Le procès de la colonisation française
Ho Chi Minh
IV – Les administrateurs
- M. Saint
Comme vous savez, les colonies sont des Frances d’outremer et les Français de ces Frances sont des Annamites ou des Malgaches, ou des… etc. Aussi, ce qui est bien ici est mal là-bas; et ce qui est toléré là-bas est interdit ici.
Exemples : il est permis à tous les Français d’abrutir les indigènes avec de l’opium, plus ils en vendent, mieux ils sont estimés ; mais si vous vous avisez de vendre ce poison ici vous serez tout de suite coffré. Par contre, en France, il est permis à un haut fonctionnaire de voyager en sous-vêtements, il est, au contraire, interdit à un prince indigène de porter une robe indigène, même quand il est chez lui et malade.
Etant malade, le feu bey de Tunis avait reçu le résident général en robe de chambre. Ce qui était déjà fort mal; mais le pis était que le petit-fils et le petit-neveu du même bey avaient oublié de saluer le résident ci dessus nommé. Deux jours après, juste le temps pour réfléchir, M. le résident, habillé de son uniforme, et escorté de ses escadrons, vint exiger des excuses. C’est bien fait.
Lorsqu’on est bey et sous la protection d’un saint, qu’il soit saint père, saint fils ou saint esprit, on n’a pas le droit d’être malade. Et vous, « Poulbot » indigènes, sachez que lorsqu’on est né sous l’aile maternelle de la démocratie, on ne doit ni jouer, ni rire, ni chahuter, mais apprendre à saluer.
En Indochine, et dans d’autres colonies, bien des « protecteurs » se contentent modestement de « passer à tabac » les indigènes qui ne les saluent pas assez vite ; mais ils n’ont jamais encore mobilisé des forces armées pour demander des salutations à des bambins. Il est vrai qu’ils ne sont pas tous des résidents généraux !
Bien que ce « grave événement, signalé du haut de la tribune du Parlement, aurait pu, comme, dit M. Poincaré, nuire à l’influence de la France, nous ne pouvons sans être ingrat envers M. le résident général Saint, le taxer de «défaitisme »; car, grâce à cette démonstration amicale, enfantine et pacifique, les indigènes savent désormais comment saluer un «frère blanc ». On se rappelle que, lors de sa visite en Afrique, M.Millerand a été salué par des indigènes qui, pour montrer leur sincère attachement et leur profond respect au chef d’Etat protecteur avaient tiré leur chemise hors du pantalon.
- M. Darles
Les Cahiers des Droits de l’Homme publiaient récemment une lettre de
- Ferdinand Buisson, président de la Ligue des Droits de l’Homme, à
- Sarraut, ministre des Colonies, au sujet de la révolte survenue, en 1917, à ThaïNguyên et de la répression qui s’ensuivit.
[La Révolte de ThaïNguyên : soulèvement de la population de la province de ThaïNguyên en 1917 sous la conduite de TrinhvanCân alias Sergent Cân. Dans la nuit du 30 août, les insurgés s’emparèrent de la prison où étaient enfermés de nombreux prisonniers politiques dont LuongngocQuyên, un leader révolutionnaire revenu de Chine. Ils mirent à mort le commandant de la gendarmerie et se rendirent maîtres du chef-lieu de la province. Deux jours après, la garnison française reçut des renforts et passa à la contreoffensive. Les insurgés, parès une résistance héroïque, au cours de laquelle LuongngocQuyen trouva la mort, durent se replier dans la jungle où ils continuèrent la lutte pendant plus de cinq mois. TrinhvanCân, blessé dans un combat, se donna la mort pour ne pas tomber entre les mains de l’ennemi.]
Dans cette lettre, le rôle du résident de la province, M. Darles, est clairement défini : ce fonctionnaire, par les abus dont il s’est rendu coupable a été l’auteur responsable de la rébellion. Sa culpabilité a d’ailleurs été établie par la Cour de Saïgon, dès 1917.
Or, le croirait-on ? Aucune sanction administrative n’a été prise.
Au contraire : M. Darles a été nommé membre du Conseil municipal de Saïgon. Quant à la sanction judiciaire, elle fut dérisoire : 200 francs d’amende.
Ce M. Darles est un administrateur de valeur. Il a acquis sa science politique au Quartier latin, où il fut marchand de soupe.
Par la volonté d’un homme politique influent, M. Darles, alors sans ressources et criblé de dettes, fut fait administrateur en Indochine.
Confortablement mis à la tête d’une province de plusieurs milliers d’habitants et investi d’un pouvoir sans contrôle, il est préfet, maire, juge, huissier, garnisaire, en un mot, il cumule tous les pouvoirs. Justice, impôt, propriété, vies et biens, des indigènes, droits des fonctionnaires, élections des maires et chefs de canton, c’est-à-dire la destinée d’une province entière est confiée aux mains de cet ancien popotier.
Puisqu’il n’avait pu devenir riche en extorquant ses clients à Paris, il prend sa revanche au Tonkin en faisant arrêter, emprisonner, condamner arbitrairement les Annamites pour les pressurer.
Voici quelques faits qui illustrent le règne despotique de ce charmant administrateur que la République mère a bien voulu nous envoyer pour nous civiliser.
Des volontaires (!) indigènes sont amenés pour servir aux tirailleurs et passer, à cet effet, la visite médicale. Ce sont des illettrés, intimidés, que M. le Résident apostrophe et qu’il frappe à coups de poings, à coups de canne, parce qu’ils ne répondent pas assez vite.
Il a frappé brutalement à coups de poings trois miliciens qui avaient laissé échapper un prisonnier, les traînant à terre par les cheveux, leur cognant la tête contre le mur de sa résidence.
Pour interroger des prisonniers, M. le Résident leur piquait les cuisses avec son épée d’administrateur. Il y en a qui s’étaient évanouis à leur retour à la prison.
De malheureux prisonniers mal nourris, habillés de haillons sordides, levés dès le point du jour, la cangue au cou, de grosses chaînes aux pieds, attachés les uns aux autres, tirent le rouleau, un rouleau compresseur énorme qu’il faut faire avancer sur les épaisses couches de grès.
Complètement épuisés, ils avancent péniblement sous un soleil implacable. Le résident arrive, porteur habituel d’une forte canne et, sans raison, par un sadisme de bestialité inconcevable, il frappe à tour de bras sur ces malheureux avec sa trique, leur reprochant d’être paresseux.
Un jour, notre civilisateur venant de faire des reproches à un agent européen et ne sachant sur qui décharger sa colère, prit sur son bureau une règle de fer et cassa deux doigts à un malheureux écrivain indigène qui n’était pour rien dans l’affaire.
Un autre jour, il cravacha, en pleine figure, un sergent indigène en présence de ses hommes.
Une autre fois, il fit enterrer jusqu’au cou des miliciens qui lui déplaisaient et ne les fit déterrer qu’à demi-morts.
Quand il se rend sur les routes où il contraint les indigènes à travailler pour un ou deux sous par jour, après leur avoir fait racheter leur journée de corvée au prix de quinze sous par journée, c’est par demi douzaines que l’on compte les jambes cassées à coups de pelles et de manches de pioche.
Une fois, dans un chantier, il s’empara du fusil d’une garde de surveillance pour frapper un prisonnier. Ce dernier ayant réussi à s’esquiver, le résident se retourna contre le garde qu’il frappa avec le même fusil. Sa digne moitié, Mme la Résidente, intervenait à son tour, elle frappait volontiers à l’occasion.
On a vu M. le Résident crever d’un coup de canne l’œil d’un sergent. 11 a accompli encore d’autres hauts faits, mais nous ne pouvons les énumérer tous ici.
Tout cela est au su et au vu de tout le monde, y compris ses supérieurs hiérarchiques, les gouverneurs généraux et résidents supérieurs qui, pour récompenser son « énergie » et sa « vertu bien républicaine », lui infligent impitoyablement des avancements.
- MM. Boudineau,Beaudoin et autres
En dépit des expositions tapageuses, des discours pompeux, des balades royales et des articles grandiloquents, rien ne va en Indochine.
Le banc des accusés est à peine refroidi où s’est assis l’intègre administrateur Lanon, qu’on nous annonce d’autres scandales en perspective.
C’est d’abord l’affaire Boudineau. M. Boudineau est un civilisateur typique, un administrateur concussionnaire. Parmi les chefs d’accusation qui pèsent sur lui, nous relevons celui-ci : « Le village de Tânan, cheflieu de canton, avait édifié une usine électrique au moyen des ressources communales ou d’emprunts. L’opération était fructueuse puisque le village fait des recettes dépassant largement les dépenses. Ses bâtiments et ses rues étaient, en outre, éclairées gratuitement. Il s’est trouvé un administrateur assez ingénieux (Boudineau) pour imposer une combinaison où le village Tânan concéda gratuitement son entreprise à un entrepreneur pour avoir le plaisir de payer l’éclairage des bâtiments et des rues de la ville. On s’aperçoit aujourd’hui qu’il y a intérêt à racheter ce privilège concédé gratuitement et cela se chiffre par plusieurs dizaines de mille piastres que la commune aura à débourser. Toute cette affaire est un véritable roman où les dons d’imagination d’un ancien chef de province se sont donné libre cours avec un incroyable cynisme. »
Le deuxième scandale en vue, c’est l’affaire Théard. Voici ce qu’en dit un confrère indochinois :
« Nous vivons dans une atmosphère vraiment… inaccoutumée : affaire Boudineau, affaire Luno et bientôt affaire Théard. Pour que M. Théard, ingénieur de grand mérite, directeur d’une grosse firme française à Haïphong, en soit venu à offrir à titre de rémunération anticipée et indue à M. Scala, directeur des Douanes et Régies, une somme de dix mille dollars en vue de conclure une affaire d’opium avec l’administration, il faut qu’il soit amené par des considérations toutes spéciales à penser que pareille démarche n’a rien d’anormal. Ce serait donc, dans le monde des affaires indochinoises, chose courante que le squeeze. Tous ceux qui détiennent une pareille autorité en spéculeraient pour le plus grand bien de leur bourse et le plus grand tort de la collectivité. »
Puisque M. Darles, résident tortionnaire de Thaï Nguyên est nommé membre de la commission municipale de Saïgon et M. Baudoin, impatiemment attendu par M. le juge Waren, est fait gouverneur général intérimaire de l’Indochine, le moins qu’on puisse faire pour MM. Théard et Boudineau c’est de les décorer.