Les luttes de classes en France
Karl Marx
De février à juin 1848
A l’exception de quelques chapitres, chaque section importante des annales de la révolution de 1848 à 1849 porte le titre de : « Défaite de la révolution ! »
Mais dans ces défaites, ce ne fut pas la révolution qui succomba. Ce furent les traditionnels appendices pré-révolutionnaires, résultats des rapports sociaux qui ne s’étaient pas encore aiguisés jusqu’à devenir des contradictions de classes violentes : personnes, illusions, idées, projets dont le parti révolutionnaire n’était pas dégagé avant la révolution de Février et dont il ne pouvait être affranchi par la victoire de Février, mais seulement par une suite de défaites.
En un mot : ce n’est point par ses conquêtes tragi-comiques directes que le progrès révolutionnaire s’est frayé la voie; au contraire, c’est seulement en faisant surgir une contre-révolution compacte, puissante, en se créant un adversaire et en le combattant que le parti de la subversion a pu enfin devenir un parti vraiment révolutionnaire.
L’objet des pages qui suivent est de faire cette démonstration.
La défaite de juin 1848.
Après la révolution de Juillet, lorsque le banquier libéral Laffitte conduisit en triomphe son compère le duc d’Orléans à l’Hôtel de ville ((Après la victoire de la révolution de Juillet, le duc d’Orléans (Louis-Philippe) fut proclamé “ lieutenant-général du royaume ” et plus tard roi. A l’Hôtel de ville, siégea le Gouvernement provisoire qui se constitua après le renversement de Charles X.)), il laissa échapper ces mots : « Maintenant, le règne des banquiers va commencer. » Laffitte venait de trahir le secret de la révolution.
Ce n’est pas la bourgeoisie française qui régnait sous Louis-Philippe, mais une fraction de celle-ci : banquiers, rois de la Bourse, rois des chemins de fer, propriétaires de mines de charbon et de fer, propriétaires de forêts et la partie de la propriété foncière ralliée à eux, ce que l’on appelle l’aristocratie financière. Installée sur le trône, elle dictait les lois aux Chambres, distribuait les charges publiques, depuis les ministères jusqu’aux bureaux de tabac.
La bourgeoisie industrielle proprement dite formait une partie de l’opposition officielle, c’est-à-dire qu’elle n’était représentée que comme minorité dans les Chambres. Son opposition se fit de plus en plus résolue au fur et à mesure que le développement de l’hégémonie de l’aristocratie financière devenait plus net et qu’après les émeutes de 1832, 1834 et 1839 ((Le 5 juin 1832, eut lieu à Paris une insurrection organisée et préparée par la Société des amis du peuple et par d’autres associations révolutionnaires. Ce furent les funérailles du général Lamarque, chef du groupe républicain à la Chambre des députés, qui en fournirent l’occasion. Les organisations révolutionnaires voulaient uniquement faire une manifestation, mais celle-ci se termina par une émeute. Quand les manifestants déroulèrent un drapeau rouge portant l’inscription : « La liberté ou la mort », ils furent attaqués par les troupes. On éleva des barricades dont les dernières furent détruites par le feu des canons dans la soirée du 6 juin.
Le 9 avril 1834, éclata une nouvelle insurrection des ouvriers lyonnais (la première eut lieu en 1831); elle fut provoquée par un jugement de tribunal contre quelques ouvriers qui avaient organisé une lutte à propos de salaires. Après un combat opiniâtre et sanglant qui dura plusieurs jours, l’insurrection se termina, par la défaite.
Le 12 mai 1839, les Sociétés ouvrières secrètes disciplinées par Barbès et par Blanqui (Société des familles, Société des saisons) déclenchèrent une insurrection qui fut immédiatement noyée dans le sang et entraîna la condamnation à la réclusion de ses instigateurs.)) noyées dans le sang elle crut elle-même sa domination plus assurée sur la classe ouvrière. Grandin, fabricant de Rouen, l’organe le plus fanatique de la réaction bourgeoise, tant dans l’Assemblée nationale constituante que dans la Législative ((L’Assemblée nationale constituante siégea du 4 mai 1848 au 26 mai 1849, et l’Assemblée nationale législative du 28 mai 1849 au 2 décembre 1851.)) était, à la Chambre des députés, l’adversaire le plus violent de Guizot, Léon Faucher, connu plus tard pour ses vains efforts à se hausser au rôle de Guizot de la contre-révolution française, guerroya dans les derniers temps de Louis-Philippe à coups de plume en faveur de l’industrie contre la spéculation et son caudataire, le gouvernement. Bastiat, au nom de Bordeaux, et de toute la France vinicole, faisait de l’agitation contre le système régnant.
La petite bourgeoisie dans toutes ses stratifications, ainsi que la classe paysanne étaient complètement exclues du pouvoir politique. Enfin, se trouvaient dans l’opposition officielle, ou complètement en dehors du pays légal ((C’est ainsi qu’on appelait sous la monarchie de Juillet la minorité possédante qui avait le droit de vote par opposition aux grandes masses de la population qui en étaient privées.)) les représentants idéologiques et les porte-parole des classes que nous venons de citer, leurs savants, leurs avocats, leurs médecins, etc., en un mot ce que l’on appelait les capacités.
La pénurie financière mit, dès le début, la monarchie de Juillet sous la dépendance de la haute bourgeoisie et cette dépendance devint la source inépuisable d’une gêne financière croissante. Impossible de subordonner la gestion de l’État à l’intérêt de la production nationale sans établir l’équilibre du budget, c’est-à-dire l’équilibre entre les dépenses et les recettes de l’État. Et comment établir cet équilibre sans réduire le train de l’État, c’est-à-dire sans léser des intérêts qui étaient autant de soutiens du système dominant, et sans réorganiser l’assiette des impôts, c’est-à-dire sans rejeter une notable partie du fardeau fiscal sur les épaules de la grande bourgeoisie elle-même ?
L’endettement de l’État était, bien au contraire, d’un intérêt direct pour la fraction de la bourgeoisie qui gouvernait et légiférait au moyen des Chambres. C’était précisément le déficit de l’État, qui était l’objet même de ses spéculations et le poste principal de son enrichissement. A la fin de chaque année, nouveau déficit. Au bout de quatre ou cinq ans, nouvel emprunt. Or, chaque nouvel emprunt fournissait à l’aristocratie une nouvelle occasion de rançonner l’État, qui, maintenu artificiellement au bord de la banqueroute, était obligé de traiter avec les banquiers dans les conditions les plus défavorables. Chaque nouvel emprunt était une nouvelle occasion, de dévaliser le public qui place ses capitaux en rentes sur l’État, au moyen d’opérations de Bourse, au secret desquelles gouvernement et majorité de la Chambre étaient initiés. En général, l’instabilité du crédit public et la connaissance des secrets d’État permettaient aux banquiers, ainsi qu’à leurs affiliés dans les Chambres et sur le trône, de provoquer dans le cours des valeurs publiques des fluctuations insolites et brusques dont le résultat constant ne pouvait être que la ruine d’une masse de petits capitalistes et l’enrichissement fabuleusement rapide des grands spéculateurs. Le déficit budgétaire étant l’intérêt direct de la fraction de la bourgeoisie au pouvoir, on s’explique le fait que le budget extraordinaire, dans les dernières années du gouvernement de Louis-Philippe, ait dépassé de beaucoup le double de son montant sous Napoléon, atteignant même près de 400 millions de francs par an, alors que la moyenne de l’exportation globale annuelle de la France s’est rarement élevée à 750 millions de francs. En outre, les sommes énormes passant ainsi entre les mains de l’État laissaient place à des contrats de livraison frauduleux, à des corruptions, à des malversations et à des escroqueries de toute espèce. Le pillage de l’État en grand, tel qu’il se pratiquait au moyen des emprunts, se renouvelait en détail dans les travaux publics. Les relations entre la Chambre et le gouvernement se trouvaient multipliées sous forme de relations entre les différentes administrations et les différents entrepreneurs.
De même que les dépenses publiques en général et les emprunts publics, la classe dominante exploitait aussi les constructions de lignes de chemin de fer. Les Chambres en rejetaient sur l’État les principales charges et assuraient à l’aristocratie financière spéculatrice la manne dorée. On se souvient des scandales qui éclatèrent à la Chambre des députés lorsqu’on découvrit, par hasard, que tous les membres de la majorité, y compris une partie des ministres, étaient actionnaires des entreprises mêmes de voies ferrées, à qui ils confiaient ensuite, à titre de législateurs, l’exécution de lignes de chemins de fer pour le compte de l’État.
Par contre, la moindre réforme financière échouait devant l’influence des banquiers, telle, par exemple, la réforme postale. Rothschild protesta, l’État avait-il le droit d’amoindrir des sources de revenu qui lui servaient à payer les intérêts de sa dette sans cesse croissante ?
La monarchie de Juillet n’était qu’une société par actions fondée pour l’exploitation de la richesse nationale française dont les dividendes étaient partagés entre les ministres, les Chambres, 240 000 électeurs et leur séquelle. Louis-Philippe était le directeur de cette société : Robert Macaire (( Robert Macaire, type du chevalier d’industrie habile, dans la comédie de Benjamin Antier et Frédérick Lemaître : Robert et Bertrand (1834))) sur le trône. Le commerce, l’industrie, l’agriculture, la navigation, les intérêts de la bourgeoisie industrielle ne pouvaient être que menacés et lésés sans cesse par ce système. Aussi, celle-ci avait-elle inscrit sur son drapeau, pendant les journées de Juillet : Gouvernement à bon marché.
Pendant que l’aristocratie financière dictait les lois, dirigeait la gestion de l’État, disposait de tous les pouvoirs publics constitués, dominait l’opinion publique par la force des faits et par la presse, dans toutes les sphères, depuis la cour jusqu’au café borgne se reproduisait la même prostitution, la même tromperie éhontée, la même soif de s’enrichir, non point par la production, mais par l’escamotage de la richesse d’autrui déjà existante. C’est notamment aux sommets de la société bourgeoise que l’assouvissement des convoitises les plus malsaines et les plus déréglées se déchaînait, et entrait à chaque instant en conflit avec les lois bourgeoises elles-mêmes, car c’est là où la jouissance devient crapuleuse, là où l’or, la boue et le sang s’entremêlent que tout naturellement la richesse provenant du jeu cherche sa satisfaction. L’aristocratie financière, dans son mode de gain comme dans ses jouissances, n’est pas autre chose que la résurrection du lumpenprolétariat dans les sommets de la société bourgeoise.
Quant aux fractions de la bourgeoisie française qui n’étaient pas au pouvoir, elles criaient « A la corruption ! », le peuple criait : « A bas les grands voleurs ! A bas les assassins ! » quand, en 1847, dans les théâtres les plus illustres de la société bourgeoise, on représentait publiquement les scènes mêmes qui conduisent, d’ordinaire, le lumpenprolétariat dans les bordels, dans les hospices et dans les maisons de fous, devant les juges, dans les bagnes et à l’échafaud.
La bourgeoisie industrielle voyait ses intérêts menacés, la petite bourgeoisie était moralement indignée, l’imagination populaire s’insurgeait, Paris était inondé de pamphlets : « La dynastie Rothschild » « Les Juifs, rois de l’époque », etc., où l’on dénonçait, flétrissait avec plus ou moins d’esprit, la domination de l’aristocratie financière.
Rien pour la gloire ! La gloire ne rapporte rien. La paix partout et toujours ! La guerre fait baisser le cours du 3 et du 4 %. Voilà ce qu’avait écrit sur son drapeau la France des Juifs de la Bourse. Aussi, sa politique étrangère sombra-t-elle dans une série d’humiliations du sentiment national français, qui réagissait avec d’autant plus de vivacité que l’annexion de Cracovie par l’Autriche avait consommé le pillage de la Pologne et que Guizot, dans la guerre du Sonderbund ((Le Sonderbund était une ligue secrète de défense formée par 7 cantons suisses où dominait l’influence des jésuites. La Diète suisse décida, en octobre 1847, de détruire le Sonderbund par la force. Dans une guerre de vingt-six jours les cantons catholiques furent défaits et les libéraux triomphèrent.)), s’était mis activement du côté de la Sainte-Alliance. La victoire des libéraux suisses dans ce semblant de guerre redonna de la confiance à l’opposition bourgeoise en France et le soulèvement sanglant du peuple à Palerme agit comme une décharge électrique sur la masse populaire paralysée et réveilla ses grands souvenirs et ses passions révolutionnaires ((Annexion de Cracovie à l’Autriche en accord avec la Russie et la Prusse, 11 novembre 1846. Guerre du Sonderbund du 4 au 28 novembre 1847. Soulèvement de Palerme, le 12 janvier 1848. Fin janvier, bombardement de neuf jours de la ville par les Napolitains. (Note de la première édition allemande.))).
Enfin, deux événements économiques mondiaux précipitèrent l’explosion du malaise général et mûrirent le mécontentement jusqu’à la révolte.
La maladie de la pomme de terre et les mauvaises récoltes de 1845 et de 1846 accentuèrent l’effervescence générale dans le peuple. Le renchérissement de la vie en 1847 provoqua en France comme sur tout le reste du continent des conflits sanglants. Face aux orgies scandaleuses de l’aristocratie financière, c’était la lutte du peuple pour les moyens d’existence les plus élémentaires ! A Buzançais, on exécuta les émeutiers de la faim ((Lors des émeutes de la faim à Buzançais en 1847, la foule tua deux riches propriétaires fonciers qui étaient connus comme des accapareurs de grains; pour cela on exécuta cinq citoyens.)), à Paris des escrocs repus étaient soustraits aux tribunaux par la famille royale !
Le second grand événement économique qui hâta l’explosion de la révolution fut une crise générale du commerce et de l’industrie en Angleterre. Déjà annoncée au cours de l’automne 1845 par la défaite massive des spéculateurs en actions de chemin de fer, enrayée pendant l’année 1846 par une suite de mesures discutables, telles que la suppression imminente des droits de douane sur les blés, elle fut finalement déclenchée dans l’automne de 1847 par les banqueroutes des grands commissaires coloniaux de Londres, qui furent suivies de près par les faillites des banques provinciales et la fermeture des fabriques dans les districts industriels anglais. Les répercussions de la crise n’avaient pas encore cessé sur le continent qu’éclatait la révolution de Février.
Les ravages causés dans le commerce et l’industrie par la crise économique rendaient encore plus insupportable l’omnipotence de l’aristocratie financière. L’opposition bourgeoise souleva dans toute la France l’agitation des banquets en faveur d’une réforme fiscale qui devait lui conquérir la majorité dans les Chambres et renverser le ministère de la Bourse. A Paris, la crise industrielle avait encore pour conséquence particulière de rejeter sur le commerce intérieur une masse de fabricants et de gros commerçants qui, dans les conditions du moment, ne pouvaient plus faire d’affaires sur le marché extérieur. Ils créèrent de grands établissements dont la concurrence causa la ruine d’une masse d’épiciers et de boutiquiers. De là, un nombre incalculable de faillites dans cette fraction de la bourgeoisie parisienne : de là, son action révolutionnaire en Février. On sait que Guizot et les Chambres ripostèrent à ces propositions de réforme par un défi catégorique ((A toutes les propositions de réformes électorales le ministre Guizot répondait : « Enrichissez-vous et vous deviendrez électeurs. »)); que Louis-Philippe se décida trop tard à former un ministère Barrot ((Effrayé par l’insurrection populaire qui éclatait, Louis-Philippe congédia le 23 février le ministère Guizot et institua le 24 au matin le ministère Odilon Barrot.)); que le peuple et l’armée en vinrent aux mains; que celle-ci fut désarmée par suite de l’attitude passive de la garde nationale et que la monarchie de Juillet dut céder la place à un Gouvernement provisoire.
Le Gouvernement provisoire qui surgit des barricades de Février reflétait nécessairement dans sa composition les divers partis qui se partageaient la victoire. Il ne pouvait être qu’un compromis entre les différentes classes qui avaient renversé ensemble le trône de Juillet, mais dont les intérêts s’opposaient avec hostilité. Il était composé en majorité de représentants de la bourgeoisie. La petite bourgeoisie républicaine était représentée par Ledru-Rollin et Flocon; la bourgeoisie républicaine par les gens du National ((Le National, journal de l’opposition bourgeoise républicaine, fondé par Thiers en 1830.)), l’opposition dynastique par Crémieux, Dupont de l’Eure, etc. La classe ouvrière ne possédait que deux représentants, Louis Blanc et Albert. Lamartine, enfin, dans le Gouvernement provisoire n’était là, au premier abord, pour aucun intérêt réel, pour aucune classe déterminée; c’était la révolution de Février elle-même, le soulèvement commun avec ses illusions, sa poésie, son contenu imaginaire et ses phrases. Mais au fond le porte-parole de la révolution de Février, par sa position comme par ses opinions, appartenait à la bourgeoisie.
Si Paris, par suite de la centralisation politique, domine la France, les ouvriers dominent Paris dans les moments de séismes révolutionnaires. La première manifestation d’existence du Gouvernement provisoire fut la tentative de se soustraire à cette influence prédominante en en appelant de Paris enivré au sang-froid de la France. Lamartine contesta aux combattants des barricades le droit de proclamer la République, disant que seule la majorité des Français avait qualité pour le faire; qu’il fallait attendre leur vote, que le prolétariat parisien ne devait pas souiller sa victoire par une usurpation. La bourgeoisie ne permet au prolétariat qu’une seule usurpation : celle de la lutte.
Le 25 février, vers midi, la République n’était pas encore proclamée, mais, par contre, tous les ministères étaient déjà répartis entre les éléments bourgeois du Gouvernement provisoire et entre les généraux, banquiers et avocats du National. Mais, cette fois, les ouvriers étaient résolus à ne plus tolérer un escamotage semblable à celui de juillet 1830 ((Pendant la révolution de juillet 1830, les masses populaires qui s’étaient battu sur les barricades et qui demandaient le suffrage universel, la République et la convocation de la Constituante n’avaient pas su se présenter de façon aussi organisée que la bourgeoisie. Les banquiers utilisèrent la victoire du peuple et aidèrent le duc d’Orléans (Louis-Philippe) à monter sur le trône.)). Ils étaient prêts à engager à nouveau le combat et à imposer la République par la force des armes. C’est avec cette mission que Raspail se rendit à l’Hôtel de ville. Au nom du prolétariat parisien, il ordonna au Gouvernement provisoire de proclamer la République, déclarant que si cet ordre du peuple n’était pas exécuté dans les deux heures, il reviendrait à la tête de 200 000 hommes. Les cadavres des combattants étaient encore à peine refroidis, les barricades n’étaient pas enlevées, les ouvriers n’étaient pas désarmés et la seule force qu’on pût leur opposer était la garde nationale. Dans ces circonstances, les considérations politiques et les scrupules juridiques du Gouvernement provisoire s’évanouirent brusquement. Le délai de deux heures n’était pas encore écoulé que déjà sur tous les murs de Paris s’étalaient en caractères gigantesques :
République française ! Liberté, Égalité, Fraternité !
Avec la proclamation de la République sur la base du suffrage universel, s’effaçait jusqu’au souvenir des objectifs et des mobiles étroits qui avaient jeté la bourgeoisie dans la révolution de Février. Au lieu de quelques fractions seulement de la bourgeoisie, c’étaient toutes les classes de la société française qui se trouvaient soudain projetées dans l’orbite du pouvoir politique, contraintes de quitter les loges, le parterre et la galerie pour jouer en personne sur la scène révolutionnaire ! Avec la royauté constitutionnelle, disparaissaient également l’apparence d’un pouvoir public qui s’opposait arbitrairement à la société bourgeoise et toute la série de luttes secondaires qu’exige ce semblant de pouvoir !
En imposant la République au Gouvernement provisoire et, par ce dernier, à toute la France, le prolétariat se mettait immédiatement au premier plan en tant que parti indépendant; mais, du même coup, il jetait un défi à toute la France bourgeoise. Ce qu’il avait conquis, c’était le terrain en vue de la lutte pour son émancipation révolutionnaire, mais nullement cette émancipation elle-même.
Il fallait au contraire que la République de Février parfît tout d’abord la domination de la bourgeoisie, en faisant entrer, à côté de l’aristocratie financière, toutes les classes possédantes dans la sphère du pouvoir politique. La majorité des grands propriétaires fonciers, les légitimistes, furent tirés du néant politique auquel la monarchie de Juillet les avait condamnés. Ce n’est pas sans raison que la Gazette de France ((Ancien journal monarchiste.)) avait fait l’agitation de concert avec les feuilles d’opposition, ce n’est pas sans raison que La Roche-Jaquelein, à la séance de la Chambre des députés du 24 février, avait embrassé le parti de la révolution. Par le suffrage universel, les propriétaires nominaux qui forment la grande majorité des Français, les paysans, furent institués les arbitres du sort de la France. Enfin, la République de Février fit apparaître la domination bourgeoise dans toute sa netteté, en abattant la couronne derrière laquelle se dissimulait le capital.
De même que dans les journées de Juillet, les ouvriers avaient arraché par la lutte la monarchie bourgeoise, dans les journées de Février ce fut la République bourgeoise. De même que la monarchie de Juillet fut forcée de se présenter comme une monarchie entourée d’institutions républicaines, de même la République de Février dut se déclarer une République entourée d’institutions sociales. Le prolétariat parisien imposa également cette concession.
Un ouvrier, Marche, dicta le décret où le Gouvernement provisoire, à peine formé, s’engageait à assurer l’existence des travailleurs par le travail, à fournir du travail à tous les citoyens, etc. Et comme quelques jours plus tard il avait oublié ces promesses et semblait avoir perdu de vue le prolétariat, une masse de 20 000 ouvriers marcha sur l’Hôtel de ville aux cris de : « Organisation du travail ! Constitution d’un ministère spécial du Travail ! » A regret, et après de longs débats, le Gouvernement provisoire nomma une commission spéciale permanente chargée de rechercher les moyens d’améliorer la condition des classes laborieuses ! Cette commission fut formée de délégués des corporations de métiers de Paris et présidée par Louis Blanc et Albert. On lui assigna le Luxembourg comme salle de séance. De cette façon, les représentants de la classe ouvrière étaient bannis du siège du Gouvernement provisoire, la partie bourgeoise de celui-ci conservait dans ses seules mains le pouvoir d’État réel et les rênes de l’administration, et à côté des ministères des Finances, du Commerce, des Travaux publics, à côté de la Banque et de la Bourse, s’élevait une synagogue socialiste dont les grands prêtres, Louis Blanc et Albert, avaient pour tâche de découvrir la terre promise, de proclamer le nouvel évangile et d’occuper le prolétariat parisien. A la différence de tout pouvoir d’État ordinaire, ils ne disposaient d’aucun budget, d’aucun pouvoir exécutif. C’est avec leur tête qu’ils devaient renverser les piliers de la société bourgeoise. Tandis que le Luxembourg cherchait la pierre philosophale, on frappait à l’Hôtel de ville la monnaie ayant cours.
Et cependant, les revendications du prolétariat parisien, dans la mesure où elles dépassaient la République bourgeoise, ne pouvaient acquérir d’autre existence que la vie nébuleuse du Luxembourg.
C’est de concert avec la bourgeoisie que les ouvriers avaient fait la révolution de Février. C’est aux côtés de la bourgeoisie qu’ils cherchèrent à faire prévaloir leurs intérêts, de même que c’était à côté de la majorité bourgeoise qu’ils avaient installé un ouvrier dans le Gouvernement provisoire même. Organisation du travail ! Mais c’est le salariat qui est l’organisation bourgeoise actuellement existante du travail. Sans lui, point de capital, point de bourgeoisie, point de société bourgeoise. Un ministère spécial du Travail ! Mais les ministères des Finances. du Commerce et des Travaux publics ne sont-ils pas les ministères du Travail bourgeois ? A côté d’eux, un ministère du Travail prolétarien ne pouvait être qu’un ministère de l’Impuissance, un ministère des Vains Désirs, une commission du Luxembourg. De même que les ouvriers croyaient s’émanciper aux côtés de la bourgeoisie. de même ils pensaient, à côté des autres nations bourgeoises, à l’intérieur des frontières nationales de la France, pouvoir accomplir une révolution prolétarienne. Mais les conditions de production de la France sont déterminées par son commerce extérieur, par sa position sur le marché mondial et par les lois de ce dernier. Comment la France les briserait-elle sans une guerre révolutionnaire européenne, ayant son contre coup sur l’Angleterre, le despote du marché mondial ?
Dès qu’une classe qui concentre en elle les intérêts révolutionnaires de la société s’est soulevée, elle trouve immédiatement dans sa propre situation le contenu et la matière de son activité révolutionnaire : écraser ses ennemis, prendre les mesures imposées par les nécessités de la lutte, et ce sont les conséquences de ses propres actes qui la poussent plus loin. Elle ne se livre à aucune recherche théorique sur sa propre tâche. La classe ouvrière française n’en était pas encore à ce point, elle était encore incapable d’accomplir sa propre révolution.
Le développement du prolétariat industriel a pour condition générale le développement de la bourgeoisie industrielle. C’est seulement sous la domination de cette dernière que son existence prend une ampleur nationale lui permettant d’élever sa révolution au rang d’une révolution nationale; c’est seulement alors qu’il crée lui-même les moyens de production modernes qui deviennent autant de moyens de son affranchissement révolutionnaire. Seule, la domination de la bourgeoisie industrielle extirpe les racines matérielles de la société féodale et aplanit le seul terrain sur lequel une révolution prolétarienne est possible. L’industrie française est plus évoluée et la bourgeoisie française est plus développée au point de vue révolutionnaire que celle du reste du continent. Mais la révolution de Février n’était-elle pas directement dirigée contre l’aristocratie financière ? Le fait a prouvé que ce n’était pas la bourgeoisie industrielle qui régnait sur la France. La bourgeoisie industrielle ne peut régner que là où l’industrie moderne a modelé à sa manière tous les rapports de propriété, et l’industrie ne peut acquérir ce pouvoir que là où elle a conquis le marché mondial, car les frontières nationales ne suffisent pas à son développement. Or, l’industrie française ne reste en grande partie maîtresse du marché national que grâce à un système prohibitif soumis à des modifications plus ou moins grandes ((La politique économique de la monarchie de Juillet se distinguait par un système de protectionnisme extrême. Sur la fonte, le fer, les produits d’acier, le fil, les cotonnades etc., etc., importés, il y avait des droits de douane si élevés que ces marchandises étaient en fait exclues du marché français.)). Si, par conséquent, le prolétariat français possède, au moment d’une révolution à Paris, un pouvoir et une influence réels qui l’incitent à pousser son assaut au delà de ses moyens, dans le reste de la France il est concentré en quelques points disséminés où l’industrie est centralisée et il disparaît presque complètement parmi le nombre supérieur de paysans et de petits bourgeois. La lutte contre le capital, sous sa forme moderne développée, à son point de jaillissement, la lutte du salarié industriel contre le bourgeois industriel, est en France un fait partiel qui, après les journées de Février, pouvait d’autant moins fournir le contenu national de la révolution que la lutte contre les modes d’exploitation inférieurs du capital, la lutte des paysans contre l’usure des hypothèques, du petit bourgeois contre le grand commerçant, le banquier et le fabricant, en un mot contre la banqueroute, était encore dissimulée dans le soulèvement général contre l’aristocratie financière en général. Aussi s’explique-t-on aisément que le prolétariat de Paris ait cherché à faire triompher son intérêt à côté de celui de la bourgeoisie, au lieu de le revendiquer comme l’intérêt révolutionnaire de la société même et qu’il ait abaissé le drapeau rouge devant le drapeau tricolore ((Autour de la question : quel doit être le drapeau de la République, se. déchaîna une lutte ardente. Les ouvriers demandaient que le drapeau rouge fût déclaré drapeau de la République. La bourgeoisie défendait le drapeau tricolore. La lutte se termina par un compromis typique pour les journées de Février : on déclara drapeau de la République le drapeau tricolore avec une rosette rouge.)). Les ouvriers français ne pouvaient faire un seul pas en avant, ni toucher à un seul cheveu du régime bourgeois, avant que la masse de la nation placée entre le prolétariat et la bourgeoisie, la paysannerie et la petite bourgeoisie soulevées contre ce régime, contre la domination du capital, ait été contrainte par la marche de la révolution à se rallier aux prolétaires comme à leur avant-garde. C’est seulement par l’effroyable défaite de Juin que les ouvriers pouvaient acheter cette victoire.
A la commission du Luxembourg, cette création des ouvriers de Paris, reste le mérite d’avoir révélé, du haut d’une tribune européenne le secret de la révolution du XIX° siècle : l’émancipation du prolétariat. Le Moniteur devint fou furieux lorsqu’il lui fallut officiellement répandre les « folles extravagances » qui, jusqu’alors, étaient enfouies dans les écrits apocryphes des socialistes et ne venaient que de temps en temps, pareilles à des légendes lointaines mi-terrifiantes, mi-ridicules, résonner aux oreilles de la bourgeoisie. L’Europe fut réveillée en sursaut, dans la surprise de son assoupissement bourgeois. Ainsi, dans l’esprit des prolétaires qui confondaient en général l’aristocratie financière avec la bourgeoisie, dans l’imagination de braves républicains qui niaient l’existence même des classes ou l’admettaient tout au plus comme une conséquence de la monarchie constitutionnelle, dans les phrases hypocrites des fractions bourgeoises jusque-là exclues du pouvoir, la domination de la bourgeoisie se trouvait abolie avec l’instauration de la République. Tous les royalistes se transformèrent alors en républicains et tous les millionnaires de Paris en ouvriers. Le mot qui répondait à cette suppression imaginaire des rapports de classe, c’était la fraternité, la fraternisation et la fraternité universelles. Cette abstraction débonnaire des antagonismes de classes, cet équilibre sentimental des intérêts de classe contradictoires, cette exaltation enthousiaste au-dessus de la lutte de classes, la fraternité, telle fut vraiment la devise de la révolution de Février. C’était un simple malentendu qui séparait les classes, et, le 24 février, Lamartine baptisa le Gouvernement provisoire : « Un gouvernement qui suspend ce malentendu terrible qui existe entre les différentes classes. » Le prolétariat de Paris se laissa aller à cette généreuse ivresse de fraternité.
De son côté, le Gouvernement provisoire, une fois contraint de proclamer la République, fit tout pour la rendre acceptable à la bourgeoisie et aux provinces. Les horreurs sanglantes de la première République française furent désavouées par l’abolition de la peine de mort pour délit politique; la presse fut librement ouverte à toutes les opinions; l’armée, les tribunaux et l’administration restèrent, à quelques exceptions près, entre les mains de leurs anciens dignitaires; à aucun des grands coupables de la monarchie de Juillet on ne demanda de comptes. Les républicains bourgeois du National s’amusèrent à changer les noms et les costumes de la monarchie contre ceux de l’ancienne République. A leurs yeux, la République n’était qu’une nouvelle tenue de bal pour la vieille société bourgeoise. La jeune République chercha comme son principal mérite, à n’effaroucher personne, à s’effrayer plutôt elle-même continuellement, et, par sa mansuétude, sa vie passive à acquérir le droit à la vie et à désarmer les résistances. Aux classes privilégiées de l’intérieur, aux puissances despotiques de l’extérieur, on proclama hautement que la République était de nature pacifique, que vivre et laisser vivre était sa devise. De plus, peu après la révolution de Février, les Allemands, les Polonais, les Autrichiens, les Hongrois, les Italiens se révoltèrent, chaque peuple suivant sa situation ((Marx fait allusion à la révolution de mars 1848 en Prusse et en Autriche, aux insurrections en Pologne, en Hongrie et en Italie.)). La Russie et l’Angleterre n’étaient point prêtes, celle-ci étant elle-même en mouvement ((Sous l’influence de la révolution de 1848 en France, se produisit en Angleterre un dernier sursaut du mouvement chartiste)) et celle-là étant contenue par la terreur.(( Sous l’influence de la révolution de 1848 en France, se produisit en Angleterre un dernier sursaut du mouvement chartiste.)) La République ne rencontra donc pas une seule nation ennemie devant elle. Pas de grandes complications extérieures donc qui auraient pu rallumer les énergies, précipiter le processus révolutionnaire, pousser de l’avant le Gouvernement provisoire ou le jeter par-dessus bord. Le prolétariat parisien qui reconnaissait dans la République sa propre création, acclamait naturellement chaque acte du Gouvernement provisoire qui lui permettait de prendre pied plus facilement dans la société bourgeoise. Il se laissa docilement employer par Caussidière à des fonctions de police pour protéger la propriété à Paris, de même qu’il laissa régler à l’amiable les conflits de salaires entre ouvriers et maîtres par Louis Blanc. Il mettait son point d’honneur à maintenir immaculé aux yeux de l’Europe, l’honneur bourgeois de la République.
La République ne rencontra aucune résistance pas plus au dehors qu’au dedans. C’est ce qui la désarma. Sa tâche ne fut plus de transformer révolutionnairement le monde; elle ne consista plus qu’à s’adapter aux conditions de la société bourgeoise. Rien ne témoigne plus éloquemment du fanatisme avec lequel le Gouvernement provisoire s’employa à cette tâche que les mesures financières prises par lui.
Le crédit public et le crédit privé étaient naturellement ébranlés. Le crédit public repose sur la croyance que l’État se laisse exploiter par les Juifs de la Finance. Mais l’ancien État avait disparu et la révolution était dirigée avant tout contre l’aristocratie financière. Les oscillations de la dernière crise commerciale en Europe n’avaient pas encore cessé. Les banqueroutes succédaient encore aux banqueroutes.
Le crédit privé était donc paralysé, la circulation ralentie, la production stagnante, avant qu’éclatât la révolution de Février. La crise révolutionnaire intensifia la crise commerciale. Or, le crédit privé reposant sur la croyance que la production bourgeoise dans toute l’ampleur de ses rapports, que l’ordre bourgeois sont inviolés et inviolables, quel ne devait pas être l’effet d’une révolution qui remettait en question le fondement de la production bourgeoise, l’esclavage économique du prolétariat et érigeait, face à la Bourse, le sphinx du Luxembourg ? Le soulèvement du prolétariat, c’est la suppression du crédit bourgeois, car c’est la suppression de la production bourgeoise et de son régime. Le crédit public et le crédit privé sont le thermomètre économique permettant de mesurer l’intensité d’une révolution. Dans la mesure où ils baissent, montent l’ardeur embrasante et la force créatrice de la révolution.
Le Gouvernement provisoire voulait dépouiller la République de son apparence antibourgeoise. Il lui fallut donc, avant tout, chercher à assurer la valeur d’échange de cette nouvelle forme d’État, son cours en Bourse. Avec le prix courant de la République à la Bourse, le crédit privé se releva nécessairement.
Pour écarter jusqu’au soupçon qu’il ne voulait ou ne pouvait satisfaire aux obligations que lui légua la monarchie, pour redonner confiance en la moralité bourgeoise et en la solvabilité de la République, le Gouvernement provisoire eut recours à une fanfaronnade aussi puérile qu’indigne. Avant le ternie de l’échéance légale, il paya aux créanciers de l’État les intérêts des 5 %, 4 1/2 % et 4 %. L’aplomb bourgeois, l’assurance des capitalistes se réveillèrent brusquement, quand ils virent la hâte anxieuse avec laquelle on cherchait à acheter leur confiance.
Bien entendu, l’embarras financier du Gouvernement provisoire ne fut pas atténué par ce coup de théâtre qui le privait de l’argent comptant disponible. Il n’était pas possible de dissimuler plus longtemps la gêne financière, et ce fut aux petits bourgeois, employés et ouvriers à payer l’agréable surprise ménagée aux créanciers de l’État.
Les livrets de caisse d’épargne dont le montant dépassait 100 francs furent déclarés non remboursables en argent. Les sommes déposées dans les caisses d’épargne furent confisquées et converties, par voie de décret, en dette d’État non remboursable. Le petit bourgeois, déjà bien assez réduit à la misère, en fut irrité contre la République. Ayant reçu à la place de son livret de caisse d’épargne, des bons du Trésor, il fut contraint d’aller les vendre à la Bourse et de se livrer ainsi directement aux mains des Juifs de la Bourse contre lesquels il avait fait la révolution de Février.
L’aristocratie financière qui régnait sous la monarchie de Juillet avait dans la Banque son Église épiscopale. De même que la Bourse régit le crédit public, la Banque gouverne le crédit commercial.
Directement menacée par la révolution de Février, non seulement dans sa domination, mais dans son existence, la Banque s’appliqua, dès le début, à discréditer la République en généralisant la fermeture du crédit. Brusquement, elle dénonça tout crédit aux banquiers, aux fabricants, aux commerçants. Comme cette manœuvre ne provoqua pas de contre-révolution immédiate, elle eut nécessairement son contre coup sur la Banque elle-même. Les capitalistes retirèrent l’argent qu’ils avaient déposé dans ses caves. Les possesseurs de billets de banque se précipitèrent à sa caisse pour les échanger contre de l’or et de l’argent.
Le Gouvernement provisoire pouvait, sans recourir à la violence de façon légale, acculer la Banque à la banqueroute; il n’avait qu’à observer une attitude passive et à abandonner la Banque à son propre sort. La banqueroute de la Banque, c’était le déluge balayant en un clin d’œil du sol français l’aristocratie financière, le plus puissant et le plus dangereux ennemi de la République, le piédestal d’or de la monarchie de Juillet. Une fois la Banque en faillite, la bourgeoisie était obligée de considérer elle-même comme une dernière tentative de sauvetage désespérée la création par le gouvernement d’une banque nationale et la subordination du crédit national au contrôle de la nation.
Le Gouvernement provisoire, au contraire, donna cours forcé aux billets de banque. Il fit mieux. Il transforma toutes les banques de province en succursales de la Banque de France, lui permettant de jeter son réseau sur le pays tout entier. Plus tard, il engagea auprès d’elle les forêts domaniales en garantie de l’emprunt qu’il contracta envers elle. C’est ainsi que la révolution de Février consolida et élargit directement la bancocratie qu’elle devait renverser.
Entre-temps, le Gouvernement provisoire se tordait sous le cauchemar d’un déficit croissant. C’est en vain qu’il mendiait des sacrifices patriotiques. Seuls, les ouvriers lui jetèrent leur aumône. Il fallut recourir à un moyen héroïque, à la promulgation d’un nouvel impôt. Mais qui imposer ? Les loups-cerviers de la Bourse, les rois de la Banque, les créanciers de l’État, les rentiers, les industriels ? Ce n’était point là un moyen de faire accepter en douceur la République par la bourgeoisie. C’était, d’un côté, mettre en péril le crédit de l’État et celui du commerce, que l’on cherchait, d’autre part, à acheter au prix de si grands sacrifices, de si grandes humiliations. Mais il fallait que quelqu’un casquât. Qui fut sacrifié au crédit bourgeois ? Jacques Bonhomme, le paysan.
Le Gouvernement provisoire établit un impôt additionnel de 45 centimes par franc sur les quatre impôts directs. La presse gouvernementale essaya de faire accroire au prolétariat de Paris que cet impôt affecterait de préférence la grosse propriété foncière, les possesseurs du milliard octroyé par la Restauration. Mais, en réalité, l’impôt atteignit avant tout la classe paysanne, c’est-à-dire la grande majorité du peuple français. Ce sont les paysans qui durent payer les frais de la révolution de Février, c’est chez eux que la contre-révolution puisa son principal contingent. L’impôt de 45 centimes, c’était une question de vie ou de mort pour le paysan français, il en fit une question de vie ou de mort pour la République. La République, pour le paysan français, ce fut désormais l’impôt des 45 centimes, et dans le prolétariat de Paris, il vit le dissipateur qui prenait du bon temps à ses frais.
Alors que la Révolution de 1789 avait commencé par délivrer les paysans des charges féodales, la révolution de 1848 s’annonçait par un nouvel impôt sur la population rurale, afin de ne pas mettre en péril le capital et d’assurer le fonctionnement du mécanisme d’État.
Le seul moyen par lequel le Gouvernement provisoire pouvait écarter tous ces inconvénients et tirer l’État de son ancienne voie – c’était de déclarer la banqueroute de l’État. On se souvient comment à l’Assemblée nationale Ledru-Rollin fut pris après coup d’une vertueuse indignation en déclarant qu’il répudiait cette suggestion du boursier juif Fould, devenu ministre des Finances français. Fould lui avait tendu la pomme de l’arbre de la science.
En reconnaissant les traites que la vieille société bourgeoise avait tirées sur l’État, le Gouvernement provisoire s’était mis à sa discrétion. Il était devenu le débiteur gêné de la société bourgeoise au lieu de se poser en créancier menaçant qui avait à recouvrer des créances révolutionnaires remontant à de nombreuses années. Il lui fallut consolider les rapports bourgeois vacillants pour s’acquitter d’obligations qui ne sont à remplir que dans le cadre de ces rapports. Le crédit devint une condition de son existence et les concessions, les promesses faites au prolétariat autant de chaînes qu’il fallait briser. L’émancipation des travailleurs, même comme simple phrase, devenait un danger intolérable pour la nouvelle République, car elle était une protestation permanente contre le rétablissement du crédit qui repose sur la reconnaissance ininterrompue et inaltérable des rapports économiques de, classes existants. Il fallait donc en finir avec les ouvriers.
La révolution de Février avait rejeté l’armée hors de Paris. La garde nationale, c’est-à-dire la bourgeoisie dans ses nuances variées, constituait la seule force. Cependant, elle se sentait à elle seule inférieure au prolétariat. Au surplus, elle était obligée, non sans y faire la résistance la plus acharnée, non sans susciter cent obstacles divers, d’ouvrir peu à peu ses rangs et, partiellement, d’y laisser entrer des prolétaires armés. Il ne restait donc qu’une seule issue : opposer une partie des prolétaires à l’autre partie.
Dans ce but, le Gouvernement provisoire forma 24 bataillons de gardes mobiles, de 1000 hommes chacun, composés de jeunes gens de 15 à 20 ans. Ils appartenaient pour la plupart au lumpen-prolétariat qui, dans toutes les grandes villes, constitue une masse nettement distincte du prolétariat industriel, pépinière de voleurs et de criminels de toute espèce, vivant des déchets de la société, individus sans métier avoué, rôdeurs, gens sans aveu et sans feu, différents selon le degré de culture de la nation à laquelle ils appartiennent, ne démentant jamais le caractère de lazzaroni. Étant donné que le Gouvernement provisoire les recrutait tout jeunes, ils étaient tout à fait influençables et capables des plus hauts faits d’héroïsme et de l’abnégation la plus exaltée, comme des actes de banditisme les plus crapuleux et de la vénalité la plus infâme. Le Gouvernement provisoire les payait à raison de 1 f 50 par jour, c’est-à-dire les achetait. Il leur donnait un uniforme particulier, c’est-à-dire qui les distinguait extérieurement de la blouse. Comme chefs, ou bien on leur attacha des officiers pris dans l’armée permanente, ou bien ils élisaient eux-mêmes de jeunes fils de bourgeois dont les rodomontades sur la mort pour la patrie et le dévouement à la République les séduisaient.
C’est ainsi qu’il y avait face au prolétariat de Paris une armée tirée de son propre milieu, forte de 24 000 hommes, jeunes, robustes, pleins de témérité. Le prolétariat salua de ses vivats la garde mobile au cours de ses marches à travers Paris. Il reconnaissait en elle ses combattants d’avant-garde sur les barricades. Il la considérait comme la garde prolétarienne en opposition avec la garde nationale bourgeoise. Son erreur était pardonnable.
A côté de la garde mobile, le gouvernement décida de rassembler encore autour de lui une armée d’ouvriers industriels. Des centaines de mille d’ouvriers, jetés sur le pavé par la crise et la révolution, furent enrôlés par le ministre Marie dans les prétendus ateliers nationaux. Sous ce nom pompeux, se dissimulait seulement l’occupation des ouvriers à des travaux de terrassement fastidieux, monotones, et improductifs, pour un salaire de 23 sous. Des workhouses ((La nouvelle loi sur le paupérisme adoptée en Angleterre en 1834 prévoyait au lieu d’un secours en argent ou d’une aide en nature, la construction de maisons de travail (workhouses) pour les pauvres. Dans ces maisons la nourriture était affreuse, le travail y était terriblement dur, aussi appelait-on ces maisons : des « bastilles pour les pauvres », et elles étaient pour eux un épouvantail.)) anglais en plein air, voilà ce qu’étaient ces ateliers nationaux et rien de plus. Le Gouvernement provisoire croyait avoir formé avec ces ateliers une seconde armée prolétarienne contre les ouvriers eux-mêmes. Pour cette fois, la bourgeoisie se trompa au sujet des ateliers nationaux, comme les ouvriers se trompaient au sujet de la garde mobile. Elle avait créé une armée pour l’émeute.
Mais un objectif était atteint.
Ateliers nationaux, – c’était là le nom des ateliers populaires préconisés par Louis Blanc au Luxembourg. Les ateliers de Marie, conçus en opposition directe avec le Luxembourg, donnèrent lieu par leur enseigne commune à des intrigues dont les méprises étaient dignes des valets de la comédie espagnole. Le Gouvernement provisoire lui-même répandit en sous-main le bruit que ces ateliers nationaux étaient une invention de Louis Blanc, ce qui paraissait d’autant plus croyable que Louis Blanc, le prophète des ateliers nationaux, était membre du Gouvernement provisoire. Et dans la confusion faite mi-naïvement, mi-intentionnellement par la bourgeoisie parisienne, dans l’opinion où l’on entretenait artificiellement la France et l’Europe, ces workhouses étaient la première réalisation du socialisme qu’on clouait avec eux au pilori.
Ce n’était pas par leur contenu, mais par leur titre, que les ateliers nationaux donnaient un corps à la protestation du prolétariat contre l’industrie bourgeoise, contre le crédit bourgeois et contre la République bourgeoise. Ce fut donc sur eux que s’appesantit toute la haine de la bourgeoisie. Elle y avait trouvé en même temps le point sur lequel diriger son assaut, une fois assez affermie pour rompre ouvertement avec les illusions de Février. Tout le malaise et toute l’aigreur des petits bourgeois se tournèrent dans le même moment contre ces ateliers nationaux, cette cible commune. C’est avec une véritable fureur qu’ils supputaient les sommes englouties par ces fainéants de prolétaires, cependant que leur propre sort devenait de jour en jour plus intolérable. Une pension de l’État pour une apparence de travail, voilà le socialisme ! grommelaient-ils en eux-mêmes. Les ateliers nationaux, les déclamations du Luxembourg, les défilés des ouvriers à travers Paris, voilà où ils cherchaient la cause de leur misère. Et nul n’était plus fanatisé contre les prétendues machinations des communistes que le petit bourgeois, désespérément acculé au bord de la banqueroute.
Ainsi, dans le corps à corps tout proche entre la bourgeoisie et le prolétariat, la première avait en ses mains tous les avantages, tous les postes décisifs, toutes les couches moyennes de la société, dans le moment même où les flots de la révolution de Février déferlaient sur tout le continent; où chaque nouveau courrier apportait un nouveau bulletin révolutionnaire, tantôt d’Italie, tantôt d’Allemagne, tantôt des confins du sud-est de l’Europe et entretenait l’ivresse générale du peuple en lui donnant des témoignages continuels d’une victoire qu’il avait déjà consommée.
Le 17 mars et le 16 avril eurent lieu les premiers combats d’avant-postes de la grande lutte de classes cachée sous les ailes de la République bourgeoise.
Le 17 mars révéla la situation équivoque du prolétariat qui ne permettait aucun acte décisif. Sa manifestation avait à l’origine pour but de ramener le Gouvernement provisoire dans la voie de la révolution, d’obtenir, selon les circonstances, l’exclusion de ses membres bourgeois, et d’exiger l’ajournement de la date des élections à l’Assemblée nationale et à la garde nationale. Mais le 16 mars, la bourgeoisie, représentée par la garde nationale, fit une démonstration hostile au Gouvernement provisoire. Aux cris de : A bas Ledru-Rollin ! elle marcha sur l’Hôtel de ville. Et le 17 mars, le peuple fut contraint de crier : Vive Ledru-Rollin ! Vive le Gouvernement provisoire ! Il fut contraint de prendre contre la bourgeoisie le parti de la République bourgeoise dont l’existence lui semblait mise en question. Il consolida le gouvernement au lieu de se le soumettre. Le 17 mars tourna au mélodrame, et le prolétariat de Paris ayant exhibé une fois de plus, ce jour-là, son corps gigantesque, la bourgeoisie, au dedans et au dehors du Gouvernement provisoire, n’en fut que plus résolue à le briser.
Le 16 avril fut un malentendu organisé par le Gouvernement provisoire de connivence avec la bourgeoisie. Les ouvriers s’étaient réunis en nombre au Champ-de-Mars et à l’hippodrome pour préparer les élections de l’état-major de la garde nationale. Tout à coup, se répandit d’un bout à l’autre de Paris, avec la rapidité de l’éclair, le bruit que les ouvriers s’étaient assemblés en armes au Champ-de-Mars sous la direction de Louis Blanc, Blanqui, Cabet et Raspail pour se rendre de là à l’Hôtel de ville, renverser le Gouvernement provisoire et proclamer un gouvernement communiste. On battit la générale. Ledru-Rollin, Marrast, Lamartine se disputèrent plus tard l’honneur de cette initiative; – en une heure, 100 000 hommes sont sous les armes, l’Hôtel de ville occupé sur tous les points par des gardes nationaux; dans tout Paris grondent les cris: A bas les communistes ! A bas Louis Blanc, Blanqui, Raspail, Cabet ! une foule de délégations viennent apporter leur hommage au Gouvernement provisoire, toutes prêtes à sauver la patrie et la société. Quand les ouvriers paraissent enfin devant l’Hôtel de ville pour remettre au Gouvernement provisoire une collecte patriotique faite au Champ-de-Mars, ils sont tout étonnés d’apprendre que le Paris bourgeois, dans un simulacre de combat machiné avec la plus grande circonspection, a battu leur ombre. Le terrible attentat du 16 avril fournit le prétexte du rappel de l’armée à Paris – but véritable de la comédie grossièrement montée, ainsi que des manifestations fédéralistes réactionnaires en province.
Le 4 mai, se réunit l’Assemblée nationale issue des élections générales au suffrage direct. Le droit du suffrage universel ne possédait pas la vertu magique que lui avaient attribuée les républicains d’ancienne marque. Dans toute la France, du moins dans la majorité des Français, ceux-ci voyaient des citoyens ayant les mêmes intérêts, le même discernement, etc. Tel était leur culte du peuple. Mais au lieu de leur peuple imaginaire, les élections mirent en lumière le peuple réel, c’est-à-dire des représentants des différentes classes dans lesquelles il se subdivise. Nous avons vu pourquoi paysans et petits bourgeois durent voter, sous la conduite de la bourgeoisie toute à l’ardeur de la lutte et des grands propriétaires fonciers enragés de restauration. Mais si le suffrage universel n’était pas la miraculeuse baguette magique pour laquelle de braves républicains l’avaient tenue, il avait le mérite, infiniment plus grand, de déchaîner la lutte de classes, de faire en sorte que les différentes couches moyennes de la société petite-bourgeoise perdent rapidement leurs illusions et leurs déceptions à l’épreuve de la vie, de hisser d’un seul coup toutes les fractions de la classe des exploiteurs au sommet de l’État et de leur arracher de la sorte leur masque trompeur, alors que la monarchie, avec son système censitaire, ne laissait se compromettre que des fractions déterminées de la bourgeoisie et gardait les autres dans la coulisse en cachette, les ceignant de l’auréole d’une opposition commune.
Dans l’Assemblée nationale constituante qui se réunit le 4 mai, les républicains bourgeois, les républicains du National avaient la haute main. Tout d’abord, les légitimistes et les orléanistes eux-mêmes n’osèrent se montrer que sous le masque du républicanisme bourgeois. C’était seulement au nom de la République que pouvait être engagée la lutte contre le prolétariat.
C’est du 4 mai et non du 25 février que date la République, c’est-à-dire la République reconnue par le peuple français, et non pas la République imposée par le prolétariat parisien au Gouvernement provisoire, non pas la République aux institutions sociales, non pas le mirage qui planait devant les yeux des combattants des barricades. La République proclamée par l’Assemblée nationale, la seule légitime, c’est la République qui n’est pas une arme révolutionnaire contre l’ordre bourgeois, qui en est plutôt la reconstitution politique, la consolidation politique de la société bourgeoise; en un mot : la République bourgeoise. On l’affirma hautement à la tribune de l’Assemblée nationale et toute la presse bourgeoise, tant républicaine qu’anti-républicaine, s’en fit l’écho.
Nous avons vu que la République de Février n’était, en réalité, et ne pouvait être qu’une République bourgeoise, que, d’autre part, le Gouvernement provisoire, sous la pression directe du prolétariat, fut obligé de la proclamer une République pourvue d’institutions sociales, que le prolétariat parisien était encore incapable d’aller au delà de la République bourgeoise autrement qu’en idée, en imagination, que partout où il passait réellement à l’action, c’était au service de cette dernière qu’il agissait; que les promesses qui lui avaient été faites devenaient un danger insupportable pour la nouvelle République et que toute l’existence du Gouvernement provisoire se réduisait à une lutte continuelle contre les revendications du prolétariat.
Dans l’Assemblée nationale, c’était la France tout entière qui s’érigeait en juge, du prolétariat parisien. Elle rompit aussitôt avec les illusions sociales de la révolution de Février, elle proclama carrément la République bourgeoise et rien que la République bourgeoise. Elle exclut aussitôt de la commission exécutive qu’elle nomma, les représentants du prolétariat : Louis Blanc et Albert; elle rejeta la proposition d’un ministère spécial du Travail, elle accueillit par une tempête d’applaudissements la déclaration du ministre Trélat : « Il ne s’agit plus que de ramener le travail à ses anciennes conditions. »
Mais tout cela ne suffisait pas. La République de Février fut conquise par les ouvriers avec l’aide passive de la bourgeoisie. Les prolétaires se considéraient à bon droit comme les vainqueurs de Février et ils avaient les prétentions arrogantes du vainqueur. Il fallait qu’ils fussent vaincus dans la rue, il fallait leur montrer qu’ils succombaient dès qu’ils luttaient non avec la bourgeoisie, mais contre elle. De même que la République de Février avec ses concessions socialistes nécessita une bataille du prolétariat uni à la bourgeoisie contre la royauté, de même une seconde bataille était nécessaire pour détacher la République de ses concessions socialistes, pour mettre en relief la République bourgeoise, détenant officiellement le pouvoir. C’est les armes à la main qu’il fallait que la bourgeoisie réfutât les revendications du prolétariat. Et le véritable lieu de naissance de la République bourgeoise n’est pas la victoire de Février, c’est la défaite de Juin.
Le prolétariat précipita la décision, lorsque, le 15 mai, il envahit l’Assemblée nationale, tentant vainement de reconquérir son influence révolutionnaire sans autre résultat que de livrer ses chefs énergiques aux geôliers de la bourgeoisie ((En connexion avec les événements du 15 mai 1848, on arrêta Barbès, Albert, Raspail, Sobrier et Blanqui, quelques jours plus tard, on les emprisonna à Vincennes.)). Il faut en finir ! Par ce cri, l’Assemblée nationale donnait libre cours à sa résolution de contraindre le prolétariat au combat décisif. La Commission exécutive promulgua un série de décrets provocants, comme l’interdiction des attroupements, etc. Du haut de la tribune de l’Assemblée nationale constituante, les ouvriers furent directement provoqués, injuriés, persiflés. Mais, comme nous l’avons vu, les ateliers nationaux offraient un but à l’attaque proprement dite, Ce sont eux que l’Assemblée constituante désigna d’un geste impérieux à la Commission exécutive qui n’attendait que le moment d’entendre son propre projet devenir un ordre de l’Assemblée nationale.
La Commission exécutive commença par rendre plus difficile l’entrée dans les ateliers nationaux, par remplacer le salaire à la journée par le salaire aux pièces, par bannir en Sologne les ouvriers qui n’étaient pas natifs de Paris, sous prétexte de leur faire faire des travaux de terrassement. Ces travaux de terrassement n’étaient en réalité qu’une formule de rhétorique dont on paraît leur expulsion, comme l’apprirent à leurs camarades les ouvriers revenus désillusionnés. Enfin, le 21 juin, parut un décret au Moniteur, ordonnant le renvoi brutal de tous les ouvriers célibataires des ateliers nationaux ou leur enrôlement dans l’armée.
Les ouvriers n’avaient plus le choix : il leur fallait ou mourir de faim ou engager la lutte. Ils répondirent, le 22 juin, par la formidable insurrection où fut livrée la première grande bataille entre les deux classes qui divisent la société moderne. C’était une lutte pour le maintien ou l’anéantissement de l’ordre bourgeois. Le voile qui cachait la République se déchirait
On sait que les ouvriers, avec un courage et un génie sans exemple, sans chefs, sans plan commun, sans ressources, pour la plupart manquant d’armes, tinrent en échec cinq jours durant l’armée, la garde mobile, la garde nationale de Paris ainsi que la garde nationale qui afflua de la province. On sait que la bourgeoisie se dédommagea de ses transes mortelles par une brutalité inouïe et massacra plus de 3 000 prisonniers.
Les représentants officiels de la démocratie française étaient tellement prisonniers de l’idéologie républicaine qu’il leur fallut plusieurs semaines pour commencer à soupçonner le sens du combat de Juin. Ils furent comme hébétés par la fumée de la poudre dans laquelle s’évanouissait leur République imaginaire.
Quant à l’impression directe que la nouvelle défaite de Juin produisit sur tous, le lecteur nous permettra de la décrire selon les termes de la Neue Rheinische Zeitung (Nouvelle Gazette rhénane) :
« Le dernier vestige officiel de la révolution de Février, la Commission exécutive, s’est évanoui comme une fantasmagorie devant la gravité des événements. Les fusées lumineuses de Lamartine sont devenues les fusées incendiaires de Cavaignac. La fraternité des classes antagonistes dont l’une exploite l’autre, cette fraternité proclamée en Février, inscrite en grandes lettres au front de Paris, sur chaque prison, sur chaque caserne, – son expression véritable, authentique, prosaïque, c’est la guerre civile, la guerre civile sous sa forme ta plus effroyable, la guerre entre le travail et le Capital. Cette fraternité flamboyait à toutes les fenêtres de Paris, dans la soirée du 25 juin, quand le Paris de la bourgeoisie illuminait, alors que le Paris du prolétariat brûlait, saignait, râlait. La fraternité dura juste le temps où l’intérêt de la bourgeoisie était frère de l’intérêt du prolétariat. Pédants de la vieille tradition révolutionnaire de 1793, méthodiste socialistes, mendiant pour le peuple auprès de la bourgeoisie, et auxquels on permit de faire de longues homélies et de se compromettre aussi longtemps qu’il fut nécessaire d’endormir le lion prolétarien; républicains qui réclamaient tout l’ancien ordre bourgeois, moins la tête couronnée; gens de l’opposition dynastique auxquels le hasard substituait le renversement d’une dynastie au changement d’un ministère; légitimistes qui voulaient non pas se débarrasser de leur livrée, mais en modifier la coupe, tels étaient les alliés avec lesquels le peuple fit son Février. La révolution de Février fut la belle révolution, la révolution de la sympathie générale parce que les antagonismes qui y éclatèrent contre la royauté sommeillaient, embryonnaires, paisiblement, côte à côte, parce que la lutte sociale qui formait son arrière-plan n’avait acquis qu’une existence vaporeuse, l’existence de la phrase, du verbe. La révolution de Juin est la révolution haïssable, la révolution répugnante, parce que la chose a pris la place de la phrase, parce que la République a mis à nu la tête du monstre, en abattant la couronne qui le protégeait et le dissimulait. Ordre ! Tel était le cri de guerre de Guizot. Ordre ! cria Sébastiani, ce Guizot au petit pied, quand Varsovie devint russe ((En septembre 1831, lors de la discussion de la politique du gouvernement à l’égard de la Pologne qui s’était soulevée, et qui venait d’être écrasée par l’autocratie tsariste, le ministre des Affaires étrangères Sébastiani prononça la fameuse phrase : « L’ordre règne à Varsovie. »)), Ordre ! crie Cavaignac, écho brutal de l’Assemblée nationale française et de la bourgeoisie républicaine. Ordre ! tonnaient ses coups de mitraille en déchiquetant le corps du prolétariat. Aucune des nombreuses révolutions de la bourgeoisie française depuis 1789 ne fut un attentat contre l’ordre, car chacune laissait subsister la domination de classe, laissait subsister l’esclavage des ouvriers, laissait subsister l’ordre bourgeois, aussi souvent que fut modifiée la forme politique de cette domination et de cet esclavage. Juin a porté atteinte à cet ordre. Malheur à Juin. » (Neue Rheinische Zeitung, 29 juin 1848.)
Malheur à Juin ! répète l’écho de l’Europe.
Ce fut la bourgeoisie qui contraignit le prolétariat de Paris à l’insurrection de Juin. De là son arrêt de condamnation. Ses besoins immédiats avoués ne le poussaient pas à vouloir obtenir par la violence le renversement de la bourgeoisie, il n’était pas encore de taille à accomplir cette tâche. Force fut au Moniteur de lui apprendre officiellement que le temps n’était plus où la République jugeait à propos de rendre les honneurs à ses illusions, et seule la défaite le convainquit de cette vérité que la plus infime amélioration de sa situation reste une utopie au sein de la République bourgeoise, utopie qui se change en crime dès qu’elle veut se réaliser. A ses revendications, outrées par la forme, puériles par le contenu et par là même encore bourgeoises dont il voulait arracher la concession à la révolution de Février, se substitua l’audacieux mot d’ordre de lutte révolutionnaire : Renversement de la bourgeoisie ! Dictature de la classe ouvrière !
En faisant de son lieu funéraire le berceau de la République bourgeoise, le prolétariat força celle-ci à apparaître aussitôt sous sa forme pure comme l’État dont le but avoué est de perpétuer la domination du capital, l’esclavage du travail. Les yeux toujours fixés sur l’ennemi couvert de cicatrices, implacable et invincible, – invincible parce que son existence à lui est la condition de sa propre vie à elle – force était à la domination bourgeoise libérée de toute entrave de se muer aussitôt en terrorisme bourgeois. Une fois le prolétariat momentanément écarté de la scène et la dictature de la bourgeoisie officiellement reconnue, force était aux couches moyennes de la société bourgeoise, à la petite bourgeoisie et à la classe paysanne, à mesure que leur situation devenait plus insupportable et leur opposition à la bourgeoisie plus rude, de se rallier de plus en plus au prolétariat. De même qu’auparavant elles ne pouvaient moins faire que de voir dans l’essor du prolétariat la cause de leur misère, maintenant elles la trouvaient fatalement dans sa défaite.
Lorsque l’insurrection de Juin augmenta, sur tout le continent, l’assurance de la bourgeoisie et la fit s’allier ouvertement à la royauté féodale contre le peuple, qui fut la première victime de cette union ? La bourgeoisie continentale elle-même. La défaite de Juin l’empêcha d’affermir sa domination et de faire faire halte au peuple mi-satisfait, mi-mécontent au stade le plus bas de la révolution bourgeoise.
Enfin, la défaite de Juin révéla aux puissances despotiques de l’Europe le secret que la France devait, coûte que coûte, maintenir la paix à l’extérieur pour pouvoir mener à l’intérieur la guerre civile. Ainsi, les peuples qui avaient commencé la lutte pour leur indépendance nationale furent livrés à la suprématie de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse, mais, en même temps, ces révolutions nationales dont le sort fut subordonné à celui de la révolution prolétarienne, furent privées de leur apparente autonomie, de leur indépendance à l’égard de la grande subversion sociale. Le Hongrois ne doit être libre, ni le Polonais, ni l’Italien, tant que l’ouvrier restera esclave !
Enfin les victoires de la Sainte-Alliance ont fait prendre à l’Europe une forme telle que tout nouveau soulèvement prolétarien en France sera immédiatement le signal d’une guerre mondiale. La nouvelle révolution française sera obligée de quitter aussitôt le terrain national et de conquérir le terrain européen, le seul où pourra l’emporter la révolution sociale du XIX° siècle. Donc, ce n’est que par la défaite de Juin que furent créées les conditions permettant à la France de prendre l’initiative de la révolution européenne. Ce n’est que trempé dans le sang des insurgés de Juin que le drapeau tricolore est devenu le drapeau de la révolution européenne, le drapeau rouge. Et nous crions :
La révolution est morte ! Vive la révolution !