Appendice : A la jeunesse annamite

Le procès de la colonisation française

Ho Chi Minh

Appendice : A la jeunesse annamite

   M. Paul Doumer, ex-­gouverneur général de l’Indochine, écrit: « Lorsque la France arrivait en Indochine, le peuple annamite était mûr pour l’esclavage. »

   Plus d’un demi­-siècle s’est écoulé depuis. Des événements formidables ont bouleversé le monde. Le Japon s’est classé au premier rang des puissances mondiales. La Chine a fait sa révolution. La Russie a chassé ses tyrans, elle est devenue une république prolétarienne.

   Un grand souffle d’émancipation soulève les peuples opprimés. L’Irlandais, l’Égyptien, le Coréen, l’Indou, tous ces vaincus d’hier et ces esclaves d’aujourd’hui luttent héroïquement pour leur indépendance de demain. Seul l’Annamite reste ce qu’il était: mûr pour l’esclavage.

   Oyez cette misérable prose, prononcée par un convive dans un banquet de 200 couverts servi en l’honneur des honorables Outrey, Valude et Cie, et où, pour renifler l’odeur des chaussettes de ces blocs­ nationalars, l’Annamite n’a pas hésité, à payer 85 fr, pour une boustifaille !

   « Je suis fier, dit le discoureur, je suis fier de vous exprimer, au nom de tous, nos sentiments de très profond respect, de joie et de reconnaissance, pour vous, qui, à nos yeux éblouis, synthétisez le gouvernement de la glorieuse nation française.

   Aucun mot assez beau ne me vient à l’esprit pour vous préciser exactement le sens de notre pensée intime, mais, Messieurs, soyez bien certains de notre attachement fidèle, de notre sincère loyalisme, et de vénération pour la France Tutélaire et Protectrice, qui nous considère comme tous ses enfants, sans distinction de race et de couleur.

   Nous avons tous constaté par nous­-mêmes de combien de bienfaits nous sommes redevables à la Haute Administration et aux représentants de France en ce pays par l’application juste et clairvoyante de lois libérales et bienveillantes. »

   Aux obsèques du gouverneur général Long, M. V., docteur ès sciences juridiques, docteur ès sciences politiques et économiques, attaché au Parquet de Saïgon, dit que, si l’Indochine entière pouvait s’exprimer par sa voix, il est sûr que cette voix s’élèverait douloureusement pour remercier le gouverneur de tout ce que celui-­ci a fait pour le peuple annamite.

   Et M. V. de s’écrier :

   « Ceux qui, grâce à vos mesures libérales, participent aujourd’hui, avec les représentants de la nation protectrice, à la prospérité croissante de l’Indochine, vous remercient du plus profond de leur cœur et vénèrent votre souvenir. La question économique était votre préoccupation majeure. Vous vouliez doter l’Indochine de tout l’outillage économique pour faire d’elle une seconde France, la France d’Extrême-­Orient, forte et puissante, et qui sera la filiale de la France républicaine.

   Vous étiez de cœur et d’âme, dans votre mission, de civiliser un peuple arrêté dans la voie du progrès par un concours de circonstances historiques et climatériques. Vous étiez le champion du progrès et l’apôtre de la civilisation… »

   De son côté, M. Cao­van­Sen, ingénieur, président de l’Association des Indochinois, dit que l’Indochine est en deuil par la mort prématurée de M. Long. Et il termine son discours en ces termes:

   « Nous vous pleurons sincèrement, M. le gouverneur général, car vous avez été pour nous tous un chef bienveillant et paternel. »

   De tout cela, je conclus que si vraiment tous les Annamites étaient aussi rampants que ces créatures de l’Administration, il faudrait convenir qu’ils n’ont que le sort qu’ils méritent.

   Il n’est pas inutile à notre jeunesse clé savoir qu’il y a actuellement plus de deux mille jeunes Chinois en France, et une cinquantaine de mille en Europe et en Amérique. Presque tous sont diplômés en caractères et tous sont des étudiants­ouvriers. Nous, nous avons vu des étudiants­ boursiers et des étudiants tout court, qui, grâce à la générosité de l’État ou à la fortune de leur famille (l’une et l’autre sont des pompes malheureusement inépuisables) passent la moitié de leur temps aux académies… de billard ; la moitié de l’autre moitié à d’autres endroits de plaisir ; et le reste, et c’est rare qu’il en reste, à la Faculté ou au Lycée.

   Mais les étudiants­-ouvriers chinois, eux, ne se proposent rien moins que le relèvement effectif de la condition économique de leur pays, et qui ont pour devise : « Vivre par le fruit de leur propre travail, et s’instruire en travaillant. »

   Voici comment ils procèdent: Aussitôt arrivés à destination, tous ceux qui ont la même aptitude et désirent apprendre le même métier, se forment en groupes pour faire des démarches auprès des patrons. Une fois admis à l’atelier ou à l’usine, ils commencent naturellement comme apprentis, puis comme simples ouvriers.

   Il est très pénible pour beaucoup qui ont été élevés dans le luxe et la douceur familiale de faire du travail lourd et fatigant. S’ils n’étaient pas pourvus d’une ferme volonté et poussés par une force morale prodigieuse, la plupart d’entre eux auraient lâché pied. Mais jusqu’ici tous ont continué leur travail. Un autre obstacle qu’ils ont su surmonter, grâce au sens d’observation qui est presque un privilège pour nous, Extrême-­Orientaux, et que nos jeunes voisins savent mettre à leur profit, c’est la langue.

   S’ils ne comprennent pas ou comprennent difficilement leurs employeurs, ils observent attentivement ce que ceux-­ci leur montrent.

   Ils ne gagnent pas beaucoup. Avec le peu qu’ils gagnent, ils doivent d’abord se suffire. Ils se font ensuite un devoir d’honneur de s’interdire de ,demander un secours pécuniaire au gouvernement ,ou à leur famille. Enfin, selon le gain qu’ils réalisent par leur travail, ils versent un pourcentage à la caisse mutuelle qu’ils ont fondée.

   Cette caisse est constituée à deux fins : 1° pour venir en aide aux étudiants malades ou en chômage munis d’un certificat du médecin pour les premiers, et pour les seconds d’un certificat du patron ; 2° pour donner une allocation pendant un an à tous ceux qui auront fini leur apprentissage, afin de leur permettre de faire un stage de perfectionnement.

   Dans tous les pays où ils travaillent, ils ont fondé une revue (toujours avec la cotisation (les étudiants­-ouvriers). La revue, en caractères chinois, les met au courant de ce qui se passe dans le pays natal, et les grands faits du jour des deux mondes, etc… Dans le journal, une tribune est réservée aux lecteurs où ces derniers communiquent des renseignements utiles à leur apprentissage, se font connaître le progrès de chacun, se donnent des conseils et des encouragements. Ils travaillent le jour ; ils étudient la nuit.

   Partis d’une telle ténacité, d’un tel vouloir, d’un tel esprit de solidarité, nos «jeunes oncles » arriveront sûrement à leur but. Aidée par une armée ouvrière de 50.000 hommes doués d’un admirable courage et formés par la discipline et la technicité moderne, la Chine ne tardera pas à conquérir sa place parmi les puissances industrielles et commerciales.

   Nous avons en Indochine tout ce qu’un peuple peut désirer : des ports, des mines, des champs, immenses, de vastes forêts ; nous avons une main-d’œuvre habile et laborieuse.

   Mais nous manquons d’organisation et d’organisateurs ! C’est pourquoi notre industrie et notre commerce égalent à zéro. Que font donc nos Jeunes ? C’est triste, très triste à dire : Ils ne font rien. Ceux qui n’ont pas de moyen n’osent pas quitter leur village ; ceux qui en ont, se vautrent dans leur paresse; et ceux mêmes qui sont à l’étranger ne pensent qu’à satisfaire la curiosité de leur âge !

   Pauvre Indochine ! tu mourras, si ta Jeunesse vieillotte ne ressuscite.

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