La situation des classes laborieuses en Angleterre
Friedrich Engels
Avant-propos
Les pages suivantes traitent d’un sujet que je voulais initialement présenter simplement sous forme d’un chapitre s’insérant dans un travail plus vaste sur l’histoire sociale de l’Angleterre((Engels n’a pas écrit cette histoire sociale de l’Angleterre qu’il projetait. Il a toutefois publié entre le 31 août et le 19 octobre 1844 plusieurs articles sur le sujet dans le Vorwärts (Gesamiausgabe I, vol. 4, Berlin, 1932, pp. 292-334.) )); mais son importance me contraignit bientôt à lui accorder une étude particulière.
La situation de la classe ouvrière est la base réelle d’où sont issus tous les mouvements sociaux actuels parce qu’elle est en même temps la pointe extrême et la manifestation la plus visible de la misérable situation sociale actuelle. Les communismes ouvriers français et allemand en sont le résultat direct, le fouriérisme, le socialisme anglais ainsi que le communisme de la bourgeoisie allemande cultivée, le résultat indirect. La connaissance des conditions de vie du prolétariat est une nécessité absolue si l’on veut assurer un fondement solide aux théories socialistes aussi bien qu’aux jugements sur leur légitimité, mettre un terme à toutes les divagations et affabulations fantastiques pro et contra . Mais les conditions de vie du prolétariat n’existent sous leur forme classique, dans leur perfection, que dans l’empire britannique, et plus particulièrement en Angleterre proprement dite; et en même temps, ce n’est qu’en Angleterre que les matériaux nécessaires sont rassemblés d’une façon aussi complète et vérifiés par des enquêtes officielles, comme l’exige toute étude quelque peu exhaustive de ce sujet.
Durant vingt et un mois, j’ai eu l’occasion de faire la connaissance du prolétariat anglais, d’étudier de près ses efforts, ses peines et ses joies, en le fréquentant personnellement, et ces observations, je les ai en même temps complétées en utilisant les sources authentiques indispensables. Ce que j’ai vu, entendu et lu, je l’ai utilisé dans l’ouvrage que voici. Je m’attends à voir attaquer de maints côtés, non seulement mon point de vue, mais encore les faits cités, surtout si mon livre tombe entre les mains de lecteurs anglais. Je sais aussi que l’on pourra souligner çà et là quelque inexactitude insignifiante (qu’un Anglais lui-même, vu l’ampleur du sujet et tout ce qu’il implique, n’aurait pu éviter) d’autant plus facilement qu’il n’existe pas, en Angleterre même, d’ouvrage qui traite comme le mien de tous les travailleurs; mais je n’hésite pas un instant à mettre la bourgeoisie anglaise au défi de me démontrer l’inexactitude d’un seul fait de quelque importance pour le point de vue général, de la démontrer à l’aide de documents aussi authentiques que ceux que j’ai produits moi-même.
C’est singulièrement pour l’Allemagne que l’exposé des conditions de vie classiques du prolétariat de l’Empire britannique – et en particulier à l’heure actuelle – revêt une grande importance. Le socialisme et le communisme allemands sont issus plus que tous autres d’hypothèses théoriques; nous autres, théoriciens allemands connaissions encore trop peu le monde réel pour que ce soient les conditions sociales réelles qui aient pu nous inciter immédiatement à réformer cette « réalité mauvaise ». Des partisans avoués de ces réformes du moins, il n’en est presque aucun qui soit venu au communisme autrement que par la philosophie de Feuerbach qui a mis en pièces la spéculation hégélienne. Les véritables conditions de vie du prolétariat sont si peu connues chez nous, que même les philanthropiques « Associations pour l’élévation des classes laborieuses » au sein desquelles notre bourgeoisie actuelle maltraite la question sociale, prennent continuellement pour points de départ les opinions les plus ridicules et les plus insipides sur la situation des ouvriers. C’est surtout pour nous autres Allemands, que la connaissance des faits est, dans ce problème, d’une impérieuse nécessité. Et, si les conditions de vie du prolétariat en Allemagne n’ont pas atteint ce degré de classicisme qu’elles connaissent en Angleterre, nous avons à faire au fond au même ordre social qui aboutira nécessairement, tôt ou tard, au point critique atteint outre-Manche – au cas où la perspicacité de la nation ne permettrait pas à temps de prendre des mesures donnant à l’ensemble du système social une base nouvelle. Les causes fondamentales qui ont provoqué en Angleterre la misère et l’oppression du prolétariat, existent également en Allemagne et doivent nécessairement provoquer à la longue les mêmes résultats. Mais, en attendant, la misère anglaise dûment constatée nous donnera l’occasion de constater aussi notre misère allemande et nous fournira un critère pour évaluer l’importance du danger qui s’est manifesté dans les troubles de Bohême et de Silésie, et qui, de ce côté, menace la tranquillité immédiate de l’Allemagne.
Pour terminer, j’ai encore deux remarques à formuler. D’abord, j’ai utilisé constamment le mot « classe moyenne » au sens de l’anglais « middle-class » (ou bien comme on dit presque toujours : middle-classes); cette expression désigne, comme le mot français bourgeoisie, la classe possédante et tout particulièrement la classe possédante distincte de la soi-disant aristocratie – classe qui en France et en Angleterre détient le pouvoir politique directement et en Allemagne indirectement sous le couvert de l’ « opinion publique ». J’ai de même utilisé constamment comme synonymes les expressions : « ouvriers » (working men) et prolétaires, classe ouvrière, classe indigente et prolétariat. Ensuite, dans la plupart des citations j’ai indiqué le parti auquel appartiennent ceux dont j’utilise la caution parce que – presque toujours – les libéraux cherchent à souligner la misère des districts agricoles, en niant celle des districts industriels, tandis qu’à l’inverse les conservateurs reconnaissent la détresse des districts industriels mais veulent ignorer celle des régions agricoles. C’est pour cette raison que, là où les documents officiels me faisaient défaut, j’ai toujours préféré, quand je voulais décrire la situation des ouvriers d’usine, un document libéral, afin de battre la bourgeoisie libérale avec ses propres déclarations, pour ne me réclamer des tories ou des chartistes que lorsque je connaissais l’exactitude de la chose pour l’avoir vérifiée moi-même, ou bien lorsque la personnalité ou la valeur littéraire de mes autorités pouvait me persuader de la vérité de leurs affirmations.
Barmen, le 15 mars 1845.