Le problème de la terre au Pérou
Jose Carlos Mariategui
7 – La politique agraire de la République
Pendant la période de pouvoir militaire qui a suivi la révolution d’indépendance, il n’a logiquement pas pu être développée, même pas être ébauchée, une politique libérale de la propriété foncière. Le pouvoir militaire était le produit naturel d’une période révolutionnaire qui n’avait pas pu créer une nouvelle classe dirigeante. Dans cette situation, le pouvoir avait à être exercé par les militaires révolutionnaires qui, d’un côté, jouissaient du prestige martial de leurs lauriers et de l’autre, étaient en situation de se maintenir au gouvernement par la force des armes. Bien sûr, le « caudillo » ne pouvait pas se soustraire à l’influence des intérêts de classe ou des forces historiques en présence. Il s’appuyait sur le libéralisme inconsistant et rhétorique du « distributeur de libéralités » urbain ou sur le conservatisme colonialiste de la caste des propriétaires terriens. Il s’inspirait des admirateurs, tribuns et avocats, de la démocratie citadine ou ceux, littérateurs et beaux-parleurs, de l’aristocratie latifundiste. Parce que, dans le conflit d’intérêts entre les libéraux et les conservateurs, il manquait une pression directe et active des campagnes, qui aurait obligé les premiers à inclure dans leur programme la redistribution de la propriété terrienne.
Ce problème de base aurait de toute façon été remarqué et apprécié par un homme d’Etat à la hauteur. Mais aucun de nos caciques militaires de cette période ne le vit.
D’autre part, la dictature militaire semble organiquement incapable de déboucher sur une réforme de cette envergure qui requiert avant tout un jugement avisé tant dans le domaine juridique qu’économique. Ses violences constituent une atmosphère défavorable à l’expérimentation de nouveaux principes de droit et d’économie. Vasconcelos observe à ce sujet :
« Sur le plan économique, le caudillo est constamment le soutien principal de la grande propriété terrienne. Bien qu’ils se disent parfois ennemis de la propriété, il n’y a pratiquement pas de militaire haut-placé qui ne se transforme pas en propriétaire terrien. Il est certain que la dictature militaire débouche fatalement sur l’appropriation délictueuse de la terre. Que vous soyez soldat, chef, Roi ou Empereur, le despotisme et la grande propriété rurale sont pour vous synonymes. Et, naturellement, les droits, économiques aussi bien que politiques, ne peuvent être défendus et conservés que dans un régime de liberté. L’absolutisme conduit fatalement à la misère pour beaucoup et aux fastes et aux abus pour quelques-uns. Malgré tous ses défauts, il n’y a que la démocratie qui a pu nous rapprocher de la réalisation, au mieux, d’une justice sociale, du moins la démocratie avant qu’elle ne dégénère en impérialisme de républiques trop prospères entourées de peuples en décadence. De toute façon, le caudillo et le gouvernement militaire ont coopéré au développement de la grande propriété terrienne. Un examen même superficiel des titres de propriété de nos grands propriétaires terriens, suffirait pour démontrer que presque tous doivent leur crédit, à l’origine, à la grâce de la Couronne espagnole, puis aux concessions et aux faveurs illégitimes accordées, dans nos fausses républiques, à des généraux influents. Les grâces et les concessions se sont maintenues, sans qu’il soit tenu compte des droits de populations entières d’indigènes ou de métis qui ont manqué de force pour les faire valoir. » ((Vasconcelos, conférence sur « Le Nationalisme en Amérique Latine », dans Amauta n° 4. Ce jugement, exact en ce qui concerne les relations entre la domination des chefs militaires et la propriété agraire en Amérique, n’est pas valable au même titre pour toutes les époques et les situations historiques. Il n’est pas possible d’y souscrire sans cette réserve.)).
Un nouvel ordre juridique et économique ne peut pas être, en tout cas, l’œuvre d’un chef mais d’une classe. Quand cette classe existe, le chef fonctionne comme son interprète et son administrateur. Ce n’est pas sa volonté personnelle, mais un ensemble d’intérêts et de nécessités collectives qui décide de sa politique. Le Pérou manquait d’une classe bourgeoise capable d’organiser un État fort et efficace. Le militarisme représentait un ordre élémentaire et provisoire, tout juste indispensable, qui devait être remplacé par un ordre plus solide et plus avancé. Il ne pouvait pas résoudre, ni même reconnaître, le problème de la terre. Des problèmes élémentaires et passagers accaparaient et limitaient son action. En Castille la domination du chef militaire a porté tous ses fruits. Tout son opportunisme sagace, sa méchanceté aiguisée, son esprit mal cultivé, son empirisme absolu, ne lui ont jamais permis de pratiquer une politique libérale. La Castille s’est rendue compte que les libéraux de son temps constituaient un cénacle, un groupement, et non pas une classe. Cela l’a incitée à éviter soigneusement tout acte sérieusement opposé aux intérêts et aux principes de la classe conservatrice. Mais les mérites de sa politique résident en ce qu’elle a été réformatrice et progressiste. Ses actes de plus grande signification historique, l’abolition de l’esclavage des noirs et de l’imposition des indigènes, sont issus de cette attitude libérale.
Depuis la promulgation du Code Civil, le Pérou est entré dans une période de mise en ordre graduelle. On ne peut pas ne pas remarquer que cela visait, entre autres choses, le militarisme décadent. Le Code, inspiré des mêmes principes que les premiers décrets sur la terre de la République, continuait et renforçait la politique de cession et de démembrement de la propriété agraire. Ugarte, en enregistrant les conséquences de ce progrès de la législation nationale en ce qui concerne la terre, note que le Code « a confirmé l’abolition légale des communautés indigènes et des liens de domination ; en innovant sur la législation précédente, il a reconnu l’occupation comme l’un des moyens d’acquérir les immeubles sans propriétaire ; et dans les règles des successions, il a essayé de favoriser la petite propriété » ((Ugarte, op. cité.)).
Francisco García Calderón attribue au Code Civil des effets qu’en vérité il n’a pas eu, ou, au moins, qui n’ont pas revêtu la portée radicale et absolue que son optimisme lui assigne : « La constitution – écrit-il – avait détruit les privilèges et la loi civile divisait les propriétés et ruinait l’égalité de droit dans les familles. Les conséquences de cette disposition étaient, dans le domaine politique, la condamnation de toute oligarchie, de toute aristocratie des grandes propriétés rurales ; et sur le plan social, l’ascension de la bourgeoisie et du métissage ». « Sous l’aspect économique, le partage égalitaire des successions a favorisé la formation de la petite propriété autrefois étouffée par le grand domaine seigneurial » ((Le Pérou Contemporain.)).
Là était sans doute l’intention des codificateurs au Pérou. Mais le Code Civil n’est qu’un des instruments de la politique libérale et des échanges capitalistes. Comme le reconnaît Ugarte, dans la législation péruvienne » on voit l’intention de favoriser la démocratisation de la propriété rurale, mais par des moyens purement négatifs, en desserrant les entraves plutôt qu’en octroyant aux agriculteurs une protection positive » ((Ugarte, op. cité.)). La division de la propriété agraire ou mieux, sa redistribution, n’a nulle part été possible sans des lois spéciales d’expropriation transférant le contrôle du sol à ceux qui le travaille.
Cependant le Code de la petite propriété n’a pas prospéré au Pérou. Au contraire, la grande propriété rurale a été consolidée et étendue. Et seule la propriété des communautés indigènes a souffert des conséquences de ce libéralisme déformé.