Première Partie

La question du logement

Friedrich Engels

Première partie

COMMENT PROUDHON RÉSOUT LA QUESTION DU LOGEMENT

   Le numéro 10 et les suivants du Volksstaat renferment sur la question du logement une série de six articles qui méritent d’attirer l’attention : si l’on excepte quelques divagations littéraires aux environs de 1840, depuis longtemps oubliées, ils représentent la première tentative pour transplanter en Allemagne l’école de Proudhon. Il y a là une monstrueuse régression par rapport à toute l’évolution du socialisme allemand qui, il y a déjà 25 ans, a porté aux conceptions proudhoniennes un coup décisif ((Dans Marx : Misère de la philosophie, etc. Bruxelles et Paris 1847.)); aussi vaut-il la peine de riposter sans retard à cette tentative.

   La crise du logement – à laquelle la presse de nos jours porte une si grande attention -, ne réside pas dans le fait universel que la classe ouvrière est mal logée, et vit dans des logis surpeuplés et malsains. Cette crise du logement-là n’est pas une particularité du moment présent; elle n’est pas même un de ces maux qui soit propre au prolétariat moderne, et le distinguerait de toutes les classes opprimées qui l’ont précédé; bien au contraire, toutes les classes opprimées de tous les temps en ont été à peu près également touchées. Pour mettre fin à cette crise du logement, il n’y a qu’un moyen : éliminer purement et simplement l’exploitation et l’oppression de la classe laborieuse par la classe dominante. Ce qu’on entend de nos jours par crise du logement, c’est l’aggravation particulière des mauvaises conditions d’habitation des travailleurs par suite du brusque afflux de la population vers les grandes villes; c’est une énorme augmentation des loyers; un entassement encore accru de locataires dans chaque maison et pour quelques-uns l’impossibilité de trouver même à se loger. Et si cette crise du logement fait tant parler d’elle, c’est qu’elle n’est pas limitée à la classe ouvrière, mais qu’elle atteint également la petite bourgeoisie.

   La crise du logement pour les travailleurs et une partie de la petite bourgeoisie dans nos grandes villes modernes est un des innombrables maux d’importance mineure et secondaire qui résultent de l’actuel mode de production capitaliste. Elle n’est nullement une conséquence directe da l’exploitation du travailleur, en tant que tel, par la capitalisme. Cette exploitation est le mal fondamental que la révolution sociale veut abolir en supprimant le mode da production capitaliste. La pierre angulaire de cette production capitaliste est constituée par le fait que notre organisation actuelle da la société permet aux capitalistes d’acheter à sa valeur la force de travail de l’ouvrier, mais d’en tirer beaucoup plus qua sa valeur, en faisant travailler l’ouvrier plus longtemps qu’il n’est nécessaire pour retrouver le prix payé pour cette force de travail. La plus-value créée de cette manière est répartie entre tous les membres de la classe des capitalistes et des propriétaires fonciers et entre leurs serviteurs appointés, depuis le pape et l’empereur jusqu’au veilleur de nuit et au-dessous. Le mode de cette répartition ne nous intéresse pas ici; ce qui est certain, c’est que tous ceux qui ne travaillent pas ne peuvent vivre que des miettes de cette plus-value, qui leur parviennent d’une manière ou d’une autre. (cf. Marx : Le Capital, où ceci a été développé pour la première fois.)

   La répartition parmi les classes oisives de la plus-value produite par la classe ouvrière et qui lui est retirée sans rétribution, s’effectue au milieu de querelles fort édifiantes et de duperies réciproques; dans la mesure où cette répartition se fait par voie d’achat et de vente, l’un de ses principaux ressorts est l’escroquerie de l’acheteur par le vendeur, escroquerie qui est devenue à présent une nécessité vitale absolue pour le vendeur dans le commerce de détail, notamment dans les grandes villes. Mais si le travailleur est trompé par son épicier ou son boulanger sur le prix ou la qualité de la marchandise, ce n’est pas en sa qualité spécifique de travailleur. Au contraire, dès qu’une certaine quantité moyenne d’escroquerie devient la règle sociale en un lieu quelconque, elle doit forcément à la longue trouver sa compensation dans une augmentation correspondante des salaires. Le travailleur se présente devant l’épicier . comme un acheteur, c’est-à-dire comme quelqu’un possédant de l’argent ou du crédit, donc nullement comme un travailleur, c’est-à-dire comme quelqu’un vendant sa force de travail. L’escroquerie peut certes le toucher, comma d’ailleurs toute la classe moins fortunée, plus durement que les classes sociales plus aisées : elle n’est point un mal qui soit propre à sa classe.

   Il en est exactement de même pour la crise du logement. L’extension des grandes villes modernes confère au terrain, dans certains quartiers, surtout dans ceux situés au centre, une valeur artificielle, croissant parfois dans d’énormes proportions; les constructions qui y sont édifiées, au lieu de rehausser cette valeur, l’abaissent plutôt, parce qu’elles ne répondent plus aux conditions nouvelles; on les démolit donc et on les remplace par d’autres. Ceci a lieu surtout pour les logements ouvriers qui sont situés au centre et dont le loyer, même dans les maisons surpeuplées, ne peut jamais ou du moins qu’avec une extrême lenteur, dépasser un certain maximum. On les démolit et à leur place on construit des boutiques, de grands magasins, des bâtiments publics A Paris, le bonapartisme avec son baron Haussmann a exploité au suprême degré cette tendance pour le plus grand profit de la spéculation et de l’enrichissement privé; mais l’esprit d’Haussmann a soufflé aussi à Londres, Manchester, Liverpool, et il semble se sentir chez lui également à Berlin et Vienne. Il en résulte que les travailleurs sont refoulés du centre des villes vers la périphérie, que les logements ouvriers, et d’une façon générale les petits appartements deviennent rares et chers et que souvent même ils sont introuvables; car dans ces conditions, l’industrie du bâtiment, pour qui les appartements à loyer élevé offrent à la spéculation un champ beaucoup plus vaste, ne construira jamais qu’exceptionnellement des logements ouvriers.

   Cette crise de la location touche par conséquent le travailleur certainement plus durement que toute autre classa plus aisée; mais pas plus que l’escroquerie de l’épicier, elle ne constitue un mal pesant exclusivement sur la classe ouvrière, et, dans la mesure où elle la concerne, elle ne peut manquer de trouver également une certaine compensation économique, lorsqu’elle a atteint un certain degré et une certaine durée.

   Ce sont ces maux-là, communs à la classe ouvrière et à d’autres classes, par exemple à la petite bourgeoisie, auxquels s’intéresse de préférence le socialisme petit-bourgeois, dont fait partie Proudhon lui aussi. Et ce n’est ainsi nullement un hasard, si notre disciple allemand de Proudhon ((Arthur MULBERGER (1847-1907) : médecin allemand, adepte deProudhon.)) s’empare avant tout de la question du logement qui, nous l’avons vu, n’intéresse pas du tout la seule classe ouvrière à l’exclusion de toutes les autres, et s’il déclare au contraire que c’est une question qui la concerne véritablement et exclusivement.

   « Le salarié est au capitaliste ce que le locataire est au propriétaire. »

   Ceci est complètement faux.

   Dans la question du logement nous avons, en face l’une de l’autre, deux parties : le locataire et le logeur ou propriétaire. Le premier veut acheter au second l’usage temporaire d’un logement; il a de l’argent ou du crédit – même s’il doit acheter ce crédit au propriétaire lui même à un prix usuraire par un supplément au loyer. Il s’agit là d’une simple vente de marchandise, non d’une affaire entre prolétaire et bourgeois, entre ouvrier et capitaliste; le locataire – même s’il est ouvrier – se présente comme un homme qui a de l’argent; il faut qu’il ait déjà vendu la marchandise qu’il possède en propre, sa force de travail, avant de se présenter, avec la prix qu’il en a retiré, comme acquéreur de la jouissance d’un appartement – ou bien il doit pouvoir garantir la future vente de cette force de travail. Tout ce qui caractérise la vente de la force de travail au capitaliste manque ici totalement. Les capitalistes font reproduire en premier lieu sa valeur à la force de travail qu’ils ont achetée; puis une plus-value qui reste provisoirement entre leurs mains, en attendant qu’elle soit répartie entre les membres de la classe capitaliste. Il y a donc ici production d’une valeur excédentaire; la somme totale de la valeur existante se trouve augmentée. Il en va tout autrement dans une location de logement. Quels que soient les avantages exorbitants que le propriétaire tire du locataire, il n’y a jamais ici que le transfert d’une valeur déjà existante, produite auparavant; la somme totale des valeurs possédées ensemble par le locataire et le logeur reste la même après comme avant. L’ouvrier, que son travail lui soit payé par le capitaliste à sa valeur, au-dessous, ou au-dessus, est toujours escroqué d’une partie du produit de son travail; le locataire, seulement dans le tas où il doit payer le logement au-dessus de sa valeur. C’est donc déformer complètement les rapports entre locataires et logeurs que vouloir les identifier à ceux qui existent entre travailleurs et capitalistes. Bien au contraire, nous avons affaire ici à une transaction commerciale du type courant, entre deux citoyens, et elle s’effectue suivant les lois économiques qui règlent la vente des marchandises en général et, en particulier, celle de cette marchandise qu’est la propriété foncière. Les frais de construction et d’entretien de la maison, ou de la partie de cette maison qui est en question entrent d’abord en ligne de compte; la valeur du terrain déterminée par l’emplacement plus ou moins favorable de l’immeuble, vient ensuite; le rapport entre l’offre et la demande, tel qu’il existe au moment envisagé, décide en dernier ressort. Voici comment, dans le cerveau de notre proudhonien, s’exprime ce très simple rapport économique :

   « La maison une fois bâtie représente un titre juridique éternel sur une fraction déterminée du travail social, même si la valeur réelle de la maison a, depuis longtemps déjà et d’une façon plus que suffisante, a été payée au propriétaire sous forme de loyers. C’est ainsi qu’une maison construite, il y a mettons cinquante ans, a couvert pendant cette période avec ses loyers, 2, 3, 5, 10 fois, etc., le coût initial. »

   Tout Proudhon est là-dedans. Premièrement on oublie que les loyers doivent couvrir non seulement les frais de la construction, mais aussi les réparations et la perte de revenus résultant de mauvaises dettes, de loyers non payés comme de locaux restés éventuellement vacants, et enfin l’amortissement du capital investi dans la construction d’un immeuble qui n’est pas éternel, et qui avec le temps devient inhabitable et sans valeur. On oublie deuxièmement que les loyers doivent couvrir également l’augmentation de la valeur du terrain sur lequel s’élève la maison et qu’ainsi une partie de ces loyers représente la rente foncière. Notre proudhonien déclare, il est vrai aussitôt, que cette augmentation de valeur, puisqu’elle est obtenue sans intervention du propriétaire foncier, appartient en droit, non à lui, mais à la société; seulement il lui échappe qu’en réalité il réclame ainsi l’abolition de la propriété foncière : un sujet que nous n’aborderons pas, car cela nous entraînerait trop loin. II ne voit pas enfin que, dans toute cette affaire, il ne s’agit nullement d’acheter au propriétaire son immeuble, mais uniquement la jouissance de celui-ci et pour une période déterminée. Proudhon, qui ne s’est jamais soucié des conditions réelles, concrètes, dans lesquelles se produit un phénomène économique quelconque, ne peut naturellement pas davantage s’expliquer comment le coût initial d’un immeuble se trouve, le cas échéant, couvert 10 fois en cinquante ans sous forme de loyers. Au lieu d’examiner cette question nullement compliquée sous l’angle économique et de déterminer si elle est en contradiction avec les lois économiques et en quoi, il s’en tire en sautant hardiment de l’économie à la jurisprudence :  » La maison une fois bâtie représente un titre juridique éternel  » à un paiement annuel déterminé. Proudhon ne dit mot de la façon dont cela a lieu, dont l’immeuble devient un titre juridique. Et cependant c’est là justement le point qu’il aurait dû éclaircir. S’il l’avait examiné, il aurait trouvé que tous les titres juridiques du monde, si éternels soient-ils, ne peuvent conférer à un immeuble le pouvoir de recevoir en cinquante ans, sous forme de loyers, 10 fois son coût initial, mais que seules des conditions économiques (qui peuvent, il est vrai, être reconnues socialement sous la forme de titres juridiques) sont susceptibles d’obtenir ce résultat. Et ainsi il se retrouverait aussi avancé qu’au départ.

   Toute la doctrine proudhonienne repose sur cette façon de s’évader hors de la réalité économique pour se réfugier dans la phraséologie juridique. Chaque fois que l’enchaînement économique échappe à notre brave Proudhon – et c’est ce qui se produit dans toutes les questions importantes -, il se réfugie dans le domaine du droit et en appelle à la justice éternelle.

   « Proudhon puise son idéal de justice dans les rapports juridiques qui ont leur origine dans la société basée sur la production marchande; ce qui, soit dit en passant, lui fournit agréablement la preuve que ce genre de production durera aussi longtemps que la justice elle-même. Ensuite, dans cet idéal, tiré de la société actuelle, il prend son point d’appui pour réformer cette société et son droit. Que penserait-on d’un chimiste qui, au lieu d’étudier les lois des combinaisons matérielles et de résoudre sur cette base des problèmes déterminés, voudrait transformer ces combinaisons d’après les  » idées éternelles de l’affinité et de la naturalité ?  » Sait-on quelque chose de plus sur  » l’usure  » par exemple, quand on dit qu’elle est en contradiction avec la  » justice éternelle  » et  » l’équité éternelle « , la  » réciprocité éternelle  » et d’autres  » vérités éternelles « , que n’en savaient les Pères de l’Église quand ils en disaient autant en proclamant sa contradiction avec la  » grâce éternelle, la foi éternelle et la volonté éternelle de Dieu » ((Karl MARX : Le Capital, L. I, t. L, page 95, note. Éditions sociales, 1950)) ?

   Notre proudhonien ne s’en tire pas mieux que son maître.

   « Le contrat de location, dit-il, est une des mille transactions qui, dans la vie de la société moderne, sont aussi indispensables que la circulation du sang dans le corps de l’animal. Il serait naturellement dans l’intérêt de cette société que l’  » idée de droit  » pénétrât toutes ces transactions, c’est-à-dire qu’elles fussent toujours menées selon les rigoureuses exigences de la justice. En un mot, la vie économique de la société doit, comme le dit Proudhon, s’élever à la hauteur d’une justice économique. En réalité, on sait que c’est tout le contraire qui a lieu. »

   Pourrait-on croire que, cinq ans après que Marx a stigmatisé Proudhon en termes si lapidaires et précisément sur ce point capital, il serait encore possible de faire imprimer en allemand un tel galimatias ? Que signifie-t-il donc ? Uniquement que les effets concrets des lois économiques qui régissent la société d’aujourd’hui opposent un violent démenti au sentiment de la justice de notre auteur et que celui-ci nourrit le pieux désir que les choses puissent s’arranger de telle façon qu’il soit remédié à cette contradiction. Eh oui, si les crapauds avaient une queue, ils ne seraient plus des crapauds ! Et le mode de production capitaliste n’est-il pas après tout,  » pénétré d’une idée de droit « , celle de son propre droit à exploiter les travailleurs ? Et quand l’auteur nous dit que telle n’est pas son  » idée du droit « , en sommes-nous plus avancés ?

   Mais revenons à la question du logement. Notre proudhonien laisse maintenant libre cours à son à idée du droit  » et nous régale de ce touchant discours :

   Nous affirmons sans hésitation qu’il n’y a pas, pour toute la civilisation de notre siècle tant vanté, plus terrible dérision que le fait que, dans les grandes villes, 90% de la population, et même plus, n’ont pas un lieu qu’ils puissent considérer comme leur appartenant. Le véritable centre de vie morale et familiale, la maison et le foyer, est emporté par le tourbillon social… Sous ce rapport, nous sommes bien au-dessous des sauvages. Le troglodyte a sa caverne, l’Australien sa cabane de torchis, l’Indien son propre foyer, le prolétaire moderne n’a pas, en fait, d’endroit où reposer sa tête, etc.

   Dans cette jérémiade nous avons tout l’aspect réactionnaire du proudhonisme. Pour créer la classe révolutionnaire moderne du prolétariat, il était indispensable que fût tranché le cordon ombilical qui rattachait au sol le travailleur du passé. Le tisserand qui possédait à côté de son métier sa maisonnette, son jardinet et son bout de champ, était, avec toute sa misère et malgré l’oppression politique, un homme tranquille et heureux, qui vivait  » en toute piété et honnêteté « , tirait son chapeau devant les riches, les curés et les fonctionnaires de l’État, et était au fond de lui-même 100 % un esclave. C’est la grande industrie moderne qui a fait du travailleur rivé au sol un prolétaire ne possédant absolument rien, libéré de toutes les chaînes traditionnelles, libre comme l’air; c’est précisément cette révolution économique qui a créé les conditions qui seules permettent d’abolir l’exploitation de la classe ouvrière sous sa forma ultime, la production capitaliste. Et voici que notre proudhonien s’en vient, comme s’il s’agissait d’une grande régression, pleurant et gémissant sur l’expulsion des travailleurs de leur foyer, alors qu’elle fut justement la toute première condition de leur émancipation morale.

   II y a vingt-sept ans, j’ai justement décrit dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre, de quelle manière dans ses grandes lignes s’est opérée au xvuia siècle en Angleterre cette expulsion des travailleurs hors de leur foyer. J’exposai également dans toute leur gravité les infamies dont se rendirent alors coupables les propriétaires terriens et les fabricants, ainsi que les désavantages que cette expulsion ne manqua pas d’avoir tout d’abord, tant moralement que matériellement, pour les travailleurs ainsi touchés. Mais pouvait-il me venir à l’esprit de voir dans cette évolution historique, absolument nécessaire étant données les circonstances, un processus régressif, ramenant  » au-dessous des sauvages  » ? Non, bien sûr. Le prolétaire anglais de 1872 se trouve à un niveau infiniment supérieur à celui du tisserand rural de 1772 ayant  » feu et lieu « . Et le troglodyte avec sa caverne, l’Australien avec sa cabane de torchis, l’Indien avec son propre foyer, feront-ils jamais une insurrection de Juin et une Commune de Paris ?

   Que la situation des travailleurs, depuis l’introduction de la production capitaliste sur une grande échelle, ait dans l’ensemble empiré matériellement, il n’y a que le bourgeois qui en doute. Mais devons-nous pour cela regarder nostalgiquement en arrière, vers les marmites d’Égypte (elles aussi bien maigres), vers la petite industrie rurale qui n’a formé que des esprits serviles, ou bien vers les  » sauvages  » ? Tout au contraire. Seul 1e prolétariat créé par la grande industrie moderne, libéré de toutes les chaînes du passé, y compris de celles qui l’attachaient au sol, et concentré dans les grandes villes, est en état d’accomplir la grande transformation sociale qui mettra fin à toute exploitation et domination de classe. Les anciens tisserands ruraux, avec leur maison et leur foyer, n’en auraient jamais été capables, ils n’auraient jamais conçu une telle idée et auraient encore moins trouvé la volonté de la réaliser.

   Proudhon, au contraire, considère que toute la révolution industrielle de ces cent dernières années, la vapeur, la grande fabrication qui remplace le travail manuel par des machines et multiplie par mille la force productrice du travail, est un événement extrêmement facheux qui, à dire vrai, n’aurait pas dû se produire. Le petit-bourgeois qu’est Proudhon réclame un monde dans lequel chacun fabrique, d’une façon originale et indépendante, un produit qui peut être aussitôt livré à la consommation et échangé sur le marché; il suffit ensuite que chacun récupère dans un autre produit la pleine valeur de son travail pour que l’exigence de la  » justice éternelle  » soit satisfaite et qu’ait été créé le meilleur des mondes. Mais avant d’éclore, ce meilleur des mondes de Proudhon a déjà été écrasé sous les pas du développement industriel en plein progrès, qui, depuis longtemps, a supprimé le travail individuel dans toutes les principales branches de l’industrie et le supprime chaque jour un peu plus, dans les branches secondaires comme dans celles qui ont le moins d’importance; il est remplacé par le travail social, secondé par des machines et par des forces naturelles domestiquées, dont les produits finis, que l’on peut échanger ou consommer aussitôt, sont l’oeuvre commune des nombreux individus entre les mains desquels ils ont dû passer. Et c’est précisément grâce à cette révolution industrielle que la force productive du travail humain a atteint un tel degré que la possibilité se trouve donnée – pour la première fois depuis qu’il y a des hommes – da produire, par une répartition rationnelle du travail entre tous, non seulement assez pour assurer abondamment la consommation de tous les membres de la société et pour constituer un important fonds de réserve, mais aussi pour laisser à chaque individu suffisamment de loisirs : alors tout ce qui dans l’héritage culturel transmis historiquement est véritablement digne d’être conservé – science, art, urbanité, etc. -, non seulement le sera, mais au lieu d’être le monopole de la classe dominante il deviendra le bien commun de toute la société et il continuera à s’enrichir. Et c’est là le tournant décisif. Dès que la force productive du travail humain a atteint ce niveau, il ne subsiste plus aucun prétexte pour le maintien d’une classe dominante. Le suprême argument pour défendre les différences de classes n’était-il pas toujours qu’il fallait qu’une classe existât qui, n’ayant pas à s’exténuer en produisant son entretien quotidien, aurait les loisirs nécessaires pour se charger du travail intellectuel dans la société ? A cette fable, grandement justifiée par l’histoire jusqu’à ce jour, la révolution industrielle des cent dernières années a, une fois pour toutes, retiré tout fondement. Le maintien d’une classe dominante se révèle chaque jour davantage un obstacle au développement des forces productives industrielles, ainsi qu’à celui de la science, de l’art et en particulier des formes affinées de la vie sociale. Il n’y a jamais eu d’hommes plus grossiers que nos modernes bourgeois.

   Tout ceci est indifférent à l’ami Proudhon. Ce qu’il veut, c’est la  » justice éternelle  » et rien de plus. En échange de son produit, chacun doit recevoir le montant total, la valeur totale de son travail. Mais quand il s’agit d’un produit de l’industrie moderne le calcul en est compliqué : elle rejette en effet dans l’ombre la part prise par l’individu au produit total, alors que dans le vieux travail artisanal cette participation apparaissait d’elle-même dans le produit fabriqué. En outre, l’industrie moderne évince de plus en plus le troc, sur lequel Proudhon a édifié tout son système, cet échange direct entre deux producteurs, donc chacun prend le produit de l’autre pour le consommer. C’est pourquoi tout le proudhonisme est traversé par une tendance réactionnaire, une aversion contre la révolution industrielle et l’envie plus ou moins ouvertement exprimée d’envoyer au diable toute l’industrie moderne, les machines à vapeur, les métiers à filer et autres inventions chimériques, pour retrouver le vieux travail artisanal et ses solides qualités. Peu importe alors que nous perdions les 999 millièmes de la force de production, que l’humanité tout entière soit condamnée au pire esclavage, qu’une existence famélique soit de règle – l’essentiel n’est-il pas d’arriver à organiser l’échange de telle façon que chacun reçoive  » le montant total de son travail  » et que soit appliquée  » la justice éternelle  » ? Fiat justitia, pereat mundus :  » Que la justice s’accomplisse, le monde entier dût-il en périr « .

   Et le monde périrait, si la contre-révolution de Proudhon était par hasard réalisable.

   Par ailleurs il va de soi que, même dans la production sociale régie par la grande industrie, chacun peut être assuré de recevoir le  » montant total de son travail  » dans la mesure où cette phraséologie a un sens. Et elle ne peut en avoir un que si on lui donne une signification plus large, suivant laquelle ce n’est pas le travailleur pris individuellement qui devient le propriétaire du  » montant total de son travail « , mais bien la société tout entière, composée uniquement de travailleurs; c’est elle qui possède le produit total de leur travail : une partie en est distribuée par elle entre ses membres pour la consommation, une autre employée pour le remplacement et l’accroissement de ses moyens de production, une autre enfin mise de côté comme fonds de réserve de production et de consommation.

   D’après ce qui précède il est facile de prévoit de quelle manière notre proudhonien va résoudre la grande question du logement. Nous avons, d’une part, la revendication pour chaque travailleur d’un logement qui lui appartienne en propre, afin de ne pas rester plus longtemps  » au-dessous des saunages « . D’autre part, nous avons l’affirmation que le fait, réel en effet, que le prix de revient initial d’une maison arrive à être payé 2, 3, 5 ou 10 fois sous forme de loyers repose sur un titre juridique et que ce titre se trouve en contradiction avec la  » justice éternelle « . La solution est simple : nous abolissons le titre juridique et déclarons, en vertu de la justice éternelle, que les loyers payés sont des acomptes sur le prix même du logement. Quand on a disposé ses prémisses de telle façon qu’elles renferment déjà la conclusion, il n’est pas nécessaire de posséder plus d’habileté que n’en a tout charlatan pour tirer de son sac le résultat préparé à l’avance et se glorifier de la logique imperturbable dont il est le produit.

   Et c’est ce qui se passe ici. On proclame que l’abolition des loyers est une nécessité et l’on exige que chaque locataire se transforme en propriétaire de son logement. Comment s’y prendra-t-on ? D’une façon très simple :

   « Le logement en location sera racheté… On paiera à un centime près la valeur de sa maison à l’ancien propriétaire. Au lieu que, comme c’était le cas jusqu’ici, le loyer payé représente le tribut que le locataire paie au droit éternel du capital, à partir du jour où le rachat du logement est proclamé, la somme payée par le locataire, et minutieusement calculée, sera l’acompte annuel sur le prix du logement passé en sa possession… Ainsi la société… se transformera par ce moyen en un ensemble de propriétaires libres et indépendants. »

   Notre proudhonien considère comme un crime contre la justice éternelle que le propriétaire de la maison puisse sans travailler extraire rente foncière et intérêt du capital investi dans son immeuble. Il décrète d’y mettre fin et que le capital investi dans des immeubles ne doit pas rapporter d’intérêt, et pas davantage de rente foncière dans la mesure où il représente du terrain acquis. Mais nous avons vu que par là le mode de production capitaliste, base de la société actuelle, n’est nullement touché. Le pivot autour duquel s’organise l’exploitation du travailleur, c’est la vente de sa force de travail au capitaliste et l’utilisation que celui-ci en fait, en obligeant le travailleur à produire beaucoup plus que ne le comporte la valeur payée pour sa force de travail. C’est cette transaction entre le capitaliste et le travailleur qui produit la plus-value, qui ensuite, sous forme de rente foncière, de profit commercial, d’intérêt du capital, d’impôts, etc., est répartie entre les différentes variétés de capitalistes et leurs serviteurs. Et voici maintenant notre proudhonien qui s’imagine qu’on aura fait un pas en avant si l’on interdit de tirer un profit ou des intérêts à une seule sous-variété de capitalistes, en l’occurrence à ceux qui n’achètent pas directement de force de travail et qui par conséquent ne font produire aucune plus-value. La masse de travail non payée, enlevée à la classe ouvrière, resterait exactement la même si demain l’on retirait aux propriétaires d’immeubles la possibilité de se faire payer une rente foncière et un intérêt; ce qui n’empêche pas notre proudhonien de déclarer :

   « L’abolition du loyer est une des entreprises les plus fécondes et les plus grandioses qu’ait enfantée l’idée révolutionnaire et elle doit devenir une exigence capitale de la démocratie sociale. »

   C’est là tout à fait le genre de démagogie chère au maître Proudhon, chez qui le caquetage est toujours en proportion inverse de la taille des oeufs pondus.

   Et maintenant imaginez un peu dans quelle belle situation se trouveraient les travailleurs, les bourgeois petits ou grands, s’ils étaient contraints de devenir, par paiements annuels, le propriétaire partiel, puis total, de leur logement. Dans les régions industrielles de l’Angleterre où se rencontrent une grande industrie mais, de petites maisons ouvrières et où chaque travailleur marié habite une maisonnette particulière, cela pourrait encore avoir un sens.

   Mais à Paris, comme dans la plupart des grandes villes du continent, la petite industrie s’accompagne de grandes maisons, dans lesquelles 10, 20, 30 familles vivent ensemble. Au jour du décret libérateur proclamant le rachat des logements, Pierre, pour le prendre en exemple, travaille à Berlin dans une fabrique de machines. Au bout d’un an, il est propriétaire, mettons du 15ème de son logis, se composant d’une chambre au 5ème étage, quelque part à la Porte de Hambourg. Il perd son travail et se retrouve peu après Cour du Pot à Hanovre, dans un logis analogue, au 3e étage, avec vue splendide en arrière sur la cour; cinq mois plus tard il a acquis 1/36ème de propriété, lorsqu’une grève le chasse jusqu’à Munich; en y séjournant onze mois il lui faut endosser exactement 11/180ème du droit de propriété sur un logis passablement obscur, à ras du sol, derrière la rue Haute-des-Pâtures. D’autres déplacements, comme il s’en produit si souvent de nos jours chez les travailleurs, le chargent ensuite des 7/360 ème d’un logis non moins recommandable que les précédents à Saint-Gall, des 23/180ème d’un autre à Leeds et des 347/56223ème d’un troisième à Serraing, calculs faits très exactement pour que la  » justice éternelle  » n’ait pas à se plaindre. Et maintenant, qu’a notre Pierre de toutes ces parts de logement ? Qui lui en donnera le véritable équivalent ? Où dénichera-t-il le ou les propriétaires pour les autres parts des logements qu’il a précédemment occupés ? Et d’abord, quelles sont les conditions de propriété dans une grande maison quelconque, dont les étages renferment, disons, 20 logements et qui, une fois écoulé le délai nécessaire au rachat et la location étant abolie, appartient à quelque 300 propriétaires partiels, dispersés aux quatre coins de la terre ? Notre proudhonien répondra que, d’ici là, aura été mise sur pied la banque d’échange de Proudhon, qui paiera en tout temps et à chacun le montant intégral des produits de son travail et par conséquent également la valeur intégrale de sa part de logement. Mais cette banque d’échange de Proudhon, premièrement, ne nous intéresse pas ici, attendu qu’elle n’est nulle part mentionnée dans les articles sur la question du logement; deuxièmement, elle repose sur l’étrange erreur d’après laquelle celui qui veut vendre une marchandise ne peut manquer de trouver un acquéreur pour sa pleine valeur; troisièmement, avant d’être inventée par Proudhon cette banque a déjà fait plus d’une fois faillite en Angleterre sous le nom de Labour Exchange Bazaar.

   Cette idée que le travailleur doit acheter son logement repose, elle aussi, sur cette notion fondamentale et réactionnaire que nous avons déjà soulignée chez Proudhon et suivant laquelle la situation créée par la grande industrie moderne est une manifestation morbide; il faut donc amener la société, en employant la violence – c’est-à-dire en s’opposant au courant qui la porte depuis cent ans -, à un état dans lequel le vieil et stable travail artisanal sera la règle; ce qui n’est d’ailleurs rien d’autre que la restauration idéalisée de la petite industrie disparue ou en voie de disparition. Quand les travailleurs auront été rejetés dans cet état de stabilité et que le  » tourbillon social  » aura été heureusement écarté, la propriété  » d’une maison et d’un foyer  » pourra de nouveau leur être utile et la théorie du rachat précédemment énoncée paraîtra moins absurde. Proudhon n’oublie qu’une chose, c’est que, pour parvenir à ce résultat, il devra auparavant retarder de cent ans l’horloge de l’histoire mondiale et qu’ainsi il redonnerait aux travailleurs d’aujourd’hui une mentalité d’esclave, bornée, obséquieuse et sournoise, comme celle de leurs trisaïeuls.

   Dans la mesure où cette solution proudhonienne de la question du logement renferme des éléments rationnels, pratiquement utilisables, elle est déjà appliquée de nos jours, cette application n’étant point il est vrai  » enfantée par l’idée révolutionnaire « , mais par la grande bourgeoisie elles-même. Écoutons ce que dit à ce propos un excellent journal espagnol La Emancipacion ((La Emancipacion : hebdomadaire des sections marxistes de la 1ère Internationale en Espagne; a paru à Madrid de juin 1871 à 1873.)) de Madrid, à la date du 16 mars 1872 :

   Il existe encore une autre solution à la question du logement, celle proposée par Proudhon et qui séduit à première vue, mais dont un examen plus approfondi révèle la totale impuissance. Proudhon proposait de transformer les locataires en acheteurs à tempérament; de cette façon le loyer payé annuellement serait considéré comme un acompte sur la valeur du logement et, au bout d’un certain temps, le locataire en deviendrait propriétaire. Cette solution, que Proudhon estimait très révolutionnaire, est de nos jours pratiquée dans tous les pays par des sociétés de spéculateurs qui, en élevant le prix de location, se font payer 2 et 3 fois la valeur des immeubles. M. Dollfus et d’autres grands fabricants du nord-est de la France ont appliqué ce système, non seulement pour extraire de l’argent, mais aussi avec, en plus, une arrière-pensée politique.

   Les dirigeants les plus intelligents des classes dominantes se sont constamment efforcés d’accroître le nombre des petits propriétaires pour se constituer une armée contre le prolétariat. Les révolutions bourgeoises du siècle précédent morcelèrent la grande propriété foncière de la noblesse et du clergé en petites propriétés parcellaires – comme veulent le faire aujourd’hui les républicains espagnols – et ils créèrent ainsi une classe de petits propriétaires terriens qui est devenue depuis l’élément le plus réactionnaire de la société et l’obstacle permanent qui s’oppose au mouvement révolutionnaire du prolétariat urbain. Napoléon III avait l’intention de créer dans les villes une classe analogue en réduisant le montant de chacun des bons de la dette publique; et M. Dollfus et ses collègues, en vendant à leurs ouvriers de petits logements payables par annuités, cherchèrent à étouffer chez les travailleurs tout esprit révolutionnaire, les enchaînant du même coup avec ce titre de propriété à la fabrique dans laquelle ils travaillaient; ainsi le plan de Proudhon, loin d’apporter un soulagement à la classe ouvrière, se retournait directement contre elle ((Sur la manière dont cette solution de la question du logement qui enchaîne les travailleurs à leur propre  » foyer « , s’est spontanément réalisée aux abords immédiats des grandes villes américaines ou de celles en voie de développement, voici un passage tiré d’une lettre d’Eleanor Marx-Aveling une des filles de Marx] qu’elle a écrite d’Indianapolis, le 28 novembre 1886 :  » A Kansas City, ou plus exactement aux alentours, nous vîmes da misérables petites baraques en bois, d’environ trois pièces, bâties sur des terrains incultes. L’emplacement avait coûté 600 dollars et était juste assez grand pour porter la baraque; celle-ci avait coûté 600 autres dollars, ce qui fait en tout 4 800 marks pour une misérable petite cabane, à une heure da chemin de la ville, dans un désert de boue.  » Ainsi pour se loger les travailleurs doivent se charger de lourdes dettes hypothécaires et ils sont plus que jamais les esclaves de leur patron; ils sont liés à leur maison, ils ne peuvent en partir et sont contraints d’accepter toutes les conditions de travail qui leur sont proposées.

   (Note d’Engels pour l’édition de 1887.)))

   Comment donc résoudre la question du logement ? Dans notre société actuelle, comme toute autre question sociale : en établissant graduellement un équilibre économique entra l’offre et la demande; cette solution, qui n’empêche pas le problème de se reposer sans cesse, n’en est donc pas une. Quant à la manière dont une révolution sociale résoudrait la question, cela dépend non seulement des circonstances dans lesquelles elle se produirait, mais aussi de questions beaucoup plus étendues, dont l’une des plus essentielles est la suppression de l’opposition entre la ville et la campagne. Comme nous n’avons pas à bâtir des systèmes utopiques pour l’organisation de la société future, il serait plus qu’oiseux de nous étendre sur ce sujet. Ce qui est certain, c’est qu’il y a dans les grandes villes déjà suffisamment d’immeubles à usage d’habitation pour remédier sans délai par leur emploi rationnel à toute véritable  » crise du logement « . Ceci ne peut naturellement se faire que par l’expropriation des propriétaires actuels, par l’occupation de leurs immeubles par des travailleurs sans abri ou immodérément entassés dans leurs logis; et dès que le prolétariat aura conquis le pouvoir politique, cette mesure exigée par le bien public sera aussi facile à réaliser que le sont aujourd’hui les expropriations et réquisitions de logements par l’État.

   Notre proudhonien cependant ne peut se contenter de la contribution qu’il a apportée jusqu’ici à la question du logement. II la fait passer de la plate réalité dans les hautes sphères du socialisme, afin que là aussi elle se manifeste comme une  » fraction essentielle de la question sociale « .

   « Nous supposons donc qu’on prend le taureau par les cornes et qu’on s’attaque résolument à la question de la productivité du capital, comme cela se produira inévitablement tôt ou tard, par exemple en promulguant une loi de transition qui fixera l’intérêt de tous les capitaux à 1%, avec tendance, notons-le bien, à le rapprocher toujours plus de zéro, jusqu’à ce que finalement on ne paie plus que le travail nécessaire au remplacement du capital. Comme tous les autres produits, la maison et le logement seront compris dans le cadre de cette loi… Le propriétaire lui-même sera le premier à tendre la main pour conclure le marché, puisqu’autrement, sa maison serait inutilisée et le capital qui’y est investi resterait infructueux. »

   Ce paragraphe renferme un des principaux articles de foi du catéchisme proudhonien et fournit un exemple frappant de la confusion qui y règne.

   La  » productivité du capital  » est une monstruosité que Proudhon reprend telle quelle des économistes bourgeois. Ceux-ci, il est vrai, affirment bien au début que le travail est la source de toutes les richesses et la mesure de la valeur de toutes les marchandises; mais il leur reste à expliquer comment il se fait que le capitaliste qui avance un capital pour une affaire industrielle ou artisanale, retrouve au bout du compte non seulement son capital, mais un profit pardessus le marché. Ils ne peuvent donc éviter de s’empêtrer dans toutes sortes de contradictions et d’attribuer au capital, lui aussi, une certaine productivité. Rien ne prouve mieux combien Proudhon est profondément prisonnier de la façon de penser bourgeoise que d’avoir adopté cette terminologie de la productivité du capital. Dès le début, nous avons vu que cette prétendue  » productivité. du capital  » n’est rien d’autre que cette qualité qui lui est inhérente (dans les conditions sociales actuelles, sans lesquelles d’ailleurs il ne serait pas ce qu’il est) de pouvoir s’approprier le travail non payé de travailleurs salariés.

   Cependant Proudhon se distingue des économistes bourgeois en ce qu’il n’approuve pas cette  » productivité du capital « , mais découvre au contraire en elle une violation de la  » justice éternelle « . C’est elle qui empêche le salarié de toucher le produit intégral de son travail. Il faut donc l’abolir. Et de quelle façon ? En abaissant par décrets le taux de l’intérêt et en le réduisant à zéro. Alors d’après notre proudhonien, le capital cessera d’être productif.

   L’intérêt du capital-argent prêté n’est qu’une partie du profit; celui-ci, qu’il soit tiré du capital industriel ou du capital commercial, n’est qu’une partie de la plus-value enlevée à la classe ouvrière sous forme de travail non payé par la classe capitaliste. Les lois économiques qui règlent le taux de l’intérêt sont aussi indépendantes da celles qui fixent le taux de la plus-value que, d’une manière générale, peuvent l’être entre elles les lois d’une seule et même forme sociale. En ce qui concerne la répartition de cette plusvalue entre les capitalistes pris individuellement, il est clair que pour les industriels et les commerçants, qui ont dans leurs affaires beaucoup de capitaux avancés par d’autres capitalistes, le taux du profit doit s’élever dans les mêmes proportions – toutes circonstances restant égales – où baisse le taux de l’intérêt. L’abaissement et finalement l’abolition du taux de l’intérêt ne  » s’attaquerait  » donc pas  » résolument  » à la prétendue  » productivité du capital « , mais réglerait seulement d’une façon différente la répartition entre les différents capitalistes, de la plus-value, extorquée à la classe ouvrière, et ce n’est pas au travailleur qu’un avantage serait assuré au détriment du capitalisme industriel, mais à ce dernier au détriment du rentier.

   De son point de vue juridique, Proudhon explique le taux da l’intérêt comme tous les faits économiques, non par les conditions de la production sociale, mais par les lois de l’État dans lesquelles ces conditions trouvent leur expression générale. De ce point de vue, on ne peut avoir le moindre soupçon du lien qui existe entre les lois de l’État et les conditions de production de la société; ces lois de l’État apparaissent donc nécessairement comme des décrets purement arbitraires que l’on peut tout aussi bien remplacer à tout moment par d’autres, diamétralement opposés. Ainsi, rien de plus facile pour Proudhon que d’émettre un décret – dès qu’il en aura le pouvoir – abaissant le taux de l’intérêt à 1%. Et si toutes les autres circonstances sociales restent ce qu’elles étaient, ce décret n’existera que sur le papier. En dépit de tous les décrets, le taux de l’intérêt sera fixé comme auparavant suivant les lois économiques auxquelles il est soumis aujourd’hui; tous ceux qui sont susceptibles d’inspirer la confiance emprunteront de l’argent à 2, 3, 4% et plus, suivant les circonstances, tout comme auparavant; la seule différence sera que les rentiers prendront leurs précautions et n’avanceront de l’argent qu’à ceux avec lesquels ils n’auront pas à craindre de procès. Par ailleurs ce grand projet de retirer au capital sa  » productivité  » est archi-vieux, aussi vieux que… les lois sur l’usure, qui n’ont pas d’autre but que de limiter le taux de l’intérêt et qui sont maintenant partout abrogées parce que, dans la pratique, elles étaient constamment enfreintes ou tournées et que l’État a dû reconnaître son impuissance vis-à-vis des lois de la production sociale. Et c’est la réintroduction de ces lois moyenâgeuses et inapplicables qui doit  » s’attaquer résolument à la productivité du capital  » ? On le voit, plus on examine le proudhonisme de près et plus il apparaît réactionnaire.

   Et quand de cette manière le taux de l’intérêt aura été ramené à zéro, donc l’intérêt du capital aboli, alors  » on ne paiera plus que le travail nécessaire au remplacement du capital « . Cela signifie que la suppression du taux de l’intérêt équivaut à la suppression du profit et même de la plus-value. Mais s’il était possible de supprimer réellement l’intérêt par décret, quelle en serait la conséquence ? La classe des rentiers n’aurait alors aucun motif de prêter ses capitaux sous forme d’avances et elle serait incitée à les investir dans l’industrie pour son propre compte, soit directement, soit en participant à des sociétés par actions. La masse de plus-value enlevée à la classe ouvrière par la classe capitaliste resterait la même; seule la répartition en serait modifiée et encore d’une manière insignifiante.

   Notre proudhonien ne voit pas en effet que, maintenant déjà, dans l’achat des marchandises, tel qu’il est pratiqué dans la société bourgeoise, on ne paie en moyenne que  » le travail nécessaire au remplacement du capital  » (ce qui signifie : à la production d’une marchandise déterminée). C’est par le travail que se mesure la valeur de toutes les marchandises et il est rigoureusement impossible dans la société actuelle – abstraction faite des oscillations du marché- qu’il soit payé en moyenne pour les marchandises plus que le travail nécessaire à leur production. Non, mon cher proudhonien, ce n’est pas là que gît la difficulté; elle réside dans le fait que  » le travail nécessaire au remplacement du capital  » (pour employer votre confuse terminologie) n’est justement pas totalement payé. Quant à l’explication de ce fait, vous la trouverez chez Marx (Le Capital, pp. 128-1601 ((Le Capital, L. I, t. I, chapitres VI et VII, pp. 170-198. Éditions sociales 1950.))

   Et ce n’est pas tout. La suppression de l’intérêt du capital entraîne du même coup celle du loyer. Car  » la maison et le logement sont naturellement compris, comme tous les autres produits, dans le cadre de cette loi « . Voilà qui est tout à fait dans l’esprit du vieux commandant qui fait appeler un de ses hommes, étudiant sursitaire :  » Dites-moi, j’apprends que vous êtes docteur : venez donc de temps en temps chez moi; quand on a une femme et sept enfants, il y a toujours quelque bobo à soigner. « 

   Le sursitaire :  » Excusez-moi, mon commandant, mais je suis docteur en philosophie. « 

   Le commandant :  » Ça m’est bien égal; une boîte à pansement est toujours une boîte à pansement. « 

   Il en va exactement de même de notre proudhonien : l’intérêt payé comme loyer ou celui du capital sont pour lui une seule et même chose : l’intérêt, c’est l’intérêt, et la boite à pansement, c’est la boîte à pansement. Nous avons vu plus haut que le prix du loyer, vulgairement le loyer, se compose de différentes parts :

1. de la rente foncière ;
2. de l’intérêt du capital investi dans la construction, y compris le profit de l’entrepreneur ;
3. de la somme destinée à couvrir les frais de réparations et les assurances ;
4. des annuités qui amortissent le capital investi, y compris le profit, proportionnellement à la détérioration graduelle de la maison.

   Et maintenant ce doit être clair, même pour le plus aveugle :

   « Le propriétaire lui-même sera le premier à tendre la main pour conclure la vente, puisque, autrement, sa maison serait inutilisée et le capital qui y est investi resterait infructueux. »

   Naturellement. Si on supprime l’intérêt de tout capital avancé, alors aucun propriétaire ne pourra plus recevoir un sou de loyer pour sa maison, tout simplement parce que, au lieu de loyer, on peut dire aussi  » intérêt de location  » et que celui-ci comprend une part qui est bien réellement l’intérêt d’un capital. Une boite à pansement reste une boîte à pansement. Si, en ce qui concerne l’intérêt ordinaire du capital, on n’a pu retirer leur efficacité aux lois sur l’usure qu’en les tournant, elles n’ont jamais touché même de très loin le taux du loyer. II était réservé à Proudhon de s’imaginer que sa nouvelle loi sur l’usure fixerait sans plus, non seulement le simple intérêt du capital, mais aussi le prix compliqué des loyers et qu’ainsi elle les abolirait progressivement. Pourquoi alors achèterait-on fort cher au propriétaire sa maison  » simplement inutile  » et dans ces conditions comment le propriétaire ne paierait-il pas pour se débarrasser de cette  » maison simplement inutile « , afin de n’avoir plus de frais de réparations ? Sur ce sujet, on ne nous apporte aucune clarté.

   Après ce tour de force exécuté d’un air triomphant dans les hautes sphères du socialisme supérieur (le maître Proudhon disait suprasocialisme), notre proudhonien se croit autorisé à monter encore un peu plus haut.

   «II ne s’agit plus maintenant que de tirer quelques conséquences pour mettre en pleine lumière notre sujet si important. »

   Et quelles sont ces conséquences Elles découlent aussi peu de ce qui Précède que l’absence de valeur des immeubles d’habitation ne résulte de l’abolition du taux d’intérêt; dépouillées des expressions emphatiques et solennelles de notre auteur, elles signifient simplement que trois choses sont souhaitables pour faciliter le rachat des logements :

1. une statistique exacte sur ce sujet ;
2. une bonne police sanitaire ;
3. des coopératives d’ouvriers du bâtiment capables d’entreprendre la construction de nouvelles maisons.

   Tout cela certes est bel et bon, mais n’apporte absolument aucune  » pleine lumière  » dans l’obscurité et la confusion de la pensée proudhonienne, malgré la phraséologie de marchand forain dont elle s’enveloppe.

   Celui qui a accompli une telle performance a bien alors le droit d’adresser aux travailleurs allemands un grave avertissement :

    «Ces questions et d’autres analogues méritent, nous semble-t-il, toute l’attention de la démocratie sociale… Puisse-t-elle, comme ici dans celle du logement, s’efforcer de voir clair dans des questions tout aussi importantes, telles que le crédit, la dette publique, les dettes privées, les impôts, etc. »

   Notre proudhonien nous laissa entrevoir ici toute une série d’articles sur les  » questions analogues  » et s’il les traite d’une façon aussi prolixe que le sujet présent  » si important « , alors le Volksstaat sera suffisamment pourvu en manuscrits pour une année. En attendant, nous pouvons en indiquer d’avance le contenu, car tout se ramène en définitive à ce qui a déjà été dit : on abolit l’intérêt du capital, du même coup tombe l’intérêt à payer pour la dette publique et les dettes privées, le crédit devient gratuit, etc. La même formule magique est appliquée à tous les sujets quels qu’ils soient et, dans tous les cas on aboutit avec une logique implacable au même résultat étonnant : lorsque l’intérêt du capital sera aboli, il n’y aura plus d’intérêts à payer pour l’argent emprunté.

   Ce sont d’ailleurs de bien belles questions dont nous menace notre proudhonien : le crédit ! De quel crédit peut bien avoir besoin le travailleur, si ce n’est du crédit à la petite semaine ou de celui du mont-de-piété ? Et s’il lui est accordé gratuitement ou contre intérêts, même si ce sont des intérêts usuraires comme ceux du mont-de-piété, quelle est pour lui la différence ? Et si, d’une façon générale, il en retirait un profit et qu’ainsi les frais de production de la force de travail en devenaient moins élevés, est-ce que le prix de cette force de travail ne devrait pas tomber, lui aussi ? Mais pour le bourgeois, et surtout le petit bourgeois, pour ceux-là le crédit est une question importante; pour le petit bourgeois tout spécialement, ce serait merveilleux de pouvoir en tout temps obtenir du crédit et, par-dessus le marché, sans payer d’intérêts.  » La dette publique  » ! La classe ouvrière sait qu’elle n’en est pas responsable et, quand elle prendra le pouvoir, elle en laissera le paiement à ceux qui l’ont contractée.  » Les dettes privées  » ! Voir ce qui vient d’être dit pour le crédit.  » Les impôts  » ! Ils intéressent beaucoup la bourgeoisie, très peu les travailleurs : ce qu’ils paient comme impôts s’incorpore à la longue aux frais de production de la force de travail et doit par conséquent être compensé par les capitalistes. Tous ces points qui nous sont présentés ici comme des questions d’une haute importance pour la classe ouvrière n’intéressent essentiellement que les bourgeois et surtout les petits bourgeois, et, malgré Proudhon, nous soutenons que les travailleurs n’ont pas pour mission de veiller aux intérêts de ces classes.

   Quant à la grande question qui touche vraiment les travailleurs et qui est celle des rapports entre capitalistes et salariés, la question de savoir pour quelle raison les premiers peuvent s’enrichir avec le travail des seconds, notre disciple de Proudhon n’en dit mot. Son maître, il est vrai, s’en était occupé, mais sans y apporter la moindre clarté, et même dans ses derniers écrits, il n’est pour l’essentiel, pas plus avancé que dans sa Philosophie de la misère, que l’argumentation si frappante de Marx avait, déjà en 1847, rejetée dans son néant.

   Il est assez regrettable que les travailleurs de langue latine n’aient eu depuis vingt-cinq ans presque pas d’autre nourriture intellectuelle en matière de socialisme que les écrits de ce  » socialiste du Second Empire « ; ce malheur serait deux fois plus grand si maintenant la théorie proudhonienne devait également se répandre en Allemagne. Mais les précautions sont prises. Le point de vue théorique des travailleurs allemands est en avance de cinquante ans sur celui de Proudhon et il suffira d’avoir avec la seule question du logement fait un exemple pour être dispensé de nouveaux efforts sous ce rapport.

flechesommaire2   flechedroite