L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat
Friedrich Engels
2.2. La famille punaluenne
Si le premier progrès de l’organisation consista à exclure les parents et les enfants du commerce sexuel entre eux, le second progrès fut l’exclusion des frères et des sœurs. Étant donné la plus grande égalité d’âge des intéressés, ce progrès était infiniment plus important, mais aussi plus difficile que le premier. Il s’accomplit peu à peu, en commençant, selon toute probabilité, par l’exclusion du commerce sexuel entre frères et sœurs utérins (c’est-à-dire ceux du côté maternel); concernant d’abord des cas isolés, cette exclusion devint peu à peu la règle (à Hawaii, il se présentait encore des exceptions en notre siècle), pour finir par interdire le mariage même entre frères et sœurs collatéraux, c’est-à-dire, selon notre terminologie, entre enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants de frères et sœurs; d’après Morgan, ce progrès constitue « une excellente illustration de la manière dont agit le principe de la sélection naturelle [1] ». Incontestablement, les tribus dans lesquelles l’union consanguine fut limitée par ce progrès durent se développer plus vite et plus complètement que celles où le mariage entre frères et sœurs restait règle et loi. Et quel prodigieux effet résulta de ce progrès, c’est ce que prouve l’institution qui en découle directement et dépasse de beaucoup le but initial, celle de la gens, qui constitue la base du régime social de la plupart des peuples barbares de la terre, sinon de tous, et de laquelle, en Grèce comme à Rome, nous passons immédiatement à la civilisation.
Chaque famille primitive devait se scinder au-plus tard après quelques générations. L’économie domestique primitive, économie communiste qui règne sans exception jusque bien avant dans le stade moyen de la barbarie, exigeait une étendue maxima de la communauté familiale, variant selon les circonstances, mais assez bien déterminée dans chaque localité. Dès que l’idée d’inconvenance s’attacha au commerce sexuel entre enfants d’une même mère, cette idée dut jouer un rôle dans les scissions d’anciennes communautés domestiques et la création de communautés nouvelles (qui, d’ailleurs, ne coïncidaient pas nécessairement avec le groupe familial). Une ou plusieurs séries de sœurs devinrent le noyau de certaines d’entre elles, leurs frères utérins, le noyau d’autres. C’est ainsi, ou d’une façon analogue, que de la famille consanguine sortit la forme de famille que Morgan appelle punaluenne. D’après la coutume hawaïenne, un certain nombre de sœurs, sœurs utérines ou plus éloignées (c’est-à-dire cousines du premier, du second ou d’un autre degré) étaient les femmes communes de leurs maris communs, à l’exclusion cependant de leurs propres frères; entre eux, ces hommes ne s’appelaient plus frères, ce que d’ailleurs ils n’étaient plus nécessairement, mais Punalua, c’est-à-dire compagnon intime et, pour ainsi dire, associé. De même, une série de frères utérins ou plus éloignés possédaient en mariage commun un certain nombre de femmes, qui n’étaient point leurs sœurs, et ces femmes se nommaient entre elles Punalua. Telle est la forme classique d’une formation familiale qui, plus tard, admit une série de variations, et dont le trait essentiel était le suivant: communauté réciproque des hommes et des femmes à l’intérieur d’un cercle familial déterminé, mais d’où étaient exclus les frères des femmes, d’abord les frères utérins, plus tard également les frères plus éloignés, et inversement aussi les sœurs des hommes.
Cette forme de famille nous fournit avec la plus parfaite exactitude les degrés de parenté qu’exprime le système américain. Les enfants des sœurs de ma mère restent toujours ses enfants et, de même, les enfants des frères de mon père sont aussi les enfants de mon père, et tous sont mes frères et sœurs; mais les enfants des frères de ma mère sont maintenant ses neveux et nièces, les enfants des sœurs de mon père sont ses neveux et nièces, et tous sont mes cousins et cousines. En effet, tandis que les maris des sœurs de ma mère sont toujours les maris de ma mère, et que les femmes des frères de mon père sont encore les femmes de mon père – en droit, sinon toujours en fait -, la réprobation par la société du commerce sexuel entre frères et sœurs a divisé en deux classes les enfants de frères et sœurs, traités eux-mêmes jusqu’alors et indistinctement comme frères et sœurs: les uns restent, après comme avant, frères et sœurs (plus éloignés) entre eux; les autres, les enfants du frère, d’une part, de la sœur, d’autre part, ne peuvent pas être plus longtemps frères et sœurs, ils ne peuvent plus avoir de parents communs, ni le père seul, ni la mère seule, ni les deux ensemble; et c’est pourquoi la catégorie des neveux et des nièces, des cousins et des cousines devient pour la première fois nécessaire, alors qu’elle eût été un non-sens dans le régime familial antérieur. Le système de parenté américain, qui semble purement absurde dans toute forme de famille basée sur le mariage conjugal, est rationnellement expliqué et naturellement motivé jusque dans ses moindres détails par la famille punaluenne. Dans toute la mesure où s’est étendu ce système de parenté, il doit, à tout le moins, y avoir existé également, avec la même extension, la famille punaluenne, ou quelque forme de famille analogue.
Cette forme de famille, dont il a été prouvé qu’elle existe réellement en Hawaï, nous eût été probablement fournie par toute la Polynésie, si les pieux missionnaires, tout comme jadis les moines espagnols en Amérique, avaient pu voir dans ces situations contraires à la morale chrétienne autre chose que de simples « abobinations » [2]. Quand César, parlant des Bretons qui se trouvaient alors au stade moyen de la barbarie, nous relate qu’ « ils ont dix ou douze femmes en commun entre eux, et la plupart du temps, entre frères et frères, entre parents et enfants [3] », la meilleure explication de cet état de choses est [le mariage par groupe] [4]. Des mères barbares n’ont pas dix ou douze fils en âge de pouvoir prendre des femmes en commun; mais le système de parenté américain, qui correspond à la famille punaluenne, fournit beaucoup de frères, parce que tous les cousins proches et éloignés d’un homme sont ses frères. Quant aux « parents et enfants », peut-être s’agit-il d’une interprétation erronée de César; toutefois, il n’est pas absolument exclu dans ce système que le père et le fils, ou la mère et la fille, puissent se trouver dans le même groupe conjugal; mais il est impossible que s’y trouvent le père et la fille, ou la mère et le fils. De même, cette forme [du mariage par groupe, ou une forme analogue] [5] fournit l’explication la plus facile des récits d’Hérodote et d’autres écrivains anciens sur la communauté des femmes chez des peuples sauvages et barbares. Il en va de même pour ce que Watson et Kaye (The People of India) nous racontent des Tikours de l’Aoudh (au nord du Gange):
« Ils vivent ensemble (c’est-à-dire qu’ils ont des rapports sexuels) presque indistinctement en grandes communautés, et si deux d’entre eux sont considérés comme mariés ensemble, leur lien n’est pourtant que nominal. »
Dans l’immense majorité des cas, l’institution de la gens semble être directement issue de la famille punaluenne. Il est vrai que le système de classes [6] australien présente également un point de départ pour cette institution; les Australiens ont des gentes; ils n’ont pas encore de famille punaluenne [mais une forme plus rudimentaire du mariage par groupe] [7].
Dans toutes les formes de la famille par groupe, on ne peut savoir avec certitude qui est le père d’un enfant, mais on sait à n’en point douter qui est sa mère. Bien qu’elle appelle tous les enfants de l’ensemble de la famille ses enfants, et qu’elle ait envers eux des devoirs maternels, elle distingue pourtant ses propres enfants parmi les autres. Il est donc évident que, tant qu’existe le mariage par groupe, la descendance ne peut être prouvée que du côté maternel, et que seule la filiation féminine est donc reconnue. C’est en effet le cas chez tous les peuples sauvages et appartenant au stade inférieur de la barbarie; et c’est le second grand mérite de Bachofen que de l’avoir découvert le premier. Cette reconnaissance exclusive de la filiation maternelle et les rapports d’héritage qui en résultent avec le temps, il les désigne par le terme de «droit maternel»; je garde cette dénomination pour sa brièveté; mais elle est impropre, car à ce stade de la société il n’est pas encore question de « droit » au sens juridique du mot.
Prenons maintenant, dans la famille punaluenne, l’un des deux groupes typiques, celui d’une série de sœurs germaines ou plus éloignées (c’est-à-dire descendantes de sœurs germaines au premier, au second ou à d’autres degrés), avec leurs enfants et leurs frères utérins ou plus éloignés du côté maternel (qui, d’après notre supposition, ne sont pas leurs maris), et nous avons exactement le cercle des personnes qui, plus tard, apparaissent comme membres d’une gens, dans la forme primitive de cette institution. Elles ont toutes pour aïeule une mère commune et, en vertu de cette filiation, les descendantes féminines sont sœurs de génération en génération. Mais les maris de ces sœurs ne peuvent plus être leurs frères, ils ne peuvent donc descendre de cette même aïeule; ils n’appartiennent donc pas au groupe consanguin qui sera plus tard la gens; mais leurs enfants appartiennent à ce groupe, puisque la filiation du côté maternel est seule déterminante, étant seule certaine. Dès que s’implante la réprobation du commerce sexuel entre tous les frères et sœurs, y compris les collatéraux les plus éloignés du côté maternel, le groupe précité s’est effectivement transformé en gens, c’est-à-dire qu’il s’est constitué en un cercle fixe de consanguins en ligne féminine, qui n’ont pas le droit de se marier entre eux; et ce cercle, dès lors, par d’autres institutions communes, tant sociales que religieuses, se consolide de plus en plus et se différencie des autres gentes de la même tribu. Nous en reparlerons plus longuement par la suite. Mais si nous trouvons que la gens se développe non seulement d’une manière nécessaire, mais aussi d’une façon toute naturelle à partir de la famille punaluenne, (nous serons portés] [8] à considérer comme presque certain que cette forme de famille ait existé antérieurement pour tous les peuples chez qui les institutions gentilices sont incontestables, c’est-à-dire pour presque tous les peupler. barbares et civilisés.
Lorsque Morgan écrivit son livre, nos connaissances sur le mariage par groupe étaient encore très restreintes. On connaissait quelques rares détails sur les mariages par groupe des Australiens organisés en classes et, par ailleurs, Morgan avait publié, dès 1871, les informations qui lui étaient parvenues sur la famille punaluenne en Hawaï [9]. La famille punaluenne fournissait d’une part l’explication complète du système de parenté en vigueur parmi les Indiens d’Amérique qui avait été pour Morgan le point de départ de toutes ses recherches; elle constituait d’autre part le point de départ tout préparé d’où l’on pouvait faire dériver la gens à droit maternel; enfin elle représentait un stade de développement beaucoup plus élevé que les classes australiennes. Il était donc compréhensible que Morgan l’interprétât comme le stade de développement précédant nécessairement le mariage apparié et lui attribuât une diffusion générale aux temps antérieurs. Depuis lors, nous avons eu connaissance d’une série d’autres formes du mariage par groupe et nous savons maintenant qu’en l’occurrence Morgan allait trop loin. Mais cependant il eut le bonheur de rencontrer, dans sa famille punaluenne, la forme la plus élevée, la forme classique du mariage par groupe, la forme à partir de laquelle s’explique le plus simplement le passage à une forme supérieure.
L’enrichissement le plus substantiel de nos connaissances sur le mariage par groupe, nous le devons au missionnaire anglais Lorimer Fison, qui a étudié pendant des années cette forme de famille sur son terrain classique, l’Australie. Lorimer Fison trouva le degré de développement le plus bas chez les nègres australiens du Mount Gambier, en Australie méridionale. Là, toute la tribu est divisée en deux grandes classes [10], les Krokis et les Koumites.
Le commerce sexuel est rigoureusement interdit à l’intérieur de chacune de ces classes; par contre, tout homme de l’une des classes est l’époux-né de toute femme de l’autre classe; et celle-ci est son épouse-née. Ce ne sont pas les individus, ce sont les groupes tout entiers qui sont mariés l’un à l’autre, une classe avec l’autre classe. Et, nous le soulignons, il n’existe pas ici de restriction quelle qu’elle soit, pour différence d’âge ou consanguinité spéciale, sauf la restriction qui découle de la séparation en deux classes exogames. Un Kroki a de droit pour épouse toute femme koumite; mais comme sa propre fille, en tant que fille d’une femme koumite, est également Koumite selon le droit maternel, elle est du même coup l’épouse-née de tout Kroki, donc aussi bien de son propre père. A tout le moins, l’organisation par classes, telle qu’elle s’offre à nous, n’y met point d’obstacles. Donc, ou bien cette organisation a surgi à une époque où, malgré l’obscure tendance à limiter l’union consanguine, on ne voyait encore rien de particulièrement abominable dans le commerce sexuel entre parents et enfants, – et dans ce cas, le système des classes aurait surgi directement d’un état de commerce sexuel sans entraves; ou bien, au contraire, le commerce sexuel entre parents et enfants était déjà prohibé par la coutume quand les classes se constituèrent, et dans ce cas le système actuel remonte à la famille consanguine et constitue le premier pas pour en sortir. La dernière supposition est la plus probable. On ne cite point, que je sache, d’exemples de relations conjugales entre parents et enfants fournis par l’Australie et, de plus, la forme ultérieure de l’exogamie, la gens à droit maternel présuppose en général, tacitement, comme un fait déjà établi lors de sa fondation, l’interdiction de ces relations.
En dehors du Mount Gambier en Australie du Sud, le système des deux classes se trouve également sur le fleuve Darling, plus à l’est, et dans le Queensland, au nord-est; il est donc largement répandu. Il exclut seulement les mariages entre frères et sœurs, entre enfants de frères et entre enfants de sœurs du côté maternel, parce que ceux-ci appartiennent à la même classe; par contre, les enfants d’une sœur et de son frère peuvent se marier entre eux. Chez les Kamilaroï du fleuve Darling, dans la Nouvelle-Galles du Sud, nous constatons un pas de plus pour empêcher l’union consanguine; les deux classes originelles y sont scindées en quatre, et chacune de ces quatre classes est mariée également en bloc avec une autre classe déterminée. Les deux premières classes sont l’une pour l’autre des conjoints-nés; selon que la mère appartenait à la première ou à la deuxième, les enfants passent dans la troisième ou la quatrième; les enfants de ces deux dernières classes, mariées également l’une à l’autre, appartiennent de nouveau à la première ou à la deuxième classe. Si bien que toujours une génération appartient à la première et à la deuxième classe, la génération suivante à la troisième et à la quatrième et la génération qui vient ensuite appartient de nouveau à la première et à la deuxième classe. Il en résulte que les enfants de frères et sœurs (du côté maternel) ne peuvent être mari et femme, mais les petits-enfants de frères et sœurs le peuvent fort bien. Ce régime singulièrement compliqué devient encore plus enchevêtré parce que viennent s’y greffer – plus tard, il est vrai – des gentes à droit maternel; mais nous ne pouvons entrer plus avant dans ce sujet. On le voit, la tendance qui pousse à interdire le mariage entre consanguins s’affirme constamment, mais par tâtonnements tout instinctifs, sans claire conscience du but à atteindre.
Le mariage par groupe qui est encore, en Australie, un mariage par classe, l’union conjugale en bloc de toute une classe d’hommes souvent répandue sur toute la surface du continent, avec une classe de femmes tout aussi répandue, ce mariage par groupe, vu de près, ne semble pas aussi abominable que se le représente l’imagination des philistins, habituée à ce qui se passe dans les lupanars. Au contraire, il a fallu de longues années pour qu’on en soupçonnât seulement l’existence et, d’ailleurs, cette existence est à nouveau contestée depuis peu. L’observateur superficiel n’y voit qu’un mariage conjugal aux liens lâches, et en certains endroits, une polygamie, accompagnée d’infidélité occasionnelle. Il faut, comme le firent Fison et Howitt, consacrer à cette étude des années pour découvrir dans ces conditions matrimoniales, dont la pratique semblerait plutôt familière à l’Européen moyen, la loi régulatrice, la loi selon laquelle le nègre australien étranger trouve, à des milliers de kilomètres de son pays natal, parmi des gens dont la langue lui est incompréhensible, mais assez souvent d’un campement à l’autre, d’une tribu à l’autre, des femmes qui font ses volontés, sans résistance et sans malice; la loi selon laquelle l’homme qui a plusieurs femmes cède l’une d’elles à son hôte pour la nuit. Là où l’Européen voit immoralité et absence de loi règne en fait une loi rigoureuse. Les femmes appartiennent à la classe conjugale de l’étranger et sont, pour cette raison, ses épouses-nées; cette même loi morale qui les destine l’un à l’autre interdit, sous Peine d’opprobre, toutes relations en dehors des deux classes conjugales qui s’appartiennent mutuellement. Même là où se pratique le rapt des femmes, ce qui est fréquent, ce qui est de règle en maints endroits, la loi des classes est soigneusement observée.
D’ailleurs, dans le rapt des femmes se manifeste déjà une trace du passage au mariage conjugal, du moins sous la forme du mariage apparié: quand le jeune homme, avec l’aide de ses amis, a enlevé la jeune fille par force ou par séduction, ses amis la possèdent tous à tour de rôle, mais elle est ensuite considérée comme l’épouse du jeune homme qui a provoqué l’enlèvement. Inversement: si la femme enlevée s’enfuit de chez son mari et qu’elle est capturée par un autre homme, elle devient l’épouse de celui-ci, et le premier perd ses prérogatives. A côté, et au sein même du mariage par groupe, qui subsiste en général, se forment donc des rapports d’exclusivité, des accouplements pour un temps plus ou moins prolongé, et la polygamie s’y juxtapose; si bien que le mariage par groupe est, ici encore, en voie de disparition, et qu’il s’agit maintenant de savoir ce qui, sous l’influence européenne, disparaîtra tout d’abord de la scène: le mariage par groupe, ou ses adeptes, les nègres d’Australie.
Le mariage par classes entières, tel qu’il règne en Australie, est en tout cas une forme très inférieure et primitive du mariage par groupe, tandis que la famille punaluenne en est, autant que nous sachions, le degré suprême de développement. Le premier semble être la forme qui correspond à l’état social de sauvages errants, la seconde présuppose déjà des établissements relativement fixes de communautés communistes, et mène sans transition au stade de développement immédiatement supérieur. Entre les deux, nous trouverons certainement encore bien des degrés intermédiaires. C’est là un domaine de recherches qui vient seulement de s’ouvrir et où l’on n’a guère pénétré jusqu’ici.]