La situation des classes laborieuses en Angleterre
Friedrich Engels
Le prolétariat agricole
Nous avons déjà vu, dans l’introduction, que la petite paysannerie a été ruinée en même temps que la petite bourgeoisie et que disparaissait le bien-être qu’avaient connu les ouvriers jusqu’à ce moment ; c’est qu’en effet la conjonction antérieure du travail industriel et du travail agricole fut rompue, les champs inexploités furent groupés en grands domaines et les petits paysans furent évincés par la concurrence écrasante des grandes exploitations rurales. Au lieu d’être eux-mêmes propriétaires fonciers ou fermiers, comme c’était le cas jusqu’alors, ils furent obligés d’abandonner leurs exploitations et de se louer comme valets de ferme chez les grands fermiers ou propriétaires d’un domaine. Pendant un certain temps cette situation, quoique bien moins bonne que la précédente, fut pour eux supportable. L’expansion de l’industrie équilibra l’accroissement de la population jusqu’à ce que finalement, le progrès industriel commence à se ralentir et que les perfectionnements continuels apportés au machinisme mettent l’industrie dans l’incapacité d’absorber tout le surplus de la population laborieuse venue des régions agricoles. A partir de ce moment, la misère qui jusqu’alors n’avait sévi que dans les districts industriels et seulement par périodes, fit son apparition aussi dans les régions agricoles. En outre, à peu près à la même époque, la guerre avec la France qui avait duré vingt-cinq ans prit fin ; la réduction de la production sur les théâtres des opérations, le blocus des importations et la nécessité de ravitailler l’armée anglaise en Espagne, avaient donné à l’agriculture anglaise un essor artificiel, et soustrait au travail une grande quantité de main-d’œuvre. L’arrêt des importations, la nécessité d’exporter et la pénurie d’ouvriers cessèrent soudainement et la conséquence nécessaire en fut ce que les Anglais appelèrent l’agricultural distress, la misère agricole. Les fermiers durent vendre leur blé à bas prix et ne purent payer que de bas salaires. Pour maintenir les prix du blé à un taux élevé, on vota en 1815 les lois sur les grains qui interdisaient l’importation de blé tant que le prix du froment restait inférieur à 80 shillings le quarter(( Mesure anglaise équivalent à 2 hl 91 environ.)). Ces lois, qui évidemment furent inopérantes, furent remaniées ultérieurement plusieurs fois, sans pouvoir atténuer la misère qui régnait dans les districts agricoles. Tout ce qu’elles purent faire, ce fut de rendre chronique la maladie qui serait devenue aiguë et aurait eu ses crises, si la libre concurrence des pays étrangers avait pu jouer, et de faire que cette situation exerce une pression uniforme, mais toujours pénible, sur les ouvriers agricoles.
Dans la période qui suivit immédiatement la naissance du prolétariat agricole, on assista dans ces régions au développement de rapports patriarcaux, qui au même moment furent détruits dans l’industrie – ce sont les rapports qui existent encore aujourd’hui presque partout en Allemagne entre le paysan et ses valets de ferme. Tant qu’ils existèrent, la misère fut moindre et plus rare parmi les travailleurs ; les commis partageaient le sort des fermiers et n’étaient congédiés que dans le cas de détresse extrême. Mais il en va autrement aujourd’hui. Ces gens sont presque tous des journaliers occupés par les fermiers quand ceux-ci en ont besoin et qui par conséquent n’ont souvent pas de travail pendant des semaines, surtout en hiver. Du temps où existaient les rapports patriarcaux, les valets et leur famille habitaient la ferme et leurs enfants y grandissaient : par conséquent le fermier tentait tout naturellement d’employer dans sa ferme la nouvelle génération ; dans ce cas, les journaliers étaient l’exception et non la règle et il y avait dans chaque ferme davantage de travailleurs qu’il n’en fallait réellement, à considérer les choses strictement. C’est pourquoi le fermier eut intérêt à abolir ces rapports, à chasser le valet de sa ferme et à le transformer en journalier. Ce fut un phénomène presque général vers la fin des années vingt de ce siècle et la conséquence en fut que, pour employer le langage de la physique, l’excédent de population jusqu’alors « latent » fut libéré, que le salaire s’en trouva abaissé et que la taxe pour les pauvres fut augmentée dans d’énormes proportions. A partir de ce moment les districts agricoles devinrent le centre principal du paupérisme permanent, comme les districts industriels étaient ceux du paupérisme intermittent ; et la transformation complète de la loi sur les pauvres fut la première mesure que les pouvoirs publics durent prendre contre l’appauvrissement des communes rurales qui augmentait de jour en jour. En outre, l’extension constante du système de la grande exploitation, la mise en service de batteuses et autres machines agricoles et la généralisation de l’emploi des femmes et des enfants dans le travail des champs – si importante qu’une commission officielle spéciale a enquêté récemment sur ses conséquences(( « Reports of the special assistant Poor Law commissioners on the Employment of women and children in agriculture » (1843), Parliamentary Papers, C. 150.))- ont réduit au chômage dans ce cas encore un grand nombre d’ouvriers. Nous voyons donc, que dans ce domaine aussi, le système de la production industrielle réussit à s’imposer par la grande exploitation, la suppression des rapports patriarcaux – dont l’importance est ici extrême – et la mise en service de machines, l’utilisation de l’énergie produite par la vapeur et le travail des femmes et des enfants, entraînant dans le mouvement révolutionnaire la dernière fraction de l’humanité laborieuse qui restait stable. Mais maintenant le faix est retombé d’autant plus lourdement sur les épaules de l’ouvrier, et la désorganisation de l’ancienne structure sociale a été d’autant plus violente que l’agriculture avait conservé plus longtemps sa stabilité. « L’excédent de population » est apparu brusquement au grand jour, et il ne fut pas possible de l’absorber en augmentant la production, comme ce fut le cas pour les régions industrielles. On pouvait toujours créer de nouvelles usines si leurs produits trouvaient preneur, mais il n’était pas possible de créer de nouvelles terres. La mise en culture des terres communales inexploitées était une spéculation trop risquée pour que beaucoup de capitaux s’y soient investis depuis la paix. Il s’ensuivit fatalement que la concurrence entre ouvriers fut portée à son point culminant, et que le salaire tomba à son niveau minimum. Tant que fut en vigueur l’ancienne loi sur les pauvres, les caisses de bienfaisance versèrent aux ouvriers une allocation d’appoint. Cette mesure, évidemment, fit baisser encore davantage le salaire car les fermiers cherchèrent à mettre aux frais de ces caisses la part de salaire la plus grande possible. Le relèvement de la taxe en faveur des pauvres qu’imposait l’excédent de population en fut encore amplifié, et la nouvelle loi sur les pauvres, dont nous reparlerons, devint une nécessité. Mais ce ne fut pas pour arranger les choses. Le salaire ne fut pas augmenté, il était toujours impossible de faire disparaître la population excédentaire, et la cruauté de la nouvelle loi ne fit qu’exaspérer le peuple au plus haut point. La taxe pour les pauvres elle-même qui avait baissé pour commencer, atteignit quelques années plus tard son niveau d’autrefois. Le seul résultat fut que si jadis il y avait de trois à quatre millions de semi-indigents, on en trouvait maintenant un million qui l’étaient entièrement, tandis que les autres, qui n’en restaient pas moins semi-indigents, ne percevaient plus maintenant le moindre secours. La misère des régions agricoles n’a fait que grandir d’année en année. Les gens vivent dans la détresse la plus profonde, des familles entières doivent se débrouiller avec 6, 7, ou 8 shillings par semaine et connaissent des périodes où elles n’ont pas un sou. Écoutons la description qu’un membre libéral du Parlement a faite de la situation de cette population dès 1830 :
« Paysan anglais (lisez : journalier agricole), et pauvre sont des expressions synonymes. Son père était un pauvre et le lait de sa mère n’avait aucune vertu nutritive. Dès son enfance, il n’a eu à manger que de la mauvaise nourriture et n’a jamais mangé qu’à demi à sa faim ; maintenant encore, il ressent presque toujours, sauf quand il dort, les tortures d’une faim jamais assouvie. Il n’est qu’à demi vêtu, n’a pas plus de feu qu’il n’en faut pour cuire ses maigres repas et, avec le mauvais temps, le froid et l’humidité s’installent chez lui, ne le quittant qu’avec la belle saison. Il est marié ; mais il ignore les joies de l’époux et du père ; sa femme et ses petits, affamés, rarement au chaud, souvent malades et sans secours, presque toujours soucieux et désespérés comme lui, sont naturellement avides, égoïstes et agaçants et pour employer ses propres mots, « il ne peut pas les voir » (hates the sight of them), et il ne revient à sa baraque que parce qu’elle lui offre contre le vent et la pluie une protection un peu plus efficace qu’une haie. Il lui faut nourrir sa famille, alors qu’il ne le peut pas, ce qui entraîne la mendicité, d’obscurs expédients de toutes sortes, et cela finit par développer en lui une rouerie accomplie. En eût-il le désir, il n’aurait pas le courage de devenir un braconnier ou un contrebandier d’envergure comme d’autres hommes plus énergiques de sa classe ; mais à l’occasion, il chaparde, et il apprend à ses enfants à mentir et à voler. Son comportement obséquieux et servile à l’égard de ses riches voisins montre qu’ils le traitent avec dureté et suspicion. C’est la raison pour laquelle il les craint et les hait, mais il n’emploiera jamais la violence pour leur causer quelque préjudice. Il est totalement dépravé, et a été trop écrasé pour avoir encore l’énergie du désespoir. Sa misérable existence est brève, les rhumatismes et l’asthme le conduisent à l’hospice où il rendra le dernier souffle sans se remémorer le moindre souvenir agréable, cédant la place à un autre malheureux qui vivra et mourra exactement comme lui. »
Notre auteur ajoute qu’en dehors de cette classe de journaliers agricoles il y en a encore une autre, un peu plus énergique et mieux douée physiquement, intellectuellement et moralement ; ce sont ceux qui ont eu certes exactement la même existence, mais qui ne sont pas nés dans cette misère. Ce sont, dit-il, de meilleurs soutiens de familles, mais qui sont devenus contrebandiers et braconniers, entrant souvent en conflit sanglant avec les gardes-chasses et les douaniers de la côte ; leurs séjours en prison (qui fut souvent leur domicile) leur ont appris à haïr encore plus la société et dans leur haine des possédants ils sont tout à fait semblables à ceux de la première catégorie.
« Et, conclut-il, c’est par courtoisie (by courtesy) qu’on désigne cette classe dans son ensemble sous le nom de « la fière paysannerie d’Angleterre »((E. G. WAKEFIELD, M. P. * Swing unmasked, or the Causes of Rural incendiarism (Swing sans masque (cf. p. 303) ou les causes des incendies volontaires à la campagne). Londres, 1831. Pamphlet. Les citations ci-dessus se trouvent aux pages 9 à 13 et les passages qui, dans le texte original, concernent l’ancienne Loi sur les Pauvres encore en vigueur à cette époque ont été laissés de côté dans la traduction.
* Edward Gibbon Wakefield ne fut jamais membre du parlement.)) (bold peasantry of England, expression de Shakespeare )((L’expression « The bold peasantry of England » n’est pas de Shakespeare, mais, semble-t-il, du poète et romancier du XVIII° siècle, Goldsmith (The Deserted Village, vers 51).)). »
Jusqu’à la date d’aujourd’hui, cette description est encore valable pour la majorité des journaliers des régions agricoles. Le Times envoya en juin 1844((The Times , 7 et 21 juin 1844.)) un correspondant dans ces contrées, chargé de relater les conditions de vie de cette classe, et son compte rendu concorde entièrement avec celui qui précède. Dans certaines régions, le salaire hebdomadaire ne dépassait pas six shillings par semaine, par conséquent, pas celui de nombreuses régions d’Allemagne, alors que les prix de tous les produits indispensables à l’existence sont au moins deux fois plus élevés en Angleterre. On imagine quelle peut être la vie que mènent ces gens. Leur nourriture mauvaise et rare, leurs vêtements en lambeaux, leurs demeures exiguës et misérables – une petite baraque d’une extrême pauvreté, sans le moindre confort – et pour les jeunes gens, des maisons-dortoirs, où hommes et femmes sont à peine séparés et qui incitent aux rapports illégitimes. Deux ou trois jours sans travail par mois doivent nécessairement plonger ces gens dans la plus profonde misère. De plus, ils ne peuvent s’associer pour maintenir le salaire à un niveau élevé, parce que leur habitat est dispersé, et si l’un d’eux se refuse à travailler pour un salaire insuffisant, il y a des douzaines de chômeurs et de pensionnaires des Maisons des Pauvres qui se réjouissent du moindre salaire qui leur est offert, tandis que l’administration de l’Assistance refuse à l’ouvrier mécontent, considéré comme un vaurien fainéant et dévergondé, tout autre secours que celui de l’hospice des pauvres qu’il déteste ; car au nombre des administrateurs de l’Assistance il y a les fermiers, et c’est d’eux seuls ou bien de leurs voisins et leurs pairs, qu’il peut obtenir du travail. Et ce n’est pas seulement d’un ou deux districts agricoles anglais que nous recevons des rapports de ce genre ; au contraire, la misère est aussi grande dans le sud que dans l’est, dans le nord que dans l’ouest ; la situation des travailleurs du Suffolk et du Norfolk est exactement la même que celle des travailleurs du Devonshire, de l’Hampshire et du Sussex ; le salaire est aussi bas dans le Dorsetshire et l’Oxfordshire que dans le Kent, le Surrey, la région de Buckingham et Cambridge.
Il existe en Angleterre une brimade particulièrement barbare infligée au prolétariat agricole : ce sont les lois sur la chasse, plus rigoureuses en Angleterre que nulle part ailleurs alors qu’en même temps l’abondance du gibier dépasse l’imagination. Le paysan anglais, qui selon d’antiques coutumes et mœurs ne voit dans le braconnage qu’une expression toute naturelle et noble du courage et de l’audace, s’y sent encore plus incité par le contraste entre sa propre misère et le « car tel est notre bon plaisir » du Lord, qui entretient, des milliers de lièvres et du gibier à plumes pour son plaisir personnel. Il pose des collets, abat le cas échéant une pièce de gibier d’un coup de fusil – il ne cause en réalité aucun préjudice au Lord, qui ne sait qu’en faire – mais pour lui, ouvrier, cela représente un rôti pour sa famille affamée. S’il est pris, il va en prison ; en cas de récidive, il est déporté au moins pour sept ans. La rigueur de ces peines suscite fréquemment des conflits sanglants avec les gardes-chasses, d’où chaque année une série de meurtres. Le métier de garde-chasse n’en est pas seulement devenu dangereux, mais encore décrié et honni. L’an passé, deux gardes-chasses ont préféré se tirer une balle dans la tête plutôt que de continuer à exercer leur métier. C’est à ce vil prix que l’aristocratie terrienne se paye les nobles plaisirs de la chasse – mais qu’importe aux nobles lords of the Soil ?((Traduction approximative : Seigneurs des Champs et des Bois.)) Qu’il y ait quelques « superflus » en plus ou en moins, ils n’en ont cure, et si la moitié de ces « superflus » était supprimée par suite des lois sur la chasse, la moitié restante ne s’en porterait que mieux, tel est le raisonnement philanthropique des propriétaires anglais.
Mais bien que les conditions de vie rurales, la dispersion de l’habitat, la stabilité du milieu, du mode de travail, et donc des idées, constituent autant de facteurs défavorables à toute évolution, la pauvreté et la misère portent là aussi leurs fruits. Les ouvriers de l’industrie et des mines dépassèrent rapidement le premier stade de l’opposition au régime social, la révolte immédiate de l’individu, se traduisant par le crime ; les paysans, eux, en restent encore aujourd’hui à ce premier stade. Leur méthode préférée dans la guerre sociale c’est l’incendie volontaire. Au cours de l’hiver 1830-31, qui suivit la révolution de juillet, ces incendies se généralisèrent pour la première fois, après les troubles qui avaient éclaté dès le début d’octobre dans le Sussex et les comtés limitrophes en raison du renforcement de la police côtière. (Ce qui rendait la contrebande plus difficile et « ruina la côte » pour reprendre l’expression d’un fermier), en raison aussi d’innovations introduites dans l’administration de l’assistance, des bas salaires et de l’introduction de machines qui avaient provoqué dans toute la région une intense émotion. Durant l’hiver donc, les fermiers virent leurs meules de blé et de foin brûler dans les champs, et même les étables et les granges incendiées sous leurs propres fenêtres. Presque chaque nuit éclataient deux ou trois de ces incendies, répandant la terreur parmi les fermiers et les propriétaires fonciers. Les auteurs ne furent jamais ou presque jamais découverts et le peuple attribua ces incendies à un personnage mythique à qui il donna le nom de Swing. On se tortura l’esprit pour savoir qui était ce Swing, et ce qui pouvait bien causer la colère des pauvres dans les districts agricoles ; rares furent ceux qui songèrent à cette grande force motrice, la misère, l’oppression ; dans les districts agricoles même, sûrement personne n’y pensa. Depuis cette année-là, les incendies ont recommencé chaque hiver, période de chômage pour les journaliers. Au cours de l’hiver 1843-44, ils furent à nouveau exceptionnellement fréquents. J’ai sous les yeux, une série de numéros du Northern Star de cette période, dont chacun relate plusieurs incendies avec l’indication de la source. Les numéros de ce journal hebdomadaire qui manquent dans la liste suivante ne sont pas en ma possession, mais ils relatent certainement un grand nombre de faits semblables. Du reste, un tel journal ne peut pas les indiquer tous. N[orthern] S[tar] du 25 novembre 1843 : deux cas, et on parle de plusieurs autres, antérieurs. 16 décembre : dans le Bedforshire, depuis 15 jours, émotion générale en raison de fréquents incendies : il s’en produit chaque nuit plusieurs. Durant ces derniers jours, deux grandes fermes ont complètement brûlé. Dans le Cambridgeshire, quatre grandes fermes ; dans l’Hertfordshire une et en outre, quinze incendies en différentes contrées. – Le 30 décembre, dans le Norfolk, un ; dans le Suffolk deux ; dans l’Essex deux ; dans le Herts trois ; dans le Cheshire un dans le Lancashire un ; dans le Derby, le Lincoln et le Sud douze incendies. 6 janvier 1844 : en tout dix ; 13 janvier : sept ; 20 janvier, quatre incendies. A partir de cette date, le journal annonce chaque semaine en moyenne trois ou quatre incendies, et non plus seulement jusqu’au printemps comme cela se produisait auparavant, mais jusqu’en juillet et août, et les journaux anglais qui me sont parvenus depuis lors, ainsi que les comptes rendus des journaux allemands, prouvent que ce genre de crime a connu un nouvel essor à l’approche du rigoureux hiver 1844-45.
Que disent mes lecteurs d’une telle situation dans les calmes et idylliques districts ruraux d’Angleterre ? Est-ce oui ou non la guerre sociale ? Est-ce là un état de choses naturel, susceptible de se prolonger ? Et cependant, les fermiers et les propriétaires terriens sont aussi stupides et têtus, aussi aveugles à tout ce qui ne fait pas couler de l’argent comptant dans leurs poches, que le sont les patrons des régions industrielles et les bourgeois en général. Si ceux-ci promettent à leurs ouvriers monts et merveilles de l’abrogation des lois sur les grains, les propriétaires terriens, eux, ainsi qu’un grand nombre de fermiers, promettent aux leurs le paradis, du maintien en vigueur de ces lois. Mais dans les deux cas, les propriétaires ne réussissent pas à gagner les ouvriers à leur marotte. Tout comme les ouvriers d’usine, les journaliers agricoles se moquent éperdument de l’abrogation ou du maintien des lois sur les grains. Cependant, la question est d’importance pour ces deux catégories. Si l’on abroge les lois sur les grains, la liberté de la concurrence, régime économique de la société actuelle, sera en effet poussée à l’extrême ; toute évolution ultérieure dans le cadre des rapports existant actuellement sera alors stoppée et la seule possibilité de progrès résidera alors dans un bouleversement radical de la structure sociale(((1887) : « Ceci s’est accompli à la lettre. Après une période d’expansion commerciale inouïe, le libre-échange a plongé l’Angleterre dans une crise qui, commencée en 1878, dure encore en 1886. » La note a disparu dans l’édition de 1892.)). Pour les journaliers agricoles, l’affaire présente également l’importance que voici : la libération des importations de blé détermine – je ne puis développer ici par quel mécanisme – l’émancipation des fermiers vis-à-vis des propriétaires terriens, en d’autres termes la transformation des fermiers tories en fermiers libéraux. La Ligue contre les lois sur les grains – et c’est là son seul mérite – a préparé remarquablement les voies à cette évolution. Mais si les fermiers deviennent libéraux, c’est-à-dire des bourgeois conscients, les journaliers deviendront nécessairement des chartistes et des socialistes, c’est-à-dire des prolétaires conscients. L’un ne va pas sans l’autre. Et qu’un mouvement nouveau commence déjà à se manifester dans le prolétariat agricole, c’est ce qu’atteste une réunion qu’a organisée le comte Radnor, propriétaire foncier libéral, en octobre 1844 près de Highworth où se trouve son domaine, pour y faire voter des décisions contre les lois sur les grains et où les ouvriers, complètement indifférents sur la question de ces lois, revendiquèrent tout autre chose, notamment la mise en fermage à bas prix de parcelles pour eux-mêmes, disant en outre ses quatre vérités au comte Radnor((Cf. Northern Star , 26 oct. 1844.)). On voit que le mouvement de la classe laborieuse gagne également les régions agricoles retirées, stables, intellectuellement mortes, et étant donné la misère qui y règne, il s’implantera bientôt avec autant de solidité que dans les districts industriels et y sera aussi vivant.(((1887) : « Les travailleurs agricoles ont désormais leur syndicat dont le représentant le plus énergique, Joseph Arch, a été élu député en 1885.»))
En ce qui concerne le degré de religiosité des journaliers agricoles, ils sont certes plus croyants que les ouvriers d’usine, mais ils vivent en très mauvais termes avec l’Église – car dans ces régions on compte presque uniquement des fidèles de l’Église anglicane. Un correspondant du Morning Chronicle qui a publié sous le titre « Un homme qui a sifflé derrière la charrue(( Pseudonyme d’Alexandre Somerville (1811-1885) journaliste bourgeois radical.)) » des comptes rendus sur les régions agricoles qu’il avait parcourues, relate entre autres, l’entretien qu’il eut avec quelques journaliers sortant de l’église.
« J’ai demandé à l’une de ces personnes si le prédicateur du jour était leur propre pasteur. « Yes, blast him((Oui, le diable l’emporte !)), oui certes, c’est notre curé, il n’arrête pas de mendier, il a toujours mendié depuis que je le connais. » (Il venait, en effet, de prêcher en faveur d’une mission pour convertir les païens.) « – Et depuis que je le connais, moi aussi, ajouta un autre, et je n’ai jamais connu de prêtre qui n’ait pas mendié pour un motif ou pour un autre. – Oui, dit une femme qui sortait précisément de l’église, et voyez donc comme les salaires baissent, et voyez donc les riches fainéants avec lesquels les prêtres vont manger, boire et chasser. Aussi, que Dieu me soit témoin, mais nous sommes prêts à aller à l’hospice et à mourir de faim plutôt que de donner un sou pour les prêtres qui vont chez les païens. – Et pourquoi, dit un autre, pourquoi n’y envoient-ils pas les prêtres qui piaillent tous les jours dans la cathédrale de Salisbury pour personne d’autre que les murs ? Pourquoi ceux-là ne vont-ils pas chez les païens ? – Ceux-là n’y vont pas, dit le vieux que j’avais interrogé tout d’abord, parce qu’ils sont riches, ils ont plus de terre qu’ils n’en ont besoin ; ils veulent de l’argent pour se débarrasser des pasteurs pauvres ; je sais bien ce qu’ils veulent, il y a trop longtemps que je les connais. – Mais voyons, mes bons amis, leur dis-je, vous ne quittez certainement pas chaque fois l’église avec des pensées si amères à l’égard du prédicateur ? Car, sinon, pourquoi y allez-vous ? – Pourquoi nous y allons, dit la femme, nous sommes bien obligés, si nous ne voulons pas perdre tout, le travail et tout, nous sommes bien obligés. » je vis plus tard qu’ils obtenaient quelques petits avantages au sujet du chauffage et, contre paiement, une parcelle de champ où cultiver des pommes de terre, à condition d’aller à l’église. »
Après avoir décrit leur pauvreté et leur ignorance, notre correspondant conclut :
« Et maintenant j’affirme hardiment que la situation de ces gens, leur pauvreté, leur haine de l’Église, leur docilité apparente et leur amertume profonde à l’égard des dignitaires ecclésiastiques sont la règle dans toutes les communes rurales d’Angleterre, et que le contraire n’est que l’exception. »
Si la paysannerie de l’Angleterre proprement dite nous montre les conséquences qu’a, sur les conditions de vie dans les communes rurales, l’existence d’un nombreux prolétariat agricole à côté de grandes propriétés, au Pays de Galles nous constatons la présence de petits fermiers. Si les communes rurales anglaises sont une image fidèle de l’antagonisme entre prolétaires et grands capitalistes, la situation des paysans gallois((Engels, nous l’avons déjà noté, emploie fréquemment pour gallois le terrae , de welsch, au lieu de walisisch.)) correspond au déclin de plus en plus marqué de la petite bourgeoisie citadine. Au Pays de Galles, il n’y a pour ainsi dire plus que de petits fermiers qui ne sont pas en mesure de vendre – à profit égal – les produits de leurs champs à prix aussi bas que les grands fermiers anglais plus favorisés, leurs concurrents sur le marché. En outre, la nature du pays ne permet en maints endroits que l’élevage, moins rémunérateur ; et ces Gallois sont, ne serait-ce qu’en raison de leur particularisme national, qui leur est si cher, encore bien moins enclins à tout changement que les fermiers anglais. Mais surtout, la concurrence qu’ils se font entre eux et qu’ils font à leurs voisins anglais et l’augmentation de la rente foncière qui en est résultée, les a fait tomber si bas qu’ils peuvent à peine subsister ; et ne comprenant pas la cause véritable de leur triste situation, ils la cherchent dans toutes sortes de facteurs secondaires, taux élevé des péages, etc., qui certes entravent le développement de l’agriculture et du trafic, mais dont tient compte dans ses calculs quiconque signe un bail, et qui, par conséquent, sont payés à proprement parler, par le propriétaire foncier. En outre, la nouvelle loi sur les pauvres est devenue un objet de haine solide pour les fermiers aussi, car ils risquent eux-mêmes perpétuellement de se la voir appliquer. En février 1843 le mécontentement des paysans gallois se fit jour dans les fameux « troubles de Rebecca((Cf. David WILLIAMS : The Rebecca Riots, 1955.)) » ; les hommes revêtirent des vêtements féminins, noircirent leur visage et assaillirent en bandes nombreuses et armées les portes qui jouent en Angleterre le rôle des barrières de péage, les brisèrent au milieu des cris d’allégresse et des coups de feu, démolirent également les guérites des receveurs d’octroi, écrivirent des lettres de menaces signées du nom imaginaire « Rebecca » et allèrent jusqu’à donner l’assaut à l’hospice de Carmarthen. Lorsque plus tard la troupe fut appelée sur les lieux et que la police fut renforcée, ils conduisirent avec une adresse extrême ces forces sur de fausses pistes, détruisant des portes ici pendant que les soldats précédés par les sonneries de cors parties de toutes les cimes, s’engageaient dans la direction opposée, et en venant finalement à allumer des incendies individuels ; et même à des tentatives d’assassinat. Comme toujours, ces délits plus graves sonnèrent le glas du mouvement. Beaucoup s’en désolidarisèrent par réprobation, d’autres par crainte, et le calme revint de lui-même. Le gouvernement envoya une commission pour enquêter sur l’affaire et sur ses origines et tout fut terminé. Cependant la pauvreté des paysans dure encore et comme, dans les conditions sociales actuelles, elle ne peut que s’aggraver et non diminuer, elle donnera lieu le cas échéant à des affaires autrement plus graves que cette mascarade humoristique que fut « Rebecca ».
Si nous avons pu observer en Angleterre les résultats du système de la grande exploitation et au Pays de Galles ceux du système de la petite propriété affermée, nous voyons en Irlande les conséquences du morcellement du sol. La grande majorité de la population irlandaise se compose de petits fermiers qui ont loué une misérable cabane de torchis sans aucune cloison intérieure et un petit champ de pommes de terre qui suffit tout juste à leur procurer le strict minimum de nourriture pour l’hiver. Étant donnée la concurrence féroce entre ces petits fermiers, la rente foncière a atteint un niveau inouï, le double, le triple, le quadruple même de ce qu’elle est en Angleterre((Cf. E. R. R. GREEN : Tite Great Famine. Studies in Irish History, 1845-1852, 1956, pp. 89-128)). Car tout journalier cherche à devenir fermier, et bien que le morcellement des terres soit déjà très poussé, il reste encore un grand nombre de journaliers en quête de fermages. Bien qu’en Grande-Bretagne la surface cultivée soit de 32 millions d’arpents anglais, et en Irlande de 14 millions((Chiffres exacts : 34,254,000 arpents anglais et 14,603,000 arpents irlandais.)) seulement, bien que la Grande-Bretagne produise annuellement pour 150 millions de livres sterling de denrées agricoles et l’Irlande pour 36 millions de livres sterling seulement, il y a en Irlande 75,000 journaliers agricoles de plus que dans l’île voisine((Rapport sur l’Irlande de la Commission de la Loi sur les pauvres. Session parlementaire de 1837.)). Cette disproportion exceptionnelle montre bien avec quelle férocité doit se dérouler la lutte pour la terre en Irlande, surtout si l’on songe que les journaliers anglais eux-mêmes vivent déjà dans une extrême misère. Les conséquences de cette concurrence sont naturellement un taux de rente foncière si élevé que les fermiers ne peuvent guère mieux vivre que les journaliers. Ainsi le peuple irlandais est maintenu dans une misère écrasante dont les conditions sociales ne lui permettent pas de s’évader. Les gens vivent dans des étables de torchis à peine bonnes pour abriter le bétail, ils ont à peine de quoi manger durant l’hiver, – ou pour reprendre les termes du rapport cité, ils ont pendant trente semaines assez de pommes de terre pour manger à moitié à leur faim, et absolument rien pour les vingt-deux autres semaines. Lorsqu’au printemps vient l’époque où la réserve s’épuise ou devient impropre à la consommation, parce que les pommes de terre commencent à germer, la femme s’en va mendier avec ses enfants et parcourt toute la région, sa théière à la main, tandis que le mari, la plantation terminée, cherche du travail dans le pays même ou en Angleterre, pour retrouver sa famille à l’époque de la récolte des pommes de terre. C’est ainsi que vivent les 9/10e de la population rurale irlandaise. Ils sont pauvres comme Job, sont vêtus des haillons les plus misérables et leur niveau intellectuel est le plus bas qui se puisse imaginer dans un pays à demi civilisé. D’après le rapport cité, pour une population de 8,500,000 habitants, 585,000 chefs de famille vivent dans le dénuement le plus complet (destitution), et selon d’autres sources citées par le shérif Alison((Principes of Population, IIe volume, p. 218. G. R. PORTER : op. cit., p. 9, estime la population irlandaise à 8,175,124 habitants (1851) ; les enquêteurs de 1836 parlent de 2,385,000 indigents.)), on compte en Irlande 2,300,000 personnes qui ne peuvent vivre sans allocations publiques ou privées ; par conséquent 27 % des habitants sont des indigents !
La cause de cette pauvreté réside dans les conditions sociales existantes, singulièrement dans la concurrence, qui revêt simplement ici une forme différente, celle du morcellement des terres. On s’est efforcé de trouver d’autres causes ; on affirme que la cause en est la situation du fermier vis-à-vis du propriétaire foncier – qui loue ses domaines divisés en grandes parcelles à des fermiers ayant eux-mêmes leurs sous-fermiers et leurs sous-sous-fermiers, à telle enseigne que, souvent, on peut compter 10 intermédiaires entre le propriétaire foncier et l’exploitant proprement dit ; – on a affirmé qu’était responsable de cette misère la loi, il est vrai scandaleuse, qui donne au propriétaire foncier, si son fermier le plus proche ne paye pas, le droit de chasser le véritable exploitant de ses terres, même si ce dernier a payé son loyer à son propre bailleur. Mais cette loi, en réalité, ne détermine que la forme sous laquelle se manifeste la misère. Transformez les petits fermiers eux-mêmes en propriétaires fonciers, quelles en seront les conséquences ? La majorité ne pourra pas vivre de son champ, même alors qu’elle n’aura plus de fermage à payer, et les quelques améliorations éventuelles seront à nouveau dans quelques années compensées par l’accroissement rapide et constant de la population. Ceux dont les conditions de vie seront meilleures, verront leurs enfants grandir, alors qu’actuellement ceux-ci meurent dès leur plus jeune âge en raison de la misère et de la disette. On a affirmé par ailleurs que la honteuse oppression exercée sur le peuple par les Anglais était la cause de la misère. Certes, elle est responsable de ce que la pauvreté est apparue un peu plus tôt, mais non pas de son apparition proprement dite. Ou bien on accuse l’Église d’État protestante imposée à cette nation catholique ; répartissez ses prélèvements entre tous les Irlandais vous n’arriverez même pas à deux thalers par tête. D’ailleurs la dîme est un impôt sur la propriété foncière, non sur le fermier, bien que celui-ci l’ait jadis payée ; maintenant – après le bill de Commutation(((1892) : « Acte de Commutation. »)) de 1838 – c’est le propriétaire qui la paie directement et il en majore d’autant le montant du bail, si bien que le fermier ne s’en trouve pas mieux. Et ainsi de suite : on cite cent autres causes qui sont tout aussi peu probantes. La pauvreté est une conséquence nécessaire des institutions sociales existantes et en dehors d’elles on ne peut chercher de causes qu’à la façon dont la pauvreté se manifeste, mais non pas à la pauvreté elle-même. Or c’est le caractère national du peuple et son évolution historique qui sont causes que la pauvreté en Irlande se manifeste sous cette forme et non sous une autre. Les Irlandais sont un peuple dont tout le caractère s’apparente à celui des nations romanes, des Français et surtout des Italiens. Nous avons déjà vu exposer par Carlyle les défauts de leur caractère national ; écoutons maintenant un Irlandais qui au moins est un peu plus près de la vérité que notre Carlyle germanophile :
Ils sont agités et cependant indolents (indolent) ; éveillés et indiscrets, impétueux, impatients, et manquent de prévoyance ; braves par instinct, généreux, sans beaucoup de réflexion ; prompts à venger en un tourne-main un affront ou à le pardonner, à sceller ou à rompre une amitié ; la nature leur a prodigué le génie, mais ne leur a accordé que chichement le jugement((Tite State of Ireland [L’Etat de l’Irlande], Londres, 1807, 2° édition 1821 *
* Brochure de J. W. GROCKER (p. 27).)).
Chez les Irlandais c’est nettement le sentiment, la passion qui prédominent : la raison doit s’y plier. Leur caractère sensuel, excitable ne laisse pas place à une réflexion mûrie, à une activité calme et de longue haleine : un peuple de ce genre ne vaut rien pour l’industrie telle qu’on la pratique actuellement. C’est pourquoi ils en sont restés à l’agriculture, et même en ce domaine au niveau le plus bas. L’existence de petites parcelles qui ne sont pas ici, comme en France ou en Rhénanie, le résultat du morcellement artificiel de grands domaines(( (1892) : Erreur : la petite exploitation agricole était restée le mode d’exploitation prédominant depuis le moyen âge. Par conséquent, les petites fermes existaient déjà avant la révolution. Ce que celle-ci a modifié, ce fut simplement la propriété de ces fermes ; elle l’ôta aux seigneurs féodaux et la transféra, directement ou non, aux paysans. )), mais qui, dans ce pays, ont toujours existé, interdisait de bonifier le sol par investissement de capitaux ; et c’est ainsi que, selon Alison, 120 millions de livres sterling seraient nécessaires pour que la terre d’Irlande atteigne le niveau de productivité – pourtant pas très élevé – qui est celui du sol anglais. Les immigrants anglais qui auraient pu élever le niveau intellectuel du peuple irlandais se sont contentés de l’exploiter de la façon la plus brutale ; et tandis que l’immigration irlandaise a apporté à la nation anglaise un ferment qui portera plus tard ses fruits, l’Irlande est redevable de bien peu de choses à l’immigration anglaise.
Les tentatives de la nation irlandaise pour s’arracher à sa déchéance actuelle se sont traduites, d’une part, par des crimes, qui sont dans ces districts ruraux à l’ordre du jour, et consistent presque tous en assassinats sur la personne des ennemis les plus directs : agents des propriétaires fonciers, ou leurs serviteurs dociles, intrus protestants, grands fermiers, dont le domaine se compose de la somme des champs de pommes de terre appartenant à une centaine de familles expulsées, etc., assassinats qui sont très fréquents surtout dans le sud et l’ouest ; d’autre part, par la Repeal-Agitation((Révocation (Repeal) de l’Union entre l’Angleterre et l’Irlande : telle était la revendication des patriotes irlandais. Cette Union avait été imposée à l’Irlande après l’écrasement du soulèvement de 1798 et elle entra en vigueur en 1801. Elle effaçait les derniers vestiges d’autonomie irlandaise. La lutte contre cette mesure ne cessa de prendre de l’ampleur. En 1840 fut fondée la Repeal Association qui groupait tous les adversaires de l’Union de l’Angleterre et de l’Irlande. Seul le chef O’Connel fut arrêté en 1843, condamné en janvier 1844 à un an de prison et 2,000 livres d’amende. Ce verdict fut annulé par la Chambre Haute en septembre 1844.)). D’après ce que nous avons dit précédemment il est clair que les Irlandais incultes voient fatalement dans les Anglais leurs ennemis les plus immédiats et que pour eux le tout premier pas en avant c’est la conquête de leur indépendance nationale. Mais il est tout aussi clair qu’aucun Repeal ne saurait supprimer du même coup la misère, et tout ce qu’il peut démontrer, c’est que les causes de la misère irlandaise, qui semblent actuellement encore extérieures au pays, doivent être recherchées dans le pays même. Je laisse pendante la question de savoir si la réalisation du Repeal est nécessaire pour aider l’Irlandais à cette prise de conscience. Jusqu’à présent ni le Chartisme ni le Socialisme n’ont connu un grand succès en Irlande.
J’achève ici mes considérations sur l’Irlande d’autant plus rapidement que l’agitation de 1843 pour le Repeal et le procès O’Connell ont été l’occasion pour l’Allemagne de connaître de plus en plus la misère irlandaise.
Ainsi nous avons suivi le prolétariat des Îles britanniques dans tous les secteurs de son activité et nous avons partout découvert la misère et le besoin, partout découvert des conditions de vie absolument inhumaines. Nous avons vu comment le mécontentement est né, a grandi, s’est développé et organisé avec le prolétariat, nous avons assisté à des lutte ouvertes, sanglantes ou non, entre le prolétariat et la bourgeoisie. Nous avons examiné les principes qui déterminent le destin, les espoirs et les craintes des prolétaires, et avons découvert qu’il n’y a là aucune perspective d’amélioration à leur situation. Nous avons eu l’occasion d’observer çà et là le comportement de la bourgeoisie à l’égard du prolétariat et nous avons constaté qu’elle n’est occupée que d’elle-même et ne recherche que son propre intérêt. Cependant pour ne point verser dans l’injustice, nous allons maintenant examiner d’un peu plus près sa façon d’agir.