La décadence de la féodalité et l’essor de la bourgeoisie

La décadence de la féodalité et l’essor de la bourgeoisie

Friedrich Engels

1884

   Tandis que les luttes sauvages de la noblesse féodale régnante emplissaient le moyen âge de leur fracas, dans toute l’Europe de l’Ouest le travail silencieux des classes opprimées avait miné le système féodal ; il avait créé des conditions dans lesquelles il restait de moins en moins de place aux seigneurs féodaux. Certes, à la campagne, les nobles seigneurs sévissaient encore ; ils tourmentaient les serfs, ne soufflaient mot de leur peine, piétinaient leurs récoltes, violentaient leurs femmes et leurs filles. Mais alentour s’étaient élevées des villes : en Italie, dans le midi de la France, au bord du Rhin, les municipes de l’antiquité romaine, ressuscités de leurs cendres ; ailleurs, notamment en Allemagne, des créations nouvelles ; toujours entourées de remparts et de fossés, c’étaient des citadelles bien plus fortes que les châteaux de la noblesse, parce que seule une grande armée pouvait les réduire. Derrière ces remparts et ces fossés se développait – assez petitement et dans les corporations – l’artisanat médiéval, se concentraient les premiers capitaux, naissaient et le besoin de commercer des villes entre elles ainsi qu’avec le reste du monde, et, peu à peu également, avec le besoin, les moyens de protéger ce commerce.

   Dès le XVe siècle, les bourgeois des villes étaient devenus plus indispensables à la société que la noblesse féodale. Sans doute, l’agriculture était-elle l’occupation de la grande masse de la population, et par suite, la branche principale de la production. Mais les quelques paysans libres isolés qui s’étaient maintenus çà et là, malgré les empiétements de la noblesse, démontraient suffisamment que, dans l’agriculture, l’essentiel n’était pas la fainéantise et les exactions du noble, mais le travail du paysan. D’autre part, les besoins de la noblesse elle-même avaient grandi et s’étaient transformés au point que, même pour elle, les villes étaient devenues indispensables ; ne tirait-elle pas des villes le seul instrument de sa production, sa cuirasse et ses armes ? Les tissus, les meubles et les bijoux indigènes, les soieries d’Italie, les dentelles du Brabant, les fourrures du Nord, les parfums d’Arabie, les fruits du Levant, les épices des Indes, elle achetait tout aux citadins – tout, sauf le savon. Un certain commerce mondial s’était développé ; les ltaliens sillonnaient la Méditerranée et, au-delà, les côtes de l’Atlantique jusqu’en Flandre ; malgré l’apparition de la concurrence hollandaise et anglaise, les marchands de la Hanse dominaient encore la mer du Nord et la Baltique. Entre les centres de navigation maritime du Nord et du Midi, la liaison était maintenue par terre ; les routes par lesquelles elle se faisait passaient par l’Allemagne. Tandis que la noblesse devenait de plus en plus superflue et gênait toujours plus l’évolution, les bourgeois des villes, eux, devenaient la classe qui personnifiait la progression de la production et du commerce, de la culture et des institutions politiques et sociales.

   Tous ces progrès de la production et de l’échange étaient, en fait, pour nos conceptions actuelles, de nature très limitée. La production restait liée à la forme du pur artisanat corporatif, elle gardait donc encore elle-même un caractère féodal ; le commerce ne dépassait pas les eaux européennes et n’allait pas plus loin que les villes de la côte du Levant, où il se procurait, par échange, les produits d’Extrême-Orient. Mais tout mesquins et limités que restassent les métiers et avec eux les bourgeois qui les pratiquaient, ils suffirent à bouleverser la société féodale et restèrent tout au moins dans le mouvement tandis que la noblesse stagnait.

   La bourgeoisie des villes avait, en outre, une arme puissante contre la féodalité: l’argent. Dans l’économie féodale type du début du moyen âge, il y avait à peine eu place pour l’argent. Le seigneur féodal tirait de ses serfs tout ce dont il avait besoin, soit sous la forme de travail, soit sous celle de produits finis ; les femmes filaient et tissaient le lin et la laine et confectionnaient les vêtements ; les hommes cultivaient les champs ; les enfants gardaient le bétail du seigneur, ramassaient pour lui les fruits de la forêt, les nids d’oiseaux, la litière ; en outre, la famille entière avait encore à livrer du blé, des fruits, des œufs, du beurre, du fromage, de la volaille, du jeune bétail, que sais-je encore. Toute domination féodale se suffisait à elle-même ; les prestations de guerre, elles aussi, étaient exigées en produits ; le commerce, l’échange n’existaient pas, l’argent était superflu. L’Europe était ramenée à un niveau si bas, elle avait à tel point recommencé par le début, que l’argent avait alors beaucoup moins une fonction sociale, qu’une fonction purement politique ; il servait à payer les impôts, et on l’acquérait essentiellement par pillage.

   Tout était changé maintenant. L’argent était de nouveau devenu le moyen d’échange universel et, par suite, sa quantité avait beaucoup augmenté ; la noblesse elle-même ne pouvait plus s’en passer, et, comme elle avait peu de choses à vendre, ou même rien, comme le pillage n’était plus tout à fait aussi facile non plus, elle dut se décider à emprunter à l’usurier bourgeois. Bien longtemps avant que les châteaux féodaux eussent été battus en brèche par les nouvelles pièces d’artillerie, ils étaient déjà minés par l’argent ; la poudre à canon ne fut que l’huissier au service de l’argent. L’argent était le grand rabot d’égalisation politique de la bourgeoisie. Partout où un rapport personnel était évincé par un rapport d’argent, une prestation en nature par une prestation en argent, un rapport bourgeois remplaçait un rapport féodal. Sans doute, la vieille forme d’économie naturelle brutale subsistait-elle dans l’écrasante majorité des cas ; mais il y avait déjà des districts entiers où, comme en Hollande, en Belgique, sur le cours inférieur du Rhin, les paysans livraient au seigneur de l’argent au lieu de corvées et de redevances en nature, où seigneurs et sujets avaient déjà fait le premier pas décisif sur la voie de leur transformation en propriétaires fonciers et en fermiers, où donc, même à la campagne, les institutions féodales perdaient leur base sociale.

   A quel point, à la fin du XVe siècle, la féodalité est minée et rongée intérieurement par l’argent, la soif d’or qui s’empara à cette époque de l’Europe occidentale en donne une démonstration éclatante. C’est l’or que les Portugais cherchaient sur la côte d’Afrique, aux Indes, dans tout l’Extrême-Orient ; c’est l’or le mot magique qui poussa les Espagnols à franchir l’océan Atlantique pour aller vers l’Amérique ; l’or était la première chose que demandait le Blanc, dès qu’il foulait un rivage nouvellement découvert. Mais ce besoin de partir au loin à l’aventure, malgré les formes féodales ou à demi féodales dans lesquelles il se réalise au début, était, à sa racine déjà, incompatible avec la féodalité dont la base était l’agriculture et dont les guerres de conquête avaient essentiellement pour but l’acquisition de la terre. De plus, la navigation était une industrie nettement bourgeoise, qui a imprimé son caractère antiféodal même à toutes les flottes de guerre modernes.

   Au XVe siècle, la féodalité était donc en pleine décadence dans toute l’Europe occidentale ; partout des villes aux intérêts antiféodaux, avec leur droit propre et leur bourgeoisie en armes, s’étaient encastrées dans les territoires féodaux ; elles s’étaient déjà subordonné en partie socialement les seigneurs féodaux par l’argent, et même, çà et là, politiquement ; à la campagne même, là où des conditions particulièrement favorables avaient permis l’essor de l’agriculture, les anciens liens féodaux commençaient à se décomposer sous l’influence de l’argent ; ce n’est que dans les pays nouvellement conquis comme dans l’Allemagne à l’est de l’Elbe, ou dans des zones par ailleurs attardées, situées à l’écart des voies commerciales, que l’ancienne domination de la noblesse continuait à fleurir. Mais partout – dans les villes comme à la campagne – s’étaient accrus les éléments de la population qui réclamaient avant tout que cessassent l’éternel et absurde guerroiement, ces querelles entre seigneurs féodaux qui rendaient permanente la guerre intérieure, même lorsque l’ennemi extérieur était dans le pays, cet état de dévastation ininterrompue, purement gratuite, qui avait duré pendant tout le moyen âge. Trop faibles eux-mêmes pour faire aboutir leur volonté, ces éléments trouvèrent un puissant appui dans la tête même de tout l’ordre féodal – la royauté. Et c’est là le point où la considération des rapports sociaux conduit à celle des rapports de l’Etat, où nous passons de l’économie à la politique.

   Du chaos des peuples du début du moyen âge, sortirent peu à peu les nouvelles nationalités, processus au cours duquel, comme on le sait, dans la plupart des anciennes provinces romaines, les vaincus assimilèrent les vainqueurs, le paysan et le citadin le seigneur germanique. Les nationalités modernes sont donc, elles aussi, le produit des classes opprimées. La carte des districts de la Lorraine moyenne de Menke((SPRUNER-MENKE: Handatlas zur Geschichte des Mittelalters und der neuen Zeit, 3e édition, Gotha, 1874. carte nº 32.)) donne une image expressive de la façon dont s’effectuèrent, ici, la fusion, là, la délimitation. Il suffit de suivre sur cette carte la frontière des noms de lieu romans et germaniques pour se persuader que, pour la Belgique et la Basse-Lorraine, elle coïncide pour l’essentiel avec la frontière linguistique qui existait il y a cent ans encore entre le français et l’allemand. On trouve encore, ça et là, une étroite zone où les deux langues luttent pour la suprématie ; mais dans l’ensemble ce qui restera allemand et ce qui restera roman est solidement établi. Mais la forme, dérivée du bas-franconien ancien ou du vieux haut-allemand, de la plupart des noms de lieu de la carte montre qu’ils remontent au IXe, au plus tard au Xe siècle, que donc, vers la fin de l’époque carolingienne, la frontière était déjà tracée pour l’essentiel. Or, du côté roman, notamment à proximité de la frontière linguistique, on trouve des noms mixtes, composés d’un nom de personne germanique et d’une désignation topographique romane, par exemple, à l’ouest de la Meuse, près de Verdun : Eppone curtis, Rotfridi curtis, Ingolini curtis, Teudegisilo villa, devenus aujourd’hui lppécourt, Récourt-la-Creux, Amblaincourt-sur-Aire, Thierville. C’étaient des demeures seigneuriales franques, de petites colonies allemandes en terre romane, qui, tôt ou tard, succombèrent à la romanisation. Dans les villes et dans les régions campagnardes isolées étaient installées des colonies allemandes plus fortes qui conservèrent leur langue assez longtemps encore ; c’est de l’une d’elles que jaillit, par exemple, encore à la fin du IXe siècle, le Ludwigslied((Le Ludwigslied est un poème rédigé en franconien qui célèbre la victoire de Louis III sur les Normands à Saucourt en 881.)) ; mais une grande partie des seigneurs francs avaient déjà été romanisés avant, et la preuve en est fournie par les formules de serment des rois et des grands de 842 dans lesquelles le roman apparaît déjà comme la langue officielle de la France.

   Les groupes linguistiques une fois délimités (sous réserve de guerres postérieures de conquête ou d’extermination, comme elles furent menées, par exemple, contre les Slaves de l’Elbe), il était naturel qu’ils servent de données de base à la formation des Etats, que les nationalités commencent à se développer pour devenir des nations. La puissance qu’avait cet élément dès le IXe siècle est démontrée par l’effondrement rapide de l’Etat mixte de Lotharingie. Certes, pendant tout le moyen âge, les frontières linguistiques et nationales furent loin de coïncider ; mais, à l’exception peut-être de l’Italie, chaque nationalité était tout de même représentée en Europe par un grand Etat particulier, et la tendance à établir des Etats nationaux qui ressort d’une façon toujours plus claire et plus consciente, constitue un des principaux leviers de progrès du moyen âge.

   Or, dans chacun de ces Etats médiévaux, le roi constituait le sommet de toute la hiérarchie féodale, sommet auquel les vassaux ne pouvaient échapper et contre lequel ils se trouvaient en même temps en état de rébellion permanente. Le rapport de base de toute l’économie féodale, l’octroi de terre contre la prestation de certains services et redevances personnels, offrait déjà, sous sa forme originelle la plus simple, assez matière à litiges, surtout là où beaucoup avaient intérêt à chercher des querelles. Aussi, où devait-on en être à la fin du moyen âge, où, dans tous les pays, les relations de vasselage constituaient un enchevêtrement inextricable de droits et d’obligations accordés, retirés, renouvelés, périmés, transformés, ou conditionnés différemment ? Charles le Téméraire, par exemple, était, pour une partie de ses terres, vassal de l’empereur, pour l’autre, vassal du roi de France ; d’autre part, le roi de France, son suzerain, était en même temps pour certains territoires vassal de Charles le Téméraire, son propre vassal ; comment échapper ici aux conflits ? D’où ce jeu séculaire et alterné d’attraction des vassaux vers le centre royal qui peut seul les protéger contre l’extérieur et entre eux, et de répulsion loin de ce centre, en quoi se change inéluctablement et constamment cette attraction ; d’où cette lutte ininterrompue entre royauté et vassaux dont le fracas sinistre couvrit tout le reste pendant cette longue période où le pillage était la seule source de revenus digne de l’homme libre ; d’où cette série sans fin et toujours renouvelée de trahisons, de meurtres, d’empoisonnements, de perfidies et de toutes les bassesses imaginables qui se cache derrière le nom poétique de chevalerie et ne cesse de parler d’honneur et de fidélité.

   Il est évident que, dans ce chaos général, la royauté était l’élément de progrès. Elle représentait l’ordre dans le désordre, la nation en formation en face de l’émiettement en Etats vassaux rivaux. Tous les éléments révolutionnaires, qui se constituaient sous la surface de la féodalité en étaient tout aussi réduits à s’appuyer sur la royauté que celle-ci en était réduite à s’appuyer sur eux. L’alliance entre royauté et bourgeoisie date du Xe siècle ; souvent interrompue par des conflits – car au moyen âge rien ne poursuit sa route avec constance – elle se renouvela toujours plus ferme et plus puissante, jusqu’à ce qu’elle ait aidé la royauté à remporter la victoire définitive et que celle-ci, en signe de reconnaissance, subjuguât et pillât son alliée.

   Les rois, aussi bien que les bourgeois, trouvaient un appui puissant dans la corporation naissante des juristes. Avec la redécouverte du droit romain, la division du travail s’opéra entre les prêtres, consultants de l’époque féodale, et les juristes non ecclésiastiques. Ces nouveaux juristes appartenaient essentiellement, dès l’origine, à la classe bourgeoise ; mais, d’autre part, le droit qu’ils étudiaient, enseignaient, exerçaient, était aussi essentiellement antiféodal par son caractère, et, à un certain point de vue, bourgeois. Le droit romain est à tel point l’expression juridique classique des conditions de vie et des conflits d’une société où règne la pure propriété privée, que toutes les législations postérieures n’ont pu y apporter aucune amélioration essentielle. Or, la propriété bourgeoise du moyen âge présentait encore un fort amalgame de limitations féodales, par exemple elle se composait pour une grande part de privilèges ; le droit romain était donc aussi dans cette mesure très en avance sur les conditions bourgeoises de l’époque. Mais la suite du développement historique de la propriété bourgeoise ne pouvait consister qu’en son évolution vers la pure propriété privée, comme ce fut aussi le cas. Or ce développement devait trouver un puissant levier dans le droit romain, qui contenait déjà tout prêt ce vers quoi la bourgeoisie de la fin du moyen âge ne tendait encore qu’inconsciemment.

   Même si, dans de nombreux cas individuels, le droit romain servait de prétexte à une oppression renforcée des paysans par la noblesse, par exemple, là où les paysans ne pouvaient pas apporter de preuves écrites de leur affranchissement de charges par ailleurs usuelles, cela ne change rien à la chose. Même sans le droit romain, la noblesse aurait trouvé des prétextes semblables, et elle en trouvait tous les jours. C’était en tout cas un énorme progrès qu’entrât en vigueur un droit qui ne connaît absolument pas les conditions féodales et qui anticipe entièrement la propriété privée moderne.
Nous avons vu comment, sur le plan économique, la noblesse féodale commença à devenir superflue, voire même gênante dans la société de la fin du moyen âge ; comment aussi, sur le plan politique, elle était déjà une entrave au développement des villes et de l’Etat national, possible à cette époque sous la forme monarchique seulement. Elle avait été maintenue malgré tout par cette circonstance qu’elle avait jusque-là le monopole du maniement des armes, que sans elle on ne pouvait faire de guerre ni livrer de bataille. Cela devait changer aussi ; le dernier pas allait être fait pour prouver à la noblesse féodale que la période de la société et de l’Etat qu’elle dominait touchait à son terme, que, dans sa qualité de chevalier, même sur le champ de bataille, on ne pouvait plus l’utiliser.

   Combattre le régime féodal avec une armée elle-même féodale dans laquelle les soldats sont liés par des liens plus forts à leur suzerain immédiat qu’au commandement de l’armée royale, – c’était évidemment tourner dans un cercle vicieux et ne pas avancer d’on pas. Des le début du XIVe siècle, les rois s’efforcent de s’émanciper de cette armée féodale, de créer leur propre armée. A partir de cette époque, nous trouvons dans les armées royales une proportion sans cesse croissante de troupes enrôlées ou louées. Au commencement, il s’agit surtout de l’infanterie, composée des déchets des villes et de serfs déserteurs, Lombards, Génois, Allemands, Belges, etc., employée à l’occupation des villes et au service des sièges, à peine utilisable au début dans les batailles en rase campagne. Mais déjà vers la fin du moyen âge, nous trouvons aussi des chevaliers qui, avec leurs suites rassemblées Dieu sait comment, se louent au service des princes étrangers et annoncent par là l’effondrement irrémédiable des conditions de la guerre féodale.

   En même temps, dans les villes et parmi les paysans libres, là où il en existait encore et où il s’en était formé de nouveaux, se créaient les conditions de base d’une infanterie aguerrie. Jusque-là la chevalerie, avec sa suite également montée, ne constituait pas tellement le noyau de l’armée, que plutôt l’armée elle-même ; le train des serfs qui l’accompagnaient à pied comme valets d’armée n’apparaissait – en rase campagne – que pour déserter et pour piller. Tant que dura l’apogée de la féodalité, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la cavalerie livra toutes les batailles et en décida. A partir de cette date, la chose change, et, en vérité, sur plusieurs points en même temps. La disparition progressive du servage en Angleterre créa une classe nombreuse de paysans libres, propriétaires fonciers (yeomen) ou fermiers, et fournit ainsi la matière première d’une nouvelle infanterie, exercée au maniement de l’arc, l’arme nationale anglaise de l’époque. L’introduction de ces archers qui combattaient toujours à pied, qu’ils fussent montés ou non pendant la marche, donna lieu à une importante modification dans la tactique des armées anglaises. A partir du XIVe siècle, la chevalerie anglaise se bat de préférence à pied, là où le terrain ou d’autres circonstances s’y prêtent. Derrière les archers qui entament le combat et effritent l’ennemi, la phalange fermée de la chevalerie attend pied à terre l’assaut adverse ou le moment propice pour avancer, tandis qu’une partie seulement reste à cheval pour soutenir le combat décisif par des attaques de flanc. Les victoires ininterrompues des Anglais en France à cette époque reposent essentiellement sur cette restauration d’un élément défensif dans l’armée et, pour la plupart, sont tout autant des batailles défensives avec contre-attaques que celles de Wellington en Espagne et en Belgique. L’adoption par les Français de la nouvelle tactique – peut-être à partir du moment où les arbalétriers italiens qu’ils louèrent tinrent lieu d’archers anglais – mit fin à la marche victorieuse des Anglais. De même, au début du XIVe siècle, l’infanterie des villes de Flandre avait osé – et souvent avec succès – affronter la chevalerie française en rase campagne, et, en essayant de livrer traîtreusement les paysans impériaux libres de Suisse au grand-duc d’Autriche qui n’était autre que lui-même, l’empereur Albert poussa à la création de la première infanterie de renommée européenne. Dans les triomphes des Suisses sur les Autrichiens et sur les Bourguignons, la cavalerie cuirassée – montée ou à pied – succomba définitivement devant l’infanterie, l’armée féodale devant les débuts de l’armée moderne, le chevalier devant le bourgeois et le paysan libre. Et pour confirmer dès l’abord le caractère bourgeois de leur République, la première République indépendante d’Europe, les Suisses firent argent immédiatement de leur gloire militaire. Tous les scrupules politiques disparurent ; les cantons se transformèrent en bureaux d’enrôlement, afin de rassembler des mercenaires pour le plus offrant. Ailleurs aussi, et notamment en Allemagne, le tambour du racoleur circula ; mais le cynisme d’un gouvernenment qui ne semblait être là que pour vendre ses ressortissants, reste inégalé jusqu’au moment où, à l’époque de l’avilissement national le plus profond, des princes allemands le surpassèrent.

   Ensuite, au XIVe siècle, la poudre à canon et l’artillerie furent également apportées en Europe par les Arabes en passant par l’Espagne. Jusqu’à la fin du moyen âge l’arme à feu portative resta sans importance, ce qui se conçoit, car la flèche de l’archer de Crécy portait tout aussi loin et touchait peut-être plus sûrement – bien qu’elle n’eût pas le même effet – que le fusil à canon lisse du fantassin de Waterloo. Le canon de campagne était encore également dans l’enfance ; par contre les canons lourds avaient déjà plus d’une fois battu en brèche les remparts exposés des châteaux des chevaliers et annoncé à la noblesse féodale que la poudre scellait la fin de son règne.

   La diffusion de l’imprimerie, la reprise de l’étude de la littérature antique, tout le mouvement de la culture qui se renforce et s’universalise de plus en plus à partir de 1450, tout cela favorisa la bourgeoisie et la royauté dans leur lutte contre la féodalité.

   L’action conjuguée de ces causes, renforcée d’année en année par leur action réciproque croissante les unes sur les autres, qui poussait de plus en plus en avant dans une même direction, décida, dans la deuxième moitié du XVe siècle, de la victoire, sinon de la bourgeoisie, du moins de la féodalité. Partout en Europe, jusque dans les pays secondaires lointains qui n’avaient pas passé par l’état féodal, la puissance royale prit le dessus d’un seul coup. Dans la presqu’île ibérique, deux des souches linguistiques romanes s’unirent pour former le royaume d’Espagne, et le royaume d’Aragon qui parlait le provençal se soumit au castillan comme langue écrite ; la troisième souche unifia son territoire linguistique, à l’exception de la Galice, pour former le royaume de Portugal, la Hollande ibérique, se détourna de l’intérieur et prouva par son activité maritime son droit à une existence séparée. En France, après le déclin de l’Etat bourguignon, Louis XI réussit enfin à instaurer si fortement l’unité nationale que représentait la royauté sur le territoire français encore très découpé, que son successeur pouvait déjà se mêler des querelles italiennes et que cette unité ne fut plus mise en question qu’une fois, et pour peu de temps, par la Réforme. L’Angleterre avait enfin abandonné ses guerres don quichottesques de conquêtes en France, qui, à la longue, l’auraient saignée ; la noblesse féodale chercha une compensation dans les guerres des Deux-Roses et trouva plus qu’elle avait cherché ; elle s’usa et mit sur le trône la dynastie des Tudor dont la puissance royale dépassa celle de tous ses devanciers et de ses successeurs. Les pays scandinaves avaient fait depuis longtemps leur unité ; depuis sa réunion à la Lituanie, la Pologne allait au-devant de sa période d’apogée avec une puissance royale encore intacte, et, même en Russie, le renversement des petits princes et la libération du joug tatar avaient marché la main dans la main et avaient été définitivement scellés par Ivan III. Dans toute l’Europe, il n’y avait que deux pays où la royauté, et l’unité nationale alors impossible sans elle, n’existaient pas ou n’avaient existé que sur le papier : l’Italie et l’Allemagne.

F. Engels, 1884.

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