Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
Friedrich Engels
II : Idéalisme et matérialisme
La grande question fondamentale de toute philosophie, et spécialement de la philosophie moderne, est celle du rapport de la pensée à l’être. Depuis les temps très reculés où les hommes, encore dans l’ignorance complète de leur propre conformation physique et incités par des apparitions en rêve((Aujourd’hui encore règne chez les sauvages et les barbares inférieurs cette conception que les formes humaines qui leur apparaissent dans leurs rêves sont des âmes qui ont quitté pour un temps leur corps. C’est pourquoi l’homme réel est tenu pour responsable des actes que son apparition en rêve a commis à l’égard de ceux qui ont eu ces rêves. C’est ce que constata, par exemple, Im Thurn, en 1884, chez les Indiens de la Guyane. (F. E.) Engels fait sans doute allusion au livre de E. F. Im Thurn : « Among the Indians of Guiana… » paru en 1883 à Londres.)), en arrivèrent à l’idée que leurs pensées et leurs sensations n’étaient pas une activité de leur propre corps, mais d’une âme particulière, habitant dans ce corps et le quittant au moment de la mort – depuis ce moment, il leur fallut se forger des idées sur les rapports de cette âme avec le monde extérieur. Si, au moment de la mort, elle se séparait du corps et continuait à vivre, il n’y avait aucune raison de lui attribuer encore une mort particulière ; et c’est ainsi que naquit l’idée de son immortalité qui, à cette étape du développement, n’apparaît pas du tout comme une consolation, mais au contraire, comme une fatalité contre laquelle on ne peut rien, et souvent même, chez les Grecs en particulier, comme un véritable malheur. Ce n’est pas le besoin de consolation religieuse, mais l’embarras où l’on se trouvait et qui provenait de l’ignorance générale : que faire, après la mort du corps, de cette âme dont on avait admis l’existence ? – qui mena à la fiction ennuyeuse de l’immortalité personnelle. C’est d’une façon tout à fait analogue, par la personnification des puissances naturelles, que naquirent les premiers dieux qui, au cours du développement ultérieur de la religion, prirent une forme de plus en plus extra-terrestre jusqu’à ce que, enfin, par un processus d’abstraction, je dirais presque, de distillation qui s’institue naturellement au cours du développement intellectuel, les nombreux dieux au pouvoir plus ou moins restreint et se restreignant mutuellement, donnèrent naissance, dans l’esprit des hommes, à l’idée du seul Dieu exclusif des religions monothéistes.
La question du rapport de la pensée à l’être, de l’esprit à la nature, question suprême de toute philosophie, a par conséquent, tout comme n’importe quelle religion, ses racines dans les conceptions bornées et ignorantes de l’état de sauvagerie. Mais elle ne pouvait être posée dans toute sa rigueur et ne pouvait acquérir tout son sens que lorsque la société européenne se réveilla du long sommeil hivernal du moyen âge chrétien. La question de la position de la pensée par rapport à l’être qui a joué aussi du reste un grand rôle dans la scolastique du moyen âge, la question de savoir quel est l’élément primordial, l’esprit ou la nature – cette question a pris, vis-à-vis de l’Église, la forme aiguë : le monde a-t-il été créé par Dieu ou existe-t-il de toute éternité ?
Selon qu’ils répondaient de telle ou telle façon à cette question, les philosophes se divisaient en deux grands camps. Ceux qui affirmaient le caractère primordial de l’esprit par rapport à la nature, et qui admettaient par conséquent, en dernière instance, une création du monde de quelque espèce que ce fût – et cette création est souvent chez les philosophes, par exemple chez Hegel, beaucoup plus compliquée et plus impossible encore que dans le christianisme -, ceux-là formaient le camp de l’idéalisme. Les autres, qui considéraient la nature comme l’élément primordial, appartenaient aux différentes écoles du matérialisme.
A l’origine, les deux expressions : idéalisme et matérialisme, ne signifient pas autre chose, et nous ne les emploierons pas ici non plus dans un autre sens. Nous verrons plus loin quelle confusion en résulte si l’on y fait entrer quelque chose d’autre.
Mais la question du rapport de la pensée à l’être a encore un autre aspect: quelle relation y a-t-il entre nos idées sur le monde qui nous entoure et ce monde lui-même ? Notre pensée est-elle en état de connaître le monde réel? Pouvons-nous dans nos représentations et nos concepts du monde réel donner un reflet fidèle de la réalité ? Cette question est appelée en langage philosophique la question de l’identité de la pensée et de l’être, et l’immense majorité des philosophes y répondent d’une façon affirmative. Chez Hegel, par exemple, cette réponse affirmative va de soi : car ce que nous connaissons dans le monde réel, c’est précisément son contenu conforme à l’idée, ce qui fait du monde une réalisation progressive de l’Idée absolue, laquelle Idée absolue a existé, on ne sait où, de toute éternité, indépendamment du monde et antérieurement au monde ; or il est de toute évidence que la pensée peut connaître un contenu qui est déjà, par avance, un contenu d’idées. Il est tout aussi évident qu’ici ce qu’il s’agit de prouver est déjà contenu tacitement dans les prémices. Mais cela n’empêche nullement Hegel de tirer de sa preuve de l’identité de la pensée et de l’être cette autre conclusion que sa philosophie, parce que juste pour sa pensée, est désormais également la seule juste, et que l’identité de la pensée et de l’être doit se vérifier par le fait que l’humanité fera passer immédiatement sa philosophie de la théorie dans la pratique et transformera le monde entier selon les principes hégéliens. C’est là une illusion qu’il partage plus ou moins avec tous les philosophes.
Mais il existe encore toute une série d’autres philosophes qui contestent la possibilité de connaître le monde ou du moins de le connaître à fond. Parmi les modernes, Hume et Kant sont de ceux-là, et ils ont joué un rôle tout à fait considérable dans le développement de la philosophie. Pour réfuter cette façon de voir, l’essentiel a déjà été dit par Hegel((L’ensemble de l’œuvre de Hegel est une critique de la philosophie de Hume et de Kant. Il y a particulièrement insisté dans sa Logique.)), dans la mesure où cela était possible du point de vue idéaliste ; ce que Feuerbach y a ajouté du point de vue matérialiste est plus spirituel que profond. La réfutation la plus frappante de cette lubie philosophique, comme d’ailleurs de toutes les autres, est la pratique, notamment l’expérimentation et l’industrie((Voir Lénine : « Matérialisme et Empiriocriticisme », Œuvres, t. 14. Editions sociales 1962, pp. 99-108.)). Si nous pouvons prouver la justesse de notre conception d’un phénomène naturel en le créant nous-mêmes, en le produisant à l’aide de ses conditions, et, qui plus est, en le faisant servir à nos fins, c’en est fini de la « chose en soi » insaisissable de Kant. Les substances chimiques produites dans les organismes végétaux et animaux restèrent de telles « choses en soi » jusqu’à ce que la chimie organique se fût mise à les préparer l’une après l’autre; par-là, la « chose en soi » devint une chose pour nous, comme par exemple, la matière colorante de la garance, l’alizarine, que nous ne faisons plus pousser dans les champs sous forme de racines de garance, mais que nous tirons bien plus simplement et à meilleur marché du goudron de houille. Le système solaire de Copernic fut, pendant trois cents ans, une hypothèse sur laquelle on pouvait parier à cent, à mille, à dix mille contre un, mais c’était, malgré tout, une hypothèse ; or lorsque Leverrier, à l’aide des données découlant de ce système, calcula non seulement la nécessité de l’existence d’une planète inconnue, mais aussi l’endroit où cette planète devait se trouver dans le ciel, et lorsque Galle((L’astronome berlinois Johann Galle découvrit la planète Neptune en 1846.)) la découvrit ensuite effectivement, le système de Copernic était prouvé. Si, cependant, les néo-kantiens s’efforcent en Allemagne de donner une vie nouvelle aux idées de Kant, et les agnostiques, en Angleterre (où elles n’avaient jamais disparu), aux idées de Hume, cela constitue, au point de vue scientifique, une régression par rapport à la réfutation théorique et pratique qui en a été faite depuis longtemps, et, dans la pratique, une façon honteuse d’accepter le matérialisme en cachette, tout en le reniant publiquement.
Mais, tout au long de cette période qui va de Descartes à Hegel et de Hobbes à Feuerbach, les philosophes n’ont nullement été, comme ils le croyaient, poussés en avant par la force de l’idée pure. Au contraire. Ce qui en réalité les a fait progresser, cela a surtout été le progrès formidable et de plus en plus impétueux de la science de la nature et de l’industrie. Chez les matérialistes, cela apparaissait déjà à la surface, mais les systèmes idéalistes également se remplirent de plus en plus d’un contenu matérialiste et s’efforcèrent de concilier, d’un point de vue panthéiste, l’antagonisme de l’esprit et de la matière, de telle sorte qu’en fin de compte, le système de Hegel ne représente qu’un matérialisme mis la tête en bas d’une manière idéaliste d’après sa méthode et son contenu.
On comprend dès lors que, cherchant à caractériser Feuerbach, Starcke étudie d’abord la position prise par celui-ci dans cette question fondamentale du rapport de la pensée à l’être. Après une courte introduction, où il expose la conception des philosophes antérieurs, surtout depuis Kant, dans une langue inutilement pleine de lourdeur philosophique, et où Hegel, parce que l’auteur s’attache d’une façon par trop formaliste à des passages isolés de ses œuvres, est très défavorisé, vient un exposé détaillé du développement de la « métaphysique » feuerbachienne elle-même telle qu’elle résulte de la succession des ouvrages correspondants de ce philosophe. Cet exposé est fait d’une façon appliquée et claire ; malheureusement il est surchargé, comme tout le livre d’ailleurs, d’un fatras d’expressions philosophiques qu’il eût souvent été possible d’éviter, fatras d’autant plus gênant que l’auteur s’en tient moins au mode d’expression d’une seule et même école, ou de Feuerbach lui-même, et qu’il y incorpore davantage d’expressions des courants prétendument philosophiques les plus différents, surtout de ceux qui sévissent actuellement.
La démarche de Feuerbach est celle d’un hégélien – à vrai dire jamais complètement orthodoxe – qui va vers le matérialisme, démarche qui, à un stade déterminé, amène une rupture totale avec le système idéaliste de son prédécesseur. Finalement s’impose à lui, avec une force irrésistible, la conviction que l’existence, antérieure au monde, de l’« Idée absolue » de Hegel, la « préexistence des catégories logiques » antérieures à l’univers, n’est rien d’autre qu’une survivance fantastique de la croyance en un créateur supraterrestre ; l’idée que le monde matériel, perceptible par les sens, auquel nous appartenons nous-mêmes, est la seule réalité, et que notre conscience et notre pensée, si transcendantes qu’elles nous paraissent, ne sont que les produits d’un organe matériel, corporel, le cerveau. La matière n’est pas un produit de l’esprit, mais l’esprit n’est lui-même que le produit le plus élevé de la matière. C’est là, naturellement, pur matérialisme. Parvenu à ce point, Feuerbach s’arrête court. Il ne peut surmonter le préjugé philosophique habituel, le préjugé concernant non pas la chose, mais le mot matérialisme. Il dit:
« Le matérialisme est pour moi la base de l’édifice de l’être et du savoir humains ; mais il n’est pas pour moi ce qu’il est pour le physiologiste, le naturaliste, au sens étroit du mot, par exemple Moleschott, et ce qu’il est nécessairement de leur point de vue spécial, professionnel, à savoir l’édifice lui-même. Je suis complètement d’accord avec le matérialisme en arrière, mais non pas en avant((Citations tirées du livre de Karl Grün : Ludwig Feuerbach in seinem Briefwechsel und Nachlass, etc. Leipzig 1874, t. 2, p. 308.)). »
Feuerbach confond ici le matérialisme, conception générale du monde reposant sur une manière déterminée de comprendre les rapports entre la matière et l’esprit, avec la forme spéciale dans laquelle cette conception du monde s’est exprimée à une étape historique déterminée, à savoir au XVII° siècle. Plus encore, il le confond avec la forme plate, vulgaire, sous laquelle le matérialisme du XVIIe siècle continue à exister aujourd’hui dans la tête des naturalistes et des médecins et a été colporté dans les années cinquante par Büchner, Vogt et Moleschott. Mais, de même que l’idéalisme a passé par toute une série de phases de développement, de même le matérialisme. Avec toute découverte faisant époque dans le domaine des sciences de la nature, il doit inévitablement modifier sa forme ; et depuis que l’histoire elle-même est soumise au traitement matérialiste, s’ouvre également ici une nouvelle voie du développement.
Le matérialisme du siècle précédent était surtout mécaniste, parce que, à cette époque, de toutes les sciences de la nature, seule la mécanique, et encore seulement celle des corps solides – célestes et terrestres – bref, la mécanique de la pesanteur, était arrivée à un certain achèvement. La chimie n’existait encore que dans sa forme enfantine, phlogistique((elon la théorie phlogistique, réfutée dès 1745 par Lomonossov, la nature de la combustion consistait en ce que, du corps qui brûlait, s’échappait un autre corps hypothétique, le phlogiston. S’appuyant sur les recherches du chimiste anglais Priestley, Lavoisier établit, à la fin du XVII° siècle, la théorie exacte. La combustion ne consiste pas en la dissociation de deux corps, mais en l’union du corps qui brûle avec l’oxygène.)). La biologie était encore dans les langes; l’organisme végétal et animal n’avait encore été étudié que grossièrement et n’était expliqué que par des causes purement mécaniques ; pour les matérialistes du XVII° siècle, l’homme était une machine, tout comme l’animal pour Descartes. Cette application exclusive du modèle de la mécanique à des phénomènes de nature chimique et organique dans lesquels les lois mécaniques agissent assurément aussi, mais sont rejetées à l’arrière-plan par des lois d’ordre supérieur, constitue une des étroitesses spécifiques, mais inévitables à cette époque, du matérialisme français classique.
La deuxième étroitesse spécifique de ce matérialisme consistait dans son incapacité à concevoir le monde comme un processus, comme une matière en voie de développement historique. Cela correspondait au niveau qu’avaient atteint à l’époque les sciences de la nature et à la façon métaphysique, c’est-à-dire antidialectique, de philosopher qui leur était connexe. On savait que la nature était engagée dans un mouvement perpétuel. Mais, selon les idées de l’époque, ce mouvement décrivait un cercle tout aussi perpétuel et, par conséquent, ne progressait jamais ; il produisait toujours les mêmes résultats. Cette manière de voir était inévitable à l’époque. La théorie kantienne de la formation du système solaire venait à peine d’être formulée et n’était acceptée que comme simple curiosité. L’histoire de l’évolution de la terre, la géologie, était encore totalement inconnue, et l’idée que les êtres vivants actuels sont le résultat d’une longue série évolutive qui va du simple au complexe ne pouvait absolument pas être alors établie scientifiquement. La conception non historique de la nature était, par conséquent, inévitable. On peut d’autant moins en faire reproche aux philosophes du XVII° siècle qu’on la rencontre également chez Hegel. Chez ce dernier, la nature, en tant que simple « aliénation » l’Idée, n’est susceptible d’aucun développement dans le temps, mais seulement d’un déploiement de sa diversité dans l’espace, de telle sorte qu’elle étale simultanément et l’un à côté de l’autre tous les degrés de développement qu’elle comporte et se trouve condamnée à une perpétuelle répétition de processus toujours les mêmes. Et c’est cette absurdité d’un développement dans l’espace, mais en dehors du temps – condition fondamentale de tout développement – que Hegel impose à la nature, au moment même où la géologie, l’embryologie, la physiologie végétale et animale et la chimie organique se développaient, et où partout, sur la base de ces sciences nouvelles, on voyait pressentir génialement la théorie ultérieure de l’évolution (par exemple, chez Goethe et Lamarck). Mais le système l’exigeait ainsi et force était à la méthode, pour l’amour du système, d’être infidèle à elle-même.
Cette conception antihistorique avait également cours dans le domaine de l’histoire. Ici, la lutte contre les survivances du moyen âge limitait étroitement la vue. Le moyen âge était considéré comme une simple interruption de l’histoire par mille années de barbarie générale; les grands progrès du moyen âge, – l’extension de l’aire de la civilisation en Europe, les grandes nations viables qui s’y étaient formées côte à côte, enfin les énormes progrès techniques des XIV° et XV° siècles – on ne voyait rien de tout cela. Cette cécité empêchait toute compréhension rationnelle du grand enchaînement historique, et l’histoire servait tout au plus de recueil d’exemples et d’illustrations à l’usage des philosophes.
Les vulgarisateurs ambulants qui, en Allemagne, dans les années cinquante, faisaient dans le matérialisme((Vogt, Büchner, Moleschott.)), ne dépassèrent en aucune façon ce point de vue limité de leurs maîtres. Tous les progrès faits depuis lors dans la science de la nature ne leur servirent que d’arguments nouveaux contre l’existence du créateur ; et, en fait, leur entreprise n’était nullement de développer la théorie plus avant. Si l’idéalisme était au bout de son latin et frappé à mort par la révolution de 1848, il eut cependant la satisfaction de voir que le matérialisme était momentanément tombé plus bas encore. Feuerbach avait absolument raison de décliner la responsabilité de ce matérialisme-là ; seulement il n’avait pas le droit de confondre la doctrine des prédicateurs ambulants du matérialisme avec le matérialisme en général.
Cependant, il y a ici deux remarques à faire. Premièrement, même du temps de Feuerbach, les sciences de la nature étaient encore en plein dans ce processus d’intense fermentation qui n’a trouvé sa clarification et son achèvement relatif qu’au cours des quinze dernières années; une masse de nouvelles connaissances s’accumulaient en quantité inouïe, mais l’établissement de l’enchaînement et, par conséquent, de l’ordre dans ce chaos de découvertes se bousculant l’une l’autre, n’a été possible que ces tout derniers temps seulement. Certes, Feuerbach a encore connu les trois découvertes décisives, – celle de la cellule, celle de la transformation de l’énergie et celle de la théorie de l’évolution connue sous le nom de darwinisme. Mais comment le philosophe campagnard solitaire aurait-il pu suivre d’une façon suffisante les progrès de la science pour pouvoir apprécier à leur valeur des découvertes que les savants eux-mêmes, ou bien contestaient encore à l’époque, ou ne savaient exploiter d’une façon suffisante ? La faute en incombe uniquement aux conditions lamentables de l’Allemagne qui faisaient que les chaires de philosophie étaient accaparées par de subtils et éclectiques coupeurs de cheveux en quatre, tandis que Feuerbach, qui les dépassait tous de cent coudées, était obligé de s’empaysanner et de s’encroûter dans un petit village. Ce n’est donc pas la faute de Feuerbach si la conception historique de la nature devenue désormais possible, qui élimine tout ce qu’il y avait d’unilatéral dans le matérialisme français, lui resta inaccessible.
Mais, en second lieu, Feuerbach a tout à fait raison de dire que le seul matérialisme des sciences de la nature constitue bien la « base de l’édifice du savoir humain, mais non pas l’édifice lui-même ». Car nous ne vivons pas seulement dans la nature, mais également dans la société humaine, et cette dernière a, elle aussi, son développement et son histoire, et sa science tout comme la nature. Il s’agissait par conséquent de mettre la science de la société, c’est-à-dire la totalité des sciences dites historiques et philosophiques, en accord avec la base matérialiste, et de les reconstruire en se fondant sur elle. Mais cela ne fut pas donné à Feuerbach. Ici, il resta, malgré la « base », prisonnier des liens idéalistes traditionnels, et il le reconnaît quand il dit: « Je suis d’accord avec les matérialistes en arrière, mais non pas en avant. » Or celui qui, dans le domaine social, ne fit pas un pas « en avant » et ne dépassa pas son point de vue de 1840 ou de 1844, ce fut Feuerbach lui-même, et cela, encore une fois, surtout à cause de son isolement, qui l’obligea à faire sortir des idées de son cerveau solitaire – lui qui, plus que tout autre philosophe, était fait pour le commerce des hommes – au lieu de les créer en collaboration ou en conflit avec des hommes de sa valeur. A quel point il resta idéaliste dans ce domaine, nous le verrons en détail par la suite.
Il suffit de faire remarquer encore en cet endroit que Starcke cherche l’idéalisme de Feuerbach là où il n’est pas. « Feuerbach est idéaliste, -il croit au progrès de l’humanité » (page 19). « La base, l’infrastructure du tout, n’en reste pas moins l’idéalisme. Pour nous, le réalisme n’est autre chose qu’une protection contre les égarements, pendant que nous suivons nos tendances idéales. La pitié, l’amour, l’enthousiasme pour la vérité et le droit ne sont-ils pas des puissances idéales? » (page VIII).
Premièrement, l’idéalisme ne signifie rien d’autre ici que la poursuite de fins idéales. Or, ces dernières se rapportent tout au plus à l’idéalisme de Kant et à son « impératif catégorique » ; mais Kant lui-même intitulait sa philosophie « idéalisme transcendantal » ; et ceci nullement parce qu’elle traite aussi d’idéaux moraux, mais pour de tout autres raisons, comme Starcke se le rappelle sûrement. Cette aberration selon laquelle l’idéalisme philosophique tournerait autour de la croyance à des idéaux moraux, c’est-à-dire sociaux, a pris naissance en dehors de la philosophie, chez les philistins allemands, qui apprennent par cœur dans las poésies de Schiller les quelques bribes de culture philosophique qui leur sont nécessaires. Personne n’a critiqué de façon plus acérée l’« impératif catégorique » impuissant de Kant – impuissant parce qu’il demande l’impossible et, par conséquent, n’arrive jamais à quelque chose de réel – personne n’a raillé plus cruellement l’engouement philistin pour les idéaux irréalisables, transmis par Schiller (voir, par exemple, la Phénoménologie) que, précisément, l’idéaliste accompli Hegel.
Mais, deuxièmement, on ne saurait éviter que tout ce qui met les hommes en mouvement passe nécessairement par leur cerveau, – même le manger et le boire, qui commencent par une sensation de faim et de soif, éprouvée par l’intermédiaire du cerveau, et se terminent par une impression de satiété, ressentie également par l’intermédiaire du cerveau. Les répercussions du monde extérieur sur l’homme s’expriment dans son cerveau, s’y reflètent sous forme de sentiments, de pensées, d’instincts, de volontés, bref, sous forme de « tendances idéales », et deviennent sous cette forme, des « puissances idéales ». Si le fait que cet homme obéit en général à des « tendances idéales » et laisse des « puissances idéales » exercer de l’influence sur lui, – si cela suffit pour faire de lui un idéaliste, tout homme quelque peu normalement constitué est un idéaliste-né et, dans ce cas, comment peut-il somme toute y avoir encore des matérialistes ?
Troisièmement, la conviction que l’humanité, tout au moins pour le moment, se meut, d’une façon générale, dans le sens du progrès, n’a absolument rien à voir avec l’antagonisme du matérialisme et de l’idéalisme. Les matérialistes français, tout autant que les déistes Voltaire et Rousseau, avaient cette conviction à un point tel qu’elle frisait le fanatisme, et plus d’une fois ils se sacrifièrent pour elle. Si jamais quelqu’un consacra toute sa vie à « l’amour de la vérité et du droit » – la phrase étant prise dans son bon sens – ce fut, par exemple, Diderot. Si Starcke, par conséquent, déclare que tout cela est de l’idéalisme, cela prouve uniquement que le mot matérialisme, ainsi que l’antagonisme entre les deux conceptions, a perdu ici toute espèce de sens pour lui.
Le fait est que Starcke fait ici, quoique peut-être inconsciemment, une concession impardonnable au préjugé philistin contre le mot matérialisme, préjugé qui a son origine dans la vieille calomnie des curés. Par matérialisme, le philistin entend la goinfrerie, l’ivrognerie, la convoitise, les joies de la chair et un train de vie fastueux, la cupidité, l’avarice, l’avidité, la chasse aux profits et la spéculation en Bourse, bref tous les vices sordides dont il est lui-même en secret l’esclave ; et par idéalisme, il entend la croyance à la vertu, à l’altruisme universel et, en général, à un « monde meilleur », qualités dont il fait parade devant les autres, mais auxquelles il ne croit lui-même que tant qu’il traverse la période de malaise physique ou de crise qui suit nécessairement ses excès « matérialistes » coutumiers et qu’il va répétant en outre son refrain préféré : « Qu’est-ce que l’homme ? Moitié bête, moitié ange ! »
D’ailleurs Starcke se donne beaucoup de mal pour défendre Feuerbach contre les attaques et les ratiocinations des chargés de cours qui plastronnent actuellement en Allemagne sous le nom de philosophes. C’est certainement important pour ceux qui s’intéressent à ces avortons posthumes de la philosophie classique allemande ; il se peut que cela ait paru nécessaire à Starcke lui-même. Nous en ferons grâce à nos lecteurs.