est la situation des socialistes russes. La population laborieuse de la Russie supporte directement le poids de l’énorme machine d’un Etat policier despotique, en même temps qu’elle endure toutes les souffrances propres à l’époque de l’accumulation capitaliste et que, par endroits, dans nos centres industriels, elle fait déjà l’expérience du joug d’une production capitaliste, que ne limitent encore ni l’intervention plus ou moins énergique de l’Etat, ni la résistance organisée des ouvriers eux-mêmes. La Russie d’aujourd’hui, – Marx l’avait dit à propos de l’Ouest du continent européen – ne pâtit pas seulement du progrès de la production capitaliste, mais de l’insuffisance de ce progrès.
L’une des suites les plus néfastes de ce retard de la production réside dans le développement toujours insuffisant de la classe moyenne, laquelle ne se trouve point chez nous en état de prendre l’initiative de la lutte contre l’absolutisme.
Aussi, l’intelligentsia socialiste a-t-elle dû se mettre aujourd’hui à la tête d’un mouvement d’émancipation dont la mission principale consiste à introduire les libertés politiques dans notre pays, les socialistes devant s’efforcer de permettre à la classe ouvrière de participer activement et avec fruit à la future vie politique de la Russie. Le premier moyen d’atteindre ce but doit être l’agitation en faveur d’une constitution démocratique assurant :
- la reconnaissance du droit de vote et d’ éligibilité – aussi bien à l’Assemblée Législative qu’aux organismes provinciaux et communaux de l’administration locale – à tout citoyen n’ayant point encouru une condamnation infamante pour des actes rigoureusement définis par la loi, et entraînant l’incapacité politique (( On pourrait inclure parmi ces actes la corruption électorale, les mesures vexatoires des patrons à l’encontre de leurs ouvriers, etc. [Note de G. Plékhanov])) ;
- le versement d’une indemnité, fixée par la loi, aux représentants du peuple, pour qu’ils puissent être choisis parmi les classes pauvres de la population ;
- l’inviolabilité de la personne et du domicile des citoyens ;
- la liberté totale de conscience, de parole, de la presse, de réunions et d’associations ;
- la liberté de circulation et de profession ;
- l’égalité totale de tous les citoyens, indépendamment de leur religion ou de leur origine ethnique (( Ce point se réfère logiquement à l’article 4, qui exige, notamment, la liberté totale de conscience. Il nous parait toutefois nécessaire de le préciser dans un article à part, puisqu’il existe aujourd’hui, chez nous, des catégories entières de la population, les Juifs, par exemple, qui ne jouissent même pas des misérables « droits » reconnus au reste des « résidants ». [Note de G. Plékhanov])) ;
- le remplacement de l’armée permanente par la Nation armée ;
- la refonte de la législation civile et de la législation criminelle, la suppression des privilèges de castes et des châtiments incompatibles avec la dignité humaine.
Mais ce but ne sera pas atteint, l’indépendance politique des ouvriers demeurera inconcevable si le renversement de l’absolutisme les trouve en état d’impréparation et d’inorganisation.
Aussi, le devoir incombe-t-il à l’intelligentsia socialiste d’organiser les ouvriers et, dans toute la mesure des moyens, de les préparer à combattre le système gouvernemental actuel ainsi que les futurs partis de la bourgeoisie.
Cette intelligentsia doit entreprendre immédiatement l’organisation des ouvriers de nos centres industriels (éléments d’avant-garde de toute la population laborieuse de Russie) en associations secrètes rattachées les unes aux autres et dotées d’un programme politique et social bien défini correspondant aux besoins actuels de toute la classe des producteurs de Russie et conforme aux tâches fondamentales du socialisme.
Comprenant que les détails de ce programme ne peuvent être précisés que plus tard, et par la classe ouvrière elle-même, appelée à participer à la vie politique et rassemblée dans son parti à soi, le groupe « Libération du Travail » estime que les points principaux de la partie économique du programme ouvrier doivent consister dans les revendications suivantes :
- Réforme radicale de notre système agraire, c’est-à-dire des conditions de rachat de la terre et de son attribution aux communautés paysannes. Reconnaissance aux paysans qui y trouvent leur avantage du droit de renoncer à leur lopin et de se retirer de la commune. Etc.
- Abolition du système actuel d’impôts et institution d’un impôt progressif sur le revenu.
- Réglementation légale des rapports entre ouvriers (de la ville et de la campagne) et employeurs ; organisation à cette fin d’un service d’inspection où les ouvriers seront représentés .
- Aide de l’Etat aux associations de producteurs qui seront organisées dans toutes les branches de l’agriculture et de l’industrie, tant extractive que de transformation par les cultivateurs, mineurs, ouvriers d’usines et de fabriques, artisans, etc.
Le groupe « Libération du Travail » est assuré que le succès de ce mouvement conscient de la classe ouvrière russe, voire sa possibilité même, dépendent au suprême degré des activités de l’intelligentsia dans le milieu ouvrier. Le groupe en question estime toutefois que l’intelligentsia doit, au préalable, se placer au point de vue du socialisme scientifique moderne, en ne retenant de la tradition populiste que ce qui n’est point contraire aux énoncés de cette doctrine.
En conséquence, le groupe « Libération du Travail » s’assigne pour mission la propagande du socialisme moderne en Russie et la préparation de la classe ouvrière en vue d’un mouvement politique et social conscient ; c’est à cette mission qu’il consacre toutes ses forces et qu’il invite notre jeunesse révolutionnaire à l’aider et à coopérer. Tout en poursuivant ce but par tous les moyens à sa disposition, le groupe « Libération du Travail » reconnaît la nécessité de combattre par la terreur le gouvernement absolutiste, et il ne se sépare du parti de la « Volonté du Peuple » que sur la question dite de la prise du pouvoir par le parti révolutionnaire, ainsi qu’au sujet de l’action immédiate des socialistes dans la classe ouvrière .
Le groupe « Libération du Travail » tient le plus grand compte de la paysannerie qui constitue l’écrasante majorité de la population laborieuse en Russie . Il estime toutefois que l’intelligentsia, surtout dans les conditions présentes de la bataille politique et sociale, doit orienter l’essentiel de son action sur les éléments plus développés de cette population, ce qui est le cas des ouvriers de l’industrie. C’est seulement après s’être assuré le soutien de ces éléments que l’intelligentsia socialiste sera fondée à espérer avec beaucoup plus de raison l’extension de son influence sur la paysannerie, notamment si elle parvient auparavant à obtenir la liberté de propagande et d’agitation politique. Il tombe au reste sous le sens que la répartition des forces de nos socialistes devrait être modifiée si un mouvement révolutionnaire propre se manifestait dans la paysannerie , et que, d’ores et déjà, ceux qui se trouvent en contact immédiat avec la paysannerie pourraient, par leur action dans ce milieu, rendre d’importants services au mouvement socialiste en Russie. Loin de repousser ces hommes, le groupe « Libération du Travail » s’emploiera de tous ses efforts à s’entendre avec eux sur les points principaux du programme.
Genève, 1884.