Le problème de la terre au Pérou
Jose Carlos Mariategui
12 – Le « colonialisme » de notre agriculture côtière
Dans les vallées côtières, le degré de développement atteint gr â ce à l’industrialisation de l’agriculture sous un régime et une technique capitalistes a pour facteur principal l’intéressement du capital britannique et nord-américain à la production p é ruvienne de sucre et de coton. Ni l’aptitude industrielle, ni la capacité capitaliste des grands propriétaires ne sont responsables de l’extension prise par les cultures. Ceux-ci destinent leurs terres à la production du coton et de la canne à sucre, financés par de puissantes firmes exportatrices.
Les meilleures terres des vallées côtières sont occupées par le coton et la canne à sucre, non qu’elles conviennent seulement à ces cultures, mais uniquement parce que ce sont les seules qui intéressent, pour le moment, les commerçants anglais et yankee. Le crédit agricole, entièrement subordonné aux intérêts de ces firmes avant que ne s’établisse la Banque Agricole Nationale, ne tenta aucune autre culture. Celle des fruits, qui sont destinés au marché interne, est en général aux mains de petits propriétaires et de locataires. Il n’y a que dans les vallées de Lima, de par la proximité de marchés urbains d’importance, que de grandes surfaces sont consacrées par leurs propriétaires à la production de fruits. Souvent, dans les fermes cotonnières ou sucrières, ces fruits ne sont pas cultivés, pas même dans la mesure nécessaire pour l’approvisionnement de leur propre population rurale.
Le même petit propriétaire, ou un petit locataire, se trouve poussé à la culture du coton par ce courant qui prend si peu en compte les nécessités particulières de l’économie nationale. Le remplacement des cultures vivrières traditionnelles par cellles du coton dans les campagnes de la côte où subsiste la petite propriété, a constitué l’une des causes les plus visibles du renchérissement des subsistances des populations de la côte.
L’agriculteur trouve des facilités commerciales presque uniquement pour la culture du coton. Partout les habilitations sont réservées, presque exclusivement, au cotonnier. La production de coton n’est régie par aucune perspective économique nationale. Il n’est produit qu’en vue du marchémondial, sans qu’aucun contrôle ne soit prévu, dans l’intérêt de cette économie, sur les baisses possibles de prix découlant de périodes de crise industrielle ou de surproduction cotonnière.
Un éleveur me faisait observer dernièrement que, tandis que sur une récolte de coton le crédit que l’on peut obtenir n’est limité que par les fluctuations des prix, sur un troupeau ou un élevage, le crédit est complètement conventionnel et incertain. Les éleveurs de la côte ne peuvent pas compter sur des prêts bancaires importants pour le développement de leurs affaires. Et tous les agriculteurs qui ne peuvent pas offrir, comme garantie de leurs emprunts, des récoltes de coton ou de canne à sucre, sont dans les mêmes conditions.
Si les nécessités de la consommation nationale étaient satisfaites à partir de la production agricole du pays, ce phénomène ne serait pas si artificiel. Mais il est loin d’en être ainsi. Le chapitre le plus important de nos importations est celui des « vivres et épices » . Et ceci dénonce un des problèmes de notre économie.
La suppression de toute notre importation de vivres et d’épices n’est pas possible, mais celle de ses postes les plus importants l’est. La plus importante de tous est l’importation de blé et de farine, qui en 1924 s’est élevée à plus de douze millions de sols.
L’intérêt évident et urgent de l’économie péruvienne exige, depuis longtemps, que le pays produise tout le blé nécessaire pour la confection du pain pour sa population. Si cet objectif avait été atteint, le Pérou n’aurait pas eu pas à continuer à payer à l’étranger douze ou plus millions de sols par an pour le blé consommé par les villes de la côte.
Pourquoi ce problème de notre économie n’a-t-il pas été résolu ? Il n’est pas du seulement au fait que l’État ne s’est pas encore préoccupé de faire une politique de développement des cultures vivrières. Pas non plus, je le répète, au fait que la culture de la canne et de celle du coton est plus adaptée au sol et au climat de la côte. Une seule des vallées, une seule des plaines interandines – que quelques kilomètres de chemins de fer et de route ouvriraient au trafic – peut surabondamment approvisionner en blé, orge, etc…, toute la population du Pérou. Sur la même côte, dans les premiers temps de la colonie, les espagnols ont cultivé du blé jusqu’au moment du cataclysme qui a changé les conditions climatiques du littoral. On n’a pas étudié, par la suite, d’une manière scientifique et organisée, la possibilité de rétablir cette culture. Et l’expérience pratiquée au Nord, dans les terres de la « Salamanca », démontre qu’existent des variétés de blé résistantes aux fléaux qui attaquent cette céréale sur la côte et que, jusqu’à cette expérience, la paresse créole semblait avoir renoncé à vaincre((Les expériences récemment pratiquées, en des points distincts de la côte par la « Commission pour le développement de la Culture du Blé », ont eu, comme elle l’a rendu public, un succès satisfaisant. On a encore obtenu les rendements appréciables de la variété « Kappli Emmer » – exempt du « roya » [ensemble de maladies touchant les céréales n.d.t.] – , dans les « hauts ».)).
L’obstacle, la résistance à une solution se trouvent dans la structure même de l’économie péruvienne. L’économie du Pérou est une économie coloniale. Son développement est subordonné aux intérêts des marchés de Londres et de New York. Ces marchés voient dans le Pérou une réserve de matières premières et un emplacement pour leurs manufactures. Et pour cette raison l’agriculture péruvienne n’obtient des crédits que pour les produits qui peuvent offrir un avantage sur les grands marchés mondiaux. La finance étrangère s’intéresse un jour au caoutchouc, un autre jour au coton, un autre au sucre. Le jour où Londres peut recevoir à un meilleur prix et en quantité suffisante un produit de l’Inde ou de l’Egypte, il abandonne immédiatement ses producteurs péruviens. Nos « latifundistas » , nos grands propriétaires terriens, quelles que soient les illusions qu’ils se fassent au sujet de leur indépendance ne sont que les intermédiaires ou les agents du capitalisme étranger.