La classe laborieuse dans l’histoire irlandaise
James Connolly
XIV. Les enseignements socialistes du mouvement Jeune Irlande. Les penseurs et les travailleurs.
« Que fais-tu donc à notre porte
Tu gardes les greniers du maître contre
les mains grêles des pauvres »
Lady Wilde (Speranza)
« Dieu de justice, ai-je crié, que ton esprit
Descende sur ces fiers et si cruels seigneurs.
Détends leurs durs regards et attendris leurs coeurs,
Ou bien, si tu le veux, ai-je crié très fort,
Daigne accorder la force au bras du paysan
Pour qu’ils soient à la fin chassés de notre terre. »
Thomas Davis
Nous venons de voir que les chefs du mouvement Jeune Irlande, si prompts à proclamer leurs ardeurs révolutionnaires, s’avérèrent totalement incapables de les assumer lorsqu’enfin la révolution s’offrit à eux. C’est le mot même que prononce Doheny lorsqu’il décrit les scènes de Cashel : « C’était la révolution si nous l’avions assumée. » On pourrait fort justement appliquer à ces hommes brillants mais malheureux, les mots d’un autre écrivain, Lissagaray, lorsqu’il décrit un groupe identique de dirigeants en France : « ces femmelins, qui avaient toute leur vie chanté la Révolution, quand ils la virent se dresser s’enfuirent, épouvantés, comme le pêcheur arabe à l’apparition du Génie » [Lissagaray, Histoire de la Commune, (Maspéro)]
En règle générale, l’historien traite des relations entre l’Irlande et l’Angleterre comme s’il s’agissait d’un affrontement entre deux nations, sans comprendre les conditions économiques, ni les grandes convulsions mondiales dont elles dépendaient étroitement l’une et l’autre. Aussi, les hésitations et les louvoiements des chefs de Jeune Irlande au cours d’une crise où se jouait le destin de leur patrie sont pour lui un problème insoluble, dont il profite trop souvent pour marquer son mépris à l’égard des Irlandais, si l’auteur est anglais, ou se lancer dans d’écœurantes apologies s’il est irlandais. Aucune de ces attitudes n’est justifiée. Ce qui est vrai, c’est que les travailleurs irlandais des villes et des campagnes étaient prêts à la révolte, qu’ils la désiraient, et que le gouvernement anglais de l’époque fut sauvé de ce danger mortel uniquement parce que Smith O’Brien et ses imitateurs craignaient de livrer la nation aux passions des prétendues classes inférieures. Si la révolte avait alors éclaté en Irlande, les Chartistes anglais, qui s’armaient et s’apprêtaient à poursuivre un dessein identique, auraient saisi eux aussi l’occasion de descendre dans l’arène, comme Mitchel ne cesse de le démontrer dans son journal.
[Au printemps 1848, sous l’influence des révolutions continentales, le mouvement révolutionnaire reprend en Irlande au moment même ou le Chartisme connaît un nouveau et ultime sursaut, sous la direction d’un certain nombre d’Irlandais comme O’Brien ou O’Connor. En avril, reprenant une initiative inaugurée en 1839, les Chartistes lancent une grande pétition, qui recueille plusieurs millions de signatures, qu’ils portent en cortège aux Communes. En même temps éclatent des grèves insurrectionnelles dans le pays. Le mouvement s’effondre dès la fin de l’été.]
De même, de nombreux régiments de l’armée anglaise étaient minés par la révolte, et avaient à maintes reprises manifesté leur état d’esprit en soutenant publiquement la cause irlandaise et chartiste. Un des dirigeants chartistes anglais, John Frost, fut condamné à une lourde peine de bagne pour les propos séditieux qu’il avait tenus à l’époque. Un autre grand défenseur anglais de la classe ouvrière, Ernest Jones, commentant cette affaire, déclare, par défi, au cours d’une réunion publique, que « viendrait le temps où John Mitchel et John Frost seraient ramenés et Lord John Russell envoyé à leur place, et où le drapeau rouge flotterait triomphalement sur Downing Street et le Château de Dublin » – Downing Street étant la résidence du Premier Ministre. Pour avoir émis cette opinion, Ernest Jones fut arrêté et condamné à douze ans de prison.
Les Jeunes Irlandais étaient gravement divisés sur l’attitude à prendre envers les manifestations de révolte de la classe ouvrière anglaise. Dans son journal The United Irishman, John Mitchel les soutenait ardemment et les considérait comme un renfort pour l’Irlande et un présage de la victoire de la démocratie véritable, consacrant une large place dans chaque numéro à la chronique des progrès de la cause populaire en Angleterre. Et si sa popularité reste persistante auprès des masses c’est à son attitude en la matière qu’il la doit. De leur côté, les membres de Jeune Irlande qui avaient fait de Smith O’Brien leur idole, sans autre raison apparente que sa fortune et sa grande honorabilité, firent tous les efforts possibles pour dissocier la cause de l’Irlande de la cause de la démocratie. Mitchel, d’un côté, et ses critiques, de l’autre, se livrèrent alors à des assauts d’éloquence, chaque camp se référant au précédent de 1798.
Mitchel n’eut aucun mal à démontrer que les révolutionnaires de cette époque, en particulier Wolfe Tone, n’avaient pas seulement fait le lien entre la cause de l’Irlande et la cause de la démocratie en général, mais qu’ils avaient souligné fortement la nécessité en Irlande d’une révolution sociale, tournée contre l’aristocratie terrienne. S’inspirant de Fintan Lalor, Mitchel tira de ces positions de principe les slogans de sa campagne révolutionnaire. Il démontra fort justement que seule une insurrection sociale pouvait servir de base à une révolution nationale, et que le soulèvement insurrectionnel qui anéantirait la sujétion sociale des classes laborieuses, marquerait aussi la fin de la détestable tyrannie étrangère qui lui servait de toile de fond. Deux passages de ses écrits mettent assez nettement en valeur sa position à ce sujet, qui reste un thème de disputes féroces en Irlande.
Dans sa « Lettre aux petits fermiers d’Irlande » du 4 mars 1848, il écrit :« Mais on me dit qu’il est vain de m’adresser ainsi à vous ; que la politique pacifique d’O’Connell vous est plus chère que la vie et l’honneur, que beaucoup de membres de votre clergé vous exhortent eux aussi à mourir plutôt que de violer ce que les Anglais nomment la « loi », et que vous êtes décidés à suivre ce qu’ils vous ordonnent. Alors, mourez, mourez avec votre patience et votre entêtement, mais soyez assurés de cette vérité : le prêtre qui vous ordonne de périr dans la patience au milieu de votre moisson dorée, prêche l’évangile de l’Angleterre, insulte l’humanité et le sens commun, porte un faux témoignage contre la religion et blasphème contre la Providence divine. »
Lorsque le gouvernement républicain prit le pouvoir à Paris après la révolution de février 1848, il reconnut qu’il devait son existence aux ouvriers en armes, et que ces travailleurs demandaient en récompense du sang versé des garanties pour leur propre classe ; aussi promulga-t-il une loi qui garantissait « le droit au travail » pour tous, et dont la nation allait répondre sur son honneur. Mitchel accueillit avec enthousiasme cette loi. Elle indiquait à ses yeux que les théories absurdes de ce qu’il appelait fort justement le « système anglais », c’est-à-dire le capitalisme, avaient cessé d’influencer les esprits dans le peuple français. Voici un extrait de cet article. Nos lecteurs noteront que le Libre Échange dont il est question est le Libre Marché du Travail, par opposition à la protection par l’État des droits des travailleurs :
« Les dynasties et les trônes ont bien peu d’importance au regard des ateliers, des fermes et des fabriques. Nous pouvons dire au contraire que les dynasties et les trônes, les gouvernements provisoires eux-mêmes, ne sont bons que pour autant qu’ils garantissent l’impartialité, la justice et la liberté à ceux qui travaillent.
C’est là-dessus que la France est véritablement en avance sur le monde entier. Cette grandiose Troisième Révolution a renversé la pédantesque économie politique classique (ce que nous appelons en Irlande l’économie politique anglaise ou Économie Politique de la Famine), et elle a instauré une fois pour toutes les bons vieux principes de protection du travail, en même temps que le droit et le devoir de coalition pour les travailleurs.
‘Par décret du Gouvernement Provisoire en date du 25 février : II s’engage à garantir du travail à tous les citoyens. Il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice de leur travail’ [une des toutes premières mesures du Gouvernement provisoire, à la suite de laquelle est formée une commission animée par Louis Blanc et Albert. Outre le droit au travail, et le principe d’aide aux associations, cette commission dite du Luxembourg va aboutir à la création des ateliers nationaux, inspirés au départ du socialisme de Louis Blanc, mais rapidement détournés de leur objectif initial, ce qui sera déterminant lors de la crise de juin 1848].
Différant là-dessus de la grossièreté ignare des Whigs anglais, les Républicains français n’accordent pas aux pauvres un droit de secours, qu’ils considèrent comme une prime à l’oisiveté. Ils savent que l’homme a le privilège de manger le pain qu’il a gagné à la sueur de son front et non d’autre façon ; et ils reconnaissent au gouvernement cette mission la plus haute et la plus sacrée qui soit : veiller qu’il y ait toujours assez de pain à gagner. C’est pour cette raison qu’ils abandonnent expressément et délibérément la » concurrence » et le » libre échange » au sens où ces mots sont utilisés par un Whig anglais ; et qu’ils décident d’adopter l’association et la protection, la nation s’associant pour protéger par la loi sa propre production nationale, et les individus s’associant à d’autres individus pour protéger par des organisations professionnelles les diverses branches de la production nationale.
On sait fort bien désormais ce que sont le libre échange et la concurrence, autrement dit le système anglais ; ses objectifs et ses résultats déclarés sont de rendre le riche plus riche et le pauvre plus pauvre, de faire du capital le monarque absolu du monde, et du travail une masse d’esclaves aveugles et sans secours. Grâce au libre échange les industriels de Manchester ont la capacité d’habiller l’Inde, la Chine, et l’Amérique du Sud, alors que les artisans de Manchester ont à peine de quoi se vêtir pour se protéger du froid. Par la grâce du libre échange, Belfast fabrique plus de toile de lin qu’elle n’en a jamais fabriqué, mais les gens qui la tissent ont à peine une chemise à se mettre sur le dos. Le libre échange emplit de blé les entrepôts des capitalistes spéculateurs, mais laisse ceux qui ont semé et moissonné le blé sans même de quoi faire un repas. Le libre échange dépeuple les villages et peuple les hospices, concentre les fermes et gorge les cimetières de cadavres morts de faim.
En France c’en est fini de ce libre échange-là. Les hommes de ce pays ne peuvent plus « disposer de leurs biens comme ils le veulent. » Février 1848 a éclaté, à la suite de la campagne des banquets. De nouveau Paris a connu ses trois jours de martyre puis sa délivrance, en donnant naissance à sa troisième révolution, la plus belle des trois. Cette fois-ci, il ne pouvait y avoir d’erreur ; toute cette saleté de trônes et de dynasties a été balayée pour toujours, et le peuple siège souverain dans sa patrie. L’une des premières et des plus nobles mesures fut de nommer une commission d’enquête sur l’ensemble de la question ouvrière, et tous les documents publiés par cette commission portent, outre la signature de Louis Blanc, celle de l’insurgé lyonnais Albert, Ouvrier. Il n’a pas honte de son état, bien qu’il soit désormais un responsable important du gouvernement. C’est un travailleur, et il en est fier, ouvrier « pour tous les contrats, traites, quittances ou obligations ».
Il y a soixante-six ans, les paysans de France avaient fait leur révolution. Il y a dix-huit ans, ce fut le tour de la classe moyenne « respectable », qui en a tiré depuis un joli bénéfice ; mais le monde entier peut voir sur cette troisième et ultime révolution l’empreinte de l’homme qui en est l’auteur, Albert, Ouvrier, son symbole. Nous, ce sont les trois révolutions que nous avons à faire, et plus tôt nous nous y mettrons, mieux cela vaudra. Espérons seulement que nous pourrons accomplir l’ensemble de la tâche en une seule fois. Tâchons de ne pas rendre totalement inutiles les leçons de l’histoire.
Le système détestable du » libre échange » et de la » concurrence loyale « , que Louis Blanc décrit comme ce » système trompeur qui n’apporte aucune restriction aux affaires d’argent entre les hommes, qui laisse le pauvre à la merci du riche, et qui promet à la cupidité qui sait attendre une victoire facile sur la faim qui n’attend pas » ; le système qui cherche à faire gouverner le monde par Mammon et non par Dieu ou la justice, en un mot le système anglais ou système de famine, il faut qu’il soit intégralement aboli à la ferme et à l’atelier, intégralement aboli, à la ville et à la campagne. Pour y parvenir, il a fallu trois révolutions, ou trois fois trois. »
Voilà ce qu’écrivait Mitchel, emporté par sa haine sacrée de la tyrannie. Il jetait tout le vitriol de son mépris sur les pédants qui se pavanaient autour de lui, polissant méticuleusement leurs maximes en prévision d’une conférence comme on polit son épée avant un défilé, mais incapables d’aller plus loin qu’une conférence ou qu’un défilé.
Mitchel, nous le savons aujourd’hui, se réjouissait un peu trop vite. Le gouvernement qui fit passer cette loi était lui-même un gouvernement capitaliste, qui, dès qu’il se sentit assez fort et qu’il eut mis l’armée de son côté, abrogea ses propres lois, et réprima, au prix d’un terrible massacre, l’insurrection ouvrière de juin qui voulait le contraindre à appliquer ces lois. Cette insurrection, Mitchel la condamne dans son Journal de Prison, lorsque, fourvoyé par les récits falsifiés des journaux anglais, il jette l’anathème sur les mêmes hommes qu’il avait approuvés courageusement et justement dans l’article ci-dessus, à une époque où il disposait de sources d’information plus complètes.
Mais un autre révolutionnaire, Devin Reilly, émit dans l’Irish Felon un jugement plus exact sur les insurgés de juin. Il estimait en même temps que la rédemption de l’Irlande réclamait quelque chose de plus profond, faisant agir en l’homme des ressorts plus puissants, représentait quelque chose de plus proche des principes qui inspirèrent les héroïques ouvriers de France, que ce qui reposait sur « l’honnêteté personnelle », « les principes élevés » ou « les origines aristocratiques », ou encore « l’éminente respectabilité » de quelques dirigeants.
Quand Mitchel fut arrêté et son journal supprimé, deux autres journaux apparurent pour prendre la relève au poste de combat qu’il avait laissé vacant. L’un d’eux, The Irish Tribune représentait l’élément soutenant « le droit moral à l’insurrection », et l’autre, The Irish Felon, incarnait les idées de ceux pour qui la conquête anglaise de l’Irlande avait deux aspects, l’un social ou économique, l’autre politique, et pour qui la révolution devait donc elle aussi comporter ces deux aspects. Ils accordèrent toujours leur appui aux mouvements démocratiques ouvriers nationaux et étrangers. L’Irish Felon était dirigé par John Martin, et avait pour principaux rédacteurs James Fintan Lalor et Devin Reilly. Reilly, originaire de Monaghan, suivait de près et soutenait depuis longtemps les mouvements ouvriers et tous les projets de rédemption sociale. Il avait écrit dans le journal The Nation, où il avait publié une série d’articles sur le grand socialiste français Louis Blanc, pour rendre compte de son célèbre ouvrage Dix Ans [Histoire de Dix Ans, pamphlet contre la Monarchie de Juillet publié en 1841. Louis Blanc y reprend ses thèses développées dans L’Organisation du Travail (1839)].
Dans ce compte rendu, il n’approuvait pas les projets de « socialisme d’État » que préconisait Blanc pour régénérer la société, mais il faisait preuve d’un sens très aigu de la gravité et de l’universalité du problème social, de même qu’il saisissait parfaitement l’héroïsme inné, le caractère sublime du mouvement ouvrier. Il resta fidèle à cette attitude jusqu’à son dernier jour. Exilé en Amérique après l’insurrection, il fut mis par les typographes de Boston à la tête d’un journal, The Protective Union, qu’ils avaient fondé sur des principes coopératifs pour défendre les droits des travailleurs. Il fut donc un des pionniers du journalisme de classe aux États-Unis, ce qui était fort légitime pour un révolutionnaire irlandais authentique. Journaliste à l’American Review, il écrivit une série d’articles sur la situation européenne, dont Horace Greeley disait qu’ils provoqueraient une révolution en Europe si on les réunissait en un livre.
Analysant le soulèvement de juin en France, Reilly écrit dans l’Irish Felon :
« Nous ne sommes point des Communistes, et nous détestons le communisme pour la même raison que nous détestons les lois sur les pauvres ou les systèmes fondés sur la souveraineté absolue de la richesse. Le communisme détruit l’indépendance et la dignité des travailleurs, en fait des pauvres d’État et leur ôte toute humanité. Mais communisme ou pas, ces 70.000 travailleurs avaient absolument le droit de vivre, et même plus que quiconque en France, et s’ils avaient pu faire valoir ce droit par les armes, ils auraient eu tout à fait raison. Le système social qui pousse à la famine un homme prêt à travailler est un blasphème, une anarchie, ce n’est pas un système. Pour l’instant, ces victimes du pouvoir monarchique, désavoués par la République, sont vaincus ; il y a eu 10.000 morts, et peut-être 20.000 déportés aux Marquises. Mais, malgré tout, ce ne sont pas les droits des travailleurs qui sont vaincus, ils ne le seront jamais, ils ne pourront jamais l’être. Sans relâche, le travailleur continuera de se révolter contre l’oisif, et les ouvriers continueront d’affronter cette bourgeoisie, de la combattre et de lui faire la guerre jusqu’au jour où ils auront conquis l’égalité, non dans les mots, mais dans les faits. »
Telles étaient les conceptions des hommes qui s’étaient regroupés autour de l’Irish Felon, à la seule exception du directeur. Ceux qui travaillent sur le socialisme admettront que nombre des artisans les plus dévoués du socialisme « détesteraient » aujourd’hui, tout comme Devin Reilly, le communisme grossier de 1848. Devin Reilly a affirmé le droit imprescriptible de la classe ouvrière à œuvrer pour son propre salut, par les armes s’il le faut, et, en cela, il a mérité pleinement toute l’estime du prolétariat militant d’Irlande. Et voici un passage qui se trouve au début d’une « Adresse des étudiants en médecine de Dublin à tous les étudiants en Sciences et en Lettres », adoptée lors d’un rassemblement aux Northumberland Buildings, Eden Quay, le 4 avril 1848, adresse signée par le président John Savage et le secrétaire Richard Dalton Williams. On y voit là encore que les jeunes intellectuels de cette génération admettaient tous que la lutte de l’Irlande contre ses oppresseurs était liée par nature et devait être conjuguée avec le mouvement mondial des combattants de la démocratie. Cette adresse déclare : « il se mène à cette heure en Europe une guerre entre l’Intelligence et le Travail d’un côté, le Despotisme et la Violence de l’autre ». C’est la même idée que Joseph Brennan mit en vers dans un poème sur le « Droit Divin », dont la noblesse d’inspiration compense la médiocrité.
En voici une strophe :
« Il est un seul droit aujourd’hui
Que doive réclamer le peuple,
Le droit de gagner le respect
Avec sa tête avec ses muscles.
Le Droit Divin du Travailleur
Être premier sur cette terre,
Car le Savant et l’Ouvrier
Sont les seuls rois du genre humain. »
Mais c’est à James Fintan Lalor, de Tenakill dans le comté de Queen, que revient le plus grand honneur, celui d’avoir donné la plus claire définition de la doctrine révolutionnaire. Malheureusement Lalor souffrait d’une légère incapacité physique, qui l’empêcha d’avoir un rôle dirigeant autre qu’intellectuel, ce qui, à cette époque et parmi ces hommes, était fatal à une influence directe. Et pourtant dans ses écrits, lorsque nous les étudions de nos jours, nous trouvons des principes d’action et d’organisation sociale qui non seulement comportent la stratégie la plus adaptée à un pays cherchant à se libérer par l’insurrection d’une nation dominante, mais qui contiennent aussi en germe les moyens d’assurer une paix sociale définitive dans l’avenir. Tous ses écrits de l’époque sont tellement lumineux qu’il est difficile de sélectionner des passages particuliers méritant plus que d’autres d’être reproduits. Pour donner cependant un aperçu de la démarche de ce penseur hors pair, et pour faire agréablement contraste avec le respect, pardon, la vénération paralysante de Smith O’Brien et ses adorateurs à l’égard du landlordisme voici peut-être quelques passages révélateurs.
Dans un article paru sous le titre « La Foi d’un Félon » le 8 juillet 1848, il raconte ses efforts pour amener la Confédération Irlandaise à partager ses vues, ainsi que son échec. « Ils recherchaient, écrit-il, une alliance avec les propriétaires fonciers. Ils choisirent de les considérer comme des Irlandais, et s’imaginèrent qu’ils pourraient les pousser à brandir le drapeau vert. En fait, ils voulaient maintenir une aristocratie, et désiraient une révolution qui ne fût pas démocratique, mais seulement nationale. Si en mai ou juin 1847, la Confédération s’était, avec tous ses moyens, lancée corps et âme dans le mouvement, j’ai montré qu’elle en aurait fait un succès, et qu’elle aurait permis de régler une fois pour toutes l’ensemble des problèmes pendants entre l’Angleterre et nous. J’ai alors proféré, et je m’y tiens encore, les opinions suivantes :
1. Pour sauver leurs propres vies, tous les tenanciers qui occupent le sol irlandais doivent, à l’automne, refuser de payer tous fermages et arrérages dûs à cette époque, en dehors et à l’exception de la valeur du surplus de récolte leur restant en mains, une fois qu’ils auront déduit et gardé les réserves convenables et suffisantes pour leur propre subsistance des douze mois à venir.
2. Ils doivent opposer un refus décidé à la loi anglaise d’expulsion qui les transformerait en mendiants sans terre et sans foyer.
3. Ils doivent en outre refuser, par principe, de payer tout fermage aux propriétaires usurpateurs actuels, jusqu’à ce que le peuple, seul vrai propriétaire, (seigneur souverain, en termes légaux) ait décidé, lors d’un congrès ou d’une convention nationale, quels fermages ils doivent payer, et à qui.
4. Enfin, le peuple, pour des raisons politiques et économiques, doit décider (la règle générale admettant des exceptions) que c’est à lui-même, le peuple, que les fermages doivent être payés, à des fins publiques, pour le profit et bénéfice du peuple tout entier.
On m’a dit qu’une guerre de ce genre, fondée sur les principes que j’avance, serait considérée avec horreur par l’Europe. J’affirme le contraire ; je dis qu’une guerre de ce genre se propagerait dans toute l’Europe. Qu’on retienne bien ces paroles prophétiques : le principe que j’invoque touche aux fondements sur lesquels tient l’Europe, et tôt ou tard il conduira l’Europe à se soulever. Les hommes seront alors les maîtres de la terre. Le droit pour le peuple de décider des lois, voilà ce qui fut le premier grand ébranlement de notre époque, et ses secousses latentes, encore aujourd’hui frappent au coeur même du monde. Le droit pour le peuple de s’approprier la terre, voilà qui produira le nouvel ébranlement. Préparez vos bras, et ceux de vos fils, nobles gens de la terre, car vous et eux, vous allez encore en avoir besoin. »
Paragraphe révélateur car il démontre que Fintan Lalor, comme tous les révolutionnaires irlandais vraiment radicaux, considérait que ses propres principes faisaient corps avec le credo du mouvement démocratique mondial, et ne s’appliquaient pas uniquement aux péripéties de la lutte entre l’Irlande et l’Angleterre. C’est pourtant cette dernière interprétation que les politiciens et historiens irlandais de la classe moyenne ont tenté de donner de son enseignement, quand il ne leur fut plus possible, après un demi-siècle, d’ignorer ou de gommer toute référence à sa contribution à la littérature révolutionnaire irlandaise. Espérons que le mouvement démocratique ouvrier d’Irlande reconnaîtra l’universalité des idées de Lalor aussi catégoriquement que ses compatriotes bourgeois la nient.
La classe ouvrière laisserait en vain souiller sa propre histoire, si elle devait permettre qu’on émascule le message dé cet apôtre irlandais du socialisme révolutionnaire. Et en mettant en relief les tendances catholiques de Lalor au même titre que l’acuité de son analyse des structures sociales, la classe ouvrière irlandaise fera bien de confronter le patriotisme apostat des politiciens et anti-socialistes du pays avec le passage suivant tiré de l’ouvrage déjà cité. Ils montreront ainsi quelle réponse faisait Lalor à ceux qui le suppliaient de modérer ou de modifier ses positions, en admettant qu’il les présente comme nécessaires à la condition désespérée de l’Irlande de l’époque, mais surtout pas comme un principe universel.
« Je partage et je soutiens moi aussi que l’état de nécessité absolue et désespérée où se trouve l’Irlande peut renforcer son exigence, mais non qu’elle la fonde. Cette exigence, je la fonde, quant à moi, non point sur des conditions passagères et temporaires, mais sur des principes permanents, indestructibles et universels, applicables en tous temps à tous pays aussi bien qu’au nôtre. Et je traverse la couche superficielle de circonstances occasionnelles et changeantes pour atteindre au fond et à la base de la roche inférieure. Je pose la question sous une forme qui est éternelle ; une forme où, bien qu’elle soit si souvent repoussée provisoirement, la question ne peut être à terme éludée, mais demeure et revient, plus vivace et plus têtue que la couardise et la corruption des générations successives. Cette question, je l’envisage comme on l’envisagera durant des siècles : non point dans les brumes de la famine, mais sous la vivante lumière du firmament. »
Voilà sous quel jour il faut considérer la leçon de Fintan Lalor aujourd’hui, et, plus il s’éloigne de nous dans le temps, plus la grandeur de sa pensée nous apparaît. Sa figure se détache plus claire et plus distincte à nos regards, à mesure que les figures des agitateurs médiocres et rebelles phraseurs, qui semblaient dominer la scène en cette période historique, s’effacent et retrouvent la place qui est la leur, celle de facteurs inconscients dans le plan impérial britannique de conquête par la famine. Frappés du don maudit de l’éloquence, nos Girondins irlandais ont fasciné le peuple et se sont empoisonnés eux-mêmes, perdant toute aptitude à une réflexion sérieuse. Grisés par les mots, ils n’ont pas vu que les idées de Fintan Lalor, partiellement reprises et développées avec tant de force dramatique par Mitchel, représentaient une menace bien plus grande pour le pouvoir honni de l’Angleterre, que tous les rêves d’union des classes qui aient jamais pu se réaliser sur le sol Irlandais. Les ossements des victimes de la famine qui blanchissaient sur toutes les collines, ou se balançaient sur toutes les vagues de l’Atlantique, voilà de quel prix l’Irlande payait les belles paroles de ses rebelles et leur refus méprisant d’admettre l’enseignement de ses penseurs socialistes.