La Femme
James Connolly
Ce texte est le chapitre VI du livre The Reconquest of Ireland
Dans notre chapitre sur les conditions de travail à Belfast, on avait relevé que le taux extrêmement élevé de malades dans l’industrie textile, la fréquence de la tuberculose et des maladies apparentées, concernaient principalement les travailleuses, de la même façon que l’illettrisme était comparativement plus répandu parmi les travailleurs les plus mal payés de cette ville. Un récent débat à Dublin a aussi mis en lumière de manière frappante la nature atroce des conditions de travail des femmes et jeunes filles dans la capitale, l’état insalubre choquant des ateliers, la tyrannie écrasante des responsables, et le manque de vitalité alarmant des femmes résultant de l’impossibilité de se procurer de la nourriture et des vêtements appropriés avec les faibles salaires qu’elles perçoivent.
L’examen de ces faits conduit inévitablement à une réflexion sur la situation générale des femmes dans l’Irlande moderne, et leur attitude prévisible face aux changements que nous envisageons. Le lecteur attentif fera observer que le développement en Irlande de ce qu’on appelle le mouvement des femmes est apparu avec la présence des femmes dans le secteur industriel, et que l’intensité et la violence de la lutte des femmes se sont renforcées au fur et à mesure que les femmes instruites avaient connaissance de la nature cruelle et sordide du sort réservé à leurs malheureuses sœurs de la classe salariée. Nous pourrions dire qu’il a fallu attendre le développement de ce que, faute de mieux, nous connaissons sous le nom de conscience de sexe pour qu’apparaisse, parmi les femmes les plus favorisées, le sentiment profond d’une conscience sociale, ce qu’on a appelé ailleurs dans cet ouvrage la conscience civique.
La prise de conscience féminine du fait que la société moderne reposait sur la force et l’injustice, que les honneurs les plus élevés de la société n’avaient aucun lien avec les mérites des récipiendaires, et que les penchants humains à la violence étaient plus une entrave qu’un soutien dans le monde, fut un phénomène consécutif au développement de l’industrialisation et à la lutte sans merci pour l’existence qu’il impose. Pour les femmes, qui étaient les éléments les plus faibles physiquement et la main d’œuvre la moins formée professionnellement, cette lutte fut inévitablement la plus cruelle ; il faut remercier chaudement les femmes les plus instruites de s’être révoltées contre cette anomalie : forcées de supporter les pires difficultés dans la lutte, elles se sont vues refuser jusqu’aux quelques droits dont jouissaient leurs compagnons de misère masculins.
Si la précieuse égalité politique avait été accordée aussi facilement que la sagesse politique le dictait, il est probable que la valeur révolutionnaire de l’affranchissement de la femme aurait été largement amoindrie. Mais les obstacles, la déloyauté des politiciens à l’égard des femmes, déloyauté dont tous les partis étaient également coupables, la lutte de longue haleine, la vague croissante du martyre des femmes militantes de Grande-Bretagne et d’Irlande, et le cheminement de l’idée dans les esprits actifs du mouvement ouvrier de la réalité du désir de liberté des femmes, ainsi que du courage déployé pour la gagner, ont exercé une influence inestimable sur les relations entre les deux mouvements.
En Irlande, la cause des femmes est ressentie par tous les travailleurs, hommes et femmes, comme la leur ; la cause du Travail n’a pas de partisans plus sincères et plus ardents que les femmes militantes. La révolte, même en pensée, amena une ambiance intellectuelle particulière ; cette ambiance ouvrit les yeux des femmes et conduisit leur esprit à comprendre les effets sur leur sexe d’un système social dans lequel les plus faibles doivent inévitablement être écrasés ; et quand une étude plus approfondie du système capitaliste leur apprit que le terme “les plus faibles” signifie concrètement les plus scrupuleux, les plus gentils, les plus humains, les plus aimants et charitables, les plus honorables, et les plus sympathiques, alors les militantes ne purent pas manquer de voir que le capitalisme pénalisait, chez les êtres humains, justement ces traits de caractère que les femmes reconnaissaient elles-mêmes incarner le plus complètement.
C’est ainsi que le développement de l’industrialisation entraîne le réveil d’une conscience sociale, et fait naître chez les femmes un sentiment de pitié de soi en tant que premières victimes de l’injustice politique et sociale ; la colère divine survenant lorsque cet apitoiement est accueilli avec mépris, et que la justice est niée, mène les femmes à la révolte, et la révolte fait que les femmes se retrouvent sur le terrain de la camaraderie et de l’égalité avec toutes les meilleures âmes qui vouent leur vie à la lutte contre les injustices établies.
Le travailleur est l’esclave de la société capitaliste, la travailleuse est l’esclave de cet esclave. En Irlande la travailleuse s’est révélée, malgré son martyre, d’une patience presque condamnable. Elle a travaillé dur dans les fermes depuis sa plus petite enfance, atteignant généralement l’âge de femme mûre sans avoir jamais eu le droit de réclamer pour elle-même un seul penny de l’argent gagné par son travail, et en sachant que toutes ces peines et privations ne lui donneraient pas de droit sur la ferme qui reviendrait inévitablement au membre de la famille le plus méritant, si ce membre avait la chance d’être le fils aîné.
Les filles de la paysannerie irlandaise ont été de toutes les esclaves les moins onéreuses – esclaves de leurs propres familles qui étaient, à leur tour, les esclaves de tous les parasites sociaux de la communauté des propriétaires et des usuriers. Le paysan qui avait développé, du fait de siècles de servitude et de famine, un besoin maladif d’argent, considérait ses filles comme des êtres envoyés par Dieu pour alléger ses peines dans la vie, et ce même point de vue était trop souvent défendu farouchement par les hommes d’église quels qu’ils fussent.
Jamais l’idée que chaque génération en payant à ses successeurs la dette dont elle avait héritée de ses prédécesseurs n’avait effleuré l’esprit du paysan irlandais, ou ne lui avait été enseignée par ses professeurs religieux ; et qu’ainsi, en se dépensant elle-même au bénéfice de ses enfants, la race humaine assurerait le développement progressif de tous. Dans de trop nombreux cas, le paysan irlandais traitait ses filles d’une façon très voisine de celle dont il considérait une charrue ou une pelle – comme des outils servant au travail de la ferme. La mentalité générale et l’atmosphère morale globale de la campagne renforçaient son point de vue.
Dans toutes les chapelles, églises et salles de réunion, l’accent était toujours mis sur les devoirs – devoirs vis-à-vis des classes supérieures, devoirs vis-à-vis de l’Église, devoirs vis-à-vis des parents. Les oreilles des jeunes n’étaient jamais corrompues par la mention des “droits”, et en grandissant dans cette ambiance, les femmes d’Irlande acceptaient leur situation d’infériorité sociale. Malgré tout, elles se sont toujours révélées comme des atouts précieux dans tous les mouvements progressistes irlandais ; cela démontre quelle grande valeur aura leur coopération quand, pour faire contrepoids à leur acceptation du sacrifice de soi, elles commenceront à y associer nécessairement la noble revendication de leurs droits.
Nous ne parlons pas là des droits s’entendant dans le sens restreint et affaibli des mots auxquels nous ont habitué les orateurs libéraux ou autres de la classe capitaliste, classe qui a toujours considéré la revendication des droits comme le dernier mot de la sagesse humaine. Nous utilisons plutôt ce mot dans le sens familier au mouvement ouvrier, dans le sens ou celui-ci l’emploie.
Comme ce mouvement, nous pensons que la mise en pratique sereine des devoirs est liée à et inséparable de la revendication courageuse des droits, et les deux aspects s’unissent pour atteindre la plus haute expression de l’âme humaine. L’âme la plus magnifique est celle qui approuve sans restriction la mise en pratique des devoirs tout en revendiquant avec un véritable courage ses droits, même contre un monde en armes. En Irlande, l’âme féminine a été formée pendant des siècles à renoncer à ses droits, et par voie de conséquence la race a perdu sa capacité fondamentale à résister aux assauts extérieurs et à la démoralisation intérieure. Ceux qui préconisaient, pour les femmes irlandaises, la fidélité au devoir comme seul idéal à poursuivre, leur fabriquaient consciemment ou pas une mentalité d’esclave, que les mères irlandaises allaient forcément transmettre aux enfants irlandais.
Les femmes militantes qui, sans abandonner leur fidélité au devoir, apprennent néanmoins à leur sœurs à revendiquer leurs droits, réinstaurent un équilibre sain et parfait pour aller vers une nation irlandaise bien organisée. Le système de la propriété privée capitaliste en Irlande, comme dans d’autres pays, a engendré la loi de la primogéniture dans laquelle le fils aîné usurpe la possession des propriétés en excluant toutes les femmes de la famille. Enracinée dans un système de propriété reposant sur la force, cette loi injuste était inconnue dans le vieux système social de l’ancienne Eire et, telle qu’elle est appliquée actuellement dans l’Eire moderne, elle a été et est encore responsable de l’assassinat moral d’innombrables jeunes Irlandaises méritantes. Il en est résulté que, dans le processus permanent de dispersion des familles irlandaises, ce n’était pas le fils aîné qui partait le premier même s’il était le plus apte à supporter les difficultés et la terrible lutte dans un pays étranger, mais plutôt le dernier né et le moins capable des fils, ou bien les filles douces et gentilles. Le charmant Charles Kickham a composé ce chant :
« O braves, braves filles d’Irlande,
Nous devons bien vous dire braves ;
Car des périls qui vous attendent
La tempête de l’océan est le moins grave. »
Tous ceux qui connaissaient les conditions rencontrées par les émigrantes irlandaises dans les grandes villes d’Angleterre ou d’Amérique, les difficultés auxquelles elles devaient faire face, les tentations auxquelles elles étaient soumises, et la proportion énorme d’entre elles qui succombait à ces tentations, ont dû convenir que la description poétique de Kickham évaluait correctement la gravité des dangers qui les attendaient. Il est humiliant de constater que l’énorme majorité de ces filles était envoyée dans un monde malhonnête sans aucune information ni préparation, en espérant simplement que leur force physique et leur intelligence leur suffiraient pour s’en tirer sans encombres.
Les lois faites par les hommes leur enlevaient tout espoir d’hériter dans leur pays natal ; leurs parents masculins exploitaient leur travail et ne leur donnaient jamais un penny de récompense, et finalement, quand leur travail ne réussissait plus à tirer du sol pauvre suffisamment de ressources pour tous, ces filles étaient immédiatement expédiées de l’autre côté de l’océan avec, en guise de bénédiction à la séparation, l’adjuration de devoir envoyer de l’argent à la maison. Ceux qui parlotent sans fin à propos du “caractère sacré du foyer” et de la “sainteté du cercle familial” devraient bien se demander quel foyer dans l’Irlande actuelle est indemne de l’influence de l’esprit mercenaire cupide issu du système de propriété capitaliste ; quel cercle de famille n’a pas été brisé par l’émigration de ses membres les plus aimants et gentils.
De la même façon que le système irlandais d’aujourd’hui a fait de la fine fleur de nos paysannes des esclaves gratuites et des émigrantes ignorantes, il a assombri la vie et privé d’intelligence les ouvrières des filatures, des boutiques et des usines. Là où il y a un grand besoin de main d’œuvre féminine, comme à Belfast, on s’aperçoit que la femme tend à devenir le soutien de famille de la maison. Forcée dès le plus jeune âge d’aller travailler à l’extérieur, elle demeure enchaînée à son salaire – esclave à vie. Pour elle, le mariage ne signifie pas la disparition du travail à l’extérieur, cela signifie généralement qu’elle doit ajouter à ce travail un deuxième travail obligatoire, le travail domestique. Elle reste toute sa vie une salariée ; à la fin de sa journée de travail, elle devient l’esclave des besoins domestiques de sa famille ; et quand le soir elle tombe épuisée sur son lit, c’est en sachant qu’au petit matin elle devra reprendre son service auprès du capitaliste, et à la fin du service quotidien se hâter vers son foyer pour une autre tranche de corvée domestique.
Ainsi se passe toute sa vie – un pèlerinage désolé allant d’une corvée à une autre ; l’arrivée des enfants servant uniquement de repères dans sa journée pour lui signaler ce qui vient s’ajouter à son fardeau. Surexploitée, sous-payée, et insuffisamment nourrie car sous-payée, elle est la proie facile de toutes les maladies qui infestent les “taudis des pauvres”. Sa vie est assombrie dès le commencement par la pauvreté et les corvées qui en découlent, et ces corvées imposées trop précocement au corps produisent immanquablement une intelligence anémiée.
À quoi servirait à ces malheureuses de rétablir un État Irlandais, quel qu’il soit, s’il ne prenait pas en compte l’émancipation des femmes ? Comme nous l’avons montré, la théorie et la pratique de l’Irlande moderne, telle qu’elle s’exprime à travers ses pasteurs et ses maîtres, pèsent lourdement sur les femmes, tant politiquement que socialement. Cette théorie et cette pratique proviennent de l’instauration dans ce pays d’un ordre politique et social fondé sur la propriété privée, en réaction contre l’ancien ordre qui reposait sur la propriété collective d’une communauté parentale. La classe qui dirige l’économie a le pouvoir politique, et impose à tous les croyances, les coutumes et les idées les plus adaptées à la perpétuation de ce pouvoir. Ces croyances, coutumes et idées deviennent alors l’expression suprême de la morale et il en est ainsi jusqu’à l’accession au pouvoir d’une autre classe économique dirigeante qui instaure une nouvelle morale. En Irlande, depuis la conquête, la classe des capitalistes terriens est au pouvoir ; les croyances, coutumes et idées de l’Irlande incarnent une morale d’esclave que nous avons héritée de ceux qui ont accepté ce gouvernement sous une forme ou une autre ; l’assujettissement des femmes faisait partie intégrante de ce pouvoir.
Sans le maintien des femmes dans l’assujettissement et sans le déni de leurs droits, il n’y avait aucune garantie que, champ après champ, le patrimoine familial s’enrichisse, ou que la richesse puisse s’accumuler même si les hommes faisaient défaut. Aussi, du propriétaire terrien au fermier ou paysan propriétaire, du monopoliste au petit homme d’affaires avide de prendre sa place, et du plus haut jusqu’au plus bas, s’insinuaient les croyances, les coutumes et les idées mettant en place une morale esclavagiste utilisant l’assujettissement des femmes en tant que modèle moral du pays. Personne ne peut, mieux que celui qui les porte, briser ses chaînes ; personne, mieux que celui qui peut juger de ce que sont les chaînes. Dans sa marche vers la liberté, la classe ouvrière irlandaise doit encourager les efforts de ces femmes qui, sentant dans leur âme et leur corps les chaînes de l’histoire, se sont levées pour s’en débarrasser, et les encourager encore plus si, dans sa haine de la servitude et sa passion de la liberté, l’armée des femmes pousse en avant l’armée militante du Travail.
Mais qu’importe qui défend les fortifications de la citadelle de l’oppression, seule la classe ouvrière peut la réduire à néant.