La guerre des paysans en Allemagne
Friedrich Engels
III. Précurseurs de la guerre des paysans entre 1476 et 1517
Cinquante ans environ après la répression du mouvement hussite, se manifestèrent les premiers symptômes de l’esprit révolutionnaire qui germait chez les paysans allemands.
C’est dans l’évêché de Wurzbourg, région que la guerre des hussites, « les mauvais gouvernements, les nombreux impôts, les taxes, les dissensions, les hostilités, la guerre, l’incendie, le meurtre, la prison, etc. » avaient déjà appauvrie et que continuellement les évêques, les prêtres et les nobles pillaient sans vergogne, qu’éclata en 1476 la première révolte paysanne. Un jeune berger et musicien, Hans Böheim de Nicklashausen, appelé également Jean le Timbalier et Jean le Joueur de fifre, entra subitement en scène comme prophète dans la vallée de la Tauber. Il racontait que la Vierge Marie lui était apparue et qu’elle lui avait ordonné de brûler son tambourin, de cesser de s’adonner à la danse et aux autres plaisirs coupables, et d’exhorter au contraire le peuple à la pénitence. Chacun devait renoncer à ses pêchés et aux vanités de ce monde, quitter toute parure et tout ornement, et se rendre en pèlerinage auprès de la Vierge, à Niklashausen, pour obtenir le pardon de ses pêchés.
Nous trouvons déjà ici, chez le premier précurseur du mouvement, cet ascétisme que nous rencontrons dans toutes les révoltes teintées de religion du moyen âge, ainsi que dans les temps modernes au début de chaque mouvement prolétarien. Cette rigueur de mœurs ascétique, cette exigence de renonciation à toutes les jouissances et à tous les plaisirs de l’existence établissent d’une part, en face des classes dominantes, le principe de l’égalité spartiate, et constituent d’autre part une étape de transition nécessaire, sans laquelle la couche inférieure de la société ne peut jamais se mettre en mouvement. Pour développer son énergie révolutionnaire, pour acquérir une conscience claire de sa position hostile à l’égard de tous les autres éléments de la société, pour se concentrer elle-même en tant que classe, elle doit commencer par rejeter tout ce qui pourrait la réconcilier avec le régime social existant, renoncer aux rares plaisirs qui lui font encore momentanément supporter son existence opprimée, et que même l’oppression la plus dure ne peut lui arracher. Cet ascétisme plébéien et prolétarien se distingue absolument par sa forme farouchement fanatique comme par son contenu, de l’ascétisme bourgeois, tel que le prêchaient la morale bourgeoise luthérienne et les puritains anglais (à la différence des indépendants et des sectes plus avancées), et dont tout le secret réside dans l’esprit d’épargne bourgeois. Il va d’ailleurs de soi que cet ascétisme plébéien et prolétarien perd son caractère révolutionnaire au fur et à mesure que, d’une part, le développement des forces de production modernes multiplie à l’infini les objets de jouissance, rendant ainsi superflue l’égalité spartiate, et que, d’autre part, la situation sociale du prolétariat, et par conséquent le prolétariat lui-même, deviennent de plus en plus révolutionnaires. Cet ascétisme disparaît dès lors peu à peu dans les masses et se perd dans les sectes qui s’y obstinent, soit directement dans la ladrerie bourgeoise, soit dans une emphatique chevalerie de la vertu, qui en pratique aboutit également à une avarice de petits bourgeois ou d’artisans bornés. Il est d’autant moins nécessaire de prêcher la renonciation à la masse des prolétaires qu’ils ne possèdent presque plus rien à quoi ils puissent encore renoncer.
Les sermons de pénitence de Jean le Joueur de fifre eurent un succès considérable. Tous les prophètes de l’insurrection commencèrent par là et en effet, seul un effort violent, une renonciation brusque à son genre de vie habituel pouvaient mettre en mouvement cette masse paysanne dispersée, clairsemée, grandie dans la soumission aveugle. Les pèlerinages à Niklashausen commencèrent et prirent rapidement une grande extension et plus le peuple y affluait en masse, plus le jeune rebelle exposait ouvertement ses projets. La Vierge de Niklashausen lui avait annoncé, disait-il, que dorénavant il ne devait plus y avoir d’empereur, ni de prince, ni de pape, ni d’autres autorités spirituelles ou temporelles. Les hommes seraient désormais des frères. Ils gagneraient leur pain grâce au travail de leurs mains et aucun ne posséderait plus que son voisin. Tous les cens, redevances, corvées, douanes, impôts et autres taxes et prestations seraient supprimés pour l’éternité, et les bois, les rivières et les prairies seraient partout libres.
Le peuple accueillit avec enthousiasme le nouvel Évangile. La renommée du prophète, « le message de Notre-Dame », se répandit rapidement au loin de l’Odenwald, du Main, du Kocher et de la Jagst, même de la Bavière, de la Souabe et du Rhin affluèrent vers lui des foules de pèlerins. On se racontait les miracles qu’il aurait accomplis, on s’agenouillait devant lui et on l’adorait comme un saint On s’arrachait les touffes de son bonnet comme si c’étaient des reliques ou des amulettes. En vain les prêtres intervenaient-ils contre lui et décrivaient-ils ses visions comme des fantasmagories diaboliques et ses miracles comme des duperies infernales. La masse des croyants s’accroissait impétueusement. La secte révolutionnaire commença à se constituer. Les prêches dominicaux du pâtre rebelle réunirent À Niklashausen des assemblées de plus de 40 000 personnes.
Pendant plusieurs mois, Jean le Joueur de fifre prêcha devant les masses. Mai il n’avait pas l’intention de s’en tenir aux sermons. Il entretenait des rapports secrets avec le curé de Niklashausen et avec deux chevaliers, Kunz von Thunfeld et son fils, qui s’étaient ralliés à la nouvelle doctrine et devaient être les chefs militaires de l’insurrection projetée. Enfin, le dimanche avant la Saint-Cilian, sa puissance lui paraissant suffisamment établie, il donna le signal du mouvement. En terminant son prêche, il déclara :
« Et maintenant, rentrez chez vous et réfléchissez à ce que la très sainte Mère de Dieu vous a annoncé : samedi prochain, laissez à la maison les femmes, les enfants et les vieillards, mais vous, les hommes, revenez ici à Niklashausen, le jour de la sainte Marguerite, c’est-à-dire samedi prochain, et amenez avec vous vos frères et vos amis, quel qu’en soit le nombre. Cependant ne venez pas avec votre bâton de pèlerin, mais en armes, dans une main le cierge, dans l’autre l’épée, la pique ou la hallebarde. Et la sainte Vierge vous dira ce qu’elle veut que vous fassiez. »
Toutefois avant l’arrivée en masse des paysans, les cavaliers de l’évêque avaient déjà enlevé pendant la nuit le prophète de l’insurrection et l’avaient interné au château de Wurzbourg. Au jour fixé, près de 34000 paysans en armes se rassemblèrent, mais la nouvelle de cet enlèvement les abattit. La plus grande partie se dispersa. Les initiés en groupèrent environ 16000 et se rendirent avec eux devant le château, sous la direction de Kunz von Thunfeld et de son fils Michael. L’évêque les amena, à force de promesses, à se retirer mais à peine avaient-ils commencé à se disperser qu’ils furent traîtreusement assaillis par les cavaliers de l’évêque, et un certain nombre d’entre eux faits prisonniers. Deux furent décapités, Jean le Joueur de fifre lui-même fut brûlé. Kunz von Thunfeld dut s’enfuir et n’obtint la permission de rentrer au pays qu’en cédant la totalité de ses biens à l’évêché. Les pèlerinages à Niklashausen continuèrent quelque temps encore, mais furent finalement interdits aussi.
Après cette première tentative, l’Allemagne se calma pendant assez longtemps. Ce n’est qu’à la fin des années 1490-1500 que commencèrent de nouvelles révoltes et conjurations paysannes.
Nous ne nous étendrons pas sur la révolte paysanne hollandaise de 1491-92 qui ne fut enfin réprimée que par le duc Albert de Saxe, à la bataille de Heemskerk ni sur la révolte qui éclata au cours de la même année chez les paysans de l’abbaye de Kempten, en Haute-Souabe ni sur l’insurrection des paysans frisons sous la direction de Syaard Aylva, en 1497, qui fut également réprimée par Albert de Saxe. Ces révoltes, ou bien éclatèrent trop loin du théâtre de la véritable Guerre des paysans, ou bien ne furent que de simples luttes des paysans libres contre la tentative de les soumettre de force au féodalisme. Nous passerons immédiatement aux deux grandes conjurations qui préparèrent la Guerre des paysans: celles du Bundschuh et du Pauvre Konrad.
La même disette qui avait provoqué, dans les Pays-Bas, la révolte des paysans, amena en 1493 la constitution en Alsace d’une ligue secrète de paysans et de plébéiens à laquelle participèrent également des éléments de l’opposition purement bourgeoise, et avec laquelle sympathisait même plus ou moins une partie de la petite noblesse. Le siège de la ligue était la région de Sélestat, Soultz, Dambach, Rosheim, Scherwiller, etc. Les conjurés demandaient le pillage et l’extermination des Juifs, dont l’usure pressurait déjà, à cette époque comme aujourd’hui encore, les paysans alsaciens l’introduction d’une année jubilaire, où toutes les dettes seraient annulées la suppression des droits de douanes, accises et autres charges fiscales, de la justice ecclésiastique et du tribunal impérial de Rottweil le droit de vote des impôts la réduction du revenu des prêtres à une prébende de 50 à 60 florins la suppression de la confession auriculaire et le droit pour chaque communauté d’élire ses propres tribunaux. Le plan des conjurés était de s’emparer par surprise, dès qu’on serait suffisamment forts, de la forteresse de Sélestat, de confisquer les caisses de la ville et des monastères, et de soulever de là toute l’Alsace. La bannière de l’association, qui devait être déployée au moment de l’insurrection, portait un soulier de paysan, avec de longues lanières: le Bundschuh, qui désormais donna son nom et son symbole à toutes les conjurations paysannes des 20 années suivantes.
Les conjurés avaient coutume de tenir leurs réunions la nuit sur le mont solitaire Hungerberg. L’entrée dans la ligue était accompagnée des cérémonies les plus mystérieuses et des menaces de châtiments les plus sévères contre les traîtres. Cependant, l’affaire s’ébruita juste à la veille du coup contre Sélestat, pendant la semaine sainte de l’année 1493. Les autorités intervinrent rapidement. Un grand nombre de conjurés furent arrêtés et mis à la torture. Les uns furent écartelés ou décapités, les autres furent amputés des mains ou des doigts et chassés du pays. Un grand nombre s’enfuit en Suisse.
Mais ce premier démantèlement n’anéantit en aucune façon le Bundschuh. Au contraire, il continua à subsister clandestinement, et les nombreux réfugiés dispersés à travers la Suisse et l’Allemagne du Sud devinrent autant d’émissaires qui, rencontrant partout, avec la même oppression, le même penchant à la révolte, étendirent le Bundschuh à tout le territoire badois actuel. On ne peut s’émpêcher d’admirer la ténacité et la constance avec lesquelles les paysans de l’Allemagne du Sud conspirèrent pendant prés de trente ans, à partir de 1493, surmontèrent toutes les difficultés provenant de leur état de dispersion et s’opposant à la constitution d’une vaste organisation centralisée, et, après de nombreux démantèlements, défaites et exécutions de leurs chefs, renouèrent chaque fois les fils de la conspiration, jusqu’au jour de l’insurrection générale.
En 1502, se manifestèrent, dans l’évêché de Spire, qui englobait alors également la région de Bruchsal, les symptômes d’un mouvement clandestin parmi les paysans. Le Bundschuh s’y était réorganisé avec un succès vraiment considérable. Près de 7000 hommes faisaient partie de l’organisation, dont le centre était à Untergrombach, entre Bruchsal et Weingarten, et dont les ramifications s’étendaient en descendant le Rhin jusqu’au Main et jusqu’au-delà du margraviat de Bade. Son programme contenait les points suivants: refus du paiement du cens, des dîmes, des impôts et douanes aux princes, seigneurs et prêtres abolition du servage confiscation des cloîtres et autres biens ecclésiastiques et partage de ceux-ci entre les gens du peuple plus d’autre maître que l’empereur.
Nous trouvons ici pour la première fois, chez les paysans, la revendication de la sécularisation des biens du clergé au profit du peuple et celle de la monarchie allemande une et indivisible, deux revendications qui dès lors réapparaissent régulièrement au sein de la fraction la plus avancée des paysans et des plébéiens, jusqu’à ce que Thomas Münzer substitue au partage des biens d’Eglise leur confiscation au profit de la communauté des biens et à l’empire allemand uni, la République une et indivisible.
Le Bundschuh rénové avait, comme l’ancien, son lieu de réunion secret, son serment de discrétion absolue, ses cérémonies d’admission et son étendard portant l’inscription : « Rien que la justice de Dieu ! » Le plan d’action était à peu près le même que celui des Alsaciens : on s’emparerait par surprise de Bruchsal, dont la majorité de la population faisait partie de la ligue, on y organiserait une armée qui serait ensuite envoyée comme centre de ralliement mobile dans les principautés environnantes.
Le plan fut trahi par un ecclésiastique auquel un des conjurés s’était confessé. Les gouvernements prirent immédiatement des mesures de représailles. A quel point l’organisation avait des ramifications lointaines, c’est ce qui ressort de la panique qui s’empara des divers Etats impériaux d’Alsace et de la Ligue souabe. On rassembla des troupes et l’on procéda à des arrestations en masse.
L’empereur Maximilien, le « dernier chevalier », édicta les ordonnances les plus sanguinaires pour châtier l’entreprise inouïe des paysans. Cà et là, il y eut des attroupements et de la résistance armée, mais les armées paysannes dispersées ne tinrent pas longtemps. Une partie des conjurés furent exécutés, un grand nombre s’enfuirent mais le secret fut si bien gardé que la plupart, même le chef, purent rester tranquillement soit dans leur propre localité soit dans les pays voisins.
Après cette nouvelle défaite un calme apparent assez long se produisit dans les luttes de classes. Mais le travail se poursuivit secrètement. En Souabe, se constitua dès les premières années du XVIe siècle, manifestement en liaison avec les membres dispersés du Bundschuh, une nouvelle ligue, le Pauvre Konrad. Dans la Forêt-Noire, le Bundschuh continua à subsister dans un certain nombre de petits cercles isolés, jusqu’à ce qu’au bout de dix ans un chef paysan énergique réussit à grouper à nouveau, en une grande conjuration, les différents fils du mouvement. Les deux conspirations apparurent au grand jour, peu de temps l’une après l’autre, au cours des années mouvementées de 1513 à 1515, au cours desquelles les paysans suisses, hongrois et slovènes déclenchèrent une série de soulèvements importants.
Le réorganisateur du Bundschuh de la région du Rhin supérieur était Joss Fritz, d’Untergrombach, un des réfugiés de la conspiration de 1502, ancien soldat et caractère remarquable à tous points de vue. Depuis sa fuite, il avait séjourné en différentes localités situées entre le lac de Constance et la Forêt-Noire, et s’était finalement établi à Lehen, près Fribourg-en-Brisgau, où il était même devenu garde-champètre ! Comment, de là, il réorganisa l’association et avec quelle habilité il sut y faire entrer les gens les plus différents, sur ce point les pièces de l’instruction contiennent les détails les plus intéressants. Grâce à son talent diplomatique et à son inlassable persévérance, ce conspirateur modèle réussit à impliquer dans la ligue un nombre incroyable de gens appartenant aux catégories sociales les plus diverses: chevaliers, prêtres, bourgeois, plébéiens et paysans. Il semble à peu près certain qu’il organisa même plusieurs degrés, plus ou moins nettement séparés, dans la conspiration. Tous les éléments utilisables furent employés avec une prudence et une habileté extraordinaires. Outre les émissaires plus initiés qui parcouraient le pays sous les déguisements les plus divers, les chemineaux et mendiants furent employés aux missions subalternes. Joss Fritz était en rapport direct avec les rois des mendiants et tenait dans sa main, par leur intermédiaire, toute la nombreuse population des vagabonds. Ces rois des mendiants jouent un rôle considérable dans sa conspiration. C’étaient des figures extrêmement originales. L’un parcourait le pays avec une petite fille, soi-disant infirme des jambes, pour laquelle il mendiait. Il portait plus de huit insignes à son chapeau, les quatorze saints martyrs, sainte Odile, Notre-Dame, etc., avec cela, une longue barbe rousse et un grand bâton noueux, avec un poignard et un aiguillon. Un autre, qui quêtait pour saint Valentin, vendait des aromates et du semen-contra, portait une robe longue couleur de fer, une barrette rouge avec l’enfant de Trente, une épée au côté et plusieurs couteaux ainsi qu’un poignard à la ceinture. D’autres arboraient des blessures qu’ils entretenaient artificiellement et portaient des accoutrements fantastiques du même genre. Ils étaient au moins dix. Ils devaient, pour 2000 florins, soulever en même temps l’Alsace, le margraviat de Bade et le Brisgau et se rassembler avec au moins 2000 des leurs, le jour de la fête patronale de Saverne, à Rosen, sous le commandement de Georg Schneider, un ancien capitaine de lansquenets, pour s’emparer de la ville. Entre les membres de la ligue proprement dits on avait établi de station à station un service d’estafettes. Joss Fritz et son principal émissaire, Stoffel de Fribourg, chevauchaient continuellement d’un endroit à l’autre, et passaient en revue pendant la nuit les nouvelles recrues. Sur l’extension de la ligue sur le cours supérieur du Rhin et dans la Forêt-Noire, les actes de l’instruction fournissent des preuves suffisantes. Ils contiennent le nom et le signalement d’un nombre incalculable d’adhérents provenant des localités les plus différentes de la région. La plupart sont des artisans, puis viennent les paysans et les aubergistes, quelques nobles, des prêtres (entre autres celui de Lehen) et des soldats licenciés. On se rend compte, rien que d’après cette composition, du caractère bien plus développé que le Bundschuh avait pris sous la direction de Joss Fritz. L’élément plébéien des villes commençait de plus en plus à compter. Les ramifications de la conspiration s’étendaient sur toute l’Alsace, le Bade actuel et jusque dans le Wurtemberg et au Main. De temps en temps de grandes assemblées se tenaient sur des montagnes écartées, sur le Kniebis, etc., où l’on discutait des affaires de la ligue. Les réunions des chefs, auxquelles assistaient fréquemment les membres de la localité ainsi que des délégués des localités éloignées, avaient lieu sur la Hartmatte, près de Lehen, et c’est là que furent adoptés les quatorze articles de l’association. Pas d’autre maître que l’empereur et (d’après quelques-uns) le pape abolition du tribunal de Rottweil, limitation de la justice ecclésiastique aux affaires spirituelles suppression de tous les cens qui seraient payés jusqu’à concurrence de la valeur du capital réduction à cinq pour cent du taux maximum de l’intérêt liberté de la chasse, de la pêche, du pâturage et du ramassage du bois limitation des bénéfices à un par prêtre confiscation des biens ecclésiastiques et des joyaux des monastères au profit du trésor de guerre de la ligue suppression de tous les impôts et douanes iniques paix éternelle pour toute la chrétienté lutte énergique contre tous les ennemis de la ligue établissement d’un impôt spécial au profit de l’organisation prise d’une ville forte, Fribourg, où serait établi le siège de l’association ouverture de négociations avec l’empereur, dès que les troupes de la ligue seraient réunies, et avec la Suisse, en cas de refus de l’empereur. Tels sont les points sur lesquels on se mit d’accord. On se rend compte, d’après ce qui précède, combien d’une part les revendications des paysans et des plébéiens avaient pris un caractère de plus en plus net et ferme, et comment d’autre part on avait dû faire, dans la même mesure, des concessions aux modérés et aux hésitants.
L’insurrection devait éclater vers l’automne de 1513. Il ne manquait plus que la bannière de la ligue, et Joss Fritz se rendit à Heilbronn pour la faire peindre. Outre toutes sortes d’emblèmes et d’images, elle portait le Bundschuh, avec l’inscription suivante : « Seigneur, soutiens ta justice divine ! » Mais pendant son absence une tentative trop précipitée en vue de s’emparer par surprise de Fribourg fut faite et prématurément découverte. Quelques indiscrétions dans la propagande mirent le Conseil de Fribourg et le margrave de Bade sur les traces de la conspiration la trahison de deux conjurés compléta la série des révélations. Immédiatement le margrave, le Conseil de Fribourg et le gouvernement impérial à Ensisheim mirent en campagne leurs sbires et leurs soldats. Un certain nombre de membres du Bundschuh furent arrêtés, mis à la torture et exécutés. Cependant, cette fois encore, la plupart réussirent à s’enfuir et en particulier Joss Fritz. Les gouvernements suisses poursuivirent cette fois les réfugiés très énergiquement et en exécutèrent même plusieurs. Mais pas plus que leurs voisins ils ne purent empêcher que la plus grande partie des fugitifs restassent constamment à proximité de leur domicile et même y retournassent peu à peu. C’est le gouvernement alsacien d’Ensisheim qui se déchaîna le plus sur son ordre beaucoup de conjurés furent décapités, roués ou écartelés. Joss Fritz lui-même séjournait la plupart du temps sur la rive suisse du Rhin, mais il passait fréquemment en Forêt-Noire, sans qu’on pût jamais s’emparer de lui.
Les raisons pour lesquelles les Suisses s’étaient, cette fois, unis au gouvernements voisins contre les adhérents du Bundschuh s’expliquent par l’insurrection paysanne qui éclata l’année suivante, en 1514, à Berne, à Soleure et à Lucerne et qui eut en général pour résultat une épuration des gouvernements aristocratiques et du patriciat. En outre, les paysans réussirent à obtenir un certain nombre de privilèges. Si ces insurrections locales réussirent, cela est dû simplement au fait qu’en Suisse la concentration était encore plus faible qu’en Allemagne. En 1525, les paysans vinrent également partout facilement à bout de leurs seigneurs locaux, mais ils succombèrent devant les armées bien organisées des princes et précisément de telles armées n’existaient pas en Suisse.
En même temps que le Bundschuh dans le Bade et manifestement en liaison directe avec lui, s’était constituée dans le Wurtemberg une seconde conspiration. Les documents prouvent qu’elle existait déjà en 1503, et comme le nom de Bundschuh était trop dangereux depuis le démantèlement du centre d’Untergrombach, elle prit le nom de Pauvre Conrad. Son siège principal était la vallée de la Rems, au pied des montagnes de Hohenstaufen. Son existence n’était plus un secret depuis longtemps, du moins parmi le peuple. L’oppression impitoyable que faisait peser sur les paysans le gouvernement du duc Ulrich, ainsi qu’une série d’années de famine, qui contribuèrent puissamment à provoquer les mouvements de 1513 et de 1514, avaient renforcé le nombre des ligueurs. Les nouveaux impôts sur le vin, la viande et le pain, ainsi qu’un impôt sur le capital d’un Pfennig par an et par florin, provoquèrent l’explosion. On devait tout d’abord s’emparer de la ville de Schorndorf, où se réunissaient les chefs de la conspiration, dans la maison du coutelier Kaspar Pregizer. L’insurrection éclata au printemps de 1514. Trois mille paysans, 5000 d’après d’autres, marchèrent sur la ville, mais les bonnes promesses des fonctionnaires du duc les décidèrent à se retirer. Le duc Ulrich accourut avec quatre-vingts cavaliers, après avoir promis la suppression des nouveaux impôts, et il trouva du fait de cette promesse le calme qui régnait partout. Il promit également de convoquer une diète chargée d’examiner toutes les doléances. Mais les chefs de l’association se rendaient parfaitement compte qu’Ulrich n’avait d’autre but que de maintenir le calme dans le peuple, jusqu’à ce qu’il eût recruté et rassemblé suffisamment de troupes pour pouvoir violer sa parole et prélever de force les impôts. C’est pourquoi, de la maison de Kaspar Pregizer, « la chancellerie du Pauvre Conrad », ils lancèrent des appels à un congrès de la ligue, qu’appuyèrent des émissaires envoyés dans toutes les directions. Le succès du premier soulèvement dans la vallée de la Rems avait eu pour résultat de développer partout le mouvement dans le peuple. C’est pourquoi les messages et les émissaires rencontrèrent partout un accueil favorable et le congrès, qui se réunit le 28 mai à Unterturkheim, groupa de nombreux délégués venus de toutes les parties du Wurtemberg. On décida de poursuivre sans trêve l’agitation et, à la première occasion, de frapper un grand coup dans la vallée de la Rems pour de là étendre l’insurrection dans tout le pays. Tandis que Bantelhans de Dettingen, un ancien soldat, et Singerhans de Wurtingen, un paysan notable, apportaient à la ligue l’adhésion de la Haute-Souabe, l’insurrection éclatait déjà de tous côtés. Singerhans fut certes surpris et fait prisonnier, mais les villes de Backnang, Winnenden, Markgroenningen tombèrent aux mains des paysans alliés aux plébéiens, et toute la contrée, de Weinsberg à Blaubeuren, et de là jusqu’à la frontière badoise, était en insurrection ouverte. Ulrich dut céder. Tout en convoquant la diète pour le 25 juin, il écrivit en même temps aux princes voisins et aux villes libres pour leur demander leur appui contre l’insurrection, qui mettait en danger tous les princes et les autorités et notabilités de l’Empire et « affectait une ressemblance étrange avec le Bundschuh ».
Entre temps, la diète, c’est-à-dire les représentants des villes et un grand nombre de délégués des paysans, qui réclamaient également des sièges au Landtag, se réunit dès le 18 juin à Stuttgart. Les prélats n’étaient pas encore arrivés. Quant aux chevaliers, ils n’avaient même pas été invités. L’opposition citadine de Stuttgart, ainsi que deux armées de paysans menaçantes à proximité, à Leonberg et dans la vallée de la Rems, appuyèrent les revendications des paysans. L’on décida d’accepter leurs délégués et de destituer et de châtier les trois conseillers haïs du duc : Lamparter, Thumb et Lorcher, d’adjoindre au duc un conseil composé de quatre chevaliers, de quatre bourgeois et de quatre paysans, de lui accorder une liste civile fixe et de confisquer, au profit du trésor de l’Etat, les cloîtres et les abbayes.
Le duc Ulrich répondit à ces décisions révolutionnaires par un coup de force. Le 21 juin il se rendit avec ses chevaliers et ses conseillers à Tubingen, où les prélats le suivirent, ordonna aux bourgeois de s’y rendre également, ce qu’ils firent, et y continua les séances de la diète sans les paysans. Là les bourgeois, placés sous la terreur militaire, trahirent leurs alliés les paysans. Le 8 juillet fut conclu l’accord de Tubingen, qui imposait au pays la charge de près d’un million de dettes ducales, au duc certaines restrictions qu’il ne respecta d’ailleurs pas, et payait les paysans de quelques minces et vagues promesses et d’une loi pénale très positive contre la sédition et les associations. De représentation des paysans à la diète il ne fut naturellement plus question. Les paysans crièrent à la trahison, mais comme le duc, depuis le transfert de ses dettes aux états, avait de nouveau du crédit, il rassembla rapidement des troupes, auxquelles s’adjoignirent celles que lui envoyèrent ses voisins, particulièrement l’électeur du Palatinat. C’est ainsi que, avant la fin de juillet, l’accord de Tubingen fut accepté par tout le pays et le nouveau serment de fidélité prêté. Ce n’est que dans la vallée de la Rems que le Pauvre Conrad opposa quelque résistance. Le duc, qui s’y rendit de nouveau lui-même, faillit être assassiné et un camp de paysans se constitua sur le Kappelberg. Mais comme l’affaire traînait en longueur, la plupart des insurgés se dispersèrent par suite du manque de vivres, et peu après, le reste s’éloigna également après avoir signé un accord équivoque avec quelques membres de la diète. Ulrich, dont l’armée s’était renforcée entre temps des contingents mis à sa disposition par les villes qui, leurs revendications étant maintenant satisfaites, se retournaient avec fanatisme contre les paysans, se jeta malgré l’accord sur la vallée de la Rems, dont les villes et les villages furent livrés au pillage: 1600 paysans furent faits prisonniers, 16 d’entre eux furent immédiatement décapités, les autres condamnés pour la plupart à des amendes considérables au profit d’Ulrich. Un grand nombre furent maintenus longtemps en prison. On édicta des lois sévères pour empêcher la reconstitution de l’association et de toutes les assemblées paysannes, et la noblesse souabe conclut une alliance spéciale pour réprimer toute tentative d’insurrection. Cependant, les principaux chefs du Pauvre Conrad avaient réussi à s’enfuir en Suisse, d’où ils retournèrent chez eux pour la plupart isolément, au bout de quelques années.
En même temps que se produisait le mouvement wurtembergeois, se manifestaient des symptômes de nouvelles menées du Bundschuh dans le Brisgau et le margraviat de Bade. A Buhl, une tentative d’insurrection eut lieu au mois de juin, mais elle fut immédiatement dispersée par le margrave Philippe. Le chef du mouvement, Gugel-Bastian, fut arrêté et décapité à Fribourg.
Cette même année 1514, au printemps également, une guerre générale des paysans éclata en Hongrie. On prêchait une croisade contre les Turcs et, comme d’habitude, on promit la liberté aux serfs et aux corvéables qui accepteraient de s’engager parmi les croisés. Près de 60000 paysans se réunirent et furent placés sous le commandement de Georg Dósza, un Székler, qui s’était déjà distingué au cours de précédentes campagnes contre les Turcs et y avait gagné un titre de noblesse. Mais les chevaliers et les magnats hongrois voyaient d’un mauvais oeil cette croisade qui menaçait de leur enlever leur propriété, leurs serfs. Ils poursuivirent les armées paysannes isolées et ramenèrent de force leurs serfs chez eux en les maltraitant. Lorsque la nouvelle en parvint à l’armée des croisés, là fureur des paysans opprimés éclata. Deux des plus ardents des prédicateurs de la croisade, Laurentius et Barnabas attisèrent dans l’armée, par leurs discours révolutionnaires, la haine contre la noblesse. Dósza lui-même partageait l’indignation de ses troupes à l’égard de la trahison des nobles. L’armée des croisés se transforma en une armée révolutionnaire, et il se mit à la tête de ce nouveau mouvement.
Il établit avec ses paysans son camp sur le Rakos, près de Pest. Les hostilités furent ouvertes par des bagarres avec des gens du parti de la noblesse dans les villages environnants et dans les faubourgs de Pest. Bientôt on en vint à des escarmouches, puis finalement à des vêpres siciliennes pour tous les nobles qui tombèrent entre les mains des paysans et à l’incendie de tous les châteaux environnants. La cour menaça, mais en vain. Lorsque la première sentence de la justice populaire eut été exécutée sur des nobles sous les murs de la capitale, Dósza passa à d autres opérations. Il partagea son armée en cinq colonnes. Deux furent envoyées dans les montagnes de la Haute-Hongrie, pour soulever tout le pays et anéantir la noblesse. La troisième, sous le commandement d’Ambros Szaleresi, un bourgeois de Pest, resta sur le Rakos pour surveiller la capitale. La quatrième et la cinquième furent conduites par Dósza et son frère Gregor contre Szegedin.
Entre temps, la noblesse s’était rassemblée à Pest. Elle appela à l’aide le voïvode de Transylvanie, Johann Zápolya. La noblesse alliée aux bourgeois de Budapest, battit et anéantit le corps campé sur le Rákos, après que Száleresi, avec les éléments bourgeois de l’armée paysanne, fut passé à l’ennemi. Une foule de prisonniers furent exécutés de la façon la plus barbare, les autres renvoyés chez eux, le nez et les oreilles coupés.
Dósza échoua devant Szegedin et marcha sur Csanád dont il s’empara, après avoir battu une armée de la noblesse commandée par Bâtory Istvân et l’évêque Csaky, et exercé sur les prisonniers, parmi lesquels se trouvaient également l’évêque et le trésorier du roi Teleki, des représailles sanglantes pour les cruautés commises sur le Rákos. A Csanád, il proclama la République, l’abolition de la noblesse, l’égalité de tous et la souveraineté du peuple, et marcha ensuite sur Temesvár, où Bátory s’était réfugié. Mais tandis qu’il assiégeait pendant deux mois cette forteresse et qu’il recevait l’appoint d’une nouvelle armée commandée par Anton Hosszu, les deux armées envoyées par lui dans la Haute-Hongrie furent battues en plusieurs combats par la noblesse et Johann Zápolya marcha contre lui à la tête de l’armée transylvanienne. Les paysans furent surpris et dispersés par Zápolya, Dósza lui-même fait prisonnier, rôti sur un trône ardent et mangé tout vif par ses propres partisans, qui n’eurent la vie sauve qu’à cette condition. Les paysans dispersés, rassemblés à nouveau par Laurentius et Hosszu, furent à nouveau battus, et tous ceux qui tombaient aux mains de l’ennemi furent empalés ou pendus. Les cadavres de paysans pendaient par milliers le long des routes ou à l’entrée des villages incendiés. Prés de 60 000 auraient été soit tués, soit massacrés. Mais la noblesse eut cependant soin de confirmer à nouveau, à la diète suivante, le servage des paysans comme loi du pays.
L’insurrection paysanne dans la « marche slovène », c’est-à-dire en Carinthie, en Carniole et en Styrie, qui éclata à la même époque, avait pour base une conjuration du genre Bundschuh, qui s’était déjà constituée dès 1503 dans cette région pressurée par la noblesse et les fonctionnaires de l’Empire, ravagée par la famine et les invasions des Turcs et qui avait déjà provoqué un soulèvement. Les paysans slovènes de cette région, comme les paysans allemands, levèrent à nouveau dès 1513 l’étendard des stara prawa (anciens droits) et si cette année encore ils se laissèrent apaiser, si en 1514 où ils se rassemblèrent encore plus massivement, ils furent amenés à se disperser par la promesse formelle de l’empereur Maximilien de rétablir les anciens droits, la guerre de revanche du peuple toujours trompé éclata d’autant plus furieusement au printemps 1515. De même qu’en Hongrie, les châteaux et les monastères furent partout détruits et les nobles faits prisonniers, jugés et décapités par des jurys de paysans. En Styrie et en Carinthie, le capitaine des troupes impériales Dietrichstein réussit à étouffer rapidement l’insurrection. Dans la Carniole, elle ne fut réprimée qu’à la suite de la prise de la ville de Rain (automne 1516) et des cruautés autrichiennes sans nombre qui s’ensuivirent, digne pendant aux atrocités commises par la noblesse hongroise.
On comprend qu’après une série de défaites aussi décisives et après ces atrocités massives de la noblesse, les paysans allemands soient restés assez longtemps tranquilles. Et cependant, ni les conspirations, ni les révoltes locales ne cessèrent jamais complètement. Dès 1516, la plupart des réfugiés du Bundschuh et du Pauvre Conrad retournèrent en Souabe et sur le cours supérieur du Rhin, et en 1517 le Bundschuh était déjà complètement reconstitué dans la Forêt-Noire. Joss Fritz lui-même, qui tenait toujours caché sur sa poitrine le vieux étendard de Bundschuh de 1513, parcourait à nouveau la Forêt-Noire et déployait une grande activité. La conjuration se réorganisa à nouveau. Comme quatre ans auparavant, on annonça de nouveau des assemblées sur le Kniebis. Mais le secret ne fut pas gardé. Les gouvernements eurent vent de la chose et intervinrent. Un certain nombre de conjurés furent pris et exécutés. Les membres les plus actifs et les plus intelligents durent s’enfuir, parmi eux Joss Fritz, dont on ne put, une fois de plus, s’emparer, mais qui semble être mort peu de temps après en Suisse, car à partir de ce moment son nom n’apparaît plus nulle part.