Le problème racial en Amérique latine (extraits)

Le problème racial en Amérique latine (extraits)

Jose Carlos Mariategui

I. Présentation de la question

   La question raciale est utilisée en Amérique Latine pour masquer ou ignorer les vrais problèmes du continent, dans la spéculation intellectuelle bourgeoise entre autre. La critique marxiste se trouve dans l’obligation de poser cette question dans ses véritables termes, la dépouillant de toute déformation casuiste ou pédante. Economique, social et politique, le problème racial, comme le problème de la terre, est fondamentalement celui de la liquidation de la féodalité.

   Les races indigènes sont en Amérique latine dans un effroyable état de retard et d’ignorance à cause de la servitude qui pèse sur elles depuis la conquête espagnole. L’intérêt de la classe dominante — d’abord espagnole puis créole — fut d’expliquer invariablement, sous des discours divers, la condition de ces races indigènes par leur infériorité et leur caractère primitif. Ce faisant, cette classe n’a fait que reproduire dans une question nationale interne au continent, les arguments avancés par la race blanche pour justifier la traitement et la tutelle subis par les peuples colonisés. En d’autres termes, l’exploitation des indigènes servirait prétendument à la rédemption morale et culturelle des races opprimées.

   Comme il est aisé de le prouver, la colonisation de l’Amérique latine par la race blanche n’a eu pour effet qu’un abaissement et un retour en arrière de la vie des races indigènes. Leur évolution naturelle a été stoppée par l’oppression avilissante du blanc et du métis. Des peuples comme les Quechuas ou les Aztèques qui avaient atteint un degré très élevé d’organisation sociale sont revenus sous le régime colonial à la condition de tribus agricoles dispersées ; et les éléments de civilisation qui subsistent dans les communautés indigènes du Pérou ne sont que la survivance de l’ancienne organisation autochtone. La civilisation blanche n’a pas créé, sur cette terre soumise au régime colonial, des foyers urbains. Elle n’a même pas été synonyme d’industrialisation ou de machinisme : dans les latifundios de la montagne (à l’exception de certaines fermes consacrées à l’élevage), la domination du blanc ne représente aucun progrès, même technologique, par rapport à la culture aborigène.

   Nous appelons problème indigène, l’exploitation féodale dans la grande propriété terrienne des « natifs » du continent. A 90 %, l’indien n’est pas un prolétaire mais un serf. Le capitalisme en tant que système économique et politique est incapable en Amérique Latine d’édifier une économie émancipée des tares féodales. Ce préjugé de l’infériorité des races indigènes justifie une exploitation maximale des travailleurs de cette race, et l’importance des profits obtenus n’est pas un stimulant à renoncer à cet avantage. Dans l’agriculture, l’introduction du salariat et l’adoption du machinisme n’ont pas supprimé le caractère féodal de la grande propriété foncière. Ils ont simplement perfectionné le système d’exploitation de la terre et des masses paysannes. Une bonne partie de nos bourgeois et de nos « gamonales » (propriétaires fonciers) soutiennent fortement cette thèse de l’infériorité de l’indien. Le problème indigène est à leur sens un problème ethnique qui trouvera sa solution dans le croisement des races indigènes avec des races étrangères leur étant supérieures.

   La subsistance d’une économie sur des bases féodales s’oppose fondamentalement à un mouvement migratoire suffisamment important pour produire ce changement par croisement. Les salaires payés dans les propriétés de la côte ou de la montagne (dans les cas où dans ces dernières, le salariat a été adopté) sont un obstacle à l’emploi d’émigrés européens dans l’agriculture. Les paysans immigrés ne travailleraient jamais dans les conditions des indiens. En faire des petits propriétaires serait la seule façon de les attirer. Seuls, l’esclave noir ou le coolie chinois ont pu remplacer l’indien dans les travaux agricoles des haciendas de la côte. Les plans de colonisation avec des immigrés européens ont, pour l’instant, comme champ exclusif la région boisée orientale que l’on nomme montana. La thèse selon laquelle le problème indigène serait un problème ethnique ne mérite même pas d’être discutée. Mais il faut souligner que même la solution qu’elle propose, est en contradiction avec les intérêts et les possibilités de la bourgeoisie et du gamonalisme, où cette thèse trouve pourtant ses défenseurs.

   Pour l’impérialisme yankee ou anglais, la valeur économique de ces terres serait infiniment moindre si elles n’avaient pas, à côté de leur richesse naturelle, une population indigène attardée et misérable que l’on peut exploiter durement avec le concours de la bourgeoisie nationale. Toute l’histoire de l’industrie sucrière péruvienne, aujourd’hui en crise, démontre que les profits sont issus avant tout d’une main d’œuvre bon marché, c’est à dire de la misère des journaliers. Techniquement, cette industrie n’a jamais été capable de concurrencer d’autres pays sur le marché mondial. L’éloignement des marchés était un handicap pour ses exportations. Mais ces désavantages étaient largement compensés par le coût plus bas de la main d’œuvre. Le travail de ces masses paysannes réduites à l’esclavage, logées dans des rancherias répugnantes, privées de tout droit ou liberté, soumises à une journée abrutissante, a permis aux industriels du sucre péruviens d’être en condition de concurrencer ceux qui dans d’autres pays, exploitaient mieux leurs terres, étaient protégés par des lois protectionnistes ou étaient mieux situés géographiquement. Le capitalisme étranger se sert des classes féodales pour exploiter à son profit ces masses paysannes. Mieux encore, parfois, l’incapacité de ces latifundistes (héritiers des préjugés, de l’orgueil et de l’arbitraire médiévaux) à assumer la tâche d’un chef d’entreprise capitaliste est telle que l’impérialisme se voit obligé de prendre en main directement l’administration des latifundios. C’est notamment ce qui se passe dans l’industrie sucrière, monopolisée quasi entièrement dans la vallée de Chicama par deux entreprises, l’une allemande, l’autre anglaise. Voilà l’importance du rôle de la race pour l’impérialisme.

   Mais il y en a un autre. Pour bien le percevoir, il faut comprendre le problème de la lutte pour l’indépendance nationale dans les pays d’Amérique Latine à forte composition indigène par rapport aux pays d’Afrique ou d’Asie. Les éléments féodaux ou bourgeois dans nos pays ont pour les indiens, comme d’ailleurs pour les noirs ou les mulâtres, le même mépris que les impérialistes blancs. Le sentiment de supériorité raciale qui inspire cette classe dominante, est un facteur qui favorise la pénétration impérialiste. Entre le « seigneur » ou le bourgeois créole et ses peones de couleur, il n’y a rien de commun. La solidarité de classe s’ajoute à la solidarité de race (et de préjugés) pour faire de ces bourgeoisies nationales les instruments dociles de l’impérialisme yankee ou anglais. Et ce sentiment s’étend à une large part des couches moyennes singeant l’aristocratie et la bourgeoisie dans leur dédain de la plèbe de couleur… même si leur propre métissage crève les yeux.

   La race noire, importée en Amérique Latine par les colonialistes pour augmenter leur pouvoir sur les indigènes américains accomplit passivement sa fonction colonialiste. Exploitée elle-même durement, elle a renforcé l’exploitation des indigènes par les conquistadores espagnols. Un plus grand degré de mélange, de familiarité, de vie commune avec les blancs dans les villes coloniales l’a transformé en auxiliaire du pouvoir blanc malgré des explosions périodiques. Les noirs et les mulâtres ont constitué cette plèbe dont a disposé, plus ou moins totalement, la caste féodale. L’industrie, l’usine, le syndicat arrachent le noir à cette servitude. En éliminant la frontière de race entre les prolétaires, la conscience de classe élève moralement et historiquement le noir. Le syndicat signifie une rupture complète avec ces habitudes serviles que maintiennent, par contre, l’artisan ou le domestique à cause de leur condition.

   De par ses facultés d’assimilation du progrès et des techniques modernes de production, l’indien n’est absolument pas inférieur au métis, Au contraire, il lui est généralement supérieur. L’idée de son infériorité raciale est désormais tellement discréditée qu’elle ne mérite même pas l’honneur d’une réfutation. Ce préjugé du blanc, qui fut aussi celui du créole, ne repose sur aucun fait digne d’être pris en compte pour l’étude scientifique de cette question. L’habitude de la coca et l’alcoolisme de la race indigène, d’ailleurs très exagérée, n’est que la conséquence, le résultat de l’oppression des blancs. Le gamonalisme exploite et encourage ces vices qui sous certains aspects, s’alimentent de la lutte contre la douleur, particulièrement vivante chez un peuple subjugué. L’indien des temps anciens ne buvait jamais que de la chicha, boisson fermentée du maïs. Mais depuis que le blanc a implanté la culture de la canne, il boit de l’alcool. La production d’alcool de canne est l’un des commerces les plus rentables et les plus sûrs des latifundistes qui contrôlent aussi la production de coca dans les chaudes vallées de montagne.

   Voilà déjà un moment que l’expérience japonaise a prouvé la facilité avec laquelle des peuples de races et de traditions différentes de celles des européens peuvent s’approprier la science occidentale et s’adapter à l’utilisation de ses techniques de production. Dans les mines et dans les usines de la Sierra ou au Pérou, le paysan indien confirme cette expérience.

   La sociologie marxiste a fait justice de toutes les idées racistes, produites par l’esprit impérialiste. Boukharine écrit dans sa Théorie du matérialisme historique :

   « La théorie des races est d’abord contraire aux faits. On considère la race noire comme une race « inférieure », incapable de se développer par sa nature même. Pourtant, il est prouvé que les anciens représentants de cette race noire, les Koushites, avaient créé une civilisation très haute aux Indes (avant les Hindous) et en Égypte. La race jaune, qui ne jouit pas non plus d’une grande faveur, a créé en la personne des Chinois une culture qui était infiniment plus élevée que celle de leurs contemporains blancs ; les blancs n’étaient alors que de petits garçons par rapport à eux. Nous savons très bien maintenant tout ce que les Grecs anciens ont pris aux Assyrio-Babyloniens et aux Égyptiens. Il suffit de ces quelques faits pour montrer que les explications tirées de l’argument des races ne servent à rien. Cependant, on peut nous dire: peut-être avez-vous raison, mais pouvez-vous affirmer qu’un nègre moyen égale par ses qualités un Européen moyen ? On ne peut pas répondre à cette question par un faux-fuyant vertueux comme le font certains professeurs libéraux : tous les hommes sont égaux; d’après Kant, la personnalité humaine constitue un but en elle-même ; Jésus-Christ enseignait qu’il n’y avait ni Hellènes, ni Juifs, etc… (voir par exemple, chez Khvostov : « Il est bien probable que la vérité est du côté des défenseurs de l’égalité des hommes… », La théorie du processus historique). Car, tendre à l’égalité entre les hommes, cela ne veut pas dire reconnaître l’égalité de leurs qualités, et d’ailleurs, on tend toujours vers ce qui n’existe pas encore, autrement ce serait enfoncer une porte ouverte. Nous ne cherchons pas pour le moment à savoir vers quoi il faut tendre. Ce qui nous intéresse c’est de savoir s’il existe une différence entre le niveau de culture des blancs et des noirs en général. Certes, cette différence existe. Actuellement, les « blancs » sont supérieurs aux autres. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve qu’actuellement, les races ont changé de place. Et cela contredit la théorie des races. En effet, elle réduit tout aux qualités de races, leur « nature éternelle ». S’il en était ainsi, cette « nature » se serait fait sentir dans toutes les périodes de l’histoire. Qu’est-ce qu’on en peut déduire ? Que la « nature » elle-même change constamment, relativement aux conditions d’existence d’une « race » donnée. Ces conditions sont déterminées par les rapports entre la société et la nature, c’est-à-dire par l’état des forces productives. Ainsi, la théorie des races n’explique nullement les conditions de l’évolution sociale. Il apparaît clairement ici aussi qu’il faut commencer leur analyse par l’étude du mouvement des forces productives. » (La théorie du matérialisme historique, p. 129 à 130)

   Du préjugé quant à l’infériorité de la race indigène on commence à passer à l’autre extrême : celui de la création d’une nouvelle culture américaine qui sera essentiellement le fruit des forces raciales autochtones. Au racisme de ceux qui méprisent l’indien parce qu’ils croient en la suprématie absolue et permanente de la race blanche, il serait insensé et dangereux d’opposer le racisme de ceux qui surestiment l’indien, avec une foi messianique en sa mission comme race dans la renaissance américaine. Les possibilités pour que l’indien s’élève matériellement et intellectuellement dépend du changement des conditions économico-sociales. Celles-ci ne sont pas déterminées par la race mais par l’économie et la politique. La race, en elle-même, n’a pas éveillé et n’éveillera pas l’idée émancipatrice. Et surtout, elle n’a jamais le pouvoir de l’imposer et de la réaliser. Ce qui assurera son émancipation c’est le dynamisme d’une économie et d’une culture portant dans leurs entrailles le germe du socialisme. La race indienne n’a pas été vaincue pendant la guerre de conquête par une race supérieure qualitativement ou ethniquement, elle a été vaincue par une technique infiniment supérieure à celle des aborigènes. La poudre, le fer, la cavalerie n’étaient pas des avantages raciaux, c’étaient des avantages techniques. Les espagnols parvinrent à ces contrées lointaines parce qu’ils disposaient de moyens de navigation leur permettant de franchir les océans. La navigation et le commerce leur permirent plus tard l’exploitation de certaines richesses naturelles de ces colonies. Le féodalisme espagnol s’est superposé à l’agrarisme indigène, respectant en partie ses formes communautaires, mais cette même adaptation créait un ordre statique, un système économique où les facteurs de stagnation étaient la meilleure garantie du maintien de la servitude indigène. L’industrie capitaliste casse cet équilibre, interrompt cette stagnation en créant de nouvelles forces productives et de nouveaux rapports de production. Le prolétariat croît graduellement aux dépens de l’artisanat et du servage. L’évolution économique et sociale de la nation entre dans une ère d’activité et de contradictions qui, sur le plan idéologique, débouche sur l’apparition et le développement de la pensée socialiste.

   Dans tout cela, le facteur racial est évidemment insignifiant par rapport au facteur économique — production, technique, science, etc. — Sans les éléments matériels qui créent l’industrie moderne ou, si l’on veut, sans le capitalisme, serait-il possible d’avancer le projet même d’un Etat socialiste, basé sur les revendications et l’émancipation des masses indigènes ? Le dynamique de cette économie, de ce régime qui rend instables toutes les relations, est sans aucun doute ce qui rend possible la résurrection indigène, produit du jeu des forces économiques, politiques, culturelles, idéologiques et non des forces raciales. Le plus gros reproche que l’on puisse adresser à la classe dominante à l’époque de la république, c’est de ne pas avoir su accélérer, avec une intelligence plus libérale, plus bourgeoise, plus capitaliste de sa mission, le processus de transformation de l’économie coloniale en économie capitaliste. La féodalité oppose à l’émancipation et au réveil indien sa stagnation et son inertie. Le capitalisme avec ses conflits, et même ses instruments d’exploitation, entraîne les masses sur la voie de leurs revendications, il les oblige à une lutte où elles se forgent matériellement et spirituellement pour diriger un ordre nouveau.

   Le problème des races n’est pas commun à tous les pays d’Amérique Latine, et il ne présente pas partout la même dimension ou les mêmes caractères. Dans certains pays latino-américains il est localisé dans certaines régions et il ne pèse pas beaucoup sur le processus social et économique. Mais dans des pays comme le Pérou ou la Bolivie, et dans une moindre mesure l’Equateur où la majorité de la population est indienne, les revendications des Indiens sont les revendications populaires et sociales.

   Dans ces pays, le facteur racial est lié au facteur social de telle façon qu’une politique révolutionnaire ne peut le laisser de côté. L’Indien quechua ou aymara voit son oppresseur dans le métis et dans le blanc. Chez le métis, seule la conscience de classe peut détruire l’habitude du mépris, de la répugnance vis-à-vis de l’Indien. Il n’est pas rare de rencontrer chez des éléments urbains qui se proclament révolutionnaires, le préjugé de l’infériorité de l’Indien, et une résistance à reconnaître que ce préjugé est un héritage ou une contagion du milieu.

   La barrière de la langue s’interpose entre les masses paysannes indiennes et les noyaux ouvriers révolutionnaires de race blanche ou métisse. Mais, grâce aux propagandistes indiens et par la nature même de ses revendications, la doctrine socialiste pénétrera rapidement dans les masses indigènes. Ce qui a manqué jusqu’à maintenant, c’est une préparation systématique de ces propagandistes. L’Indien alphabétisé, corrompu par la ville, devient souvent un auxiliaire des exploiteurs de sa race. Mais dans les villes, dans le milieu ouvrier révolutionnaire, l’Indien commence à assimiler l’idée révolutionnaire, à se l’approprier, à comprendre sa valeur comme instrument d’émancipation de sa race opprimée par la même classe qui exploite à l’usine l’ouvrier, en qui il découvre un frère de classe.

   Le réalisme d’une politique socialiste scrupuleuse dans l’appréciation et l’utilisation des faits sur lesquels elle doit agir dans ces pays, peut et doit transformer le facteur racial en facteur révolutionnaire. Dans ces pays l’Etat se base sur l’alliance de la classe féodale des propriétaires fonciers et de la bourgeoisie marchande. Une fois abattus les féodaux latifundistes, le capitaliste urbain n’aura pas les forces suffisantes pour résister à la montée ouvrière. Il est aujourd’hui représenté par une bourgeoisie médiocre, faible, éduquée dans une condition privilégiée, sans esprit de combat et d’organisation, laquelle perd chaque jour un peu plus son ascendant sur des couches intellectuelles fluctuantes.

Quelques conclusions

   Le texte qui précède s’efforce de souligner les aspects généraux du « problème des races » en Amérique Latine, l’importance du rôle joué par les races dans la démographie et la production, leurs principales caractéristiques, les conditions économiques et sociales dans lesquelles se trouvent les populations indiennes et noires. C’est également une ébauche de leur développement historique et économique, de leurs relations avec l’impérialisme, les métis et les mulâtres, du niveau politique atteint par ces races dans les luttes qu’elles ont menées ainsi que des revendications qui sont apparues au cours de ces luttes.

   Sur la base de ces éléments, même s’ils sont encore succincts et incomplets, il est possible d’esquisser des solutions aux problèmes des races et, en conséquence, les tâches des partis communistes d’Amérique Latine.

   Ce problème présente un aspect social indéniable du fait même que la majorité de la classe productrice est composée d’Indiens ou de Noirs. D’un autre côté, si l’on se réfère à la race noire, ce caractère est très atténué. La race noire a perdu le contact avec sa civilisation traditionnelle et sa langue, a adopté intégralement la civilisation et le langage de l’oppresseur. Cette race ne possède pas de profondes racines historiques dans la terre où elle vit puisque les noirs ont été importés d’Afrique. Pour ce qui est de la race indienne, le caractère social demeure plus marqué à cause de la tradition liée à la terre, la survivance importante de ses structures et de sa civilisation, la conservation de la langue, des coutumes, des traditions, à l’exception de la religion.

   L’aspect purement racial du problème, en ce qui concerne l’une et l’autre race, est fortement amoindri par des métissages et la présence de couches métissées (voire même blanches) unies aux Indiens et aux Noirs au sein du prolétariat, parmi les paysans pauvres, c’est-à-dire parmi les classes productives et les plus durement exploitées.

   J’ai signalé comment les Indiens et les Noirs parvenus à une place privilégiée dans la production perdent complètement le contact avec leur race et tendent à remplir chaque fois plus une fonction d’exploitation. J’ai aussi signalé les cas où l’Indien, par le simple fait d’abandonner son terrain propre (à la suite d’une expulsion de ses terres ou à cause du service militaire) et d’entrer en contact avec la civilisation blanche sans pour autant élever son niveau économique, reste séparé à jamais de sa propre race, tente par tous les moyens de couper les liens qui l’y rattachent, tend à se confondre avec le blanc ou le métis, d’abord par ses vêtements et sa façon de vivre, puis, si cela lui est possible, par l’exploitation de ses frères de race.

   Si tous les facteurs signalés n’enlèvent pas entièrement l’aspect « racial » de la condition de la majorité des Noirs et des Indiens opprimés, ils nous démontrent tout de même qu’aujourd’hui, le principal aspect de la question est « économique et social » et tend à l’être chaque jour davantage au sein de cette classe exploitée où se rencontrent des gens de toutes les races. Les luttes menées par les Indiens et les Noirs le confirment.

   A ce stade de l’analyse des faits, nous voyons donc clairement le caractère fondamentalement économique et social du problème des races en Amérique Latine. Le devoir de tous les partis communistes est de combattre les fausses solutions avancées par la bourgeoisie pour résoudre ce problème sur un plan purement racial, De même, ils ont le devoir d’accentuer le caractère économico-social des luttes menées par les masses indigènes ou noires exploitées, en détruisant les préjugés raciaux, donnant aux masses une claire conscience de classe, les orientant vers des revendications immédiates aussi bien que vers des orientations révolutionnaires, les détournant des solutions utopiques et faisant ressortir leur appartenance à une seule et même classe ouvrière exploitée avec les prolétaires métis et blancs. Une fois de plus, la pensée révolutionnaire doit s’affirmer clairement face aux campagnes centrées sur une soi-disant politique pour les noirs et les indiens. En ce qui concerne la race noire, l’Internationale Communiste a combattu les campagnes qui tendaient à lancer un « sionisme noir » en Amérique Latine. De même, la constitution de la race indigène en un Etat autonome ne conduirait pas, aujourd’hui, à une dictature du prolétariat indien et, encore moins, à la formation d’un Etat indien sans classes, comme d’aucuns l’ont affirmé. Cela conduirait à la formation d’un Etat bourgeois indien avec toutes les contradictions internes et externes des Etats bourgeois.

   Seul un mouvement révolutionnaire classiste des indigènes exploitées leur permettrait de donner un sens véritable à la libération de leur race en mettant fin à l’exploitation et en créant ainsi la possibilité de leur autodétermination politique. Le problème indigène s’identifie dans la majorité des cas avec le problème de la terre. L’ignorance, le retard, la misère des indigènes ne sont que le produit de leur servitude. Le latifundiste féodal maintient l’exploitation et la domination absolues des masses indigènes par la classe des propriétaires. La lutte des Indiens contre les « gamonales » s’est invariablement traduite par la défense des terres contre l’annexion et la dépossession par des derniers. Il existe une revendication profonde, instinctive chez l’indigène : la revendication de la terre. Donner un caractère organisé, systématique, défini à cette revendication, voilà la tâche pour laquelle la propagande politique et le mouvement syndical doivent coopérer activement.

   Les « communautés », qui ont fait preuve dans les conditions d’oppression les plus dures, d’une résistance et d’une obstination des plus impressionnante, sont l’instrument naturel de socialisation de la terre. L’Indien a des habitudes de coopération profondément enracinées. Même quand la propriété communautaire se transforme en propriété individuelle, la coopération se maintient, les travaux les plus durs se font en commun, non seulement dans la sierra mais aussi sur la côte où, pourtant, un plus fort degré de métissage va à l’encontre des traditions indigènes. La « communauté » peut se transformer en coopérative avec un minimum d’effort. Donner aux « communautés » la terre appartenant aux latifundistes, voilà dans la sierra la solution au problème agraire. Sur la côte, où la grande propriété domine également mais où la propriété communautaire a disparu, l’on tend inévitablement à la propriété individuelle du sol. Les Yanaconas, sorte de métayers durement exploités, doivent être soutenus dans la lutte qu’ils mènent contre les propriétaires. La revendication naturelle des Yanaconas c’est la terre qu’ils travaillent. Dans les haciendas exploitées directement par les propriétaires au moyen des peones qui viennent pour la plupart de la sierra et ne sont pas liés à la terre, la lutte est différente. Les mots d’ordre que nous devons avancer sont : liberté d’organisation, suppression de l’enganche, journée de huit heures, application des lois de protection du travail. C’est seulement quand le peón des haciendas aura conquis ces droits qu’il sera sur la voie de son émancipation définitive.

   II est très difficile que la propagande syndicale ou politique pénètre dans les haciendas. Sur la côte chacune de ces dernières est un fief. Aucune association n’est tolérée si elle n’accepte pas le patronage et la tutelle des propriétaires et de l’administration, et il n’existe que des associations sportives ou récréatives. Mais avec l’augmentation du transport automobile, une brèche s’est ouverte peu à peu dans les barrières qui ferment les haciendas à toute propagande. De là l’importance prise par l’organisation et la mobilisation active des ouvriers des transports dans le développement de la mobilisation de classe. Quand les peones des haciendas sauront qu’ils peuvent compter sur la solidarité fraternelle des syndicats et comprendront leur valeur, alors il seront rapidement inspirés par cette volonté de lutte qui leur manque aujourd’hui. Les noyaux de syndiqués qui se constituent peu à peu dans les haciendas auront pour fonction d’appuyer toute revendication des masses et de mettre sur pied leur organisation en profitant de la première occasion qui se présente.

   Pour éduquer progressivement les masses indigènes sur le terrain idéologique, l’avant-garde ouvrière dispose de ces militants de race indienne dans les mines et notamment dans les villes, qui sont entrés en contact avec !e mouvement syndical, acceptent ses principes et peuvent ainsi jouer un rôle dans l’émancipation de leur race. Il est fréquent que des ouvriers venant du milieu indigène y retournent temporairement ou définitivement. Leur connaissance de la langue leur permet d’accomplir efficacement une mission d’éducateur de leurs frères de race et de classe. Les paysans indiens n’écoutent que ceux qui viennent de leur milieu et parlent leur langue. Ils se méfient toujours du blanc et du métis. D’autre part, les blancs ou les métis s’imposeront difficilement de faire ce dur travail dans le milieu indigène et d’y mener une propagande de classe. Les méthodes d’auto-éducation, la lecture régulière des organes du mouvement syndical et révolutionnaire d’Amérique Latine, de ses brochures, la correspondance avec les militants, voilà les moyens qu’utiliseront ces éléments pour mener à bien leur mission d’éducation.

   La coordination des communautés indigènes par régions, le secours à ceux qui souffrent de persécutions policières ou judiciaires (les gamonales dénoncent comme criminels de droit commun les indigènes qui résistent ou qu’ils veulent dépouiller de leurs biens). La défense de la propriété communautaire, l’organisation de petites bibliothèques et de centres d’étude, voilà les activités où les adhérents indigènes du mouvement syndical doivent avoir une place prépondérante et qu’ils doivent diriger avec un double objectif : donner une orientation et une éducation classiste et des directives sérieuses aux indigènes et contrecarrer l’influence d’éléments susceptibles de provoquer une désorientation (anarchistes, etc.).

   Au Pérou et en Bolivie, l’organisation et l’éducation des mineurs est l’une des questions qui se posent immédiatement. Les centres miniers constituent des points d’appui où l’influence du mouvement syndical peut s’exercer avec succès. Ils représentent d’importantes concentrations ouvrières, où dans des conditions proches du salariat, les journaliers indigènes côtoient des ouvriers industriels, et des travailleurs provenant des villes qui amènent dans ces centres leur esprit et leurs principes de classe. Les indigènes qui travaillent dans les mines demeurent en grande partie des paysans. Par conséquent, si l’on gagne quelqu’un parmi eux, on gagne en même temps des militants paysans. La publication de journaux pour les paysans indigènes et de journaux pour les mineurs sont une nécessité pour la propagande syndicale dans les deux secteurs. Même si les indigènes sont analphabètes dans leur grande majorité, ces journaux exerceraient, par l’intermédiaire d’indiens alphabétisés, une influence croissante sur le prolétariat des mines et des champs. Le travail sera difficile dans tous ses aspects. Ses progrès dépendront fondamentalement des capacités de ceux qui s’y engageront notamment de leur appréciation concrète et précise des conditions objectives du problème indigène. Celui-ci n’est pas racial mais économique et social. La race joue toutefois un rôle, comme elle en joue un dans les moyens pour le résoudre. Par exemple, à cause de la mentalité et de la langue, seuls des militants issus du milieu indigène peuvent gagner une influence efficace et immédiate sur leurs camarades.

   Une conscience révolutionnaire indigène tardera, peut-être, à voir le jour. Mais une fois que l’indien aura fait sienne l’idée du socialisme, il la servira avec une discipline, une ténacité et une force que peu de prolétaires d’autres milieux pourront égaler.

   De la même façon nous pouvons affirmer qu’au fur et à mesure que le prolétariat noir acquerra une conscience de classe dans des luttes pour ses revendications naturelles de classe exploitée, qu’il mènera par l’action révolutionnaire avec le prolétariat des autres races, les ouvriers noirs se libéreront effectivement de ce qui les opprime comme race « inférieure ». En abordant le problème de cette façon et en esquissant sa solution, en ces termes, je crois que les races en Amérique Latine joueront un rôle particulièrement important dans le mouvement révolutionnaire qui, dirigé par le prolétariat, parviendra à constituer dans toute l’Amérique latine un gouvernement ouvrier et paysan et il pourra donc collaborer avec le prolétariat russe dans la lutte d’émancipation du prolétariat de l’oppression bourgeoise à l’échelle mondiale.

   Sur la base de ces conclusions, je pense que l’on peut et que l’on doit poser sous la forme suivante ou sous une autre analogue, élaborée par le congrès, les revendications des travailleurs indiens et noirs exploités :

  1.    Lutte pour la terre à ceux qui la travaillent, expropriation sans indemnisation :
    1. Latifundios de type primitif : fragmentation et occupation par les communautés avoisinantes et par les peones qui les cultivent, organisés de préférence sous de formes communautaires ou collectives ;
    2. Latifundios de type industrialisé : occupation par les ouvriers agricoles qui y travaillent organisés de façon collective ;
    3. les propriétaires de parcelles qui cultivent leur terre, garderont leurs parcelles.
  2.    Formation d’organismes spécifiques : syndicats, ligues paysannes, blocs ouvriers et paysans, établissement de liens avec les organisations citadines par delà les préjugés de races.

       Lutte du prolétariat et de la paysannerie indigène et noire pour les mêmes revendications constituant l’objectif de leurs frères de classe des autres races.

       Armement des ouvriers et des paysans pour faire aboutir et défendre leurs revendications. Abrogation des lois qui frappent les indiens et les noirs : système féodaux esclavagistes, recrutement militaire, corvées routières, etc… Seule la lutte des ouvriers et paysans indiens, alliés étroitement au prolétariat métis et blanc contre le régime féodal et capitaliste, permettra le libre épanouissement des caractéristiques raciales indiennes (notamment des institutions tendanciellement collectivistes) et faire le lien entre les indiens des différents pays, par dessus les frontières actuelles qui divisent d’anciennes entités raciales, en garantissant l’autonomie politique de leur race.

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