XVI. La classe ouvrière, héritière des idéaux irlandais du passé, dépositaire des espoirs de l’avenir

La classe laborieuse dans l’histoire irlandaise

James Connolly

XVI. La classe ouvrière, héritière des idéaux irlandais du passé, dépositaire des espoirs de l’avenir

   « Affamé, résigné, obséquieux, est-ce ainsi
Qu’un Chrétien doit céder comme à l’ordre de Dieu,
Pendu aux vieux dictons : « La faiblesse est la force »,
Ou encore : « Tout ce qui est, est pour le mieux » ?
O texte d’abjection, credo de la grand-honte,
Évangile marqué de triple déshonneur !
Tel qui rend coup pour coup et prend quand il a faim,
Ne peut être rebelle au regard du Seigneur. »
J.-F. O’Donnell

   Ce livre ne prétend pas faire l’histoire de la classe ouvrière en Irlande, mais plutôt le bilan de son rôle dans l’histoire irlandaise. C’est ce qui explique que notre plan ne prévoyait pas d’étudier en détail la naissance, l’évolution ou le déclin de l’industrie en Irlande, sauf dans la mesure où cela influait sur notre argumentation d’ensemble. Il fallait donc évoquer la situation des travailleurs dans les périodes importantes de notre histoire moderne, et l’attitude des dirigeants irlandais envers les espoirs, les aspirations et les besoins de ceux qui vivent de leur travail.

   A diverses reprises, par exemple pour l’analyse de la « prospérité » du Parlement de Grattan, ou du déclin commercial de l’Irlande à la suite de l’Union Législative de 1800, nous avons été amenés à étudier les causes fondamentales qui peuvent expliquer les progrès industriels ou commerciaux de certains pays et les reculs enregistrés dans d’autres. Nous ne cherchons pas à nous excuser pour ces digressions apparentes ; il n’en est nul besoin : il était impossible de donner à nos lecteurs une idée claire de la situation de la classe ouvrière à un moment historique donné, sans expliquer les causes économiques et politiques qui contribuèrent à rendre possible ou nécessaire tel ou tel comportement.

   Pour la même raison, il nous a fallu parfois revenir sur une période déjà évoquée afin d’attirer l’attention sur un aspect du problème dont l’introduction prématurée aurait déformé la perspective. C’est ainsi que nous n’avons pas parlé de l’origine du syndicalisme en Irlande, tout en montrant au cours de notre étude que les secteurs professionnels étaient fort bien organisés dans le pays.

   Nous ne comptons pas plus traiter ce problème maintenant, même si nous espérons avoir, à un moment plus favorable, l’occasion d’analyser les documents sur ce sujet afin de retracer le développement de cette institution en Irlande. Qu’il suffise pour l’instant de rappeler qu’il existait en Irlande avant la Réforme des corporations de métiers comme en Angleterre et sur le continent.

   Après la Réforme, ces corporations devinrent exclusivement protestantes, et même anti-catholiques dans la « zone anglaise » [zone de résidence réservée aux ressortissants anglais à l’étranger, en particulier en Irlande, autour de Dublin, le « Pale »] ; elles continuèrent de refuser l’admission des Catholiques, même après la Loi d’Émancipation, et elles furent officiellement abolies par une loi en 1840.

   Pourtant, les ouvriers catholiques et protestants, qui n’étaient pas admis dans les corporations (seuls les Anglicans étaient éligibles) se mirent néanmoins à s’organiser par eux-mêmes. Et leurs syndicats dominèrent alors le monde du travail, à la grande colère des capitalistes et propriétaires fonciers et au grand dépit des gouvernements.

   Voici l’un des traits les plus remarquables et fort instructifs de leur organisation à la ville comme à la campagne : avant chaque tentative de révolte politique à l’échelle du pays, il y avait un essor sensible de l’agitation, du mécontentement et de la conscience de classe parmi les adhérents, ce qui montre bien que dans la tête d’un ouvrier irlandais conscient, le lien entre la domination politique et sociale était tout à fait clair. Dans la Dublin Chronicle du 28 janvier 1792, on trouve le récit d’une grande grève menée par les compagnons tailleurs de Dublin.

   D’après ce récit, les tailleurs armés se rendirent dans les ateliers de M. Miller, à Ross Lane, de M. Leet, sur Merchant’s Quay, de M. Walsh à Castle Street et de M. Ward à Cope Street ; ils s’en prirent à des jeunes qui y travaillaient, coupèrent les mains de deux d’entre eux et en jetèrent d’autres dans le fleuve. Dans un numéro ultérieur de ce même magazine, il y a l’histoire d’un petit groupe de déchargeurs de charbon (travaillant aux docks) appréhendés par la presse royale qui voulait les enrôler de force dans la marine ; mises au courant, les organisations de dockers convoquèrent leurs adhérents, marchèrent sur le poste de garde où les hommes étaient détenus, l’attaquèrent, vainquirent les gardes et délivrèrent leurs camarades.

   Toujours dans le même journal, le 3 janvier 1793, il y a une lettre envoyée par un habitant de Carrickmacross, dans le comté de Monaghan, qui raconte comment une troupe armée de « Défenseurs » [Defenders, groupes d’autodéfense catholique, qui s’étaient formés dans le Nord de l’Irlande face aux groupes protestants, en particulier presbytériens] défila dans cette ville alors qu’elle se dirigeait vers Ardee, et comment les soldats, chargés de l’attaquer, en tuèrent une bonne partie. Le 24 janvier 1793, un autre correspondant décrit le combat qui mit aux prises, entre Bailieborough et Kingscourt, dans le comté de Cavan, « ces pauvres dupes qui se nomment eux-mêmes Défenseurs et une partie de l’armée ». Dix-huit travailleurs furent tués, cinq grièvement blessés et trente faits prisonniers et « incarcérés à la prison de Cavan ».

   Voici encore, le 23 juillet 1793, le récit d’une bataille à Limerick :

   « La nuit dernière, nous avons appris par un exprès de Limerick porteur des informations qui suivent, que dans la nuit de samedi une foule de 7 ou 8.000 personnes a attaqué la ville et essayé de l’incendier. L’armée, la milice et les citoyens durent conjuguer leurs forces pour repousser ces audacieux scélérats et faire descendre l’artillerie dans la rue. Après une résistance sévère et tenace, les insurgés furent dispersés, perdant 140 morts et de nombreux blessés ».

   Des affrontements similaires entre paysans et soldats assistés des propriétaires locaux, se déroulèrent dans le comté de Wexford.

   Dans un Rapport fait en 1793 par la Commission secrète de la Chambre des Lords, on peut lire, au sujet des Défenseurs (qui étaient, comme nous l’avons dit, des travailleurs organisés luttant pour améliorer leur sort utilisant les seuls moyens qui leur restaient) :« ils sont d’abord apparus dans le comté de Louth », « se sont bientôt multipliés dans les comtés de Meath, Cavan, Monaghan et régions proches », et « il semble que leurs dispositions ont été concertées, préparées dans le plus grand secret, avec un degré d’organisation et de méthode qui n’est pas habituel chez des gens de si médiocre condition, comme si les directives venaient d’hommes d’un rang supérieur. »

   Ces événements, on le remarquera, se déroulaient à la veille de la grande poussée révolutionnaire de 1798, ce qui montre à quel point les luttes de classes des travailleurs irlandais furent une véritable école préparatoire à la lutte insurrectionnelle.

   Nous avons déjà dit comment l’expérience de l’interminable lutte contre les dîmes, ainsi que l’esprit militant des métiers irlandais et des Ribbonmen avaient forgé le matériau révolutionnaire de 1848, que ne surent pas utiliser Smith O’Brien et ses partisans. On constate, pour la période révolutionnaire suivante, celle de la conspiration Fenian, le même mélange très frappant de conscience de classe militante et de nationalisme révolutionnaire. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les authentiques nationalistes irlandais, les Séparatistes, aient toujours été des gens profondément humanistes, passionnément démocrates, parce que ce fut toujours au sein de la classe ouvrière de leur pays qu’ils trouvèrent le soutien le plus fidèle, et dans la classe ouvrière étrangère qu’ils eurent les défenseurs les plus résolus.

   La Fraternité Fenian [le mouvement Fenian, a été fondé par d’anciens dirigeants, parmi les plus radicaux, de Jeune Irlande. Son nom est inspiré de vieilles légendes celtiques (Mana). Une autre tradition veut que le mouvement ait été fondé en 1858 aux États-Unis. Reprenant la tradition de terrorisme révolutionnaire, le mouvement se répandit d’abord parmi les émigrés irlandais de ce pays, puis au Canada et en Angleterre. En Irlande, il tenta plusieurs mouvements insurrectionnels (1865, 1867) qui échouèrent et furent durement réprimés] fut fondée en 1857, si l’on en croit John O’Mahony, l’un de ses deux dirigeants, l’autre étant James Stephens.

   A propos de O’Mahony, M. John O’Leary écrit dans ses Recollections of Fenians and Fenianism, qu’il était un démocrate avancé de tendance socialiste ; et W. A. O’Connor, dans son History of the Irish People, assure qu’O’Mahony comme Stephens ont été membres de sociétés secrètes en France, O’Mahony parce qu’il était « simplement d’accord ». La personnalité de ces hommes qui furent les responsables de l’Association Fenian nous est précisée par un passage d’un journal fondé pour défendre la cause des Fenians, et publié à Londres après la suppression en 1865 de l’organe de la Fraternité, The Irish People qui paraissait à Dublin. Ce journal, le Flag of Ireland, citant le correspondant à Paris de l’Irishman, écrit le 3 octobre 1868 :

   « L’association prit naissance au Quartier Latin, alors que John O’Mahony, Michael Doheny et James Stephens étaient exilés à Paris après 1848. C’est dans les têtes de ce triumvirat de conspirateurs que germa l’idée du Fenianisme. O’Mahony, qui connaissait très bien les traditions irlandaises et y était fort attaché, trouva le nom de la nouvelle association ; Doheny qui était l’obstination, la vivacité et l’énergie personnifiées, lui insuffla l’élan principal qui la fit naître ; mais c’est à Stephens qu’est due l’orientation qui la rallia aux mouvements révolutionnaires du continent. Il perçut que la question irlandaise n’était plus une question religieuse ; il avait trop de bon sens pour admettre qu’il ne s’agissait que d’une question de nationalité. Et il pressentit qu’il s’agissait du même vieux combat qui avait agité la France à la fin du siècle précédent, simplement déplacé sur un autre terrain ; les forces en présence étaient les mêmes, avec cette différence qu’en Irlande les gens ne pouvaient pas se consoler en se disant que leurs tyrans étaient des compatriotes. »

   Le général que choisit Stephens pour en faire le commandant en chef de l’Armée Républicaine Irlandaise n’était autre que le Général Cluseret [ Cluseret (1823-1900) était un officier de carrière. Il avait commencé par combattre sous Cavaignac les insurgés de juin 1848. Il participa aux expéditions garibaldiennes et à la Guerre de Sécession avec les Nordistes. Il s’affilia à la Première Internationale et devint le délégué à la Guerre de la Commune. Il sera jugé puis libéré, s’exilera d’abord à Constantinople, avant de revenir lors de l’amnistie des Communards et fut alors député de Toulon], qui sera par la suite le commandant en chef des Fédérés pendant la Commune de Paris ; voilà un élément plus révélateur des principes des hommes qui inspirèrent le mouvement Fenian que n’importe quel témoignage de leurs subordonnés.

   En 1857, au moment même où naissait le Fenianisme, apparut en Irlande une agitation ouvrière très résolue, qui culmina lors d’un mouvement puissant des compagnons boulangers contre le travail de nuit et pour une réduction des horaires de travail. Entre 1858 et 1860, il y eut de vastes rassemblements dans tout le pays où l’on revendiquait avec véhémence les droits des travailleurs et où l’on décrivait et dénonçait la tyrannie des patrons irlandais. Dans le Wexford, le Kilkenny, le Clonmel et le Waterford, le travail de nuit fut aboli, et le travail de jour réglementé. Le mouvement fut pris suffisamment au sérieux pour qu »une commission parlementaire soit formée afin d’enquêter à son sujet.

   Nous tirons de son rapport, cité par Karl Marx dans son grand ouvrage Le Capital, les passages qui suivent :

   « A Limerick, où, de l’aveu général, les souffrances des ouvriers dépassaient toute mesure, le mouvement échoua contre l’opposition des maîtres boulangers et surtout des boulangers meuniers. L’exemple de Limerick réagit sur Ennis et Tipperary. A Cork, où l’hostilité du public se manifesta de la manière la plus vive, les maîtres firent échouer le mouvement en renvoyant leurs ouvriers. A Dublin, ils opposèrent la plus opiniâtre résistance, et, en poursuivant les principaux meneurs de l’agitation, forcèrent le reste à céder et à se soumettre au travail de nuit et au travail du dimanche.

Le comité croit que les heures de travail sont limitées par des lois naturelles qui ne peuvent être violées impunément. Les maîtres, en forçant leurs ouvriers, par la menace de les chasser, à blesser leurs sentiments religieux, à désobéir à la loi du pays et à mépriser l’opinion publique (tout cela se rapporte au travail du dimanche), les maîtres sèment la haine entre le capital et le travail et donnent un exemple dangereux pour la religion, la moralité et l’ordre public… Le comité croit que la prolongation du travail au-delà de douze heures est une véritable usurpation, un empiètement sur la vie privée et domestique du travailleur qui aboutit à des résultats moraux désastreux, portant atteinte à son foyer : elle l’empêche de remplir ses devoirs de famille comme fils, frère, époux et père. Un travail de plus de douze heures tend à miner la santé de l’ouvrier ; il amène pour lui la vieillesse et la mort prématurées, et, par suite, le malheur de sa famille, qui se trouve privée des soins et de l’appui de son chef au moment même où elle en a le plus besoin ». (Marx, Le Capital, Livre I, Tome I, Éditions Sociales, pp. 247-248)

   Le lecteur remarquera que les villes où le mouvement fut le plus puissant, où les travailleurs luttèrent le plus durement et où la conscience de classe fut la plus élevée, étaient les endroits où le Fenianisme avait connu l’essor le plus important. C’est un phénomène historique considérable que Dublin, Cork, Wexford, Clonmel, Kilkenny, Waterford et Ennis, ainsi que leurs régions respectives, furent les villes où le message du mouvement Fenian rencontra le plus d’écho. Richard Pigott, qui, avant de succomber à l’influence de l’argent que lui offrit le Times de Londres, avait eu une longue et fructueuse carrière de dirigeant important de la presse progressiste irlandaise, et qui avait acquis, en cette qualité, une connaissance approfondie des hommes et des mouvements dont il avait embrassé la cause, nous donne, dans ses Recollections of an Irish Journalist, un témoignage sur le personnel du courant Fenian. Témoignage qui, on va le voir, fait pleinement ressortir notre analyse des relations entre le mouvement révolutionnaire et la classe ouvrière :

   « Il est connu que le Fenianisme était considéré avec une aversion non dissimulée, pour ne pas dire une haine mortelle, non seulement par les grands propriétaires et la classe dirigeante, mais aussi par le clergé catholique, la petite-bourgeoisie catholique, et l’immense majorité des classes agricoles. En fait, elle ne trouvait de faveur que parmi les travailleurs les plus jeunes et les plus conscients les jeunes des grandes villes employés dans les petits métiers commerciaux, ou encore parmi les jeunes artisans et ouvriers ». (…)

   Ces faits nous prouvent qu’à l’époque où le mouvement Fenian se développait parmi les masses irlandaises des villes les ouvriers étaient engagés dans des affrontements acharnés avec leurs employeurs. (…) Les ouvriers irlandais exilés en Grande-Bretagne se rendaient compte que les aspirations de leur peuple visaient aux mêmes fins, nécessitaient la même action que les intérêts matériels de leur classe : le renversement définitif du gouvernement capitaliste et de la tyrannie nationale et sociale sur laquelle il repose.

   Prenons les poèmes de J. F. O’Donnell, « La mansarde de l’artisan », par exemple, qui dépeint avec des mots qui font mal ce qui se passe dans la tête d’un artisan Fenian de Dublin au chômage, assis au pied du lit de sa femme en train de mourir de faim ; pensons à la tendresse plaintive des poésies de J.-K. Casey (Leo). A lire de près les méditations qu’ils inspirent, on comprend que les revues qui les publiaient aient été chaleureusement accueillies par des hommes et des femmes qui appartenaient à la fois au peuple irlandais et à une classe dominée.

   1798 fut pour l’Irlande l’équivalent des aspirations incarnées par la première Révolution française ; 1848 fit écho en palpitant aux soulèvements démocratiques et sociaux d’Angleterre et du continent européen. De la même façon, le Fenianisme a fait battre les cœurs irlandais au même rythme que la classe ouvrière européenne dont les pulsations furent ailleurs à l’origine de l’Association Internationale des Travailleurs. Des sections de l’Internationale se développèrent à Dublin et à Cork même après la Commune de Paris, et il est fort intéressant de comparer l’évolution du mouvement socialiste en Europe après la Commune et celle de la lutte révolutionnaire irlandaise après l’échec de 1867.

   Dans les deux cas, on constate que les révoltés abandonnent l’insurrection et inaugurent un type de lutte où, tout en maintenant leur objectif révolutionnaire, ils refusent constamment de recourir à l’affrontement armé. Les nationalistes révolutionnaires se rangèrent aux côtés de la Ligue Agraire irlandaise firent de la lutte agraire le fondement de leur action. Mais ils ne se contentaient pas ainsi d’exploiter une fois de plus le filon inépuisable des intérêts matériels, d’où tous les grands hommes politiques, de St. Laurent O’Toole à Wolfe Tone ont extrait les matériaux avec lesquels ils ont édifié une organisation patriotique de militants irlandais.

   Ils se trouvaient aussi d’eux-mêmes, qu’ils en aient été ou non conscients, en accord avec les principes qui sous-tendent et inspirent le mouvement ouvrier moderne. C’est un phénomène qu’ont remarqué à l’époque les observateurs les plus impartiaux. Par exemple, dans un livre assez amusant, publié en France en 1887 sous le titre Chez Paddy, l’auteur, le Baron E. de Mandat-Grancey, un aristocrate français, raconte un voyage qu’il fit en Irlande en 1886. Il y fit la connaissance de plusieurs dirigeants de la Ligue Agraire, et visita aussi les manoirs de plusieurs grands propriétaires. Voici ce qu’il rapporte :

   « En effet, les revendications irlandaises ne reviennent peut être pas ouvertement au communisme, et il peut demeurer encore quelques illusions à ce sujet ; même si la Ligue Agraire cherche à le dissimuler, mais il est du moins tout à fait certain que les méthodes qu’elle emploie ne seraient point désavouées par les communistes les plus avancés. »

   C’était reconnaître une réalité qui poussa l’Irish World, principal organe de la Ligue Agraire en Amérique, à porter en sous-titre « Le Libérateur Industriel Américain », et à devenir le porte-parole du mouvement ouvrier naissant. C’était aussi reconnaître une réalité qui incita les dirigeants de la classe moyenne irlandaise à abandonner la lutte agraire, et à tout faire pour que l’Irlande ne s’intéresse plus qu’à la lutte parlementaire, aussitôt qu’ils purent profiter d’un échec provisoire pour proposer ce changement de tactique.

   La lutte agraire leur faisait craindre une mise en question des droits de propriété, qui risquait non seulement de nier le caractère sacro-saint des fortunes fondées sur la rente, mais aussi de remettre en cause la légitimité de celles qui s’étaient construites sur le profit et l’intérêt. Ils sentaient instinctivement qu’une telle mise en question ferait découvrir qu’il n’y a aucune différence fondamentale entre ces deux types de fortunes ; qu’elles n’ont pas pour origine la terre dans un cas ou l’atelier dans l’autre, mais l’exploitation de la classe des non-possédants, contraints de travailler comme fermiers sur les terres ou comme ouvriers dans les ateliers et les usines.

   C’est pour la même raison qu’au moment de sa fondation  (en 1879 à Irishtown, dans le comté de Mayo, lors d’un rassemblement contre les exactions d’un prêtre qui était aussi un propriétaire terrien abusif), la Ligue Agraire eut à vaincre en Irlande l’opposition de toute la presse officielle favorable au Home Rule, et en Grande-Bretagne celle des exilés irlandais, tandis qu’elle ne trouvait de soutien que chez les journaliers pauvres et chez les socialistes anglais et écossais. A vrai dire, les socialistes furent pendant des années presque les seuls à exposer et à défendre les principes de la Ligue Agraire auprès des masses britanniques, tâche qu’ils accomplirent sans se décourager à une époque où les « respectables » milieux aisés des communautés irlandaises installées en Grande-Bretagne tremblaient comme des feuilles à l’idée de déplaire à leurs riches voisins britanniques.

   Par la suite, lorsqu’en Irlande le flot montant de la révolte victorieuse contraignit le parti libéral à approuver du bout des lèvres les revendications de la paysannerie irlandaise, et lorsque fut réalisée l’alliance des Libéraux et des partisans du Home Rule la, les hommes d’affaires irlandais installés en Grande-Bretagne montèrent en première ligne et s’insinuèrent dans tous les postes de confiance et de direction des organisations irlandaises.

   L’un des premiers fruits de cette alliance, et l’un des plus amers, ce fut que les suffrages irlandais permirent de faire échec aux candidats des partis socialiste et travailliste. Malgré les protestations horrifiées et énergiques d’hommes tels que Michael Davitt, la phalange compacte des électeurs irlandais fut lancée sans relâche contre ceux qui avaient combattu et souffert pour l’Irlande, enduré ostracismes et mauvais traitements en un temps où le gouvernement libéral remplissait les prisons d’hommes et de femmes irlandais, sans jugement préalable.

   Ces manœuvres permettaient de détacher les masses irlandaises vivant en Grande-Bretagne de leurs vieux amis, les clubs socialistes et travaillistes, pour les jeter dans les bras de leurs vieux ennemis, les capitalistes libéraux. Grâce à ces manœuvres les politiciens bourgeois d’Irlande purent défendre avec beaucoup d’astuce leurs intérêts de classe, alors même qu’ils couvraient leurs agissements du masque du patriotisme.

   Il était clair que si l’alliance entre le patriotisme irlandais et le courant socialiste avait été adoptée et consolidée par les organisations irlandaises de Grande-Bretagne, ils n’auraient pu la maintenir longtemps hors d’Irlande, ni la vaincre à l’intérieur du pays, une fois qu’elle s’y serait introduite. C’est pourquoi, contre toute logique, ils s’acharnaient à déformer et falsifier la signification de l’histoire irlandaise, en prétendant que la question de la propriété et de son évolution était extérieure à tous les débats sur le nationalisme irlandais.

   Mais voici qu’est soulevée de nouveau cette question qu’ils craignent tant ; on ne pourra ni la dissimuler ni l’éliminer. Le succès relatif de la Ligue Agraire a provoqué en Irlande un changement dont peu de gens mesurent l’importance. En un mot, cela signifie que les récentes Lois foncières, en même temps que l’essor actuel du trafic transatlantique, sont en train de faire passer l’Irlande de l’état de pays gouverné selon des conceptions féodales à celui de pays se développant selon les lois capitalistes du marché.

   De nos jours, la concurrence que représentent les fermes possédées par les trusts aux ÉtatsUnis et en Argentine est un ennemi bien plus dangereux pour l’agriculteur irlandais que les derniers vestiges du landlordisme ou de l’administration bureaucratique de l’Empire britannique. L’ennemi désormais, c’est le capitalisme, qui est en train de traverser l’océan. L’agriculteur irlandais qui a récolté sa moisson et l’a portée au marché, découvre aujourd’hui qu’un concurrent vivant à trois mille miles de là dans un pays ami, vend moins cher que lui et le réduit à la mendicité.

   Ainsi touche à sa fin l’hérésie purement politique sous laquelle depuis près de 250 ans les doctrinaires de la classe moyenne déguisent la lutte des Irlandais pour l’indépendance. Le combat des clans irlandais contre l’influence anglaise et tout ce qu’elle entraînait, la lutte des paysans et des travailleurs des 18e et 19e siècles, la grande lutte sociale de tous les temps va renaître en Irlande sous des formes nouvelles adaptées aux conditions nouvelles.

   Cette guerre entreprise par la Ligue Agraire, puis abandonnée avant même d’être perdue ou gagnée, les travailleurs irlandais vont la reprendre à plus large échelle, mieux armés et mieux instruits sur les conditions essentielles d’une victoire définitive. Les anciens clans irlandais étaient considérés comme anglais ou comme irlandais selon qu’ils rejetaient ou adoptaient le système social autochtone ou le système étranger ; de la même façon, ils pouvaient mesurer leur degré d’oppression ou de liberté selon qu’ils perdaient ou recouvraient la propriété collective de leurs terres. De même, désormais, les travailleurs irlandais fonderont leur lutte libératrice non point sur le fait qu’ils gagnent ou perdent le droit d’intervenir au Parlement irlandais, mais selon les progrès qu’ils feront pour devenir les maîtres de ces usines, ateliers et fermes dont dépendent le pain et les libertés d’un peuple.

   Comme nous l’avons répété si souvent, la question irlandaise est une question sociale. Toute la lutte ancestrale du peuple irlandais contre ses oppresseurs se résume en dernière analyse à une lutte pour la domination des moyens de subsistance et de production du pays.

   Qui détiendrait la propriété et la maîtrise du sol ? Le peuple ou les envahisseurs ? Et quel groupe d’envahisseurs ? Le flot le plus récent de voleurs de terre ou les enfants des voleurs d’une génération antérieure ? Voilà quelles étaient les questions de fond de la vie politique irlandaise. Toutes les autres questions n’intervenaient que dans la mesure où elles pouvaient servir les intérêts de l’une des factions, une fois qu’elle avait pris position dans cette lutte sur les droits de propriété.

   Sans cette clé pour atteindre le sens des événements, sans ce fil directeur pour interpréter les actions des « grands hommes », l’histoire de l’Irlande n’est qu’un imbroglio de faits sans relations, un chaos désespérant d’éclats sporadiques, de trahisons, d’intrigues, de massacres, d’assassinats et de guerres sans raison. Grâce à cette clé, on peut tout comprendre et remonter jusqu’aux origines. Sans cette clé, les occasions que l’Irlande a perdues sont si nombreuses qu’elles feraient monter le rouge au front des travailleurs irlandais ; grâce à elle, l’expérience historique éclaire leur marche dans les sentiers tumultueux d’aujourd’hui.

   Si évident que ce fait nous apparaisse, il est indéniable que tous les mouvements politiques irlandais l’ont ignoré pendant deux cents ans, et qu’ils ont été dirigés par des hommes qui restaient limités à la surface politique des choses. Pour éveiller les passions du peuple, ils invoquaient le souvenir des maux sociaux, les expulsions et les famines, mais ils ne proposaient à ces maux que des remèdes politiques : modification de la fiscalité ou transfert du siège du gouvernement (de classe) d’un pays à l’autre.

   Ils ne purent donc parvenir à aucun résultat, car ils proposaient des remèdes politiques sans tenir compte de la domination sociale qui était à l’origine. Les révolutionnaires du passé étaient plus avisés, comme le sont les socialistes irlandais aujourd’hui. Avec eux, le Nord et le Sud se prendront de nouveau la main, et il sera de nouveau prouvé, comme en 1798, que face à une même oppression des ouvriers protestants peuvent se transformer en rebelles ardents, et des ouvriers catholiques en défenseurs résolus des libertés religieuses et civiles, et que les deux peuvent devenir des sociaux démocrates unis.

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