Sur la guerre de guérilla
Ho Chi Minh
I
Mes sœurs et frères ici présents ont tous plus ou moins fait des efforts, acquis des mérites et enduré des privations. C’est louable. Mais n’oubliez pas que ces mérites ne vous sont pas personnels qu’ils appartiennent là l’ensemble de nos troupes et de nos compatriotes. Sans l’aide de nos troupes et de nos compatriotes, nos talents ne peuvent trouver à s’employer.
II
Depuis la campagne de Hoa Binh la guérilla dans les arrières de l’ennemi a pris un essor notable ; en particulier nos compatriotes et nos cadres ont une plus grande confiance en eux-mêmes pour vaincre l’ennemi. C’est très juste et c’est un changement très favorable. Vous devez savoir que notre résistance sera longue et âpre mais nécessairement victorieuse. Longue parce qu’elle doit être menée jusqu’à la défaite de l’ennemi, jusqu’au moment de son déguerpissement. L’oppression que les impérialistes français faisaient peser sur nous depuis plus de quatre-vingt ans est comme une maladie chronique grave, elle ne peut se guérir en un jour ou en une année. Ne soyez donc pas trop pressés, ne demandez pas une victoire immédiate, vous tomberiez dans le subjectivisme. La résistance de longue haleine implique des privations et des sacrifices mais elle vaincra. Cette résistance longue et ardue, il faut la mener en nous appuyant sur nos propres forces. Nous devons nous attacher de façon particulière à l’observation de ce principe surtout dans les arrières de l’ennemi. L’aide des pays amis est certes importante, mais il n’est pas permis de se reposer sur autrui, de rester à attendre son assistance. Un peuple qui ne compte pas sur ses propres forces et ne fait qu’attendre l’aide des autres ne mérite pas d’être indépendant. Dans cette résistance de longue durée, que doivent faire les milices de guérilla dans les arrières de l’ennemi ? Quelle est leur tâche ? Elles doivent résister longuement. Déjouer le dessein ennemi de nourrir la guerre par la guerre, de faire combattre les Vietnamiens par les Vietnamiens. Ne pouvant s’emparer des ressources humaines et matérielles de nos zones libres, l’ennemi les rafle dans ses arrières. Nous devons l’en empêcher. En déjouant son dessein nous participerons de façon efficace à la préparation de la contre-offensive générale, l’ennemi s’en trouvera de plus en plus affaibli et finira par être vaincu.
III
Dans les arrières de l’ennemi vous avez témoigné de beaucoup de qualités : abnégation, courage, union. Je passe sur les qualités pour parler des principaux défauts dont vous devez vous corriger.
1. Les cadres de l’Armée, des organisations populaires, de administration et du Parti n’étudient pas assez minutieusement les directives et les ordres du Comité central et du gouvernement. C’est là une grave lacune. Le Comité central et le gouvernement ont une vue large et c’est après avoir étudié à situation et tiré la leçon de l’expérience acquise dans les différentes régions du pays qu’ils élaborent leurs directives. Nos cadres doivent étudier soigneusement ces directives pour les appliquer de façon appropriée à la situation concrète de chaque localité. Les régions ne voient pas large, elles voient es arbres et non la forêt, la partie et non le tout; un travail que telle région considère comme un succès peut être en réalité un échec si on l’insère dans une situation d’ensemble. Cela arrive quand on n’a pas étudié à fond les directives du gouvernement et du Comité central.
2. Il n’est pas bon que les unités régulières, les formations régionales et les milices de guérilla sachent seulement se battre : Savoir se battre, c’est bien ; mais ne savoir que se battre en négligeant la politique, l’économie, la propagande et l’éducation de la population, c’est ne connaître qu’un aspect des choses, car le combat ne peut être dissocié de la politique et de l’économie. Si l’on se bat sans penser à l’économie, il arrive qu’on n’aura plus de riz, qu’on ne pourra plus se battre. Donc, on se battra, bien sûr, mais il faudra aussi penser aux autres problèmes.
3. Autre erreur : les unités régulières, les formations régionales et les milices de guérilla veulent livrer de grands combats, remporter de grandes victoires, au lieu de procéder à une étude minutieuse de la situation, de nos possibilités et de celles de l’ennemi pour fixer de façon appropriée les objectifs à atteindre et la manière de combattre. Aussi, dans la pratique, péchons-nous sur plus d’un point. Partout, on n’attaquera que lorsqu’on est sûr de gagner, sinon on s’abstiendra, surtout quand on se trouve encerclé par l’ennemi.
4. Les cadres militaires ne connaissent que les affaires militaires, les cadres administratifs, les affaires administratives et les cadres du Parti, les affaires du Parti, ils sont comme un homme qui se tient sur un seul pied. Il est dangereux que le cadre ne connaisse ainsi qu’un seul domaine, car il ne serait pas complet, et le bloc formé par les divers éléments militaire, populaire, administratif et du Parti, ne serait pas puissant et compact s’il lui manquait un seul de ces éléments. Or les cadres du Parti et de l’administration laissent presque entièrement aux cadres militaires la tâche de combattre l’agresseur, ils ne savent pas que la direction du Parti doit s’étendre à tous les domaines, qu’une bataille ne peut être gagnée que moyennant une action coordonnée dans tous les domaines.
5. En ce qui concerne les cadres du Parti, en raison des difficultés engendrées par la situation, et surtout du fait qu’ils ne savent pas tenir fermement en main le maillon principal, c’est-à-dire le fondement de l’organisation du Parti, à l’heure actuelle, dans la zone provisoirement occupée les bases du Parti ne sont pas encore solides. Sachons qu’avec une forte organisation du Parti, tout marchera bien.
6. La lutte contre l’espionnage laisse encore à désirer, le secret n’est pas encore bien gardé.
7. Le travail d’agitation auprès des troupes fantoches a obtenu des succès, mais pas partout. Bien accompli là où les cadres ont de l’initiative, il est fait ailleurs avec nonchalance. L’ennemi met sur pied une garde rurale et une garde civile. Il faut enlever toute cette ronce. Vous devez échanger vos expériences pour faire progresser votre travail d’agitation.
8. Concernant la propagande dans les arrières de l’ennemi, nous l’avons faite avec succès avant la Révolution d’Août grâce à nos initiatives, malgré la présence des Japonais, des Français et des traîtres; la propagande se faisait de bouche à oreille et par les journaux. Maintenant le Comité central du Parti et le gouvernement font de leur mieux pour introduire les journaux Cuu Quoc (Salut national), Nhan Dan (le Peuple) dans la zone sous contrôle ennemi, mais ce n’est pas encore suffisant et cela ne va pas sans difficultés. Dans les arrières de l’ennemi, il faut créer des journaux lithographiés ou imprimés sur glaise ; point n’est besoin d’un grand format ni d’une parution quotidienne, si on peut diffuser la ligne et la politique du gouvernement, faire comprendre à la population le sens de nos succès ainsi que les échecs et les crimes de l’agresseur. C’est en cela que réside le travail d’éducation du Parti.
IV
Maintenant parlons de ce qu’il faut faire :
1. Tout d’abord il faut réaliser une union étroite dans nos rangs, c’est-à-dire entre l’armée, les organisations populaires, l’administration et le Parti. Pour chaque travail, il faut discuter soigneusement, peser le pour et le contre, réaliser l’unité de pensée et d’action, s’entraider, pratiquer l’autocritique et la critique de façon sincère pour progresser tous ensemble.
2. Il faut étudier minutieusement les directives et les ordres du Comité central et du gouvernement, les appliquer de façon correcte et les exécuter intégralement.
3. Un point essentiel : les troupes régulières, régionales ou de guérilla doivent rester étroitement unies à la population ; si elles s’en détachent, elles connaîtront la défaite. Rester étroitement uni à la population, c’est travailler à gagner son cœur, sa confiance, c’est faire en sorte qu’elle vous estime et vous aime. À cette condition, tout travail, si difficile soit-il, pourra être mené à bien et nous remporterons sans faute la victoire. Pour cela, il faut défendre la population, l’aider et l’éduquer. Éduquer la population, cela ne veut pas dire lui remettre des livres et l’obliger à les étudier. Si vous agissez de la sorte, vous allez à l’encontre de ses intérêts, de ceux de la révolution. Ce serait de la bureaucratie et de l’autoritarisme. Il faut exhorter la population à faire de bon gré ce que nous lui demandons ; si on use de contrainte, on ne pourra obtenir que des résultats momentanés et non en profondeur.
4. Les unités régulières opérant dans les arrières de l’ennemi ont le devoir d’aider sous tous les rapports les formations régionales et les milices de guérilla pour leur organisation et dans leur instruction, de les aider et non de tout faire à leur place. Elles doivent aussi porter assistance à la population. Certaines unités l’ont bien réalisé, d’autres ont encore des insuffisances. Un proverbe vietnamien dit : « On s’arrondit dans une gourde, s’allonge dans un tuyau ». Cela signifie que dans la zone sous contrôle ennemi il faut appliquer la tactique de guérilla et non la tactique de guerre régulière comme dans la zone libre. Il faut absolument se garder de livrer de grands combats, de vouloir gagner de grandes victoires, hormis les cas où le succès est assuré à cent pour cent.
5. La guérilla n’a pas pour but de gagner de grands combats, mais plutôt de grignoter les forces de l’ennemi, de lui couper l’appétit et le sommeil, de l’éreinter, l’user moralement et matériellement pour finir par l’anéantir. Faire en sorte que, partout où il met les pieds, l’ennemi soit aux prises avec nos guérilleros, qu’il tombe sur une mine, essuie quelques coups de feu. Voici ce que les soldats français écrivent dans leurs lettres: «Au Viet Nam, la mort nous guette dans chaque trou de roche, chaque buisson, chaque étang… »
Si vous arrivez à corriger vos défauts et à faire votre travail comme je viens de vous le dire, vous réussirez à coup sûr. Mais tant qu’il reste un seul agresseur sur notre sol, nous ne pouvons pas dire que nous avons déjà remporté la victoire. Si l’ennemi, plus fort que nous en armement et sur le plan de l’expérience, a toujours subi des échecs, c’est qu’il péchait par subjectivisme. Gardez-vous donc de tomber dans le subjectivisme, de sous-estimer l’ennemi et le succès vous appartiendra.
À votre retour chez vous, vous direz à nos combattants, à nos compatriotes de rivaliser d’ardeur dans tous les domaines. Il s’agit d’accomplir des exploits dans le combat, d’organiser l’agitation auprès des soldats ennemis et fantoches, d’accroître la production et de pratiquer des économies. « L’armée est forte lorsqu’elle mange à sa faim ».
Sans l’accroissement de la production et la pratique de l’économie, on n’aura pas suffisamment de vivres pour faire la guerre, promettez-vous que vous le ferez ? (Tous répondent par un « oui » retentissant). Vous le promettez, alors il faut le réaliser à tout prix.
Encore ce point : vous devez rendre compte des mérites de nos troupes et de nos compatriotes pour que le Comité central et le gouvernement les en félicitent. Les citations et récompenses constituent un moyen d’éducation et d’exhortation. Elles stimulent les plus méritants et poussent les autres à rivaliser d’ardeur. Jusqu’ici les instances locales ont fait très peu de rapports, vous devez remédier de votre mieux à cette lacune.
Je vous demande enfin de transmettre à nos compatriotes, à nos cadres et combattants, en particulier aux vieux miliciens, aux miliciennes et aux enfants résistants, l’expression de ma sollicitude, de celle du Comité central et du gouvernement. Le Comité central du Parti, le gouvernement et moi-même sommes sûrs et sommes heureux que nos troupes et nos compatriotes dans les arrières de l’ennemi appliqueront correctement la ligne et les directives de la résistance pour aboutir rapidement à la victoire.