Le problème de la terre au Pérou
Jose Carlos Mariategui
3 – La politique du colonialisme : dépopulation et esclavage
Que le régime colonial espagnol s’avéra incapable d’organiser au Pérou une économie de type féodal pur s’explique clairement. Il n’est pas possible d’organiser une économie sans une vue claire et une sûre estimation, sinon de ses principes, du moins de ses nécessités. Une économie indigène, organique, se forme seule. Elle détermine spontanément ses institutions. Mais une économie coloniale s’établit sur des bases en partie artificielles et étrangères parce que subordonnées à l’intérêt du colonisateur. Son développement régulier dépend de l’aptitude de ce dernier à s’adapter aux conditions du milieu ou à les transformer.
Le colonisateur espagnol manquait absolument de cette aptitude. Il avait une idée, un peu démesurée de la valeur économique des trésors de la nature, mais n’avait à peu près aucune idée de la valeur économique de l’homme.
La pratique de l’extermination de la population indigène et la destruction de ses institutions – souvent en contradiction avec les lois et les arrêtés de la métropole – appauvrissaient et saignaient à blanc le fabuleux pays dans une mesure que les conquistadors du roi d’Espagne n’étaient pas capables d’apprécier. Formulant un principe de l’économie de son époque, un homme d’Etat sud-américain du XIXe siècle devait dire plus tard, impressionné par le spectacle d’un continent à moitié désert : « Gouverner, c’est peupler ». Le colonisateur espagnol, très loin de ce critère, implanta au Pérou un régime de dépopulation.
La persécution et le fait de réduire les Indiens en esclavage détruisaient rapidement un capital sous-estimé de façon invraisemblable par les colonisateurs espagnols : le capital humain. Les Espagnols eurent de plus en plus besoin de bras pour l’exploitation et la mise en valeur des richesses conquises. Ils eurent alors recours au système le plus antisocial et le plus primitif de la colonisation : l’importation d’esclaves. Le colonisateur, d’un autre côté, renonçait ainsi à l’entreprise pour laquelle le conquistador se sentait apte : celle d’assimiler l’Indien. La race nègre apportée par le colonisateur devait, entre autres choses, réduire le déséquilibre démographique entre le Blanc et l’Indien.
La convoitise des métaux précieux – absolument logique en un siècle où la distance entre les continent était telle qu’elle ne permettait pas d’envoyer d’autres produits en Europe – poussa les Espagnols à s’occuper des mines au tout premier chef. Son intérêt fit qu’il lutta pour convertir en un peuple de mineurs celui qui, sous les Incas et depuis ses plus lointaines origines, était un peuple fondamentalement voué à l’agriculture. La nécessité d’imposer à l’Indien la dure loi de l’esclavage vint de ce fait. Le travail des champs, dans un régime féodal par nature aurait fait de l’Indien un serf attaché à la terre. Le travail de la mine, et des villes, devait en faire un esclave. Les Espagnols établirent, avec le système des corvées, le travail forcé, arrachant l’Indien de sa terre et de ses coutumes.
L’importation d’esclaves nègres qui fournit en manœuvres et en domestiques la population espagnole de la côte, où se trouvait le siège épiscopal et la cour du vice-roi, contribua à ce que l’Espagne ne puisse se rendre compte de son erreur politique et économique. L’esclavage s’enracina dans le régime, le viciant et l’affaiblissant.
Partant de points de vue qui ne sont pas naturellement les miens, le professeur Javier Prado est arrivé dans son étude de l’état social du Pérou de l’époque coloniale à des conclusions qui embrassent précisément un aspect de cet échec de l’entreprise colonisatrice : » Les noirs – dit-il – considérés comme marchandise commerciale, et importés en Amérique, comme machines humaines, devaient arroser la terre de la sueur de leur front ; mais sans la féconder, sans la faire fructifier. C’est la décadence constante comme l’a toujours provoquée la civilisation dans l’histoire des peuples : l’esclave est improductif au travail comme il l’a été dans l’Empire Romain et comme il l’a été au Pérou. C’est dans l’organisme social un cancer qui corrompt les sentiments et les idéaux nationaux. Une chance que l’esclave ait disparu du Pérou, sans continuer à cultiver les champs ; et qu’en mélangeant son sang avec le sien, en abaissant par ce concubinage les barrières morales et intellectuelles, il se soit vengé de la race blanche qui fut d’abord celle de ses maîtres cruels, avant d’être celle de ses parrains, de ses collègues et de ses frères » ((Javier Prado, « L’État Social du Pérou pendant la domination espagnole », « les Annales Universitaires du Pérou », tome XXII.)).
La responsabilité dont on peut accuser aujourd’hui la colonisation, n’est pas d’avoir apporté une race inférieure – c’est le reproche essentiel des sociologues depuis un demi- siècle – , mais celle d’avoir apporté avec elle les esclaves et l’esclavage, destiné à échouer comme mode d’exploitation et d’organisation économique de la colonie, en même temps qu’il renforçait un régime fondé seulement sur la conquête et sur la force.
Le caractère colonial de l’agriculture côtière, qui ne s’est pas encore libérée de cet héritage, a, en grande partie, pour origine le système esclavagiste antérieur.
Le propriétaire d’une latifundia côtière n’a jamais réclamé des hommes pour féconder ses terres. Il lui faut des bras. C’est pourquoi, quand lui ont manqué les esclaves noirs, il en a cherché un succédané chez les coolies chinois. comme celle des noirs, cette autre importation typique d’un régime de « commissionnaires » contrariait et entravait la formation régulière d’une économie libérale parallèle à l’ordre politique établi par la révolution d’indépendance. César Ugarte le reconnaît dans son étude déjà citée de l’économie péruvienne, en affirmant résolument que ce dont le Pérou avait besoin n’était pas « des bras » mais « des hommes » ((Ugarte, op. citée.)).