Aspirations à l’unité et perspectives d’unité jusque vers 1860

Le rôle de la violence dans l’histoire

Engels

II. Violence et économie dans l’établissement du nouvel empire allemand((Engels écrivit cet article rattaché au chap. III de la deuxième partie de l’Anti-Dühring, vraisemblablement pendant l’hiver 1887-88, mais il ne parvint pas à l’achever. Le titre, de même que la division de l’article en cinq chapitres et les titres de ceux-ci, sont dus à E. Bernstein, qui publia pour la première fois le manuscrit dans le premier tome de la XVIe année de la Neue Zeit. Nous donnons le texte d’après cette première publication. En ce qui concerne quelques notes de rédaction qui accompagnent le manuscrit, nous nous en remettons également aux indictions de Bernstein. Traduction P. Stéphane, revue par J. Baudrillard.))

   Appliquons maintenant notre théorie à l’histoire contemporaine de l’Allemagne et à sa pratique de la violence par le sang et par le fer. Nous y verrons avec évidence pourquoi a politique du sang et du fer devait réussir provisoirement et pourquoi elle doit nécessairement finir par faire faillite.

1. Aspirations à l’unité et perspectives d’unité jusque vers 1860

   En 1815, le congrès de Vienne avait, en trafiquant, partagé l’Europe d’une manière qui révélait clairement devant le monde entier l’incapacité totale des puissants et des hommes d’État. La guerre générale des peuples contre Napoléon fut la réaction du sentiment national foulé aux pieds chez tous les peuples par Napoléon. En récompense, les princes et les diplomates du congrès de Vienne piétinèrent ce sentiment national avec encore plus de mépris. La plus petite dynastie eut plus de valeur que le plus grand peuple. L’Allemagne et l’Italie furent à nouveau éparpillées en petits États, la Pologne fut démembrée pour la quatrième fois, la Hongrie demeura sous le joug. Et on ne peut même pas dire que les peuples subissaient une injustice : pourquoi s’étaient-ils laissé faire, et pourquoi avaient-ils salué dans le tsar de Russie leur libérateur ?

   Mais cela ne pouvait durer. Depuis la fin du moyen âge, l’histoire travaille à constituer l’Europe sur la base de grands État nationaux. Seuls, des États de cet ordre sont l’organisation politique normale de la bourgeoisie européenne au pouvoir, et ils sont de même la condition indispensable pour l’établissement de la collaboration internationale harmonieuse entre les peuples, sans laquelle il ne peut y avoir de pouvoir du prolétariat. Pour assurer la paix internationale, il faut d’abord éliminer toutes les frictions nationales possibles, il faut que chaque peuple soit indépendant et maître chez soi. Avec le développement du commerce, de l’agriculture, de l’industrie et, par là, de la puissance de la bourgeoisie, le sentiment national grandissait de toute part, les nations dispersées et opprimées exigeaient leur unité et leur indépendance.

   Partout hors de France, la révolution de 1848 eut donc pour but autant la satisfaction des revendications nationales que celle des exigences de liberté. Mais, derrière la bourgeoisie d’emblée victorieuse, s’élevait partout déjà le spectre du prolétariat, qui avait en réalité remporté la victoire, et poussait la bourgeoisie dans les bras des adversaires qui venaient d’être vaincus : de la réaction monarchie, bureaucratique, semi-féodale et militaire, à laquelle succomba la révolution en 1849. En Hongrie, où tel ne fut pas le cas, les Russes entrèrent et écrasèrent la révolution. Non content de cela, le tsar se rendit à Varsovie, s’y érigea en arbitre de l’Europe, et nomma Christian de Glücksburg, sa créature docile, à la succession du trône de Danemark. Il humilia la Prusse comme elle ne l’avait jamais été, en lui interdisant même la moindre velléité d’exploiter les tendances allemandes à l’unité, en la contraignant à restaurer la Diète fédérale et à se soumettre à l’Autriche. A première vue, le seul résultat de la révolution fut donc que la Prusse et l’Autriche furent gouvernées selon une forme constitutionnelle, mais dans l’esprit ancien, et que le tsar régna en maître sur l’Europe plus encore qu’auparavant.

   En fait, la révolution avait sorti rudement la bourgeoisie, même dans les pays démembrés, et en particulier en Allemagne, de la vieille routine héréditaire. La bourgeoisie avait obtenu une participation, modeste toutefois, au pouvoir politique ; et tout succès politique de la bourgeoisie est mis à profit en un essor industriel. La « folle année », dont on avait heureusement franchi le cap, montrait à la bourgeoisie d’une manière palpable qu’elle devait une bonne fois en finir avec la léthargie et l’indolence d’autrefois. Par suite de la pluie d’or californienne et australienne et d’autres circonstances, il y eut une extension des relations du marché mondial et un essor des affaires comme il n’y en avait jamais eu auparavant ; il s’agissait de saisir l’occasion et d’en prendre sa part. La grande industrie qui avait pris naissance depuis 1830 et surtout depuis 1840 sur les bords du Rhin, en Saxe, en Silésie à Berlin et dans diverses villes du Sud, fut désormais rapidement perfectionnée et élargie ; l’industrie à domicile dans les districts ruraux prit de plus en plus d’ampleur ; la construction des chemins de fer fut accélérée et, par ailleurs, l’accroissement énorme de l’émigration créa une ligne transatlantique allemande qui n’eut pas besoin de subventions. Plus que jamais auparavant, les commerçants allemands se fixèrent au delà des mers sur toutes les places commerciales ; ils devinrent les intermédiaires d’une partie de plus en plus importante du commerce mondial en commencèrent peu à peu à négocier le placement non seulement des produits anglais, mais aussi des produits allemands.

   Cependant, le provincial allemand, avec ses multiples législations différentes du commerce et des métiers, devait bientôt devenir une entrave insupportable à cette industrie, dont le niveau s’élevait énormément, et au commerce qui en dépendait. Tous les dix ou vingt kilomètres un droit commercial différent, partout des conditions différentes dans l’exercice d’un même métier, et partout d’autres chicanes, des chausse-trappes bureaucratiques et fiscales, souvent encore des barrières de corporations contre lesquelles aucune concession ne prévalait ! Et avec tout cela, les nombreuses législations locales diverses, les limitations du droit de séjour qui empêchaient les capitalistes de jeter en nombre suffisant les forces de travail disponibles sur les points où le minerai, le charbon, la force hydraulique et d’autres ressources naturelles exigeaient l’implantation d’entreprises industrielles ! La possibilité d’exploiter librement la force de travail massive du pays était la première condition du développement industriel ; partout cependant où l’industriel patriote rassemblait des ouvriers attirés de toute part, la police et l’assistance publique s’opposaient à l’établissement des immigrants. Un droit civil allemand, l’entière liberté de domicile pour tous les citoyens de l’Empire, une législation industrielle et commerciale unique, ce n’étaient plus là les rêveries patriotiques d’étudiants exaltés, c’étaient désormais les conditions d’existence nécessaires à l’industrie.

   En outre, dans chaque État, dans chaque petit État, autre monnaie, autres poids et autres mesures souvent de deux ou trois espèces dans le même État. Et de ces innombrables monnaies, mesures ou poids, pas un seul n’était reconnu sur le marché mondial. Est-il étonnant dès lors que des commerçants et des industriels, qui étaient en relation avec le marché mondial et avaient à faire concurrence à des articles d’importation, dussent avoir recours, en outre, aux monnaies, poids et mesures de l’étranger ; est-il étonnant que le fil de coton dût être dévidé en livres anglaises, les tissus de soie fabriqués au mètre, les comptes pour l’étranger établis en sterling, en dollar et en francs ? Et comment pouvait-on réaliser de grands établissements de crédit dans ces zones monétaires restreintes, payant ici avec des billets de banque en gulden, là en thalers prussiens, à côté en thalers-or, en thalers à « deux tiers », en marks-banque, en marks courants, à vingt, vingt-quatre gulden, avec les calculs, les fluctuations infinis du change ?

   Et lorsque, enfin, on parvenait à surmonter tout cela, que de forces perdues dans toutes ces frictions, que de temps et d’argent gâchés ! En Allemagne aussi, on commença enfin à se rendre compte que, de nos jours, le temps, c’est de l’argent.

   La jeune industrie allemande avait à faire ses preuves sur le marché mondial, elle ne pouvait grandir que par l’exportation. Il fallait pour cela qu’elle jouit à l’étranger de la protection du droit international. Le commerçant anglais, français, ou américain pouvait se permettre plus encore au dehors que chez lui. La légation de son pays et même, s’il le fallait, quelques navires de guerre intervenaient pour lui. Mais le commerçant allemand ! C’est tout au plus si dans le Levant, l’Autrichien pouvait compter sur sa légation, encore ne l’aidait-elle pas beaucoup. Mais lorsqu’à l’étranger, un commerçant prussien se plaignait à son ambassade d’une injustice dont il avait été victime, on lui répondait couramment : « C’est bien fait pour vous, qu’avez-vous à faire ici, pourquoi ne restez-vous pas gentiment chez vous ? » Quant au ressortissant d’un petit État, il était, lui, bel et bien privé de tout droit. Où que l’on allât, les commerçants allemands se trouvaient sous une protection étrangère française, anglaise, américaine, ou ils s’étaient rapidement fait naturaliser dans leur patrie nouvelle((Sur le manuscrit d’Engels, on trouve ici une note au crayon : « Weerth ». Georges Weerth, le poète révolutionnaire ami de Marx et Engels, avait fait de longs voyages comme voyageur de commerce. Sans doute, Engels voulait-il utiliser plus tard à cet endroit des faits que Weerth lui avait rapportés.)). Et même si leur légation avait voulu s’employer pour eux, à quoi cela aurait-il servi ? Les consuls et les ambassadeurs allemands étaient traités outre-mer comme des cireurs de bottes.

   On voit par là comment les aspirations à une « patrie » unifiée avaient un arrière-plan très matériel. Ce n’était plus le Drang nébuleux de corporations d’étudiants rassemblées à leurs fêtes de la Wartburg, « où le courage et la force flamboyaient dans les âmes allemandes », où, sur une mélodie française, un vent de tempête emportait le jeune homme prêt à combattre et mourir pour la patrie, afin de restaurer la romantique souveraineté impériale du moyen âge ; où le jeune homme, emporté par la tempête, devenait sur ses vieux jours le valet très banal, piétiste et absolutiste, de quelque prince. Ce n’était pas non plus l’appel à l’unité, plus proche déjà des réalités, des avocats idéologues bourgeois de la fête des libéraux de Hambach, qui pensaient aimer la liberté et l’unité pour elles-mêmes, et ne se rendaient pas du tout compte que faire de l’Allemagne une seconde Suisse, une République de petits cantons, à laquelle aboutissait l’idéal des moins confus d’entre eux, était aussi impossible que le rêve impérial et hohenstaufien des étudiants. Non, c’était le désir du commerçant et de l’industriel pratique, désir né de l’urgence immédiate des affaires, de balayer tout cet héritage, ce fatras historique des petits États, qui contrariait le libre développement du commerce et de l’industrie, d’écarter tous les conflits superflus que l’homme d’affaires allemand devait d’abord vaincre chez lui s’il voulait pénétrer sur le marché mondial, et qui étaient épargnés à tous ses concurrents. L’unité allemande était devenue une nécessité économique. Et les gens qui l’exigeaient maintenant savaient ce qu’ils voulaient. Ils étaient formés dans le commerce et pour le commerce, ils s’y entendaient, et on pouvait traiter avec eux. Ils savaient que l’on doit exiger le prix fort, mais que l’on doit aussi le rabattre libéralement. Ils chantaient la patrie allemande y compris la Styrie, le Tyrol et l’Autriche, « riche d’honneurs et de victoires » et aussi :

 

   «Von der Maas bis an die Memel,

Von der Elsch bis an den Belt,

Deutschland, Deutschland über allés,

Über allés in der Welt((De la Meuse jusqu’à Memel, — De l’Adige jusqu’au Belt, — Allemagne, Allemagne par-dessus tout, — Par-dessus tout au monde. (Strophe de l’hymne national allemand « Deutschland über allés ».))), »

 

   mais ils étaient prêts à consentir, sur cette patrie qui devait grandir, grandir toujours, un rabais considérable, vingt-cinq à trente pour cent, contre un paiement comptant. Leur plan d’unité était tout fait et prêt à être mis en œuvre immédiatement.

   Mais l’unité allemande n’était pas une question purement allemande. Depuis la guerre de Trente ans, aucune affaire publique allemande n’avait été décidée sans l’ingérence, très sensible, de l’étranger. En 1740, Frédéric II avait fait la conquête de la Silésie avec l’aide des Français. En 1803, la France et la Russie avaient littéralement dicté la réorganisation du Saint-Empire romain par le Reichsdeputationshauptschluss((Traité à la suite duquel l’empereur d’Autriche renonça à l’Empire romain-germanique.)).

   Napoléon avait ensuite organisé l’Allemagne à sa guise. Enfin, au congrès de Vienne, elle avait été démembrée, par la Russie principalement, et, en second lieu, par l’Angleterre et la France, elle avait été divisée en trente-six États et plus de deux cents bouts de territoires grands et petits, et les dynastes allemands, tout à fait comme au Parlement de Ratisbonne de 1802 à 1803, y avaient loyalement aidé : ils avaient encore aggravé le démembrement. En outre, des morceaux détachés de l’Allemagne étaient attribués à des princes étrangers. Ainsi, non seulement l’Allemagne était impuissante et désarmée, consumée en dissensions internes, vouée à n’être rien du point de vue politique, militaire et même industriel, mais, pire encore, la France et la Russie, par des précédents répétés, s’étaient acquis le droit de démembrer l’Allemagne, de même que la France et l’Autriche s’arrogeaient celui de veiller à ce que l’Italie demeurât divisée. C’était ce droit prétendu que le tsar Nicolas avait fait valoir en 1850 lorsque, interdisant de la manière la plus grossière tout changement de Constitution, il exigea et obtint le rétablissement de la Diète fédérale, cette expression de l’impuissance de l’Allemagne.

   L’unité de l’Allemagne devait donc être conquise non seulement contre les princes et autres ennemis de l’intérieur, mais aussi contre l’étranger. Ou encore : avec l’aide de l’étranger. Mais qu’en était-il alors à l’étranger((Un signe indique dans le manuscrit qu’une phrase devait être ajoutée ici.)) ?

   En France, Louis Bonaparte s’était servi de la lutte entre la bourgeoisie et a classe ouvrière pour parvenir à la présidence avec l’aide des paysans, et au trône impérial avec l’aide de l’armée. Mais un nouvel empereur Napoléon, fait par l’armée dans une France réduite aux frontières de 1815, c’était une absurdité sans avenir. L’Empire napoléonien renaissant, cela voulait dire l’extension de la France jusqu’au Rhin, la réalisation du rêve ancestral du chauvinisme français. Mais tout d’abord, il ne pouvait être question du Rhin pour Bonaparte ; toute tentative en ce sens eût pour conséquence une coalition européenne contre la France. En revanche, une occasion s’offrait d’augmenter la puissance de la France et procurer de nouveaux lauriers à l’armée par une guerre, menée en accord avec presque toute l’Europe, contre la Russie, qui avait profité de la période révolutionnaire de l’Europe occidentale pour s’attribuer en toute tranquillité les principautés du Danube et pour préparer une nouvelle guerre de conquête de la Turquie. L’Angleterre s’alliait à la France, l’Autriche leur était à toutes deux favorable, seule la Prusse héroïque baisait le knout russe, qui, hier encore, l’avait châtiée, et demeurait envers la Russie dans une bienveillante neutralité. Mais ni l’Angleterre ni la France ne voulaient sérieusement la victoire sur l’adversaire : ainsi la guerre se termina par une très légère humiliation de la Russie et par une alliance franco-russe contre l’Autriche((La guerre de Crimée ne fut qu’une seule et colossale Comédie des Erreurs, où l’on se demande à chaque scène nouvelle : qui sera la dupe ? Mais la comédie coûta d’inestimables trésors et largement un million de vies humaines. A peine la lutte était-elle engagée que l’Autriche entrait dans les principautés danubiennes ; les Russes se retirèrent devant elle. Ainsi, tant que l’Autriche demeura neutre, une guerre contre la Turquie aux frontières territoriales de la Russie était impossible. Mais on pouvait avoir l’Autriche pour alliée dans une guerre aux frontières russes, étant entendu que la guerre devait être conduite sérieusement en vue de restaurer la Pologne et de reculer d’une manière durable les frontières occidentales de la Russie. Alors la Prusse, par où la Russie reçoit aujourd’hui encore tout son ravitaillement, aurait été obligée de marcher, la Russie aurait été bloquée sur terre comme sur mer, elle aurait dû rapidement succomber. Mais telle n’était pas l’intention des alliés. Au contraire, ils étaient heureux d’avoir écarté tout danger d’une guerre sérieuse. Palmerston conseilla de transporter le théâtre de la guerre en Crimée, ce que souhaitait la Russie, et Louis-Napoléon n’y consentit que trop volontiers. Là, la guerre ne pouvait que rester un semblant de guerre, et ainsi tous les protagonistes étaient satisfaits. Mais l’empereur Nicolas se mit dans la tête de mener sur ce théâtre une guerre sérieuse, et il oublia que ce qui était un terrain favorable pour un semblant de guerre ne l’était pas du tout pour une guerre sérieuse. (Note d’Engels).)).

   La force de la Russie dans la défensive — l’étendue énorme de son territoire peu peuplé, impraticable et pauvre en ressources — se retourne contre elle dans une guerre offensive, et nulle part plus que dans la direction de la Crimée. Les steppes de la Russie du Sud, qui auraient dû être le tombeau des agresseurs, furent celui des armées russes que Nicolas lança les unes après les autres sur Sébastopol avec une stupide brutalité — les dernières au milieu de l’hiver. Et lorsque la dernière colonne, rassemblée en hâte, à peine armée, misérablement nourrie, eut perdu en route les deux tiers de ses effectifs (des bataillons entiers succombèrent dans la tempête de neige), lorsque le reste de l’armée ne fut plus capable de chasser les ennemis du sol russe, cette tête vide et paranoïaque de Nicolas s’effondra lamentablement et il s’empoisonna((Cette affirmation d’Engels sur la mort de Nicolas n’est pas confirmée par les historiens.)). De ce moment-là, la guerre redevint une guerre fictive et ion marcha vers la conclusion de la paix.

   La guerre de Crimée fit de la France la puissance dirigeante de l’Europe, elle fit de l’aventurier Louis-Napoléon le plus grand homme du jour, ce qui, à vrai dire, ne signifie pas grand-chose. Mais la guerre de Crimée n’avait apporté à la France aucun accroissement de territoire ; elle portait par conséquent dans son sein une nouvelle guerre pour permettre à Louis-Napoléon de satisfaire à sa vraie vocation d’« agrandisseur de l’Empire ». Cette nouvelle guerre fut amorcée dès la première, dès lors que la Sardaigne reçut la permission de se joindre à l’alliance occidentale comme satellite de l’Empire français, et spécialement comme l’avant-poste de celui-ci contre… l’Autriche ; la préparation de cette guerre fut poursuivie à la conclusion de la paix par l’entente de Louis-Napoléon avec la Russie, à qui rien n’était plus agréable qu’un châtiment de l’Autriche.

   Louis-Napoléon était maintenant l’idole de la bourgeoisie européenne. Non seulement, pour avoir « sauvé la société » le 2 décembre 1851, où il avait certes anéanti le pouvoir politique de la bourgeoisie, mais à seule fin de sauver son pouvoir social. Non seulement, parce qu’il avait montré comment, dans des conditions favorables, le suffrage universel peut être transformé en un instrument d’oppression des masses ; non seulement parce que, sous son règne, l’industrie, le commerce, et notamment la spéculation et la Bourse avaient pris un essor jusqu’alors inconnu ; mais avant tout parce que la bourgeoisie reconnaissait en lui le premier « grand homme d’État », qui fût la chair de sa chair, le sang de son sang. C’était un parvenu, comme l’était tout véritable bourgeois. « Frotté à tous les métiers », conspirateur carbonaro en Italie, officier d’artillerie en Suisse, vagabond distingué et endetté, agent de la police spéciale en Angleterre, mais toujours et partout prétendant, il s’était préparé par un passé aventureux et par des compromissions morales dans tous les pays à devenir empereur des Français, directeur des destins de l’Europe. Ainsi, le bourgeois type, le bourgeois américain, se prépare à devenir millionnaire par une série de banqueroutes honorables et frauduleuses. Comme empereur, il ne mit pas seulement la politique au service du profit capitaliste et de la spéculation boursière, mais il mena la politique elle-même d’après les principes de la Bourse des valeurs et il spécula sur ce « principe des nationalités ». Le démembrement de l’Allemagne et de l’Italie avait été jusque-là un droit fondamental inaliénable de la politique française ; Louis-Napoléon se mit aussitôt en devoir de vendre ce droit par morceaux contre de prétendues compensations. Il était prêt à aider l’Italie et l’Allemagne à mettre un terme à leur démembrement, étant entendu que l’Allemagne et l’Italie lui paieraient chaque pas vers l’unification nationale d’une cession de territoire. Ainsi, non seulement le chauvinisme français fut satisfait, non seulement l’Empire fut progressivement ramené à ses frontières de 1801, mais la France apparut à nouveau comme la puissance spécifiquement progressiste et libératrice des peuples, et Louis-Napoléon comme le protecteur des nationalités opprimées.

   Alors toute la bourgeoisie éclairée et adepte du principe des nationalités (parce que vivement intéressée par la suppression de tout ce qui pouvait gêner les affaires sur le marché mondial), acclama unanimement cet esprit de libération universelle.

   On commença en Italie((En marge : « Orsini », indication qui rappelle l’attentat du 14 janvier 1858.)). Depuis 1849, l’Autriche y dominait absolument et l’Autriche était alors le bouc émissaire de toute l’Europe. Les maigres résultats de la guerre de Crimée ne furent pas imputés à l’indécision des puissances occidentales qui n’avaient voulu qu’une guerre de parade, mais à la position indécise de l’Autriche, dont personne n’était plus responsable que les puissances occidentales elles-mêmes. Mais la Russie avait été si offensée de la marche des Autrichien sur le Pruth — remerciement de l’aide russe en Hongrie de 1849 (bien que cette marche sur le Pruth ait précisément sauvé la Russie), qu’elle voyait d’un bon œil toutes les attaques contre l’Autriche. La Prusse ne comptait plus, elle avait déjà été traitée « en canaille »((En français dans le texte.)) au congrès de paix de Paris. Ainsi, la guerre de libération de l’Italie « jusqu’à l’Adriatique »fut engagée au printemps de 1859 avec la collaboration de la Russie, et fut terminée dès l’été sur le Mincio. L’Autriche n’était pas rejetée de l’Italie, l’Italie n’était pas « libre jusqu’à l’Adriatique » et n’était pas unifiée, la Sardaigne s’était agrandie ; mais la France avait obtenu Nice et la Savoie, et récupéré ainsi du côté de l’Italie ses frontières de 1801.

   Les Italiens, eux, n’étaient pas satisfaits. C’était alors la manufacture proprement dite qui dominait en Italie, la grande industrie était encore dans les langes. La classe ouvrière n’était pas encore dans les langes. La classe ouvrière n’était pas encore, et de loin, généralement expropriée et prolétarisée ; dans les villes, elle possédait encore ses propres moyens de production, à la campagne le travail industriel était un profit secondaire pour de petits propriétaires terriens ou des fermiers. Par conséquent, l’énergie de la bourgeoisie n’était pas encore brisée par l’antagonisme l’opposant à un prolétariat moderne conscient. Et puisque le morcellement de l’Italie ne subsistait que par la domination étrangère de l’Autriche, sous la protection de laquelle les princes poussaient à l’extrême leur mauvais gouvernement, les nobles grands propriétaires fonciers, et les masses populaires des villes étaient des villes étaient du côté des bourgeois, champions de l’indépendance nationale. Mais en 1859, on avait secoué la domination étrangère, sauf en Vénétie ; la France et la Russie empêcheraient à l’avenir toute ingérence de l’étranger ; personne ne la craignait plus. Et l’Italie avait en Garibaldi un héros de caractère antique, qui pouvait faire et qui fit des prodiges. Il renversa le royaume de Naples tout entier avec ses milles francs-tireurs, il réalisa en fait l’unité italienne, il déchira la trame spécieuse de la politique de Bonaparte. L’Italie était libre, elle était concrètement unifiée — non par les intrigues de Louis-Napoléon, mais par la révolution.

   Depuis la guerre d’Italie, la politique extérieure du Second Empire français n’était plus un secret pour personne. Les vainqueurs du grand Napoléon devaient être châtiés — mais « l’un après l’autre ». La Russie et l’Autriche avaient eu leur part, le prochain était la Prusse. Et la Prusse était plus méprisée que jamais ; sa politique au cours de la guerre d’Italie avait été lâche et pitoyable, comme au temps de la paix de Bâle, en 1795. Avec sa politique des « mains libres », elle en était venue à être isolée en Europe, et tous ses voisins grands et petits se réjouissaient de la voir bientôt battue à plate couture, de constater que ses mains n’étaient plus libres que pour céder à la France la rive gauche du Rhin.

   En fait, au cours des premières années qui suivirent 1859, la conviction s’était répandue partout, et en tout premier lieu dans la région rhénane elle-même, que la rive gauche du Rhin devrait irrévocablement échoir en partage à la France. C’est un chose que l’on ne souhaitait pas précisément, mais on la voyait comme une inévitable fatalité, et il faut il faut dire, pour être franc, qu’on ne la craignait pas beaucoup non plus. Chez les paysans et chez les petits bourgeois revivaient les vieux souvenirs du temps des Français, qui avaient réellement apporté la liberté. Dans la bourgeoisie, l’aristocratie de la finance, surtout à Cologne, était déjà profondément engagée dans les filouteries du Crédit immobilier de Paris et d’autres sociétés d’escroquerie bonapartistes, et elle réclamait l’annexion à grands cris((Que cela fût autrefois l’état d’esprit général en Rhénanie, Marx et moi nous en sommes suffisamment convaincus sur les lieux mêmes. Des industriels de la rive rhénane me demandaient comment serait leur industrie sous le tarif douanier français, entre autres choses. (Note d’Engels.))).

   Cependant, la perte de la rive gauche du Rhin, c’était l’affaiblissement non seulement de la Prusse, mais aussi de l’Allemagne. Et l’Allemagne était plus divisée que jamais. L’Autriche et la Prusse plus étrangères l’une à l’autre que jamais à cause de la neutralité prussienne dans la guerre d’Italie, la petite engeance des princes partagés entre le désir et la crainte, louchant vers Louis-Napoléon, en qui ils voyaient le protecteur d’une nouvelle Confédération du Rhin, — telle était alors la situation de l’Allemagne officielle. Et cela à un moment où seules les forces conjuguées de la nation tout entière étaient en mesure de prévenir le démembrement du pays.

   Mais comment unir les forces de toute la nation ? Trois voies restaient ouvertes, après l’échec des tentatives presque toutes nébuleuses de 1848, échec qui avait néanmoins dissipé beaucoup de nuages.

   La première de ces voies était l’unification réelle du pays, par élimination de tous les États particuliers, la voie ouvertement révolutionnaire par conséquent. En Italie, cette voie venait de conduire au but ; la dynastie de Savoie s’était rangée du côté de la révolution, et ainsi elle avait empoché la couronne d’Italie. Mais nos princes de Savoie allemands, les Hohenzollern, et même leurs Cavours à la Bismarck les plus audacieux étaient absolument incapables d’un acte de cette hardiesse. Le peuple aurait tout eu à faire lui-même, et dans une guerre pour la rive gauche du Rhin, il eût sans doute été en mesure de faire le nécessaire. L’inévitable retraite des Prussiens sur le Rhin, le siège des places fortes rhénanes, la trahison, alors certaine, des princes de l’Allemagne du Sud, pouvaient réussir à déclencher un mouvement national devant lequel tout le pouvoir des dynastes se fût évanoui. Et alors Louis-Napoléon eût été le premier à rengainer l’épée. Le Second Empire ne pouvait avoir pour adversaires que des États réactionnaires, en face desquels il apparut en continuateur de la Révolution française, en libérateur des peuples. Contre un peuple lui-même en révolution, il était impuissant ; la révolution allemande victorieuse pouvait même provoquer un choc qui entrainerait la chute de l’Empire français tout entier. C’était là le cas le plus favorable ; dans le cas le plus défavorable, si les dynastes se rendaient maîtres du mouvement, on cédait temporairement la rive gauche du Rhin à la France, on montrait à tout le monde la trahison active ou passive des dynastes et on créait une crise dans laquelle il ne resterait d’autre issue à l’Allemagne que de faire la révolution, de chasser tous les princes, d’instituer la République allemande unifiée.

   Vu la situation, cette voie vers l’unification de l’Allemagne ne pouvait être suivie que si Louis-Napoléon engageait la guerre pour la frontière du Rhin. Cependant, cette guerre n’eut pas lieu, pour des raisons que nous exposerons bientôt. Mais ainsi la question de l’unification nationale cessa d’être une question urgente et vitale, qui devait être résolue sur-le-champ, sous peine d’anéantissement. Provisoirement, la nation pouvait attendre.

   La deuxième voie était l’unification sous l’hégémonie de l’Autriche. En 1815, l’Autriche avait gardé en bloc la configuration que lui avaient imposée les guerres napoléoniennes, celle d’un territoire compact et arrondi. Elle ne prétendait plus à ses anciennes possessions de l’Allemagne du Sud, détachées d’elle ; elle se contenta de l’adjonction de territoires anciens et nouveaux qui se laissaient ajuster géographiquement et stratégiquement au noyau restant de la monarchie. La séparation de l’Autriche du reste de l’Allemagne, commencée par les barrières douanières de Joseph II, aggravée par l’administration policière italienne de François Ier et poussée à l’extrême par la dissolution du Saint-Empire et l’institution de la Confédération du Rhin, demeura même après 1815 effectivement en vigueur. Metternich entoura son État du côté allemand d’une véritable muraille de Chine. Les douanes barraient la route aux produits matériels, la censure aux productions culturelles en provenance de l’Allemagne. D’invraisemblables chicanes de passeport réduisaient au strict minimum la circulation des personnes. A l’intérieur, le moindre mouvement politique était prévenu par un arbitraire et un absolutisme sans exemple même en Allemagne. Ainsi, l’Autriche était restée absolument étrangère à tout le mouvement bourgeois libéral allemand. Avec 1848, la barrière, au moins morale, tomba en grande partie ; mais les événements de cette année-là et leurs conséquences étaient peu propres à rapprocher l’Autriche du reste de l’Allemagne ; au contraire, l’Autriche se prévalait de plus en plus de sa position indépendante de grande puissance. Ainsi il arriva que, bien que les soldats autrichiens fussent aimés dans les forteresses fédérales alors que les Prussiens y étaient haïs et tournés en ridicule, bien que l’Autriche jouît de prestige et de popularité dans le Sud et l’Ouest à prédominance catholique, personne ne pensait sérieusement à une unification de l’Allemagne sous la domination de l’Autriche, en dehors de quelques princes allemands petits et moyens.

   Comment aurait-il pu en être autrement ? L’Autriche elle-même avait tout fait pour ça, bien qu’elle nourrît secrètement des rêves impériaux romantiques. La frontière douanière autrichienne était, avec le temps, demeurée la seule séparation à l’intérieur de l’Allemagne et en était d’autant plus sensible. Sa politique indépendante de grande puissance n’avait aucun sens si elle ne signifiait pas l’abandon des intérêts allemand en faveur des intérêts spécifiquement autrichiens, c’est-à-dire italiens, hongrois, etc. Après la révolution comme avant, l’Autriche demeurait l’État le plus réactionnaire de l’Allemagne, le plus réfractaire au courant moderne et, en même temps…, la dernière grande puissance spécifiquement catholique. Plus le régime d’après les journées de Mars tentait de restaurer l’ancien pouvoir des curés et des jésuites, plus son hégémonie sur un pays aux deux tiers protestant devenait impossible. Et, finalement, une unification de l’Allemagne sous la domination autrichienne ne pouvait se faire qu’en démembrant la Prusse. Chose qui, en elle-même, ne serait pas un malheur pour l’Allemagne ; mais le démembrement de la Prusse par l’Autriche eût été tout aussi funeste que le serait le démembrement de l’Autriche par la Prusse avant le triomphe imminent de la révolution en Russie (après quoi il sera superflu de démembrer l’Autriche. Devenue inutile, elle s’écroulera d’elle-même).

   En bref, l’unité allemande sous l’aile de l’Autriche était un rêve romantique et elle se révéla comme telle lorsque les princes allemands petits et moyens se réunirent à Francfort en 1863 pour proclamer l’empereur Joseph d’Autriche, empereur d’Allemagne. Le roi de Prusse se borna à ne pas venir et la comédie impériale tomba misérablement à l’eau.

   Restait la troisième voie : l’unification sous la direction de la Prusse. Et celle-ci, puisqu’on l’a suivie en fait, nous fait redescendre du domaine de la spéculation sur le terrain plus solide, bien qu’assez sordide, de la politique pratique, de la « politique réaliste ».

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