Deuxième Partie

La question du logement

Friedrich Engels

Deuxième partie

COMMENT LA BOURGEOISIE RÉSOUT LA QUESTION DU LOGEMENT

   L’étude de la solution proudhonienne de la question du logement a montré à quel point la petite bourgeoisie était directement intéressée par cette question. Mais la grande bourgeoisie ne l’est pas moins, bien que d’une façon indirecte. Les sciences naturelles modernes ont prouvé que les  » vilains quartiers « , où s’entassent les travailleurs, constituent les foyers de toutes les épidémies qui périodiquement éprouvent nos cités. Les germes du choléra, du typhus, de la fièvre typhoïde, de la variole et autres maladies dévastatrices se répandent dans l’air pestilentiel et les eaux polluées de ces quartiers ouvriers; ils n’y meurent presque jamais complètement, se développent dès que les circonstances sont favorables et provoquent des épidémies, qui alors se propagent au-delà de leurs foyers jusque dans !es quartiers plus aérés et plus sains, habités par MM. les capitalistes. Ceux-ci ne peuvent impunément se permettre de favoriser dans la classe ouvrière des épidémies dont ils subiraient les conséquences; l’ange exterminateur sévit parmi eux avec aussi peu de ménagements que chez les travailleurs.

   Dès que cette constatation eut été établie scientifique ment les bourgeois philanthropes s’enflammèrent d’une noble émulation pour la santé de leurs ouvriers. On fonda des sociétés, on écrivit des livres, des projets furent esquissés, des lois débattues et décrétées en vue de tarir la source des épidémies sans cesse renaissantes. On examina les conditions d’habitation des travailleurs et l’on tenta de remédier aux maux les plus criants. En Angleterre notamment, où se trouvaient la plupart des villes importantes et où le danger pour les grands bourgeois était particulièrement pressant, une intense activité fut déployée; on nomma des commissions gouvernementales pour examiner les conditions sanitaires de la classe laborieuse; leurs rapports se distinguent honorablement, par leur documentation exacte, complète et impartiale, de ceux réunis sur le continent; ils servirent de base à des lois nouvelles qui intervinrent avec plus ou moins d’énergie. Si imparfaites qu’elles soient, elles l’emportent cependant infiniment sur tout ce qui jusqu’ici a été tenté dans ce sens sur le continent. Malgré cela, l’ordre social capitaliste engendre sans cesse et d’une façon si inéluctable les maux qu’il s’agit de guérir que, même en Angleterre, la situation s’est à peine améliorée.

   Comme d’habitude, l’Allemagne eut besoin d’une période bien plus longue avant que les foyers d’épidémies, qui là aussi sont chroniques, eussent atteint le degré d’acuité nécessaire pour tirer de sa torpeur la grande bourgeoisie. Toutefois, qui va lentement, va sûrement, et c’est ainsi que finalement naquit chez nous une littérature bourgeoise sur la santé publique et la question du logement, qui est un délayage des précurseurs étrangers, surtout des Anglais, et à laquelle on essaie par de belles phrases pédantes et ronflantes de conférer l’aspect trompeur d’une pensée plus profonde. C’est à cette littérature qu’appartient le livre du docteur Emil Sax ((Emil Sax (1845-1927) : économiste bourgeois autrichien.)) : Les conditions d’habitation des classes laborieuses et leur réforme, Vienne 1869.

   Pour exposer la manière bourgeoise de traiter la question du logement, je choisis ce livre entre tous les autres parce qu’il tente de résumer, dans la mesure du possible, toute la littérature bourgeoise sur ce sujet. Et quelle belle littérature que celle qui sert de  » source  » à notre auteur!

   Parmi les rapports parlementaires anglais qui sont les véritables et les principales sources, il ne cita par leur nom que trois des plus anciens; mais tout le livre nous apporte la preuve qu’il n’en a jamais regardé un seul; par contre on nous présente une série d’écrits pleins de lieux-communs bourgeois, de bonnes intentions platement réactionnaires et d’une philanthropie hypocrite : Ducpétiaux, Roberts, Hole, Huber, les débats dans les congrès de science sociale (ou plus exactement : du charbon) en Angleterre, la revue de l’Association pour le bien-être des classes laborieuses en Prusse, le compte rendu officiel autrichien sur l’exposition universelle de Paris, les comptes rendus officiels bonapartistes sur le même sujet, le Journal illustré de Londres ((Engels veut parler des Illustrated London News, un hebdomadaire bourgeois illustré, très répandu, paraissant depuis 1842.)) , Par terre et par mer ((Uber Land und Meer : revue littéraire illustrée, paraissant à Stuttgart depuis 1858.)) , et, pour finir,  » une autorité reconnue « , un homme  » d’une manière de voir lucide et pratique « ,  » à la parole persuasive et chaleureuse « , à savoir Julius Faucher ((Julius Faucher (1820-1878) : économiste vulgaire allemand et député progressiste à la Chambre prussienne.)) ! II ne manque plus à cette liste que la Gartenlaube ((La Gartenlaube : hebdomadaire petit-bourgeois des familles.)) , le Kladderadatsch ((Le Kladderadatsch : hebdomadaire satirique fondé en 1848)) , et le soldat Kutschke ((« Le soldat August Kutschke » désigne le poète Gotthelf Hoffmann, auteur d’un chant patriotique devenu populaire pendant la guerre franco-allemande de 1870-1871)) .

   Afin que l’on ne se méprenne pas sur son point de vue, M. Sax déclare à la page 22 :

   « Nous désignons sous le nom d’économie sociale la. doctrine d’économie politique appliquée aux questions sociales; – plus exactement, l’ensemble des voies et des moyens que nous offre cette science, en partant de ses lois  » d’airain  » et dans te cadre de l’ordre social actuellement en vigueur, pour élever les prétendues (!) classes non possédantes au niveau des classes possédantes. »

   Nous ne perdrons pas notre temps avec la notion confuse suivant laquelle l’économie politique pourrait vraiment s’occuper d’autres questions que de questions  » sociales « . Et nous attaquons immédiatement le point le plus important.

   Le docteur Sax demande que les  » lois d’airain  » de l’économie bourgeoise, le  » cadre de l’ordre social actuellement en vigueur « , en d’autres termes le mode de production capitaliste, demeurent inchangés et que néanmoins les  » prétendues classes non-possédantes  » soient élevées  » au niveau des classes possédantes « . Or une condition préalable absolue du mode de production capitaliste est l’existence d’une véritable et non prétendue classe non possédante, qui n’a justement rien d’autre à vendre que sa force de travail et qui par conséquent est contrainte de la vendre aux industriels capitalistes. La tâche de la nouvelle économie sociale inventée par M. Sax est donc la suivante : à l’intérieur d’un état social fondé sur l’antagonisme entre les capitalistes, possesseurs de toutes les matières premières, de tous les moyens de production et d’existence d’une part et, d’autre part, les salariés ne possédant absolument rien d’autre que leur force de travail, trouver les voies et les moyens pour transformer tous les salariés en capitalistes, sans qu’ils cessent pour cela d’être des salariés. M. Sax pense avoir résolu cette question. Peut-être aura-t-il la bonté de nous montrer aussi comment transformer en maréchaux tous les soldats de l’armée française, dont chacun, depuis Napoléon l’ancien, porte dans sa giberne son bâton de maréchal, sans qu’ils cessent d’être de simples soldats. Ou bien comment s’y prendra pour faire un empereur avec chacun des 40 millions de sujets de l’empire allemand.

   C’est le caractère essentiel du socialisme bourgeois de chercher à maintenir la base de tous les maux dans la société actuelle et de vouloir en même temps les abolir. Les socialistes bourgeois, comme le dit déjà le Manifeste du Parti communiste veulent  » remédier aux anomalies sociales, afin de consolider la société bourgeoise « ; ils veulent  » la bourgeoisie sans le prolétariat « . Nous avons vu que c’est exactement ainsi que M. Sax pose le problème.

   Il en trouve la solution dans celle de la question du logement. Son avis est qu’

   « en améliorant les habitations des classes laborieuses on pourrait remédier avec succès à la misère physique et morale précédemment décrite et ainsi – par la seule et large amélioration des conditions d’habitation – la majorité de ces classes pourrait être tirée du marais où s’enlise leur existence souvent à peina humaine et s’élever vers les sommets purifiés du bien être matériel et spirituel (p. 14). »

   Soit dit en passant, il est dans l’intérêt de la bourgeoisie ce dissimuler l’existence d’un prolétariat créé par les conditions de la production capitaliste et qui est indispensable à sa conservation. C’est pourquoi M. Sax nous raconta à la page 21 que, sous la dénomination de classes laborieuses il faut comprendre toutes  » les classes sociales dénuées de moyens « ,  » les petites gens en général, tels les artisans, les veuves, les pensionnés (!), les fonctionnaires subalternes, etc. « , à côté des ouvriers proprement dits. Le socialisme bourgeois tend la main au socialisme petit-bourgeois.

   D’où provient la crise du logement ? Comment est-elle née ? En bon bourgeois M. Sax ne peut savoir qu’elle est nécessairement produite par la forme bourgeoise de la société : une société ne peut exister sans crise du logement lorsque la grande masse des travailleurs ne dispose exclusivement que de son salaire, c’est-à-dire da la somme des moyens indispensables à sa subsistance et à sa reproduction; lorsque sans cesse de nouvelles améliorations mécaniques, etc., retirent leur travail à des masses d’ouvriers; lorsque des crises industrielles violentes et cycliques déterminent, d’une part, l’existence d’une forte armée de réserve de chômeurs et, d’autre part, jette momentanément à la rua la grande masse des travailleurs; lorsque ceux-ci sont entassés dans les grandes villes et cela à un rythme plus rapide que celui de la construction des logements dans les circonstances actuelles et qua pour les plus ignobles taudis il se trouve toujours des locataires; lorsqu’ enfin, le propriétaire d’une maison, en sa qualité de capitaliste, a non seulement le droit mais aussi dans une certaine mesure; grâce à la concurrence, le devoir de tirer de sa maison, sans scrupules, les loyers les plus élevés. Dans une telle société, la crise du logement n’est pas un hasard, c’est une institution nécessaire; elle ne peut être éliminée ainsi que ses répercussions sur la santé, etc., que si l’ordre social tout entier dont elle découle est transformé de fond en comble. Mais le socialisme bourgeois ne peut se permettre de le savoir. Il ne peut expliquer la crise du logement par les circonstances. II n’a donc pas d’autre moyen pour l’expliquer que de recourir aux considérations morales sur la méchanceté des hommes, en quelque sorte au péché originel.

   « Et alors on ne saurait méconnaître – ni par conséquent nier (audacieuse déduction!) – que la faute … en revient d’une part, aux travailleurs eux-mêmes, qui demandent des logements, mais pour une autre part, de beaucoup la plus importante, à ceux qui assument la satisfaction de ce besoin, ou, bien que disposant des moyens nécessaires, ne l’assument pas, aux classes possédantes, supérieures de la société. La faute de ces dernières… c’est de ne pas prendre à coeur d’offrir de bons logements en quantité suffisante. »

   De même que Proudhon nous faisait passer de l’économie à la jurisprudence, notre socialiste bourgeois nous entraîne ici de l’économie à la morale. Rien de plus naturel. A celui qui déclare intouchables le mode de production capitaliste, les  » lois d’airain  » de la société bourgeoise actuelle et qui pourtant veut en abolir les conséquences impopulaires, mais inéluctables, que reste-t-il en dehors de prêches moralisateurs aux capitalistes ? L’effet sentimental qu’ils produisent s’évapore aussitôt sous l’influence de l’intérêt privé et, au besoin, de la concurrence. Ils ressemblent tout à fait à ceux que la poule adresse aux canetons qu’elle a couvés, du bord de l’étang sur lequel ils nagent joyeusement. Les canetons vont à l’eau se moquant de l’absence de planches et les capitalistes se jettent sur le profit, se souciant fort  peu de son manque de coeur.  » Dans les affaires d’argent, la sentimentalité n’a pas sa place « , disait déjà le vieux Hansemann ((Hansemann (1790-1864) : En 1848, un des dirigeants de la bourgeoisie libérale de Rhénanie)) , qui s’y connaissait mieux que M. Sax.

   « Les bons logements sont d’un prix si élevé qu’il est absolument impossible à la grande majorité des ouvriers d’en faire usage. Le grand capital… a peur de se risquer dans les habitations destinées aux classes laborieuses… aussi le besoin de se loger les fait-il tomber sous la coupe de la spéculation. »

   Maudite spéculation; le grand capital ne spécule naturellement jamais ! Mais ce n’est pas la mauvaise volonté, seulement l’ignorance, qui empêche le grand capital de spéculer sur les maisons ouvrières :

   « Les propriétaires d’immeubles ignorent totalement quel rôle important joue la satisfaction normale du besoin d’habitation; ils ne savent pas le mal qu’ils font aux gens, quand ils leur proposent, comme c’est la règle, de mauvais logements malsains, sans avoir le sens de leur responsabilité, et ils ne savent pas enfin combien par là ils se font tort à eux-mêmes (p. 27). »

   Mais l’ignorance des capitalistes a besoin de celle des travailleurs pour provoquer la crise du logement. Après avoir concédé que les  » couches les plus inférieures  » de la classe ouvrière,  » pour ne pas rester complètement sans abri, sont contraintes (!) de chercher d’une façon ou d’une autre un asile pour la nuit et que sous ce rapport elles sont sans aide ni défense « , M. Sax poursuit :

   « Car c’est un fait universellement connu que beaucoup parmi eux (les ouvriers) par insouciance, mais surtout, par ignorance, déploient, pourrait-on presque dire, une véritable virtuosité pour retirer à leur corps les conditions d’un développement physique normal et d’une existence saine, parce qu’ils n’ont pas la moindre idée d’une hygiène rationnelle et notamment de l’énorme importance de l’habitation (p. 27). »

Mais c’est là que notre âne bourgeois montre le bout de l’oreille. Tandis que chez les capitalistes la  » faute  » se volatilisait en ignorance, chez les travailleurs l’ignorance n’est que l’occasion de la faute. Écoutons-le :

   «II arrive ainsi (par cette ignorance), et pourvu qu’ils économisent tant soit peu sur le loyer, qu’ils entrent dans des logements sombres, humides, insuffisants, bref : faisant fi de toutes les exigences de l’hygiène… que souvent plusieurs familles louent ensemble un seul logement, voire une seule chambre – tout cela pour dépenser le moins possible pour le loyer – alors qu’ils gaspillent leur revenu d’une façon vraiment coupable en boissons et toutes sortes de plaisirs frivoles. »

   L’argent que l’ouvrier gaspille  » en alcool et en tabac  » (p. 28), la  » vie de cabaret avec toutes ses déplorables conséquences, qui comme une masse de plomb entraîna sans cesse la classe ouvrière dans le ruisseau « , est pour M. Sax comme un poids sur son estomac. Que dans les conditions actuelles l’alcoolisme chez les travailleurs est un produit nécessaire de leur mode d’existence aussi fatal que le typhus, le crime, la vermine, l’huissier et autres maladies sociales, si fatal que l’on peut calculer à l’avance la moyenne du nombre de ceux qui s’adonneront à la boisson, tout cela M. Sax, une fois de plus, ne peut pas le savoir. Du reste à l’école communale, notre maître nous disait déjà :  » Les gens du commun vont au bistrot et les gens bien à leur club « , et comme j’ai été dans les deux, je puis témoigner de l’exactitude de ses propos.

   Tout ce bavardage sur l’  » ignorance  » des deux parties se ramène aux vieux slogans sur l’harmonie des intérêts du Capital et du Travail. Si les capitalistes connaissaient leur véritable intérêt, ils procureraient aux ouvriers de bons logements et d’une façon générale un meilleur standard de vie; et si les travailleurs comprenaient leur véritable intérêt, ils ne feraient pas de grèves, ne s’occuperaient pas de socialisme, ne se mêleraient pas de politique, mais suivraient bien sagement leurs supérieurs, les capitalistes. Malheureusement les deux parties découvrent leur intérêt tout à fait ailleurs que dans les prêches de M. Sax et de ses innombrables devanciers. L’évangile de l’harmonie entre le Capital et le Travail est prêché depuis déjà une cinquantaine d’années; la philanthropie bourgeoise a dépensé de grosses sommes en installations modèles pour le prouver; et, comme nous le verrons par la suite, nous sommes aujourd’hui tout aussi avancés qu’il y a cinquante ans.

   Et maintenant notre auteur aborde la solution pratique de la question. Proudhon projetait de rendre les travailleurs propriétaires de leurs logements; le fait que le socialisme bourgeois dès avant lui avait tenté et tente encore de réaliser pratiquement ce projet, montre à quel point cette solution était peu révolutionnaire. M. Sax à son tour nous déclare que la question du logement ne sera résolue qu’en transférant aux ouvriers la propriété de leur logement (pp. 58 et 59). Mieux encore, à cette pensée il entre en transe poétique et laisse éclater un enthousiasme lyrique :

   « C’est une chose bien caractéristique que la nostalgie de l’homme pour la propriété terrienne; c’est un instinct que n’a pu affaiblir même le rythme fiévreux de la vie mercantile actuelle. C’est le sentiment inconscient de l’importance de la conquête économique que représente la propriété foncière. Par elle il acquiert la sécurité, il est pour ainsi dire solidement enraciné dans le sol, et toute économie (!) possède en elle sa base la plus durable. Mais la vertu bienfaisante de la propriété foncière s’étend bien au-delà de ces avantages matériels. Celui qui est assez heureux pour posséder une telle propriété a atteint le plus haut degré imaginable d’indépendance économique; il dispose d’un domaine qu’il administre et gouverne souverainement; il est son propre maître; il jouit d’un certain pouvoir et d’une sécurité pour les mauvais jours; la conscience qu’il a de lui-même s’accroît et avec elle sa force morale. De là provient la profonde signification de la propriété dans la question présente… Le travailleur exposé aujourd’hui sans défense aux variations de la conjoncture, dans la dépendance perpétuelle da son patron, serait par là, et jusqu’à un certain point, libéré de cette situation précaire, il deviendrait « n capitaliste et serait assuré contre les risques du chômage ou de l’incapacité de travail, grâce au crédit foncier qui en conséquence lui serait ouvert. Il s’élèverait ainsi de la classe des non possédants à celle des possédants (p. 63). »

  1. Sax semble supposer que l’homme est essentiellement paysan, sans quoi il n’imaginerait pas chez les travailleurs da nos grandes villes une nostalgie de la propriété foncière, que personne ne leur a jamais découverte. Pour eux, la liberté de mouvement est la première condition vitale et la propriété foncière ne peut être qu’une entrave. Procurez leur des maisons qui leur appartiennent, enchaînez-les à nouveau à la glèbe, et vous briserez leur force da résistance à l’abaissement des salaires par les fabricants. Un travailleur, pris isolément, peut à l’occasion vendre sa petite maison; mais en cas de grève sérieuse ou de crise industrielle généralisée, toutes les maisons appartenant aux travailleurs touchés devraient fatalement être mises en vente et par conséquent ne trouveraient pas d’acquéreurs ou alors il faudrait s’en défaire à un prix très inférieur à celui payé à l’achat. Et si elles trouvaient toutes des acheteurs, la grande réforme proposée par M. Sax pour résoudre la question du logement serait réduite à néant et il lui faudrait repartir à zéro. Mais les poètes vivent dans un monde imaginaire et c’est le cas aussi de M. Sax qui se figure que le propriétaire foncier  » a atteint le plus haut degré imaginable d’indépendance économique « , qu’il jouit d’  » une sécurité « , qu’  » il deviendrait un capitaliste et serait assuré contre les risques du chômage et de l’incapacité de travail, grâce au crédit qui en conséquence lui serait ouvert « , etc. Que M. Sax regarde donc les petits paysans en France et en Rhénanie : leurs maisons et leurs champs sont on ne peut plus grevés d’hypothèques; leur récolte appartient à leurs créanciers, alors qu’elle est encore sur pied, et ce n’est pas eux qui administrent souverainement leur  » domaine « , mais l’usurier, l’avocat et l’huissier. C’est là, il est vrai, le plus haut degré imaginable d’indépendance économique – pour l’usurier. Et pour que les travailleurs mettent le plus vite possible leur maisonnette sous sa souveraineté, le bon et prévoyant M. Sax, leur indique le crédit qui leur est ouvert et auquel recourir en cas de chômage et d’incapacité de travail, au lieu de tomber à la charge de l’Assistance Publique.

   De toute façon, M. Sax a résolu la question posée au début : l’ouvrier devient un capitaliste par l’acquisition de sa propre maisonnette.

   Or, le capital donne le pouvoir de disposer du travail non payé d’autrui. La petite maison du travailleur ne devient donc du capital que s’il la loue à un tiers et alors s’approprie, sous forme de loyer, une part du travail de ce tiers. En l’habitant lui-même il empêche justement que cette maison devienne du capital, tout comme le veston que j’achète au tailleur et que j’endosse cesse au même moment d’être du capital. Le travailleur qui possède une maisonnette d’une valeur de mille thalers n’est plus, il est vrai, un prolétaire, mais il faut être M. Sax pour l’appeler un capitaliste.

   Le capitalisme de notre travailleur a une autre face. Supposons que, dans une région industrielle donnée, ce soit devenu la règle que chaque ouvrier possède sa propre maisonnette. Dans ce cas, la classe ouvrière de cette région est logée gratis; les frais de logement n’entrent plus dans la valeur de sa force de travail. Mais toute diminution des frais de production de la force de travail, c’est-à-dire tout abaissement un peu durable du prix des moyens de subsistance de l’ouvrier, revient,  » en se basant sur les lois d’airain de la doctrine d’économie politique « , à exercer une pression sur la valeur de la force de travail qui entraîne finalement une baisse correspondante du salaire. Celui-ci donc tomberait de la somme économisée en moyenne sur le loyer courant, ce qui veut dire que le travailleur paierait le loyer de sa propre maison, non pas comme précédemment sous la forme d’une somme d’argent remise au propriétaire, mais sous la forme de travail non payé exécuté pour le compte du fabricant qui l’emploie. De cette manière, les économies investies par le travailleur dans sa petite maison deviendraient bien dans une certaine mesure du capital… non pour lui, mais pour le capitaliste, son employeur.

   Ainsi, même sur le papier, M. Sax ne parvient pas à transformer son ouvrier en un capitaliste.

   Notons en passant que ce qui précède vaut pour toutes les réformes dites sociales qui tendent à réaliser une économie ou à abaisser le prix des moyens d’existence de l’ouvrier. En effet : ou bien elles sont appliquées d’une façon générale et il s’ensuit une diminution de salaire correspondante, ou bien elles restent des expériences isolées et alors le simple fait d’être des exceptions démontre que leur application sur une grande échelle est incompatible avec le mode de production capitaliste en vigueur. Supposons que, dans une région, on ait réussi, par l’introduction généralisée de coopératives de consommation, à faire baisser de 20% les moyens de subsistance de l’ouvrier; à la longue le salaire y tomberait lui aussi d’environ 20%, c’est-à-dire dans la proportion même où les moyens de subsistance en question entrent dans son entretien. Si, par exemple, l’ouvrier consacre en moyenne 3/4 de son salaire hebdomadaire à l’achat de ces moyens de subsistance, le salaire tombera finalement des 3/4 de 20%, soit 15%. Bref, dès qu’une de ces réformes pour réaliser des économies s’est généralisée, le travailleur reçoit d’autant moins de salaire que les dites économies lui permettent de vivre à meilleur marché. Donnez à chaque travailleur un revenu indépendant, fruit de l’épargne, de 52 thalers et son salaire hebdomadaire baissera finalement d’un thaler. Par conséquent : plus il économise et moins il reçoit de salaire. Il n’économise donc pas dans son propre intérêt, mais dans celui du capitaliste. Que faut-il de plus pour  » éveiller en lui la première vertu économique, le sens de l’épargne » ? (p. 64).

   D’ailleurs M. Sax ne tarde pas à nous dire que les travailleurs doivent devenir propriétaires de leur maison non pas tant dans leur intérêt que dans celui des capitalistes :

   « Non seulement la classe ouvrière, mais la société dans son ensemble, a le plus grand intérêt à voir le plus grand nombre de ses membres attachés (!) au sol… (Je voudrais bien voir M. Sax dans cette position)… Toutes les forces secrètes qui enflamment le volcan de la question sociale, brûlant sous nos pieds, l’amertume des prolétaires, la haine… les dangereuses confusions d’idées… s’évanouiront comme les brumes du matin au lever du soleil, quand… les travailleurs eux-mêmes passeront de cette manière dans la classe des possédants (p. 65). »

   En d’autres termes, M. Sax espère que, grâce au changement social que devrait entraîner l’acquisition d’une maison, les travailleurs perdront également leur caractère prolétarien et redeviendront dociles et veules comme leurs ancêtres qui, eux aussi, possédaient une maison. Que messieurs les proudhoniens veuillent bien en tenir compte. M. Sax croit avoir ainsi résolu la question sociale :

   La répartition plus équitable des biens, cette énigme du sphinx que tant d’hommes déjà ont en vain tenté de résoudre, n’est-elle pas un fait tangible réalisé devant nous, n’est-elle pas ainsi arrachée à la sphère de l’idéal et entrée dans le domaine de la réalité ? Et avec sa réalisation n’avons-nous pas atteint un de ces buts suprêmes que même les socialistes les plus extrémistes présentent comme un point culminant de leurs théories ? (p. 66).

   C’est vraiment une chance d’avoir pu arriver jusqu’ici. Ce cri de joie représente en effet le  » point culminant  » de ouvrage de M. Sax, et à partir de là on redescend doucement de  » la sphère de l’idéal  » vers la plate réalité, et quand on arrivera en bas on trouvera que pendant notre absence rien, absolument rien n’a changé.

   Notre guide nous fait faire un premier pas sur le chemin de la descente en nous apprenant qu’il existe deux systèmes logements ouvriers : celui du cottage, où chaque famille ouvrière a sa petite maison avec si possible un jardinet comme en Angleterre, et celui de la caserne avec de grands bâtiments contenant de nombreux logements ouvriers, comme à Paris, Vienne, etc. Entre les deux se place le système en usage dans le nord de l’Allemagne. Or, à la vérité, c’est le système du cottage qui serait le seul indiqué, le seul, dans lequel le travailleur pourrait acquérir la propriété de sa maison; d’ailleurs celui de la caserne présenterait de très grands inconvénients pour la santé, la moralité et la paix domestique – mais hélas, trois fois hélas, le système du cottage est irréalisable précisément dans les centres où sévit la crise du logement, à savoir dans les grandes villes, à cause de la cherté des terrains, et on pourra encore s’estimer heureux si l’on y construit, à la place de grandes casernes, des maisons de 4 à 6 logements, ou si on remédie aux principaux défauts de la caserne par toutes sortes d’artifices de construction (pp. 71-92).

   Que nous voilà donc déjà loin des hauts sommets, n’est-il pas vrai ? La transformation des travailleurs en capitalistes, la solution de la question sociale, la maison appartenant en propre à chaque travailleur – tout cela est demeuré là-haut  » dans la sphère de l’idéal « ; tout ce qui nous resta à faire, c’est d’introduire à la campagne le système du cottage et d’organiser dans les villes les casernes ouvrières le moins mal possible.

   On avoue donc que la solution bourgeoise de la question du logement a fait faillite : elle s’est heurtée à l’opposition entre la ville et la campagne. Et nous voici arrivés au coeur même de la question; elle ne pourra être résolue que si la société est assez profondément transformée pour qu’elle puisse s’attaquer à la suppression de cette opposition, poussée à l’extrême dans la société capitaliste d’aujourd’hui. Bien éloignée de pouvoir supprimer cette opposition, elle la rend au contraire chaque jour plus aiguë. Les premiers socialistes utopiques modernes, Owen et Fourier, l’avaient déjà parfaitement reconnu. Dans leurs constructions modèles, l’opposition entre la ville et la campagne n’existe plus. Il se produit donc le contraire de ce qu’affirme M. Sax : ce n’est pas la solution de la question du logement qui résout du même coup la question sociale, mais bien la solution de la question sociale, c’est-à-dire l’abolition du mode de production capitaliste, qui rendra possible celle de la question du logement. Vouloir résoudre cette dernière avec le maintien des grandes villes modernes est une absurdité. Ces grandes villes modernes ne seront supprimées que par l’abolition du mode de production capitaliste et quand ce processus sera en train, il s’agira alors de tout autre chose que de procurer à chaque travailleur une maisonnette qui lui appartienne en propre.

   Pour commencer, toute révolution sociale devra prendre les choses au point où elle les trouvera et remédier aux maux les plus criants avec les moyens existants. Et nous avons déjà vu qu’on peut apporter un soulagement immédiat à la crise du logement en expropriant une partie des habitations de luxe appartenant aux classes possédantes et en réquisitionnant l’autre.

   Quand, par la suite, M. Sax sort des grandes villes et discourt longuement sur les colonies ouvrières qui doivent être érigées à côté des villes, nous dépeignant toutes leurs merveilles, leurs  » canalisations d’eau, leur éclairage au gaz, leur chauffage central à l’air et à l’eau, leurs cuisines buanderies, leurs séchoirs, leurs salles de bains, etc. « , avec des  » jardins d’enfants, des écoles, des salles de prières (!) et de lecture, des bibliothèques… des cafés et des brasseries, des salles de danse et de musique en tout bien tout honneur « , avec la vapeur qu’une canalisation pourra amener dans toutes les maisons,  » permettant ainsi dans une certaine mesure de transférer la production des fabriques dans l’atelier domestique  » : cela ne change rien à rien. Cette colonie, telle qu’il nous la dépeint, est empruntée directement aux socialistes Owen et Fourier par M. Huber qui l’a complètement embourgeoisée, simplement en la dépouillant de tout ce qu’elle avait de socialiste. Et par là elle devient doublement utopique. Aucun capitaliste n’a intérêt à édifier de telles colonies, aussi bien il n’en existe nulle part au monde en dehors de Guise, en France; et celle-ci a été construite par un fouriériste, non comme une affaire rentable,  » mais comme expérience socialiste  » ((Et celle-ci est devenue finalement, elle aussi, un simple foyer l’exploitation ouvrière. Voir Le Socialiste de Paris, année 1886)) . Pour appuyer sa manie d’échafauder des projets bourgeois, M. Sax aurait pu tout aussi bien citer la colonie communiste  » Harmony Hall  » fondée par Owen dans le Hampshire au début des années quarante et qui a disparu depuis longtemps.

   Mais tout ce bavardage sur l’installation de colonies n’est qu’une pauvre tentative, aussitôt abandonnée, pour s’envoler à nouveau dans la  » sphère de l’idéal « . Nous en redescendons allègrement. La solution la plus simple est maintenant que

   « les patrons, les fabricants aident les ouvriers à trouver des logements qui répondent à leurs besoins, soit qu’ils les construisent eux-mêmes, soit qu’ils incitent les ouvriers à les bâtir en mettant des terrains à leur disposition, en avançant les capitaux pour la construction, etc. (p. 106). »

   Nous voilà une fois de plus hors des grandes villes, où il ne peut être question de tout cela, et renvoyés à la campagne. M. Sax démontre alors qu’il est de l’intérêt même des fabricants d’aider leurs ouvriers à se procurer des logements acceptables; d’une part, c’est un bon placement pour les capitaux; d’autre part, il en résultera immanquablement

   « une élévation de la situation des ouvriers… un accroissement de leur force de travail physique et intellectuelle, ce qui naturellement… ne profite pas moins au patron. Ceci nous indique sous quel angle véritable envisager sa participation à la question du logement : cette participation se présente comme l’aboutissement de l’association latente, du souci, dissimulé le plus souvent sous le couvert d’efforts humanitaires, qu’ont les patrons du bien-être physique et économique, intellectuel et moral de leurs ouvriers – souci qui grâce aux résultats obtenus, à savoir la constitution et la garantie d’un personnel capable, habile, docile, satisfait et dévoué, trouve de lui-même sa récompense financière (p. 108). »

   Cette pompeuse formule de l’  » association latente « , par laquelle Huber a cherché â conférer à son radotage de bourgeois-philanthrope un  » sens plus élevé « , ne change rien à l’affaire. Même sans cette formule, les grands fabricants ruraux, notamment en Angleterre, ont compris depuis longtemps que la construction de logements ouvriers est non seulement une nécessité, et un élément indispensable des investissements de la fabrique, mais encore qu’elle est tout à fait rentable. En Angleterre, des villages entiers ont surgi de cette manière, dont certains sont devenus plus tard des villes. Quant aux travailleurs, au lieu de se montrer reconnaissants aux capitalistes-philanthropes, ils ont de tout temps élevé de très sérieuses objections au  » système des cottages « . Non seulement ils doivent payer des prix de monopoles pour ces maisons, le fabricant n’ayant pas de concurrent, mais â chaque grève ils se trouvent aussitôt sans abri, le fabricant les mettant sur-le-champ à la rue, ce qui rend toute résistance très difficile. On pourra trouver d’autres détails dans mon livre sur La situation de la classe laborieuse en Angleterre (pp. 224 et 228). Cependant M. Sax pense que tout ceci  » mérite à peine une réfutation » (p. 111). Ne veut-il pas procurer au travailleur la propriété de sa maisonnette ? Assurément, mais comme  » les patrons doivent pouvoir toujours disposer du logement pour le remplaçant de l’ouvrier, au cas où celui-là viendrait à être licencié « , alors, eh bien alors, il faudrait pour ces cas-là  » un accord verbal qui prévoie la révocabilité de la propriété  » ! (p. 113) ((Sur ce point également les capitalistes anglais ont depuis longtemps non seulement rempli tous les voeux chers à M. Sax, mais ils les ont de beaucoup dépassés. Le lundi 14 octobre 1872, à Morpeth, le tribunal avait, pour établir les listes électorales du Parlement, à juger la demande d’inscription de 2 000 mineurs. Il apparut à cette occasion que la majeure partie d’entre eux, d’après le règlement de la mine où ils travaillaient, devaient être considérés non comme les locataires des petites maisons qu’ils habitaient, mais uniquement comme des occupants tolérés qui, en tout temps et sans préavis, pouvaient être mis à la rue. (Le propriétaire de la mine et celui de la maison étaient naturellement une seule et même personne.) Le juge décida que ces gens n’étaient pas des locataires, mais des domestiques et que, comme tels, ils n’avaient aucun droit à être portés sur les listes. (Daily News, 15 octobre 1872.))) .

   Cette fois-ci nous sommes descendus à une vitesse inattendue. II s’agissait tout d’abord de rendre l’ouvrier propriétaire de sa petite maison; puis on nous apprend que ceci est impossible dans les villes et ne peut s’appliquer qu’à la campagne; et maintenant on nous déclare que même à la campagne cette propriété doit être  » révocable par accord verbal  » ! Avec cette nouvelle espèce de propriété découverte par M. Sax à l’usage des travailleurs, avec leur transformation en capitalistes  » révocables par accord verbal « , nous nous retrouvons sains et saufs sur la terre ferme. Nous avons maintenant à rechercher ce que les capitalistes et autres philanthropes ont véritablement fait pour résoudre les questions du logement.

   S’il faut en croire notre docteur Sax, messieurs les capitalistes ont d’ores et déjà apporté une importante contribution à la solution de la crise du logement, et la preuve a été faite que cette question peut être résolue sur la base du mode de production capitaliste.

   En premier lieu, M. Sax nous cite… la France bonapartiste ! On sait que Louis Bonaparte, à l’époque où se tenait à Paris l’exposition universelle, nomma une commission, apparemment pour établir un rapport sur la situation des classes travailleuses en France, en réalité pour la dépeindre comme vraiment paradisiaque, ceci pour la plus grande gloire de l’Empire. Et c’est au rapport de cette commission, composée des instruments les plus corrompus du bonapartisme, que se réfère M. Sax, pour cette raison surtout que les résultats de leurs travaux  » suivant la propre déclaration du comité qui en était chargé, sont à peu près complets pour la France  » ! Et que sont ces résultats ? Parmi les 89 grands industriels ou sociétés par actions qui ont fourni des renseignements, 31 n’ont bâti aucun logement ouvrier quant à ceux qui ont été construits, ils abritent, suivant la propre estimation de Sax, tout au plus de 80 000 à 60 000 personnes et ils se composent presque exclusivement de deux pièces pour chaque famille.

   II va de soi que tout capitaliste qui, par les conditions de son industrie – force hydraulique, mines de charbon, de fer et autres, etc. – est attaché à une localité rurale déterminée, doit construire des logements pour ses ouvriers lorsqu’il n’en existe pas. Mais pour y voir une preuve de ;  » association latente « ,  » un éloquent témoignage de la compréhension plus grande pour la question et sa haute portée « ,  » un début plein de promesses  » (p. 115), il faut avoir l’habitude invétérée de s’en faire accroire à soi même. D’ailleurs, sur ce point également, les industriels des différents pays se distinguent les uns des autres suivant leur caractère national respectif. Par exemple, M. Sax nous raconte (p. 117), ce qui suit :

   « En Angleterre, c’est seulement dans ces tout derniers temps que l’on remarque une activité accrue des patrons dans ce sens. Il s’agit notamment des hameaux éloignés, à la campagne… Le fait que les travailleurs ont fréquemment un long chemin à parcourir de la localité la plus proche à 1.a fabrique et que y parvenant déjà épuisés ils fournissent un travail insuffisant, voilà principalement ce qui incite les patrons à construire des logements pour leur personnel ouvrier. En même temps s’accroît le nombre de ceux qui, dans une intelligence plus profonde de la situation, associent plus ou moins à la réforme du logement tous les autres éléments de l’association latente et c’est à eux que ces florissantes colonies sont redevables de leur existence… Les noms d’Ashton à Hyde, Ashworth à Turton, Grant à Bury, Greg à Bollington, Marshall à Leeds, Strutt à Belper, Salt à Saltaire, Akroyd à Copley entre autres, sont pour ce motif bien connus dans le Royaume-Uni. »

   Sancta simplicitas et ignorance plus sainte encore. Ce n’est que dans  » ces tout derniers temps  » qu’en Angleterre les fabricants ruraux ont construit des logements ouvriers ! Non, cher Monsieur Sax, les capitalistes anglais sont de vrais grands industriels, non pas seulement par la bourse, mais aussi par le cerveau. Longtemps avant que l’Allemagne possédât une véritable grande industrie, ils avaient compris qu’avec la fabrication rurale le débours pour des logements ouvriers était une partie nécessaire, directement et indirectement très rentable, du capital total investi. Bien avant que la lutte entre Bismarck et la bourgeoisie eût donné aux travailleurs allemands la liberté de coalition, en Angleterre les fabricants, les propriétaires de mines et les maîtres da forges avaient fait l’expérience de la pression qu’ils pouvaient exercer sur des travailleurs en grève, s’ils étaient en même temps les propriétaires des logements occupés par leurs ouvriers.  » Les florissantes colonies  » d’un Greg, d’un Ashton, d’un Ashworth appartiennent tellement peu aux  » tout derniers temps « , que, il y a déjà quarante ans, elles furent, à son de trompe, données en exemple par la bourgeoisie, ainsi que je l’ai moi-même montré en détail, il y a déjà vingt-huit ans, dans La situation de la classe laborieuse (pp. 228-230, note) [23]. Les colonies de Marshall et Akroyd (c’est ainsi que s’écrit son nom) sont à peu près de la même époque et celle de Strutt est encore bien plus ancienne, remontant dans ses débuts au siècle précédent. Et comme en Angleterre on estime à quarante ans la. durée moyenne d’un logement ouvrier, M. Sax peut en comptant sur ses doigts se rendre compte lui-même de l’état de décrépitude dans lequel se trouvent maintenant ces  » florissantes colonies « . De plus, la majeure partie d’entre elles n’est plus située à la campagne; par l’énorme extension de l’industrie, elles ont été pour la plupart tellement entourées de fabriques et de maisons qu’elles se trouvent aujourd’hui placées au centre de villes sales et enfumées, comptant 20 à 30 000 habitants et plus; ce qui n’empêche nullement la science bourgeoise allemande représentée par M. Sax, de reprendre avec une parfaite constance, les panégyriques de 1840, qui n’ont plus de signification aujourd’hui.

   Et le vieux Akroyd ! Ce brave homme était, il est vrai, un philanthrope de la plus belle eau. Il portait à ses ouvriers, et particulièrement à ses ouvrières, un tel amour que ses concurrents dans le Yorkshire, moins philanthropes, avaient coutume de dire qu’il faisait marcher sa fabrique exclusivement avec ses propres enfants ! M. Sax n’en prétend pas moins que dans ces florissantes colonies  » les naissances illégitimes sont de plus en plus rares  » (p. 118). Certes, les naissances illégitimes hors du mariage; les jolies filles se marient en effet très jeunes dans les districts industriels anglais.

   En Angleterre, depuis soixante ans et plus, la construction simultanée de logements ouvriers à côté de toute grande fabrique rurale a été de règle. Comma nous l’avons déjà dit, beaucoup de ces villages industriels sont devenus le centre autour duquel s’est ensuite agglomérée une cité industrielle avec tous les maux qu’elle entraîne. Ces colonies n’ont donc pas résolu la question du logement, ce sont elles au contraire qui, dans leur localité, l’ont créée.

   Par contre, dans les pays qui sur le plan de la grande industrie n’ont fait qu’emboîter le pas à l’Angleterre et qui d’ailleurs n’en possèdent une que depuis 1848, en France et surtout en Allemagne, la situation est toute différente. Là ce sont d’immenses fabriques et usines métallurgiques – comme les usines Schneider au Creusot et celles de Krupp à Essen – qui seules, après de longues hésitations, se décident à bâtir quelques logements ouvriers. Les industriels ruraux, dans leur grande majorité, laissent leurs travailleurs faire des kilomètres sous la pluie, la neige ou le soleil brûlant pour se rendre le matin à l’usine et rentrer le soir à la maison. C’est ce qui arrive particulièrement dans les régions montagneuses – dans les Vosges de France et d’Alsace, comme dans les vallées de la Wupper, de la Sieg, de l’Agger, de la Lenne et autres rivières de Westphalie et de Rhénanie. Dans les monts Métalliques, en Saxe, il ne doit pas en être autrement. Chez les Allemands comme chez les Français, c’est la même mesquine ladrerie.

  1. Sax sait fort bien que le début plein de promesses, tout comme les florissantes colonies, signifie moins que rien. Il essaie donc à présent de démontrer aux capitalistes quelles rentes magnifiques ils peuvent retirer de la construction de maisons ouvrières. En d’autres termes, il cherche à leur indiquer une nouvelle voie pour escroquer les travailleurs.

   Tout d’abord il leur donne en exemple une série de sociétés de construction, mi-philanthropiques, mi-spéculatives, qui, à Londres, ont obtenu un bénéfice net de 4 à 6 % et plus. M. Sax n’a vraiment pas besoin de nous apporter la preuve que le capital, investi dans les logements ouvriers, produit de bons intérêts. Le motif pour lequel ces investissements ne sont pas plus nombreux, est que des logements plus chers sont encore plus rentables pour le propriétaire. L’exhortation adressée par M. Sax aux capitalistes, se ramène donc à nouveau à un simple prêche moralisateur.

   En ce qui concerne ces sociétés de construction londoniennes, dont M. Sax publie si haut les brillants résultats, et d’après sa propre énumération – dans laquelle il mentionne toutes les spéculations possibles – elles ont bâti en tout et pour tout des logis pour 2 132 familles et 706 célibataires, donc pour moins de 15 000 personnes. Et ce sont de pareils enfantillages que l’on a le front de présenter gravement en Allemagne comme de grands succès, tandis que dans la seule partie est de Londres un million de travailleurs vivent dans les pires taudis ? Tous ces efforts philanthropiques sont en réalité si lamentablement nuls qu’il n’en est même jamais fait mention dans les rapports parlementaires anglais traitant de la situation ouvrière.

   Nous ne parlerons pas ici de la ridicule ignorance de Londres qui s’étale tout au long de ce passage. Nous ne retiendrons qu’une chose : M, Sax pense que les logements pour célibataires à Soho ont été abandonnés, parce que dans ce quartier  » on ne pouvait compter sur une nombreuse clientèle « . M. Sax se représente tout le West-End de Londres comme une ville de luxe et ignore qu’immédiatement derrière les rues les plus élégantes se trouvent les plus misérables quartiers ouvriers, dont Soho. L’immeuble modèle de Soho dont il parle et que j’ai connu il y a déjà vingt-trois ans, a vu au début affluence de locataires, mais il a été abandonné parce que personne ne pouvait y rester. Et c’était encore un des mieux ((Comme à Paris, les beaux quartiers se trouvent à l’ouest de la ville (West-End), tandis que les quartiers ouvriers sont à l’est (East-End), avec Whitechapel, l’un des plus misérables d’entre eux. Dans La Rue à Londres, Jules Vallès a réuni des chroniques écrites de 1876 à 1877; dans ce style à l’emporte-pièce qui lui est propre, il nous donne une image de la capitale anglaise à cette époque, qui est celle où Engels écrivit ses articles sur La Question du logement. Un chapitre est consacré à Soho.)) .

   Mais la cité ouvrière de Mulhouse en Alsace, n’est-ce point là un succès ?

   Cette cité ouvrière de Mulhouse est le grand cheval de parade de la bourgeoisie du continent, tout comme les colonies naguère florissantes d’Ashton, Ashworth, Greg et consorts l’étaient pour les bourgeois anglais. Malheureusement elle n’est pas le produit de l’association  » latente « , mais de celle, ouverte, entre le Second Empire français et les capitalistes alsaciens. Elle faisait partie des expériences socialistes de Louis Bonaparte, et l’État avança 1/3 du capital. En quatorze ans (jusqu’en 1867), on a construit 800 petites maisons suivant un système défectueux qui serait impossible en Angleterre où l’on comprend mieux ces choses; après avoir versé mensuellement pendant treize à quinze ans un loyer surélevé, les travailleurs en sont les propriétaires. Ce mode d’acquisition, introduit depuis longtemps dans les coopératives de construction anglaises, ainsi que nous le verrons plus loin, n’a donc pas eu à être inventé par les bonapartistes alsaciens. Les suppléments au loyer pour l’acquisition des maisons sont assez forts, comparés à ceux pratiqués en Angleterre; par exemple, après avoir payé 4 500 francs en quinze ans, le travailleur acquiert une maison qui, quinze ans auparavant, valait 3 300 francs. Si l’ouvrier veut déménager ou s’il est en retard, serait-ce même d’un seul versement mensuel (dans ce cas, il peut être expulsé), on lui compte 6 2/3 de la valeur primitive de la maison comme loyer annuel (soit 17 francs mensuellement pour une maison valant 3 000 francs) et on lui rembourse le reste, mais sans un sou d’intérêt. On comprend que la société, sans parler du  » secours de l’État « , puisse s’enrichir avec cette méthode; on comprend également que les logements livrés dans ces conditions et qui, étant situés hors de la ville, sont à moitié rustiques, se trouvent être bien supérieurs aux vieilles casernes dans la ville même.

   Nous ne parlerons pas des piteuses expériences faites en Allemagne et dont M. Sax (p. 157), reconnaît lui-même la pauvreté.

Que nous prouvent donc ces exemples ? Simplement que la construction de logements ouvriers, même quand toutes les lois de l’hygiène n’ont pas été foulées aux pieds, est rentable pour les capitalistes. Cela n’a jamais été nié; nous le savions tous depuis longtemps. Tout investissement de capitaux répondant à un besoin s’avère rentable lorsqu’il est exploité rationnellement. La question est justement de savoir pourquoi, malgré cela, persiste la crise du logement; pourquoi malgré cela, les capitalistes ne veillent pas à ce que les ouvriers aient des logements sains en nombre suffisant ? Et une fois de plus, M. Sax n’a que des exhortations à adresser aux capitalistes et ne nous apporte pas de réponse. C’est nous qui, plus haut, avons déjà donné la réponse véritable.

Le capital, ceci est maintenant définitivement établi, ne veut pas abolir la pénurie de logements, même s’il le pouvait. Il ne reste donc plus que deux autres issues, l’entraide des travailleurs et l’aide de l’État.

  1. Sax, partisan enthousiaste de l’entraide, sait nous en relater les prodiges, également dans le domaine de la question du logement. Malheureusement il doit dès le début convenir que l’entraide ne peut être efficace que là où le système des cottages existe ou du moins est applicable, donc de nouveau uniquement a la campagne; dans les grandes villes, également en Angleterre, elle ne l’est qu’à une échelle très restreinte. Ensuite, soupire M. Sax,

   « la réforme par l’entraide ne peut s’accomplir que par un détour, et partant toujours d’une façon imparfaite, à savoir dans la mesura seulement où le principe de la propriété individuelle possède une force suffisante pour réagir sur la qualité du logement. »

   Cela aussi serait contestable; en tout cas,  » le principe de la propriété individuelle  » n’a nullement réagi, pour la réformer sur la  » qualité  » du style de notre auteur. Malgré cela l’entraide a accompli en Angleterre de tels prodiges, que tout ce qui a été fait là-bas dans d’autres directions pour résoudre la question du logement, est largement dépassé « . Il s’agit des building societies anglaises, et si M. Sax leur consacra une plus ample étude, c’est entre autres parce que

   « des idées fausses ou très insuffisantes sont répandues sur leur nature et leur efficacité. Les building societies anglaises ne sont nullement… des sociétés ou des coopératives de construction; elles sont bien plutôt ce que l’on pourrait appeler des  » associations pour l’acquisition de maisons « ; elles ont pour but, grâce aux cotisations de leurs membres, d’amasser un fonds avec lequel, dans la mesura des moyens, elles leur accorderont des prêts pour l’achat d’une maison… La building society est ainsi une caisse d’épargne pour une partie de ses adhérents, pour l’autre une caisse de prêt. Ces sociétés sont par conséquent des instituts de crédit hypothécaire, adaptés aux besoins de l’ouvrier et qui consacrent essentiellement… les économies des travailleurs… à aider les frères de classe des déposants dans l’acquisition ou la construction d’une maison. Comme on peut le présumer, ces prêts sont consentis contre une hypothèque sur l’objet en question et de telle façon que leur amortissement s’effectue par des versements rapprochés, comprenant l’intérêt et l’amortissement… L’intérêt n’est pas versé aux déposants, mais inscrit à leur compte en vue de produire des intérêts composés… Le retrait des dépôts, augmentés des intérêts… peut avoir lieu à tout moment après un préavis d’un mois (pp. 170-172). »

   Il existe en Angleterre plus de 2 000 associations de ce genre… Le capital qui y est accumulé s’élève à environ 15 000 000 de livres sterling et 100 000 familles ouvrières sont devenues, grâce à ce système, les propriétaires d’un foyer; c’est là une conquête sociale que certainement on ne pourra égaler de sitôt (p. 174).

   Malheureusement, ici aussi, il y a un  » mais  » qui arrive en clopinant:

   « Mais ceci ne nous apporte encore nullement une solution parfaite de la question. Déjà pour ce motif que l’acquisition d’une maison n’est accessible… qu’aux travailleurs dont la situation est privilégiée… Et il faut noter aussi que les prescriptions de l’hygiène ne sont souvent observées que d’une manière insuffisante (p. 176). »

   Sur le continent,  » ce genre d’associations… ne trouve qu’un terrain d’expansion limité « . Elles présupposent le système du cottage, qui n’existe ici qu’à la campagne; mais là, les travailleurs ne sont pas encore assez mûrs pour l’entraide. Dans les villes d’autre part, où pourraient se former de véritables coopératives de construction,  » de graves et considérables difficultés de toutes sortes s’y opposent…  » (p. 179) : elles ne pourraient en effet construire que des cottages et ceci est impossible dans les grandes villes. Bref, ce n’est pas  » à cette forme de l’entraide coopérative  » que peut  » revenir dans les conditions actuelles – et difficilement aussi dans un proche avenir – le rôle capital dans la solution de la question qui nous occupe « . Ces coopératives de construction se trouvent en effet,  » au stade des premiers débuts, embryonnaires « .  » Cette constatation vaut même pour l’Angleterre  » (p. 181).

   Ainsi, les capitalistes ne veulent pas et les travailleurs ne peuvent pas. Nous pourrions donc clore là ce chapitre s’il n’était indispensable d’apporter quelques éclaircissements sur les building societies anglaises que les bourgeois de la nuance Schulze-Delitzsch ((Schulze-Delitzsch (1808-1883) : économiste bourgeois, promoteur du mouvement coopératif en Allemagne.)) donnent continuellement en exemple à nos ouvriers.

   Ces building societies ne sont pas des associations ouvrières et leur but principal n’est pas davantage de procurer aux travailleurs des maisons qui leur appartiennent en propre. Nous verrons au contraire que c’est là une exception Les building societies sont essentiellement spéculatives, les petites sociétés du début non moins que leurs grandes imitatrices. Dans un café – ordinairement à l’instigation du patron des lieux, chez qui par la suite se tiendront les réunions hebdomadaires – un groupe d’habitués et leurs amis, des épiciers, des commis, des voyageurs de commerce, des artisans et autres petits-bourgeois – parfois aussi un ouvrier constructeur de machines ou tout autre travailleur appartenant à l’aristocratie de sa classe – constituent une coopérative de construction; la cause occasionnelle est d’habitude la découverte par le patron du café d’un terrain à vendre, relativement bon marché, dans le voisinage ou n’importe où. La plupart des membres ne sont pas attachés par leurs occupations à un endroit déterminé; de nombreux épiciers et artisans n’ont en ville qu’un local commercial sans logement; celui qui le peut ; préfère habiter en dehors plutôt que dans la ville enfumée. Le terrain est acheté et l’on y bâtit autant de cottages que possible Le crédit des plus fortunés a permis son achat; Les cotisations hebdomadaires, avec quelques petits emprunts couvrent les dépenses hebdomadaires de la construction. Aux membres qui visent à l’acquisition d’une maison, on attribue les cottages par tirage au sort, au fur et à mesure qu’ils sont terminés et ce que les bénéficiaires versent en sus du loyer amortit le prix d’achat. Les cottages restants sont ou loués ou vendus. Quant à la société da construction si elle fait de bonnes affaires, elle amasse une fortune plus ou moins importante, qui reste à la disposition de ses adhérents aussi longtemps qu’ils paient leurs cotisations cette somme est répartie entre eux de temps à autre ou lors de la dissolution de la société. Telle est la vie de 9 sur 10 des sociétés de construction en Angleterre. Les autres sont des sociétés plus importantes, fondées parfois sous des prétextes politiques ou philanthropiques, mais le but principal est finalement toujours de procurer aux économies de la petite bourgeoisie un placement hypothécaire plus avantageux, avec de bons intérêts et des dividendes en perspective, grâce à la spéculation sur la propriété foncière.

   Le prospectus d’une des plus importantes, sinon la plus importante, de ces sociétés nous montre le genre de clients sur qui elles comptent. La Birkbeck Building Society, 29-30 Southampton Buildings, Chancery Lane, Londres, dont les revenus depuis sa fondation dépassent 10 millions 1/2 de livres sterling, qui a investi dans les banques et en papiers d’État 416000 livres, et qui compte actuellement 21441 membres et dépositaires, se présente au public de la manière suivante :

   « La plupart des gens sont familiarisés avec ce que l’on appelle le  » système triennal  » des fabricants da pianos, suivant lequel tous ceux qui louent un piano pour trois ans en deviennent propriétaire une fois ce laps de temps écoulé. Avant l’introduction de ce système, il était presque aussi difficile pour les personnes aux revenus limités de se procurer un bon piano qu’une maison; on payait chaque année pour la location d’un piano et l’on dépensait deux ou trois fois sa valeur. Mais ce qui est faisable pour un piano l’est également pour une maison… Toutefois, comme une maison est d’un coût plus élevé… elle exige un délai plus long pour en amortir le prix d’achat par la location. C’est pourquoi, dans différents quartiers de Londres et de sa banlieue, les directeurs ont passé des accords avec les propriétaires de maisons et sont ainsi en mesure d’offrir aux membres de la Birkbeck Building Society ainsi qu’à d’autres, un grand choix de maisons dans les quartiers les plus divers. Les directeurs ont l’intention d’appliquer un système suivant lequel les maisons seraient louées pour douze ans et demi et deviendraient au bout de ce temps, si le loyer a été régulièrement payé, la propriété absolue du locataire, sans autre redevance de quelque nature que ce soit… Le locataire peut également obtenir par contrat un délai plus court avec un loyer plus élevé ou un délai plus long avec un loyer plus bas… Les personnes aux revenus limités, les employés de commerce ou les vendeurs de magasins, entre autres, peuvent immédiatement se rendre indépendants de tout propriétaire de maison en devenant membre de la Birkbeck Building Society. »

   Voilà qui est clair. Il n’est nullement question d’ouvriers, mais de personnes ayant des revenus limités, de vendeurs de magasins et d’employés de commerce, etc.; et de plus on suppose que généralement les futurs bénéficiaires posséderont déjà un piano. En réalité, il ne s’agit pas du tout ici d’ouvriers, mais de petits-bourgeois et de ceux qui veulent et peuvent le devenir, de personnes dont les revenus, même s’ils sont limités, croissent en général progressivement, comme ceux de l’employé de commerce et de branches analogues tandis que ceux de l’ouvrier restent, dans la meilleur des cas, identiques; en fait, ils baissent en proportion de l’augmentation de sa famille et de ses besoins. En réalité seul un petit nombre d’ouvriers peut exceptionnellement participer à de telles sociétés. Leurs revenus d’une part, sont trop faibles, et d’autre part, trop incertains pour qu’ils puissent endosser des engagements pour douze ans et demi. Les quelques exceptions auxquelles ceci ne s’applique pas, sont ou bien des ouvriers mieux payés que la généralité ou des contremaîtres ((Voici encore quelques précisions sur l’activité notamment des sociétés londoniennes de construction. On sait que le terrain de Londres appartient presque entièrement à une douzaine environ d’aristocrates, parmi lesquels les ducs de Westminster, de Bedford, de Portland, etc. occupent le plus haut rang. Primitivement ils avaient loué les terrains pour quatre-vingt-dix-neuf ans et doivent, le temps écoulé, rentrer en leur possession avec tout ce qui se trouve dessus Ils louent à présent les maisons pour une durée plus courte, trente-neuf ans par exemple, avec ce qu’on appelle une clause de réparation (repairing lease), d’après laquelle le locataire de la maison doit la mettre et la maintenir en bon état. Dès que le contrat est signé, le propriétaire du sol envoie son architecte et l’employé chargé de la police du bâtiment dans l’arrondissement (surveyor) pour inspecter la maison et fixer les réparations nécessaires. Celles-ci sont souvent très importantes, allant jusqu’au ravalement de la façade, la réfection de la toiture, etc. Le locataire dépose alors le contrat de location comme garantie dans une société de construction et en reçoit l’argent nécessaire – jusqu’à 1000 livres sterling et plus pour un loyer annuel de 130 à 150 livres – comme avance pour exécuter les réparations à ses frais. Ces sociétés de construction sont donc devenues un important intermédiaire dans un système, qui a pour but de réparer sans cesse et de maintenir en bon état les maisons de Londres appartenant aux grands aristocrates fonciers, et cela sans peine pour eux et aux frais du public. Et c’est ça qui serait pour les travailleurs la solution à la question du logement ! (Note d’Engels pour l’édition de 1887.))) .

   Par ailleurs, chacun constate que les bonapartistes de Mulhouse, la ville ouvrière, ne sont que les lamentables plagiaires de ces sociétés de construction à l’usage des petits-bourgeois anglais. La seule différence est que les premiers, malgré l’aide accordée par l’État, escroquent leurs clients bien davantage que les dites sociétés. Leurs conditions sont dans l’ensemble moins libérales que celles qui prévalent généralement en Angleterre; tandis que là on tient compte des intérêts simples et composés de chaque versement et qu’on les rembourse après préavis d’un mois, les fabricants de Mulhouse empochent tous les intérêts et ne remboursent que la somme versée en espèces sonnantes et trébuchantes. Et personne, devant cette différence, ne s’étonnera davantage que M. Sax, qui a mis tout cela dans son livre sans le savoir.

   L’entraide ouvrière ne donne donc rien, elle non plus. Reste l’aide de l’État. Que nous offre M. Sax sous ce rapport ? Il nous propose trois choses :

   « Premièrement : l’État doit prévoir dans sa législation et son administration la suppression ou l’amélioration de tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, entraîne une aggravation de la crise du logement pour les classes laborieuses (p. 187). »

   Donc : révision de la législation concernant la construction et libération des industries du bâtiment, afin de construire à meilleur marché. Mais en Angleterre cette législation est réduite au minimum, les industries du bâtiment sont libres comme l’air, et cependant la crise du logement existe. De plus, on y construit maintenant à si bon marché que les maisons tremblent au passage d’une charrette et que journellement il en est qui s’effondrent. Hier encore, 25 octobre 1872, six maisons se sont brusquent écroulées à Manchester, blessant grièvement six ouvriers. Ce n’est donc pas là la solution.

   « Deuxièmement : les pouvoirs publics doivent empêcher qu’un citoyen dans son individualisme borné, propage la maladie ou la provoque à nouveau. »

   Donc : inspection sanitaire et de sécurité des logements ouvriers décision habilitant les autorités à fermer les habitions malsaines et en mauvais état, comme cela s’est pratiqué en Angleterre depuis 1857. Mais comment cela fut-il pratiqué ? La première loi de 1855 (Nuisances Removal Act) resta  » lettre morte « , comme M. Sax le reconnaît; de même la seconde de 1858 (Local Government Act) (page 197). Par contre, M. Sax croit que la troisième, l’Artisan’dwellings Act, qui ne vaut que pour les villes de plus de 10 000 habitants,  » nous apporte sans conteste un témoignage éloquent des vues élevées du Parlement britannique en matière sociale  » (p. 199), tandis que cette affirmation ne nous apporte à nouveau qu’  » un témoignage éloquent  » de  » la totale ignorance où est M. Sax des choses anglaises « . Qu’  » en matière sociale « , l’Angleterre soit très en avance sur le continent, c’est l’évidence même : Elle est la patrie de la grande industrie moderne; c’est là que le mode de production capitaliste s’est développé le plus librement et avec le plus d’ampleur, et c’est là que les conséquences de ce mode de production apparaissent le plus crûment et que pour la première fois elles provoquent une réaction dans la législation. Le meilleur exemple nous est fourni par la législation sur les fabriques. Mais si M. Sax croît qu’il suffit à une décision parlementaire de prendre force de loi pour être mise immédiatement en pratique, il se trompe lourdement. Et ceci, justement ne vaut pour aucune autre décision parlementaire (le Workshops’Act excepté, il est vrai) plus que pour le Local Government Act. Son application fut confiée aux autorités municipales qui, presque partout en Angleterre, sont le centre reconnu de la corruption sous toutes ses formes, du népotisme et du Jobbery ((Jobbery signifie : se servir d’une charge publique dans l’intérêt privé du fonctionnaire ou de sa famille. Quand par exemple le chef de l’Administration des Postes d’un État devient l’associé secret d’une fabrique de papier, lui livre le bois de ses forêts et lui passe ensuite des commandes de papier pour ses bureaux, c’est là, à vrai dire, un assez petit, mais cependant beau travail, dans la mesure où il montre une parfaite compréhension des principes du jobbery : ce qui d’ailleurs va de soi chez Bismarck et il fallait s’y attendre. (Note d’Engels.))) . Les agents de ces administrations municipales, redevables de leur place à toutes sortes de considérations familiales, sont ou dans l’incapacité d’appliquer de telles lois sociales ou n’en ont pas l’intention. Alors que précisément en Angleterre, les fonctionnaires de l’État, chargés de la préparation et de l’application de la législation sociale, se distinguent la plupart du temps par un strict accomplissement de leur devoir – encore que cela soit aujourd’hui moins vrai qu’il y a vingt ou trente ans. Dans les conseils municipaux, les propriétaires d’habitations insalubres et délabrées sont presque partout fortement représentés, directement ou indirectement. L’élection des conseillers municipaux par petites circonscriptions rend les élus dépendants des intérêts locaux et des influences les plus mesquines; aucun conseiller municipal qui tient à sa réélection n’osera voter l’application de cette loi dans sa circonscription. On comprend donc la mauvaise volonté avec laquelle, presque partout, les autorités locales accueillirent cette loi et qu’elle n’ait été appliquée jusqu’ici que dans les cas les plus scandaleux – le plus souvent alors qu’une épidémie avait déjà éclaté, comme l’an dernier à Manchester et Salford, où sévissait la variole. Le recours su ministre de l’Intérieur n’a eu d’effet jusqu’à présent que dans des cas semblables. Car c’est le principe de tout gouvernement libéral en Angleterre de ne proposer des réformes sociales que poussé par la nécessité et, toutes les fois que c’est possible, de ne pas appliquer les lois déjà existantes. La loi en question, comme tant d’autres en Angleterre, n’a qu’une signification: entre les mains d’un gouvernement dominé ou poussé par les travailleurs, qui l’appliquera enfin réellement, elle deviendra une arme puissante pour ouvrir une brèche dans l’état social actuel.

   « Troisièmement, le pouvoir de l’État, d’après M. Sax, doit mettre en oeuvre le plus largement possible toutes les mesures positives dont il dispose pour remédier à la crise du logement existante. »

   Ce qui signifie que l’État doit édifier des casernes,  » véritables constructions modèles « , pour ses  » employés et serviteurs subalternes « , (mais ce ne sont pas des ouvriers!) et  » accorder des prêts aux représentations communales, aux sociétés et aussi aux particuliers dans le but d’améliorer les habitations pour les ouvriers  » (p. 203), comme cela se fait en Angleterre d’après le Public Works Loan Act, et comme l’a fait Louis Bonaparte à Paris et à Mulhouse. Mai, le Public Works Loan Act n’existe que sur le papier, le gouvernement met tout au plus 50 000 livres sterling à la disposition des commissaires, soit de quoi construire au ma ximum 400 cottages, donc, en quarante ans, 16 000 cottages ou logements pour 80 000 personnes au grand maximum : une goutte d’eau dans un seau ! Même en admettant qu’au bout des premiers vingt ans, les ressources (le la commission aient doublé grâce aux remboursements et qu’ainsi dans les vingt années suivantes on construise des logements pour 40 000 autres personnes : ce sera toujours une goutte d’eau dans le seau. Et comme les cottages ne durent en moyenne que quarante ans, au bout de ce laps de temps, il faudra, chaque année, employer les 50 000 ou 100 000 livres liquides pour remplacer les cottages les plus vieux, tombés en ruines. C’est ce que M. Sax appelle (p. 203), appliquer le principe d’une façon juste et pratique et  » aussi d’une manière illimitée « . Et sur cet aveu que l’État, même en Angleterre, n’a somme toute rien réalisé  » d’une manière illimitée « , M. Sax termine son livre, non sans décocher un nouveau sermon édifiant à tous les intéressés ((Récemment le Parlement anglais, dans les lois qui confèrent aux autorités londoniennes chargées de la construction le droit d’expropriation en vue de percer de nouvelles artères, s’est préoccupé quelque peu des ouvriers jetés ainsi à la rue. Il a introduit une clause, suivant laquelle les nouvelles habitations qui seront construites devront être aptes à recevoir les classes de la population qui logeaient auparavant dans les immeubles détruits. On construit donc pour les ouvriers, sur des terrains ayant le moins de valeur possible, de grandes maisons-casernes de 5 à 6 étages et on se conforme ainsi à la lettre de la loi. Reste à savoir ce que donneront à l’usage ces dispositions si inhabituelles pour les travailleurs et parfaitement insolites pour la traditionnelle manière de vivre londonienne. Dans te meilleur des cas, c’est au maximum un quart des ouvriers chassés par les nouveaux plans qui pourra être relogé. (Note d’Engels pour l’édition de 1887.))) .

   Il est clair comme le jour que l’État actuel ne peut ni ne veut remédier à cette plaie qu’est la pénurie de logements. L’État n’est rien d’autre que le pouvoir total organisé des classes possédantes, des propriétaires fonciers et des capitalistes en face des classes exploitées, des paysans et des ouvriers. Ce que les capitalistes considérés individuellement (il ne s’agit ici que d’eux, puisque dans cette question le propriétaire foncier intéressé apparaît d’abord en sa qualité de capitaliste) ne veulent pas, leur État ne le veut pas non plus. Donc, si les capitalistes pris individuellement déplorent, il est vrai, la crise du logement, alors qu’on peut à peine les décider à pallier superficiellement ses plus terribles conséquences, les capitalistes pris dans leur ensemble, c’est-à-dire l’État, ne feront pas beaucoup plus. Tout au plus l’État veillera-t-il à ce qu’on applique partout uniformément le palliatif superficiel qui est devenu usuel. Et nous avons vu que c’est bien le cas.

   On pourra objecter que la bourgeoisie ne règne pas encore en Allemagne, que l’État y est encore un pouvoir qui plane, indépendant, jusqu’à un certain point, au-dessus de la société et qu’ainsi il représente l’ensemble des intérêts de cette société et non ceux d’une classe en particulier. Un tel État a certes un pouvoir que ne possède pas l’État bourgeois; dans le domaine social on peut en attendre tout autre chose.

   C’est là le langage des réactionnaires. En réalité, l’État tel qu’il existe est, en Allemagne aussi, le produit nécessaire de l’infrastructure sociale dont il est issu. En Prusse – et au aujourd’hui la Prusse fait autorité – à côté d’une noblesse encore puissante formée de grands propriétaires terriens, il y a une bourgeoisie relativement jeune et particulièrement lâche qui, jusqu’à présent, n’a conquis le pouvoir politique ni directement comme en France, ni plus ou moins indirectement comme en Angleterre. Mais, à côté de ces deux classes un prolétariat intellectuellement très développé se multiplie rapidement et s’organise chaque jour davantage. Ici donc, nous trouvons un double équilibre : celui entre la noblesse terrienne et la bourgeoisie, condition essentielle de la vieille monarchie absolue; et celui entre la bourgeoisie et le prolétariat, condition essentielle du bonapartisme moderne. Mais, aussi bien dans la vieille monarchie absolue que dans la moderne monarchie bonapartiste, le véritable pouvoir gouvernemental est entre les mains d’une caste spéciale d’officiers et de fonctionnaires qui, en Prusse, se recrute en partie dans ses propres rangs, en partie dans la petite noblesse de majorat, plus rarement dans la grande noblesse et pour la part la plus faible dans la bourgeoisie. L’indépendance de cette caste, qui paraît être en dehors et pour ainsi dire au-dessus de la société, confère à l’État l’apparence de l’autonomie vis-à-vis de la société.

   La forme d’État qui s’est développée en Prusse (et, sur un modèle, dans la nouvelle Constitution de l’Empire allemand) à partir de ces conditions sociales contradictoires et comme leur conséquence nécessaire, est le pseudoconstitutionalisme; c’est aussi bien la forme actuelle de la vieille monarchie absolue en décomposition que la forme l’existence de la monarchie bonapartiste. En Prusse, ce pseudo-constitutionalisme ne fit que recouvrir de 1848 à 1886   le lent processus de décomposition de la monarchie absolue et il s’en fit le véhicule. Depuis 1866 et surtout depuis 1870, le bouleversement social, et par suite la décomposition de l’ancien État, s’effectuent aux yeux de tous et à une vitesse qui croit d’une façon fantastique. Le rapide développement de l’industrie et notamment de la spéculation en bourse, a entraîné toutes les classes dirigeantes dans son tourbillon. La corruption à grande échelle, importée de France en 1870, se développe à un rythme inouï. Strousberg et Pereire se tirent réciproquement leur chapeau ((Strousberg (1823-1884) : journaliste et homme d’affaires. Pereire (1800-1880) : banquier directeur, du Crédit mobilier.)) . Les ministres, les généraux, les princes et les comtes font le commerce des actions en dépit des boursiers juifs les plus retors et l’État consacre leur égalité en faisant massivement avec les boursiers juifs des barons. La noblesse terrienne, adonnée depuis longtemps à l’industrie avec ses fabriques de sucre de betterave et ses distilleries d’eau-devie, a laissé loin derrière elle les vertus solides du passé et grossit de ses noms les listes de directeurs de toutes les sociétés par actions, qu’elles soient solides ou non. La bureaucratie dédaigne de plus en plus de recourir aux seuls prélèvements sur la caisse pour améliorer ses traitements; elle laisse tomber l’État et fait la chasse à des postes infiniment plus rémunérateurs dans l’administration des entreprises industrielles; ceux qui demeurent encore en fonction suivent l’exemple de leurs chefs, spéculent sur les actions ou obtiennent une  » participation  » aux chemins de fer, etc. On est même fondé à penser que les jeunes lieutenants eux-mêmes mettent leur main délicate dans mainte spéculation. Bref, la décomposition de tous les éléments de l’ancien État, le passage de la monarchie absolue à la monarchie bonapartiste est en pleine évolution, et, à la prochaine grande crise industrielle et commerciale, s’effondrera, non seulement la spéculation actuelle, mais aussi tout le vieil État prussien ((Ce qui aujourd’hui, en 1886, empêche encore la dislocation de l’État prussien et de sa base, l’alliance, scellée dans la protection douanière de la grande propriété foncière et du capital industriel, c’est uniquement la peur du prolétariat qui, depuis 1872, s’est énormément développé en nombre et en conscience de classe. (Note d’Engels pour l’édition de 1887.))) .

   Et cet État, dont les éléments non-bourgeois s’embourgeoisent tous les jours davantage, résoudrait  » la question sociale  » ou du moins celle du logement ? C’est le contraire qui est vrai. Dans toutes les questions économiques, l’État prussien tombe de plus en plus aux mains de la bourgeoisie; et si depuis 1866 la législation dans ce domaine n’est pas devenue encore plus conforme à ses intérêts, à qui la faute ? Principalement à la bourgeoisie elle-même, qui d’abord est trop lâche pour défendre énergiquement ses revendications et qui, deuxièmement, se cabre contre toute concession dès que celle-ci du même coup fournit de nouvelles armes au prolétariat menaçant. Et si le pouvoir de l’État, c’est-à-dire Bismarck, tente de se constituer son propre prolétariat, attaché à sa personne, pour tenir ainsi la bride à l’activité politique de la bourgeoisie, qu’est-ce sinon un misérable stratagème bonapartiste, nécessaire et bien connu, qui, vis-à-vis des travailleurs, n’engage à rien en dehors de quelques slogans pleins de bonnes intentions, si ce n’est tout au plus à un minimum d’aide de la part de l’État aux sociétés de construction à la Louis Bonaparte ?

   Rien ne montre mieux ce que les travailleurs ont à attendre de l’État prussien que l’utilisation faite par lui des milliards français, avec lesquels l’autonomie de la machine d’État prussienne vis-à-vis de la société a obtenu un nouveau et bref quart d’heure de grâce. Est-ce qu’un seul thaler de ces milliards a été employé à construire un toit pour les familles de travailleurs berlinois jetées à la rue ? Tout au contraire. Lorsque l’automne fut venu, l’État fit même démolir les quelques misérables baraques qui pendant l’été leur avaient servi d’abri de fortune. Les cinq milliards ne suivent que trop rapidement le cours naturel des choses et s’en vont en fortifications, canons et soldats; et en dépit de Wagner von Dummerwitz, malgré les conférences de Stieber avec l’Autriche ((Il s’agit ici de la Conférence de Gastein en août 1871, où les empereurs d’Autriche et d’Allemagne, avec leurs chanceliers, discutèrent des mesures de police à prendre contre la 1ere Internationale.)) , la part de ces milliards consacrée aux ouvriers allemands n’équivaudra même pas à ce que Louis Bonaparte utilisa pour les ouvriers français des millions qu’il avait volés à la France.

   En réalité, la bourgeoisie n’a qu’une méthode pour résoudre la question du logement à sa manière – ce qui veut dire : la résoudre de telle façon que la solution engendre toujours à nouveau la question. Cette méthode porte un nom, celui de  » Haussmann « .

   Par là j’entends ici non pas seulement la manière spécifiquement bonapartiste du Haussmann parisien de percer de longues artères droites et larges à travers les quartiers ouvriers aux rues étroites, et de les border de chaque côté de grandes et luxueuses constructions; le but poursuivi – outre leur utilité stratégique, les combats de barricades étant rendus plus difficiles -, était la constitution d’un prolétariat du bâtiment, spécifiquement bonapartiste, dépendant du gouvernement, et la transformation de la ville en une cité de luxe. J’entends ici par  » Haussmann  » la pratique qui s’est généralisée d’ouvrir des brèches dans les arrondissements ouvriers, surtout dans ceux situés au centre de nos grandes villes, que ceci réponde à un souci de la santé publique, à un désir d’embellissement, à une demande de grands locaux commerciaux dans le centre, ou aux exigences de la circulation – pose d’installations ferroviaires, rues, etc. Quel qu’en soit le motif, le résultat est partout le même : les ruelles et les impasses les plus scandaleuses disparaissent et la bourgeoisie se glorifie hautement de cet immense succès – mais ruelles et impasses resurgissent aussitôt ailleurs et souvent dans le voisinage immédiat.

   Dans la Situation de la classe laborieuse en Angleterre, j’ai fait une description de Manchester de 1843 et 1844. Depuis, du fait des voies ferrées qui traversent la ville, de l’ouverture de nouvelles rues, de la construction de grands bâtiments publics et privés, quelques-uns des pires quartiers qui y sont décrits ont été percés, dégagés, améliorés, d’autres complètement supprimés; mais beaucoup subsistent encore – en dépit de la surveillance plus stricte des services d’hygiène – qui se trouvent au point de vue constructions dans un état identique, sinon pire. En revanche, par suite de l’extension considérable de la ville, dont la population s’est accrue de plus de la moitié, des quartiers qui alors étaient encore aérés et propres, sont maintenant tout aussi encombrés de constructions, sales et surpeuplés que ne l’étaient les parties de la ville les plus mal famées.

   En voici un seul exemple : dans mon livre ((La situation des classes laborieuses en Angleterre)) , aux pages 80 et suivantes, je parle d’un groupe de maisons situées dans la basse vallée du Medlock et qui, sous le nom de Little Ireland, étaient depuis des année; déjà la honte de Manchester. Little Ireland a disparu depuis longtemps; à sa place, une gare s’élève sur de hautes fondations; la bourgeoisie s’est vantée de l’heureuse et définitive disparition de Little Ireland comme d’un grand triomphe. Mais voici que, l’été dernier, se produit une formidable inondation, comme d’ailleurs – et pour des raisons facilement explicables – les fleuves endigués dans nos grandes villes en occasionnent de plus en plus fortes chaque année. II apparaît alors que Little Ireland n’a nullement été supprimé, mais simplement déplacé du sud d’Oxford Road vers le nord et qu’il est toujours florissant. Écoutons ce que nous en dit, le 20 juillet 1872, le Weekly Times, l’organe de la bourgeoisie radicale de Manchester :

   « La catastrophe qui s’est abattue dimanche dernier sur les habitants de la basse vallée du Medlock, aura, espérons-le, un bon résultat : celui d’attirer l’attention publique sur la manière évidente dont on se moque de toutes les lois de l’hygiène, qui depuis si longtemps y est tolérée au nez et à !a barbe des employés municipaux et du service sanitaire. Hier, dans notre édition quotidienne, un article vigoureux, mais trop faible encore, a révélé la situation honteuse de quelques-unes des caves-logements dans les rues Charles et Brook, qui ont été atteintes par l’inondation. Une enquête minutieuse dans l’une des cours citées dans cet article, nous met en mesure de confirmer tous les fait relatés et de déclarer que ces caves-logements auraient dû être fermées depuis longtemps; mieux, on n’aurait jamais dû les tolérer comme demeures humaines. Squire’s Court est constitué par sept ou huit maisons à l’angle des rues Charles et Brook; même à l’endroit le plus bas de la rue Brook, sous le pont du chemin de fer, on peut passer jour après jour sans soupçonner que des être humains vivent là, au fond, dans des caves. La cour est cachée au regard du public et n’est accessible qu’à ceux que la misère contraint de chercher un abri dans ce lieu retiré du monde et semblable à une tombe. Même quand les eaux du Medlock, la plupart du temps stagnantes et endiguées entre des parapets, sont à leur niveau habituel, le plancher de ces logis ne les dépasse que de quelques pouces. Toute ondée un peu forte suffit pour faire remonter des égouts et des canalisations une eau fétide, écoeurante, et les logis s’emplissent des gaz délétères que toute inondation laisse en souvenir derrière elle… Squire’s Court est situé plus bas encore que les caves inhabitées des maisons de la rue Brook… Vingt pieds plus bas que la rue, et l’eau empestée qui samedi fut refoulée de l’égout atteignit les toits. Nous le savions et nous nous attendions en conséquence à trouver la cour inhabitée ou occupée par les seuls employés du service d’hygiène, en vue de laver les murs puants et de les désinfecter. Au lieu de cela, nous vîmes un homme dans la cave-logement d’un barbier, en train de charger dans une brouette un tas d’immondices en putréfaction qui se trouvait dans un coin… Le barbier, dont la cave était déjà à peu près déblayée, nous envoya encore plus bas vers une rangée de logis, disant que, s’il savait écrire, il s’adresserait à la presse pour demander leur fermeture. C’est ainsi que nous parvînmes enfin à Squire’s Court, où nous trouvâmes une jolie Irlandaise de bonne mine, fort occupée avec sa lessive. Elle et son mari, gardien de nuit pour maisons privées, habitaient depuis six ans dans la cour, ils avaient une nombreuse famille. Dans la maison qu’ils venaient de quitter, les eaux étaient montées presque jusqu’au toit, les fenêtres étaient démolies, les meubles un monceau de ruines. Pour rendre l’odeur de la maison supportable il fallait la blanchir tous les deux mois à la chaux… Dans la cour intérieure, où pénétra alors notre correspondant, il trouva trois maisons adossées à celle que nous venons de décrire, dont deux étaient habitées. La puanteur était si atroce que l’homme le plus robuste, au bout de quelques minutes, avait fatalement la nausée… Ce trou répugnant était habité par une famille de sept personnes, qui toutes dormaient dans la maison jeudi soir, le jour de la première inondation. Ou plus exactement, rectifia la femme, ils n’avaient pas dormi, ayant passé la plus grande partie de la nuit à vomir à cause de la puanteur. Le samedi, ils durent, avec de l’eau jusqu’à la poitrine, porter leurs enfants dehors. La femme était également d’avis qu’un cochon ne vivrait pas dans un trou pareil, mais elle l’avait pris pour la modicité du loyer – 1 shilling 1/2 par semaine – parce que ces derniers temps son mari, malade, n’avait souvent rien gagné… L’impression produite par cette cour et les habitants qui y sont enfermés comme dans une tombe anticipée, est celle de la plus extrême détresse. D’ailleurs il nous faut ajouter, qu’après enquête, Squire’s Coutr n’est que l’image – peut-être un peu poussée – de bien d’autres localités de cette région, dont notre Commission d’hygiène ne peut justifier l’existence. Et si on tolère que ces localités continuent d’être habitées, le Comité assume une responsabilité et le voisinage un danger d’épidémies, dont nous n’examinerons pas davantage la gravité. »

   Voilà un exemple frappant de la manière dont la bourgeoisie résout dans la pratique la question du logement. Les foyers d’épidémies, les caves les plus immondes, dans lesquelles nuit après nuit le mode de production capitaliste enferme nos travailleurs, ne sont pas éliminés, mais seulement… déplacés ! La même nécessité économique les fait naître ici comme là. Et aussi longtemps que subsistera le mode de production capitaliste, ce sera folie de vouloir résoudre isolément la question du logement ou tout autre question sociale concernant le sort de l’ouvrier. La solution réside dans l’abolition de ce mode de production, dans l’appropriation par la classe ouvrière elle-même de tous les moyens de production et d’existence.

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