L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat
Friedrich Engels
7. La Gens chez les celtes et les germains
Nous renoncerons, faute de place, à entrer dans le détail des institutions gentilices qui, de nos jours encore, persistent sous une forme plus ou moins pure chez les peuples sauvages et barbares les plus différents, ou à chercher leurs traces dans l’histoire ancienne des peuples civilisés d’Asie. [Les unes ou les autres se trouvent partout. Contentons-nous de quelques exemples: avant même que la gens ait été bien connue comme telle, l’homme qui s’ingénia plus que tout autre à la comprendre de travers, Mac Lennan, a prouvé son existence et l’a décrite exactement, dans l’ensemble, chez les Kalmouks, les Tcherkesses, les Samoyèdes, et chez trois peuples de l’Inde, les Waralis, les Magars et les Munnipuris. Récemment, M. Kovalevski l’a découverte et décrite chez les Pchaves, les Chevsures, les Svanètes et autres tribus caucasiennes]. Nous ne donnerons que quelques brèves indications sur [l’existence de] la gens chez les Celtes et les Germains.
Les plus anciennes lois celtiques qui nous sont parvenues nous montrent encore la gens en pleine vitalité; en Irlande, elle vit encore de nos jours, du moins instinctivement, dans la conscience populaire, après avoir été violemment détruite par les Anglais; en Écosse, elle était encore en pleine floraison vers le milieu du siècle dernier, et ici encore, elle ne succomba qu’aux armes, à la législation et aux tribunaux des Anglais.
Les antiques lois galloises qui furent consignées par écrit plusieurs siècles avant la conquête anglaise, pendant le XIe siècle au plus tard témoignent encore que des villages entiers travaillaient en commun leurs champs, bien qu’il ne s’agisse là que de survivances exceptionnelles d’une coutume autrefois générale; chaque famille avait cinq acres de terre qu’elle travaillait pour son propre compte; à côté de cela, un domaine était cultivé en commun et le produit en était partagé. L’analogie entre l’Irlande et l’Écosse ne permet pas de douter que ces communautés de village représentent des gentes ou des subdivisions de gentes, même si une nouvelle étude des lois galloises, à laquelle je n’ai pas le temps de procéder (mes extraits datent de 1869), ne devait pas en apporter la preuve directe. Mais ce que prouvent directement les documents gallois et, avec eux, les documents irlandais, c’est qu’au XI° siècle le manage apparié n’avait pas du tout été supplanté, chez les Celtes, par la monogamie. Au pays de Galles, un mariage ne devenait indissoluble, ou plutôt irrésiliable, qu’au bout de sept ans. Ne manquât-il aux sept années que trois nuits, les époux pouvaient se séparer. Alors, on procédait au partage: la femme faisait les parts, l’homme choisissait la sienne. Les meubles étaient partagés selon certaines règles fort humoristiques. Si c’était l’homme qui rompait le mariage, il devait rendre à la femme sa dot et quelque chose en plus; si c’était la femme, sa part était moindre. L’homme emmenait deux enfants, la femme, un, celui qui était entre les deux. Si la femme, après son divorce, prenait un autre mari, et que le premier vînt la reprendre, elle devait le suivre, même si elle avait déjà un pied dans le nouveau lit conjugal. Mais, si les deux partenaires avaient vécu sept ans ensemble, ils étaient mari et femme, même sans mariage formel préalable. La chasteté des filles avant le mariage n’était ni gardée, ni exigée rigoureusement; les dispositions à ce sujet sont de nature fort légère et ne répondent absolument pas à la morale bourgeoise. Si la femme commettait un adultère, le mari avait le droit de la battre (un des trois cas où il lui était permis de le faire; en toute autre circonstance, il encourait une peine), mais, ensuite, il ne pouvait exiger aucune autre satisfaction, car « il doit y avoir, pour un même délit, expiation ou vengeance, mais non les deux à la fois((Ancient laws and institutes of Wales, tome I, s. I., 1841, p. 93.)) ». Les raisons pour lesquelles la femme pouvait exiger le divorce sans rien perdre de ses droits lors de la séparation étaient d’ample nature: la mauvaise haleine du mari suffisait. La rançon payable au chef de tribu ou roi pour le droit de première nuit (gobr merch, d’où le nom moyenâgeux de marcheta, en français marquette) joue un grand rôle dans le code. Les femmes avaient droit de vote dans les assemblées du peuple. Ajoutons qu’en Irlande des conditions analogues sont attestées; que, là aussi, les mariages à temps limité étaient chose courante et qu’en cas de divorce on assurait à la femme de grands avantages exactement prescrits, et même une indemnité pour ses services domestiques; qu’il y apparaît une « première femme » à côté d’autres femmes et que, lors du partage des successions, il n’est fait aucune différence entre enfants légitimes et naturels, – et nous avons ainsi une image du mariage apparié auprès de laquelle semble sévère la forme de mariage usitée en Amérique du Nord, mais qui ne peut surprendre, au XIe siècle, chez un peuple qui, au temps de César, pratiquait encore le mariage par groupe.
La gens irlandaise (sept; la tribu s’appelle clainne, clan) est confirmée et décrite non seulement par les vieux livres de droit, mais aussi par les juristes anglais du XVIIe siècle envoyés pour transformer le territoire des clans en domaines du roi d’Angleterre. jusqu’à cette dernière époque, le sol était propriété commune du clan ou de la gens, dans la mesure où les chefs n’en avaient pas déjà fait leurs domaines particuliers. Quand un membre de la gens venait à mourir, donc quand une économie domestique disparaissait, le chef (les juristes anglais l’appelaient caput cognationis) procédait à un nouveau partage de tout le territoire entre les économies domestiques restantes. Ce partage devait s’effectuer en gros d’après les règles valables en Allemagne. Maintenant encore, quelques terroirs de villages – fort nombreux encore il y a quarante ou cinquante ans – se trouvent dans ce qu’on appelle le rundale. Les paysans – fermiers individuels de la terre qui, autrefois, appartenait en commun à la gens et que volèrent les conquérants anglais – paient chacun le fermage de leur lot, mais réunissent les champs et les prés de l’ensemble des lots, les divisent selon leur situation et la qualité des terres en Gewanne (quartiers et soles), comme on dit sur les bords de la Moselle, et donnent à chacun sa part dans chaque « Gewann »; les marais et les pacages sont utilisés en commun. Il y a cinquante ans encore, on procédait (le temps en temps, parfois chaque année, à un nouveau partage. La carte du terroir d’un village rundale offre très exactement l’aspect d’une Gehöferschaft allemande de la Moselle ou du Hochwald. La gens survit également dans les « factions ». Les paysans irlandais se divisent souvent en partis qui reposent sur des différences apparemment tout à fait saugrenues ou absurdes, restent parfaitement incompréhensibles pour les Anglais et semblent n’avoir d’autre but que les rixes solennelles et fort populaires d’une faction contre l’autre. Ce sont des reviviscences artificielles, des succédanés posthumes des gentes démembrées qui manifestent à leur façon la persistance de l’instinct gentilice héréditaire. D’ailleurs, dans certaines régions, les membres de la gens sont encore à peu près agglomérés sur leur ancien territoire; c’est ainsi que vers 1830 la grande majorité des habitants du comté de Monaghan n’avaient encore que quatre noms de famille, c’est-à-dire qu’ils descendaient de quatre gentes ou clans((Note de la quatrième édition: Quelques jours passés en Irlande m’ont fait sentir à nouveau combien les gens de la campagne vivent encore dans les idées de l’époque gentilice. Le propriétaire foncier, dont le paysan est le fermier, passe toujours aux yeux de celui-ci pour une manière de chef de clan, qui doit administrer le sol dans l’intérêt de tous, à qui le paysan paie tribut sous forme de fermage, mais dont il doit recevoir l’aide en cas de besoin. Et de même, chaque villageois fortuné passe pour avoir l’obligation d’aider ses voisins plus pauvres, dès que ceux-ci tombent dans la misère. Une aide de cette sorte n’est pas une aumône, c’est ce que le plus pauvre reçoit de plein droit du membre du clan ou du chef de clan plus riche. On comprend les plaintes des économistes et des juristes sur l’impossibilité d’inculquer au paysan irlandais la notion de la propriété bourgeoise moderne; une propriété qui n’a que droits, mais aucun devoir, voilà ce que l’Irlandais ne peut absolument pas se mettre dans la tête. Mais on comprend aussi comment des Irlandais, brusquement transplantés avec leurs naïves idées gentilices dans les grandes villes anglaises ou américaines, au milieu d’une population dont les conceptions morales et juridiques sont tout autres, ne savent plus du tout à quoi s’en tenir sur la morale et le droit, perdent le nord, et souvent tombèrent en masse dans la démoralisation. (Remarque d’Engels.) )).
En Écosse, la ruine de l’ordre gentilice date de l’écrasement de l’insurrection de 1745. Quel chaînon de cet ordre gentilice représente en particulier le clan écossais, c’est ce qu’il faut encore établir; mais qu’il en soit un chaînon, cela ne fait pas de doute. Nous voyons vivre devant nous ce clan haut-écossais dans les romans de Walter Scott. Il est, dit Morgan,
« un excellent modèle de gens par son organisation et son esprit, un exemple frappant de l’ascendant de la vie gentilice sur les gentiles … Dans leurs querelles et leur vendetta, dans leur partage du territoire par clans, dans leur exploitation commune du sol, dans la fidélité des membres du clan envers le chef et vis-à-vis les uns des autres, nous trouvons les traits de la société gentilice, traits qui se répètent partout … La filiation était comptée selon le droit paternel, si bien que les enfants des maris restaient dans leurs clans, tandis que ceux des femmes passaient dans les clans de leurs père((MORGAN, Op. op. cit., pp. 357-358.)). »
Mais le fait que dans la famille royale des Pictes, l’ordre de succession en ligne féminine était en vigueur, au dire de Bède, prouve que le droit maternel régnait antérieurement en Écosse((BEDE LE VÉNÉRABLE: Historiae ecclesiasticae gentis Anglorum, I, 1.)). Et même un vestige de la famille punaluenne s’était maintenu jusqu’au Moyen Age, aussi bien chez les Gallois que chez les Scots, dans le droit de première nuit que le chef de clan ou le roi, dernier représentant des maris communs de jadis, pouvait légitimement exercer sur toute fiancée, si ce droit n’avait pas été rachetés.
Il est hors de doute que les Germains étaient organisés en gentes jusqu’aux grandes invasions. Ils ne peuvent avoir occupé que peu de siècles avant notre ère le territoire situé entre le Danube, le Rhin, la Vistule et les mers du Nord. Les Cimbres et les Teutons étaient encore en pleine migration, et les Suèves ne trouvèrent qu’au temps de César des résidences fixes. En parlant d’eux, César dit expressément qu’ils s’étaient établis par gentes et parentés (gentibus cognationibusque)((CESAR: Guerre des Gaules, VI, 22.)), et dans la bouche d’un Romain de la gens Julia, ce mot gentibus a une signification précise, qu’aucun argument ne peut contrebalancer. Il en allait de même pour tous les Germains; même la colonisation dans les provinces romaines conquises semble encore [s’être faite] par gentes. Dans le droit populaire alaman [il est attesté que le peuple s’établit par genealogiae (lignages) sur le territoire conquis, au sud du Danube. Le mot genealogia est employé tout à fait dans le même sens que le furent plus tard les expressions de communauté de marche (Mark) ou de village. Kovalevski a émis récemment l’opinion que ces genealogiae seraient les grandes communautés domestiques entre lesquelles la terre aurait été partagée et qui n’auraient constitué que plus tard, en se développant, les communautés de village. Dans ce cas, il en serait de même pour la fara, terme par lequel, chez les Burgondes et les Lombards – donc chez une peuplade gothique et une peuplade herminonienne ou haut-allemande -, on désigne à peu près, sinon exactement, ce que désigne la genealogia dans le code alaman. Il convient d’examiner de plus près si nous nous trouvons réellement ici en présence de là gens, ou de la communauté domestique.
Les monuments linguistiques nous laissent dans le doute sur le fait de savoir s’il existait chez tous les Germains une expression commune pour désigner la gens, et quelle était cette expression. Étymologiquement, au grec genos (en latin, gens), correspond le mot gothique kuni, en moyen haut-allemand künne, et ce terme est bien employé dans le même sens. Témoignage des temps du droit maternel, le mot qui désigne la femme dérive de la même racine: en grec, gynê, en slave, zena, en gothique, qvino, en vieux norois, kona, kuna. – Chez les Lombards et les Burgondes, nous trouvons, comme nous l’indiquions précédemment, le mot fara, que Grimm fait dériver d’une racine hypothétique, fisan, engendrer. je préférerais recourir à la dérivation plus manifeste de faran (fahren, s’en aller), comme dénomination d’un groupe stable de la colonne en migration, se composant comme il va presque sans dire de gens apparentés; dénomination qui, au cours de migrations plusieurs fois séculaires, d’abord vers l’est, puis vers l’ouest, passa peu à peu à toute la communauté de même origine. – Nous avons encore le mot gothique sibja, l’anglo-saxon sib, en vieux haut-allemand sippia, sippa, Sippe (grande famille patriarcale). En vieux norois, on ne trouve que le pluriel sifjar, les parents; le singulier n’existe que comme nom de déesse, Sif. – Enfin, une autre expression encore apparaît dans La Chanson d’Hildebrand, quand Hildebrand demande à Hadubrand: «Quel est ton père, parmi les hommes de ce peuple, ou de quelle famille est-tu ? » (eddo huêlîhhes cnuosles du sis). S’il a existé un nom germanique commun pour désigner la gens, ce ne put être probablement que le gothique kuni; ce qui parle en faveur de cette hypothèse, c’est non seulement l’identité avec l’expression correspondante des langues apparentées, mais aussi le fait que, de ce mot kuni dérive le terme de kuning (König, roi), qui signifie à l’origine chef de gens ou de tribu. Sibja, Sippe [grande famille patriarcale] semble ne pas devoir être retenu, car siljar, en vieux norois, ne désigne pas seulement les consanguins, mais aussi les parents par alliance, et englobe donc les membres d’au moins deux gentes; le mot sif ne peut donc pas avoir été lui-même l’expression désignant la gens.
Tout comme chez les Mexicains et les Grecs, l’ordre de bataille, chez les Germains, tant pour l’escadron de cavalerie que pour les colonnes en coin de l’infanterie, était formé par groupes gentilices; si Tacite dit: par familles et parentés((TACITE: La Germanie, chap.)), cette expression vague s’explique du fait qu’à son époque la gens avait depuis longtemps cessé d’être à Rome une association vivante.
Il y a, dans Tacite, un passage décisif, celui où il est dit: le frère de la mère considère son neveu comme son fils, et quelques-uns même estiment que le lien du sang entre l’oncle maternel et le neveu est encore plus sacré et plus étroit qu’entre le père et le fils; si bien que lorsqu’on exige des otages, le fils de la sœur passe pour être une garantie plus sûre que le propre fils de celui qu’on veut lier. Nous avons ici un élément encore en vie de la gens organisée selon le droit maternel, donc de la gens primitive, et .cela comme un trait qui caractérise particulièrement les Germains((Les Grecs ne connaissent que par la mythologie des temps héroïques la nature particulièrement étroite du lien qui [dans de nombreux peuples] unit l’oncle maternel et le neveu, et provient de l’époque du droit maternel. Selon Diodore (IV, 34). Méléagre tue les fils de Thestius, les frères de sa mère Althée. Celle-ci voit dans cet acte un crime inexpiable, au point qu’elle maudit le meurtrier, son propre fils, et lui souhaite la mort. « Les Dieux, à ce qu’on raconte, exaucèrent ses vœux et mirent fin à la vie de Méléagre.» D’après le même Diodore (IV, 44), les Argonautes débarquent en Thrace sous la conduite d’Hercule et découvrent que Phinée, sur l’instigation de sa nouvelle épouse, maltraite odieusement les deux fils qu’il a eus de sa femme répudiée, la Boréade Cléopâtre. Mais parmi les Argonautes il y a d’autres Boréades, frères de Cléopâtre, donc frères de la mère des victimes. Aussitôt, ils prennent la défense de leurs neveux, les délivrent et tuent leurs gardiens. (Remarque d’Engels.))). Si un membre d’une telle gens donnait son propre fils comme gage d’un serment, et que ce fils mourût, victime du parjure de son père, celui-ci n’en devait compte qu’à soi-même. Mais si c’était le fils d’une sœur qui était sacrifié, cela constituait une violation du droit gentilice le plus sacré; le parent gentilice le plus proche, celui qui avait avant tout autre l’obligation de protéger l’enfant ou le jeune homme, avait causé sa mort; ou bien il n’aurait pas dû le donner comme otage, ou bien il devait tenir ses engagements. N’eussions-nous pas une seule autre trace de l’organisation gentilice chez les Germains, cet unique passage suffirait.
[Un passage de la Völuspâ, chant norois sur le crépuscule des dieux et la fin du monde, est encore plus décisif, parce que postérieur d’environ huit siècles. Dans cette «vision de la prophétesse», dans laquelle s’entremêlent aussi des éléments chrétiens, comme cela a été prouvé par Bang et Bugge, il est dit, quand est décrite l’époque de dépravation et de corruption générale qui prélude à la grande catastrophe:
munu systrungar
ok at bönum verdask,
sifjum spilla. »
« Les frères se feront la guerre et deviendront les meurtriers les uns des autres, des enfants de sœurs briseront leur communauté familiale. » Systrungr veut dire « le fils de la sœur de la mère »; et que ceux-là renient leur parenté consanguine semble au poète une aggravation du crime même de fratricide. L’aggravation est exprimée par le mot de systrungar, qui souligne la parenté du côté maternel; s’il y avait à la place syskina-börn, enfants de frères et sœurs, ou syskina-synir, fils de frères et soeurs, la deuxième ligne du texte ne constituerait pas une gradation par rapport à la première, mais l’affaiblirait au contraire. Donc, même au temps des Vikings, où fut créée la Völuspâ, le souvenir du droit maternel n’était pas encore effacé en Scandinavie.]
D’ailleurs, au temps de Tacite, le droit maternel avait déjà été supplanté par le droit paternel, [du moins] chez les Germains [que Tacite connaissait de plus près]; les enfants héritaient du père; à défaut d’enfants, l’héritage revenait aux frères et aux oncles du côté paternel et maternel. L’admission du frère de la mère à l’héritage est en relation avec le maintien de la coutume ci-dessus mentionnée, et prouve également combien le droit paternel était encore récent à cette époque, parmi les Germains. jusque bien avant dans le Moyen Age, on trouve encore des traces de droit maternel. Il semble qu’à cette époque encore, et notamment chez les serfs, on n’avait pas trop confiance dans la paternité; aussi, quand un seigneur réclamait d’une ville un serf qui s’était évadé, il fallait, par exemple à Augsbourg, à Bâle et à Kaiserslautern, que la qualité de serf de l’accusé fût confirmée sous serment par six de ses parents consanguins les plus proches, tous exclusivement parents du côté maternel. (MAURER: Städteverfassung, I, page 381.)
Un autre vestige du droit maternel tout juste disparu, c’est la considération, presque incompréhensible au Romain, que les Germains témoignaient aux femmes. Des jeunes filles de famille noble passaient pour être les otages les plus sûrs, dans les traités avec les Germains; l’idée que leurs femmes [et leurs fines] puissent tomber en captivité et en esclavage leur est atroce et aiguillonne plus que tout autre chose leur courage dans la bataille; ils voient dans la femme quelque chose de saint et de prophétique; ils écoutent son conseil, même dans les affaires les plus importantes; Velléda, la prêtresse bructère des bords de la Lippe, fut l’âme agissante de toute l’insurrection batave, au cours de laquelle Civilis, à la tête des Germains et des Belges, ébranla toute la puissance romaine dans les Gaules. Au foyer, l’autorité de la femme semble incontestée; il est vrai que c’est elle, les vieillards et les enfants qui doivent se charger de tout le travail; l’homme chasse, boit ou paresse. Ainsi le dit Tacite; mais comme il ne dit pas qui cultive la terre, et déclare expressément que les esclaves versaient des redevances, mais ne fournissaient pas de corvées, il faut bien que l’ensemble des hommes adultes ait fait le peu de travail qu’exigeait la culture du sol.
La forme du mariage était, comme nous le disions précédemment, le mariage apparié tendant peu à peu vers la monogamie. Ce n’était pas encore une monogamie rigoureuse, puisque la polygamie était permise aux grands. Dans l’ensemble, on tenait strictement à la chasteté des filles (contrairement à ce qui se passait chez les Celtes), et Tacite parle aussi, avec une chaleur particulière, de l’inviolabilité du lien conjugal chez les Germains. Il ne donne que l’adultère de la femme comme motif de divorce. Mais son récit montre quelques lacunes et il brandit par trop ostensiblement lé miroir de vertu qu’il présente aux Romains dépravés. Une chose est sûre: si les Germains étaient, dans leurs forêts, ces parangons de vertu, il a suffi d’un contact fort léger avec le monde extérieur pour les rabaisser au niveau des autres Européens moyens; au milieu du monde romain, la dernière trace de l’austérité des mœurs disparut beaucoup plus rapidement encore que la langue germanique. Qu’on lise plutôt Grégoire de Tours. Il va de soi que, dans les forêts touffues de la Germanie, les délices raffinées des voluptés sensuelles ne pouvaient régner comme à Rome et, dans ce domaine aussi, il reste donc aux Germains assez d’avantages sur le monde romain, sans que nous leur prêtions une continence charnelle qui n’a jamais régné nulle part dans un peuple entier.
C’est de l’organisation gentilice que tire son origine l’obligation d’hériter aussi bien des inimitiés du père ou des parents que de leurs amitiés; de même, le wergeld, l’amende qui tenait lieu de vendetta, dans les cas de meurtres ou de blessures. Ce wergeld qui, il y a une génération, passait encore pour une institution spécifiquement germanique, est aujourd’hui attesté chez des centaines de peuples comme une forme adoucie et très généralisée de la vendetta issue de l’ordre gentilice. Nous la trouvons, entre autres, de même que l’obligation de l’hospitalité, chez les Indiens d’Amérique; la description que donne Tacite (Germanie, chap. 21) de la manière dont s’exerçait l’hospitalité coïncide presque, et jusque dans ses détails, avec la description que donne Morgan de ses Indiens.
La controverse enflammée et interminable sur le fait de savoir si les Germains de Tacite avaient déjà procédé ou non au partage définitif des terres arables et sur l’interprétation des passages relatifs à cette question appartient maintenant au passé. Il est inutile de perdre un mot de plus là-dessus, depuis qu’il a été établi, pour presque tous les peuples, que la gens, et plus tard les associations communistes de famille, cultivèrent en commun la terre, comme César l’atteste encore pour les Suèves((CÉSAR, Op. Oit., IV, I.)), et qu’ensuite eut lieu l’attribution de terre à des familles conjugales avec redistribution périodique, depuis qu’il est prouvé aussi que ce nouveau partage périodique du sol s’est conservé jusqu’à nos jours dans certains coins de l’Allemagne. Si, de la culture commune du sol, que César attribue expressément aux Suèves (il n’y a point, chez eux, de champs partagés ou particuliers, écrit-il), les Germains étaient passés, dans les cent cinquante ans qui séparent César de Tacite, à la culture individuelle avec redistribution annuelle de la terre, c’est là vraiment un progrès suffisant. Le passage de ce stade à la complète propriété privée du sol au cours d’un laps de temps aussi bref et sans aucune immixtion étrangère est proprement impossible. je ne lis donc dans Tacite que ce qu’il dit en termes secs: ils échangent (ou repartagent) chaque année les terres cultivées et il reste en outre assez de terres communes((TACITE, op, cit., chap. 26.)). C’est le stade de l’agriculture et de l’appropriation du sol qui correspond exactement à l’organisation gentilice des Germains à cette époque.
[Je laisse l’alinéa ci-dessus tel qu’il figure dans les- éditions antérieures, sans y apporter aucun changement. Entre temps, la question a changé de face. Depuis que Kovalevski (voir plus haut, p. 44) a prouvé l’existence très répandue, sinon générale, de la communauté domestique patriarcale comme stade intermédiaire entre la famille communiste de droit maternel et la famille conjugale moderne, on ne se demande plus, comme le faisaient encore dans leurs controverses Maurer et Waitz, si le sol était propriété commune ou propriété privée, mais quelle était la forme de la propriété commune. Il n’y a point de doute que chez les Suèves, au temps de César, existait non seulement la propriété commune, mais aussi la culture en commun pour le compte de la communauté. On discutera encore longtemps sur le fait de savoir si l’unité économique était la gens, ou la communauté domestique, ou un groupe communiste de parenté qui se situerait entre les deux, ou si les trois groupes existaient simultanément, selon les conditions du sol. Or, Kovalevski prétend que l’état de choses décrit par Tacite ne présuppose pas la communauté de marche (Mark) ou de village, mais la communauté domestique; c’est seulement beaucoup plus tard que de cette dernière, par suite de l’accroissement de la population, serait issue la communauté de village.
D’après cela, les établissements des Germains sur le territoire qu’ils occupaient au temps des Romains, tout comme sur le territoire qu’ils enlevèrent aux Romains par la suite, ne se seraient pas composés de villages, mais de grandes communautés familiales, qui englobaient plusieurs générations, prenaient pour la cultiver une certaine étendue de terrain correspondant au nombre de leurs membres et utilisaient avec leurs voisins, comme marche (Mark) commune, les terres incultes d’alentour. Il faudrait donc entendre au sens agronomique le passage de Tacite sur les changements de la terre cultivée; la communauté aurait cultivé chaque année une autre étendue de terre et aurait laissé en jachère ou abandonné de nouveau à la friche le terrain cultivé l’année précédente. Étant donné la faible densité de la population, il serait toujours resté suffisamment de terres incultes pour rendre inutile toute querelle sur la propriété du sol. Après des siècles, quand les membres des communautés domestiques furent en nombre si considérable que le régime de travail collectif n’était plus possible dans les conditions de production de l’époque, et alors seulement, les communautés domestiques se seraient démembrées; les champs et les prés, jusqu’alors propriété commune, auraient été répartis de la manière qu’on sait entre les économies domestiques individuelles qui se constituaient alors, tout d’abord à titre temporaire, puis une fois pour toutes, tandis que les forêts, les pacages et les eaux restaient propriété commune.
Il semble que, pour la Russie, ce déroulement des faits> soit parfaitement démontré par l’histoire. En ce qui concerne l’Allemagne et, en second lieu, les autres pays germaniques, on ne saurait nier que, sous bien des rapports, cette hypothèse explique mieux les documents et résout plus facilement les difficultés que l’hypothèse admise jusqu’ici, qui fait remonter jusqu’à l’époque de Tacite la communauté de village. Les documents les plus anciens, par exemple le Codex Laureshamensis, s’expliquent beaucoup mieux, dans l’ensemble, à l’aide de la communauté domestique qu’à l’aide de la communauté de marche et de village. Mais, d’autre part, cette hypothèse soulève de nouvelles difficultés et d’autres questions, qui restent à résoudre. Seules, des recherches nouvelles pourront décider en l’occurrence. Cependant, je ne puis nier que le stade intermédiaire de la communauté domestique a aussi beaucoup de vraisemblance, en ce qui concerne l’Allemagne, la Scandinavie et l’Angleterre.]
Tandis que, dans César, les Germains viennent tout juste de s’établir dans des résidences fixes, à moins qu’ils ne les cherchent encore, au temps de Tacite, ils ont déjà derrière eux tout un siècle de vie sédentaire; en conséquence, le progrès dans la production des choses nécessaires à l’existence est évident. Ils habitent dans des maisons formées de troncs d’arbres empilés; leur costume garde encore la marque de la forêt primitive: grossier manteau de laine, peaux de bêtes; pour les femmes et les grands, des tuniques de lin. Leur nourriture se compose de lait, de viande, de fruits sauvages et, à ce qu’ajoute Pline((PLINE. Histoire naturelle, XVIII, 17.)), de bouillie d’avoine (c’est encore aujourd’hui un mets national celtique en Irlande et en Écosse). Leur richesse est constituée par le bétail, mais celui-ci est de mauvaise race, les bœufs sont petits, chétifs, sans cornes, les chevaux sont de petits poneys, et non pas des coursiers. La monnaie, exclusivement romaine, était rare et fort peu employée. Ils ne travaillaient ni l’or, ni l’argent, dont ils faisaient peu de cas; le fer était rare, et il semble que tout au moins dans les tribus du Rhin et du Danube, il était presque uniquement importé, et non pas extrait sur place. Les runes (imitées des caractères grecs ou latins) n’étaient connues que comme écriture secrète et n’étaient employées que pour la magie religieuse. Les sacrifices humains étaient encore pratiqués. Bref, nous nous trouvons en présence d’un peuple qui vient tout juste de s’élever du stade moyen au stade supérieur de la barbarie. Mais, tandis que l’importation plus facile des produits industriels romains empêcha les tribus voisines des Romains de développer une industrie métallurgique et textile autonome, celle-ci se constitua indubitablement au nord-est, sur la mer Baltique. Les pièces d’armement découvertes dans les marécages du Slesvig – longue épée de fer, cotte de mailles, casque d’argent, etc., avec des monnaies romaines de la fin du IIe siècle – et les objets de métal germaniques répandus par les grandes invasions montrent un type tout particulier, d’une perfection peu commune, même quand ils s’inspirent de modèles d’origine romaine. L’émigration vers l’Empire romain civilisé mit partout fin à cette industrie indigène, sauf en Angleterre. Les agrafes de bronze, par exemple, montrent combien cette industrie s’était uniformément créée et perfectionnée; celles qui ont été trouvées en Bourgogne, en Roumanie, sur la mer d’Azov pourraient être sorties du même atelier que les agrafes anglaises et suédoises et sont aussi indubitablement d’origine germanique.
La constitution, elle aussi, correspond au stade supérieur de la barbarie. D’après Tacite, le conseil des chefs (principes) existait partout, décidait des affaires les moins importantes, mais préparait les affaires les plus importantes pour la décision par l’assemblée du peuple; celle-ci même n’existe, au stade inférieur de la barbarie, du moins chez les Américains où nous la connaissons, que pour la gens, pas encore pour la tribu ou pour la confédération de tribus. Les chefs (principes) se différencient encore très nettement des commandants militaires (duces), tout comme chez les Iroquois. Les premiers vivent déjà en partie de dons honorifiques, bétail, grain, etc., que leur offrent les membres de la tribu; tout comme en Amérique, ils sont presque toujours élus dans la même famille; le passage au droit paternel favorise, comme en Grèce et à Rome, la transformation progressive de l’élection en hérédité et, du même coup, la constitution d’une famille noble dans chaque gens. Cette antique noblesse, dite de tribu, disparut la plupart du temps pendant les grandes invasions ou bientôt après. Les commandants militaires étaient élus, sans considération d’origine, sur leurs seules capacités. Ils avaient peu de pouvoir et devaient agir par l’exemple. Tacite attribue expressément aux prêtres le véritable pouvoir disciplinaire dans l’armée. Le pouvoir réel appartenait à l’assemblée du peuple. Le roi ou chef de tribu préside; le peuple décide – non: par des murmures; oui: par des acclamations et le bruit des armes. C’est en même temps une assemblée de justice: c’est devant elle qu’on porte plainte et qu’on juge, qu’on prononce des condamnations à mort; la peine capitale n’est d’ailleurs prévue que pour des crimes de lâcheté, de trahison envers le peuple et de vices contre nature. Dans les gentes aussi, et dans leurs subdivisions, la collectivité juge sous la présidence du chef qui, de même que dans tout tribunal germanique primitif, ne peut avoir été chargé que de diriger les débats et de poser des questions; partout et depuis toujours, chez les Germains, c’est la collectivité qui juge.
Des confédérations de tribus s’étaient constituées depuis le temps de César; dans quelques-unes, il y avait déjà des rois; le chef militaire suprême, tout comme chez les Grecs et les Romains, aspirait déjà à la tyrannie et y arrivait parfois. Ces usurpateurs heureux n’étaient en aucune façon des souverains absolus; mais ils commençaient pourtant à rompre les entraves de l’organisation gentilice. Alors que les esclaves affranchis avaient généralement une position subalterne, parce qu’ils ne pouvaient faire partie d’aucune gens, des esclaves favoris accédaient souvent, auprès des nouveaux rois, à un rang, aux richesses et aux honneurs. Il en frît de même après la conquête de l’Empire romain par des chefs militaires devenus rois de vastes pays. Chez les Francs, des esclaves et des affranchis du roi jouèrent un grand rôle, d’abord à la Cour, puis dans l’État; c’est d’eux que procède en grande partie la noblesse nouvelle.
Une institution favorisa l’avènement de la royauté: les suites militaires (Gefolgschaften). Nous avons déjà, vu, chez les Peaux-Rouges d’Amérique, comment, en marge de l’organisation gentilice, se forment des associations privées qui font la guerre pour leur propre compte. Ces associations particulières étaient déjà devenues, chez les Germains, des organisations permanentes. Le chef militaire qui avait acquis un certain renom rassemblait autour de lui une troupe de jeunes gens avides de butin, qui s’engageaient envers lui à la fidélité personnelle, comme il s’y engageait envers eux. Le chef pourvoyait à leurs besoins, leur donnait des présents, les organisait hiérarchiquement; ils constituaient une garde du corps et une troupe aguerrie pour les petites expéditions, un corps complet d’officiers pour les expéditions plus grandes. Si faibles que dussent être ces suites militaires (et si faibles qu’elles apparaissent plus tard, par exemple auprès d’Odoacre, en Italie), elles constituaient déjà, cependant, le germe de la ruine pour l’antique liberté populaire, ce qu’elles prouvèrent bien pendant et après les grandes invasions. Car elles favorisèrent, d’une part, l’avènement du pouvoir royal; mais aussi, comme Tacite le remarque déjà, leur cohésion ne pouvait être maintenue que par des guerres continuelles et des expéditions de rapine. La rapine devint un but. Si le chef de la compagnie n’avait rien à faire dans les parages, il s’en allait avec ses hommes chez d’autres peuples où il y avait la guerre et des perspectives de butin; les troupes auxiliaires germaniques qui, sous l’étendard romain, combattaient en grand nombre contre les Germains eux-mêmes, étaient en partie formées par des suites (Gefolgschaften) de ce genre. Le système des lansquenets, honte et malédiction des Allemands, existait déjà ici, dans sa première ébauche. Après la conquête de l’Empire romain, ces gens de la suite des rois formèrent, avec les serviteurs de Cour esclaves et romains, le deuxième élément principal de la future noblesse.
Dans l’ensemble, les tribus germaniques fédérées en peuples ont donc la même organisation qui s’était développée chez les Grecs des temps héroïques et les Romains de la période dite des rois: assemblée du peuple, conseil des chefs gentilices, commandant militaire qui aspire déjà à un véritable pouvoir royal. C’était l’organisation la plus perfectionnée que pût produire l’ordre gentilice; c’était la constitution modèle du stade supérieur de la barbarie. Quand la société dépassa les limites à l’intérieur desquelles cette organisation suffisait, ç’en fut fait de l’ordre gentilice, il fut détruit. L’État prit sa place.