Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
Friedrich Engels
III : La philosophie de la religion et l’éthique de Feuerbach
Le véritable idéalisme de Feuerbach apparaît dès que nous abordons sa philosophie de la religion et son éthique. Il ne veut nullement supprimer la religion, il veut la perfectionner. La philosophie elle-même doit se transformer en religion.
« Les périodes de l’humanité ne se distinguent que par des changements d’ordre religieux. Il n’y a de mouvements historiques profonds que ceux qui vont jusqu’au cœur humain. Le cœur n’est pas une forme de la religion, de sorte qu’elle y aurait aussi sa place ; il est l’essence de la religion. » [Cité par Starcke, page 168].
La religion est, d’après Feuerbach, le rapport affectif, le rapport de cœur des hommes entre eux, qui, jusqu’ici, cherchait sa vérité dans un reflet fantastique de la réalité – dans la médiation d’un ou de nombreux dieux, reflets fantastiques de qualités humaines – mais la trouve maintenant directement et sans médiation dans l’amour entre Je et Toi. Et c’est ainsi que l’amour sexuel devient, en fin de compte, chez Feuerbach, l’une des formes les plus élevées, sinon la plus élevée, de l’exercice de sa nouvelle religion.
Or les rapports sentimentaux entre les hommes, et surtout les rapports entre les deux sexes, ont existé depuis que les hommes existent. L’amour sexuel, spécialement, s’est développé au cours des huit derniers siècles et a conquis une place qui en a fait, au cours de cette période, le pivot obligatoire de toute poésie. Les religions positives existantes se sont bornées à donner leur consécration suprême à la réglementation par l’État de l’amour sexuel, c’est-à-dire à la législation du mariage et elles peuvent demain disparaître toutes sans que la moindre chose soit changée à la pratique de l’amour et de l’amitié. C’est ainsi que la religion chrétienne avait en fait si bien disparu en France de 1793 à 1798 que Napoléon lui-même ne put la réintroduire sans résistance et sans difficultés, et, dans l’intervalle, nul besoin ne s’est fait sentir d’un équivalent au sens où l’entend Feuerbach
L’idéalisme consiste ici chez Feuerbach à considérer les rapports humains qui sont basés sur une inclination mutuelle telle que l’amour, l’amitié, la pitié, l’abnégation, etc., non pas simplement tels qu’ils sont par eux-mêmes, sans référence à une religion particulière qui appartient pour lui aussi au passé, mais, au contraire, à prétendre qu’ils n’atteignent à leur pleine valeur que lorsqu’on leur donne une consécration suprême au moyen du terme de religion. L’essentiel pour lui n’est pas que ces rapports purement humains existent, mais qu’ils soient conçus comme la religion nouvelle, véritable. Ils ne doivent avoir pleine valeur que lorsqu’ils ont reçu le sceau religieux. Religion provient du mot latin religare [lier] et signifie primitivement union. Par conséquent, toute union entre deux hommes est une religion. Ce sont de pareils tours de passe-passe étymologiques qui constituent l’ultime moyen d’explication de la philosophie idéaliste. Ce qui doit prévaloir, ce n’est pas ce que le mot signifie d’après l’évolution historique de son emploi réel, mais ce qu’il devrait signifier d’après son origine étymologique. Et c’est ainsi que l’amour sexuel et l’union sexuelle sont élevés à la hauteur d’une « religion », afin que le mot religion, cher à la mémoire idéaliste, ne s’avise surtout pas de disparaître de la langue. C’est exactement ainsi que s’exprimaient, entre 1840 et 1850, les réformistes parisiens de la tendance Louis Blanc: ils ne pouvaient se représenter un homme sans religion que comme un monstre, et nous disaient: « Donc, l’athéisme, c’est votre religion((En français dans le texte.)) ! » Lorsque Feuerbach veut établir la vraie religion sur la base d’une conception essentiellement matérialiste de la nature, cela revient, en réalité, à concevoir la chimie moderne comme étant la véritable alchimie. Si la religion peut se passer de son Dieu, l’alchimie peut également se passer de sa pierre philosophale. Il existe d’ailleurs un lien très étroit entre l’alchimie et la religion. La pierre philosophale a un grand nombre de propriétés quasi divines, et les alchimistes gréco-égyptiens des deux premiers siècles de notre ère sont pour quelque chose dans l’élaboration de la doctrine chrétienne, ainsi que le prouvent les découvertes faites par Kopp et Berthelot.
Tout à fait fausse est l’affirmation de Feuerbach que les « périodes de l’humanité ne se distinguent que par des changements d’ordre religieux ». De grands tournants historiques n’ont été accompagnés de changements d’ordre religieux que pour autant que l’on considère les trois religions mondiales ayant existé jusqu’ici : le bouddhisme, le christianisme et l’islam. Les anciennes religions de tribus et de nations qui s’étaient constituées d’une façon naturelle n’avaient aucune tendance au prosélytisme et perdaient toute capacité de résistance dès qu’était brisée l’autonomie des tribus et des peuples ; chez les Germains, il suffit même pour cela du simple contact avec l’Empire romain sur son déclin et avec la religion chrétienne universelle qu’il venait d’adopter et qui était appropriée à sa situation économique, politique et idéologique. Ce n’est que dans le cas de ces grandes religions universelles, nées de façon plus ou moins artificielle, et surtout pour le christianisme et l’islam, que nous constatons que des mouvements historiques d’envergure prennent une empreinte religieuse et, même dans le domaine du christianisme, cette empreinte religieuse se limite, pour des révolutions de portée véritablement universelle, aux premières phases de la lutte émancipatrice de la bourgeoisie, entre le XIII° et le XVII° siècle; et elle ne s’explique pas, comme le croit Feuerbach, par le cœur de l’homme et son besoin de religion, mais par toute l’histoire antérieure du moyen âge, qui ne connaissait précisément d’autre forme d’idéologie que la religion et la théologie. Cependant, lorsqu’au XVIII° siècle la bourgeoisie fut devenue suffisamment forte pour avoir, elle aussi, son idéologie propre, conforme à son point de vue de classe, elle fit sa grande et décisive révolution, la Révolution française, en faisant exclusivement appel à des idées juridiques et politiques, ne se souciant de la religion que dans la mesure où celle-ci était pour elle un obstacle. Mais elle se garda bien de substituer une nouvelle religion à l’ancienne ; on sait comment Robespierre échoua dans cette tentative.
La possibilité d’éprouver des sentiments purement humains dans notre commerce avec nos semblables nous est déjà aujourd’hui suffisamment gâtée par la société fondée sur l’antagonisme et sur la domination de classes, dans laquelle nous sommes obligés de nous mouvoir; nous n’avons, par conséquent, aucune raison de nous la gâter davantage encore en sublimant ces sentiments pour en faire une religion. Et, de même, la compréhension des grandes luttes de classes historiques est déjà suffisamment obscurcie par la façon courante d’écrire l’histoire, surtout en Allemagne, sans que nous ayons encore besoin de nous la rendre complètement impossible en transformant l’histoire de ces luttes en un simple appendice de l’histoire de la religion. Déjà ici, il apparaît à quel point nous nous sommes aujourd’hui éloignés de Feuerbach. Ses « plus beaux passages » consacrés à célébrer cette nouvelle religion d’amour sont devenus aujourd’hui complètement illisibles.
La seule religion que Feuerbach étudie sérieusement est le christianisme, la religion de l’Occident, fondée sur le monothéisme. II démontre que le Dieu chrétien n’est que l’image fantastique, le reflet de l’homme. Mais ce Dieu est lui-même le produit d’un long processus d’abstraction, la quintessence des nombreux dieux de tribus et de nations antérieures. Et, par conséquent, l’homme, dont ce Dieu n’est qu’une image, n’est pas non plus un homme réel, mais, lui aussi, la quintessence d’un grand nombre d’hommes réels, l’homme abstrait, donc lui-même à son tour une image mentale. Le même Feuerbach, qui prêche à chaque page la sensualité, qui invite à se plonger dans le concret, dans la réalité, devient complètement abstrait dès qu’il en vient à parler d’autres relations entre les humains que des relations purement sexuelles.
Ces relations ne présentent pour lui qu’un seul aspect: la morale. Et ici, nous sommes à nouveau frappés de la pauvreté étonnante de Feuerbach par rapport à Hegel. L’éthique de Hegel, ou doctrine de la moralité, est la philosophie du droit et elle comprend : 1. le droit abstrait; 2. la moralité subjective ; 3. la moralité objective, qui comprend, à son tour, la famille, la société civile, l’État. Autant la forme est idéaliste, autant le contenu est ici réaliste. Tout le domaine du droit, de l’économie, de la politique y est englobé, à côté de la morale. Chez Feuerbach, c’est exactement le contraire. Au point de vue de la forme, il est réaliste, il prend pour point de départ l’homme ; mais il n’est absolument pas question du monde dans lequel vit cet homme, aussi celui-ci reste-t-il toujours le même être abstrait qui pérorait dans la philosophie de la religion. C’est que cet homme n’est pas issu du ventre de sa mère, c’est le dieu des religions monothéistes qui lui a donné naissance, il ne vit donc pas non plus dans un monde réel, formé et historiquement déterminé ; il est bien en rapport avec d’autres hommes, mais chacun d’eux est aussi abstrait que lui-même. Dans la philosophie de la religion, nous avions au moins encore des hommes et des femmes, mais dans l’éthique, cette dernière différence disparaît également. A vrai dire, on rencontre bien de loin en loin chez Feuerbach des phrases comme celles-ci : « Dans un palais, on pense autrement que dans une chaumière. » – « Si la faim, la misère font que tu n’as rien de substantiel dans le corps, tu n’as pas non plus dans la tête, dans l’esprit et dans le cœur de substance pour la morale. » – « Il faut que la politique devienne notre religion((Ces trois citations sont tirées de trois chapitres différents, intitulés respectivement : « Wider den Dualismus von Leib und Seele, Fleisch und Geist », « Not meistert alle Gesetze und hebt sie auf » et « Grundsätze der Philosophie. Notwendigkeit einer Veränderung ».)) », etc. Mais Feuerbach ne sait absolument pas quoi faire de ces phrases, elles restent chez lui de simples façons de parler, et Starcke lui-même est obligé d’avouer que la politique était pour Feuerbach une frontière infranchissable et que « la sociologie était pour lui une terra incognita ».
II ne nous apparaît pas moins plat, comparé à Hegel, dans sa façon de traiter l’antinomie du bien et du mal. « On croit dire une grande vérité, écrit Hegel, lorsqu’on dit: l’homme est naturellement bon, mais on oublie que l’on dit une plus grande vérité encore par ces mots : l’homme est naturellement mauvais((Hegel : Fondements de la philosophie du droit.)). » Chez Hegel, le mal est la forme sous laquelle se présente la force motrice du développement historique. Et, à vrai dire, cette phrase a ce double sens que, d’une part, chaque nouveau progrès apparaît nécessairement comme un crime contre quelque chose de sacré, comme une rébellion contre l’ancien état de choses en voie de dépérissement, mais sanctifié par l’habitude, et d’autre part, que, depuis l’apparition des antagonismes de classes, ce sont précisément les passions mauvaises des hommes, la convoitise et le désir de domination qui sont devenus les leviers du développement historique, ce dont l’histoire du féodalisme et de la bourgeoisie, par exemple, n’est qu’une preuve continue. Or il ne vient pas du tout à l’esprit de Feuerbach d’étudier ce rôle historique du mal moral. D’une façon générale, l’histoire est, pour lui, un domaine où il est mal à l’aise et ne se sent pas rassuré. Même sa fameuse déclaration: « L’homme primitif issu de la nature n’était qu’un simple être naturel, ce n’était pas un homme. L’homme est un produit de l’homme, de la culture, de l’histoire((Phrases tirées de Fragmente zur Charakteristik meines philosophischen curriculum vitae.)) », même cette déclaration reste chez lui complètement stérile.
C’est pourquoi ce que nous dit Feuerbach de la morale ne peut être qu’extrêmement pauvre. Le penchant au bonheur est inné chez l’homme et doit par conséquent constituer la base de toute morale. Mais le penchant au bonheur est soumis à un double correctif. Premièrement, du fait des conséquences naturelles de nos actes : le mal aux cheveux suit l’ivresse, la maladie l’excès habituel. Deuxièmement, du fait de leurs conséquences sociales: si nous ne respectons pas le même penchant au bonheur chez les autres, ces derniers se défendent et troublent par-là notre propre penchant au bonheur. Il en résulte que, pour satisfaire notre penchant, il faut que nous soyons à même d’apprécier d’une façon juste les conséquences de nos actes, et, d’autre part, d’admettre chez autrui le même droit au penchant en question. La restriction volontaire rationnelle en ce qui nous concerne nous-mêmes, et l’amour – toujours l’amour ! – dans nos rapports avec autrui constituent, par conséquent, les règles fondamentales de la morale de Feuerbach, dont découlent toutes les autres. Et ni les développements les plus ingénieux de Feuerbach, ni les plus grands éloges de Starcke ne peuvent masquer la pauvreté et la platitude de ces quelques phrases.
Le penchant au bonheur n’est satisfait que très exceptionnellement et nullement à son propre avantage et à l’avantage d’autrui si l’individu s’occupe exclusivement de lui-même. II exige, au contraire, des relations avec le monde extérieur, des moyens de satisfaire ses désirs, par conséquent, de la nourriture, un individu de l’autre sexe, des livres, des conversations, des discussions, une activité, des objets qu’on utilise et d’autres qu’on élabore. La morale de Feuerbach ou bien suppose que ces moyens et objets de satisfaction sont donnés d’emblée à chaque homme, ou bien elle ne lui donne que de bonnes leçons inapplicables, elle ne vaut, par conséquent, pas un rouge liard pour ceux à qui ces moyens font défaut. Et c’est ce que Feuerbach lui-même déclare tout sèchement: « On pense autrement dans un palais que dans une chaumière. Si la faim, la misère font que tu n’as rien de substantiel dans le corps, tu n’as pas non plus dans la tête, dans l’esprit et dans le cœur de substance pour la morale. »
Les choses se présentent-elles mieux quand il s’agit de l’égalité de droit du penchant au bonheur chez autrui ? Feuerbach pose cette revendication d’une façon absolue comme valant pour toutes les époques et dans toutes les circonstances. Mais depuis quand prévaut-elle ? Est-ce que, dans l’antiquité, il fut jamais question d’égalité de droit du penchant au bonheur chez Les esclaves et les maîtres, et au moyen âge, chez les serfs et les barons ? Le penchant au bonheur de la classe opprimée n’a-t-il pas toujours été impitoyablement et « légalement » sacrifié à celui de la classe dominante ? Oui, dira-t-on, c’était immoral, mais actuellement l’égalité des droits est reconnue. Reconnue en paroles depuis et parce que la bourgeoisie s’est vue obligée, dans sa lutte contre la féodalité et au cours du développement de la production capitaliste, d’abolir tous les privilèges de caste, c’est-à-dire tous les privilèges personnels, et d’introduire d’abord l’égalité des individus en matière de droit privé, puis, peu à peu, en matière de droit civil et au point de vue juridique. Mais le penchant au bonheur ne vit que pour la moindre part de droits spirituels, et pour la plus grande part de moyens matériels. Or la production capitaliste veille à ce qu’il ne revienne que le strict nécessaire à la grande majorité des personnes jouissant de l’égalité de droits et elle ne respecte par conséquent guère plus – quand elle la respecte – l’égalité de droit du penchant au bonheur de la majorité que le faisait la société esclavagiste ou féodale. Et la situation est-elle meilleure en ce qui concerne les moyens intellectuels du bonheur, les moyens de culture ? Le « maître d’école de Sadowa » lui-même n’est-il pas un mythe((Certains historiens bourgeois allemands déclarèrent que la victoire des Prussiens à Sadowa (3 juillet 1866) constituait une « victoire de la culture et de l’instruction ». Ils forgèrent le mot célèbre : « La victoire de Sadowa est la victoire du maître d’école prussien. »)) ?
Mais ce n’est pas encore tout. D’après la théorie feuerbachienne de la morale, la Bourse des valeurs est le temple suprême de la morale… à condition qu’on s’y spécule toujours d’une façon juste. Si mon penchant au bonheur me conduit à la Bourse et si j’y pèse d’une façon si juste les conséquences de mes actes qu’ils n’entraînent pour moi que des avantages et aucun désagrément, c’est-à-dire si je gagne constamment, le précepte de Feuerbach est rempli. Ce faisant, je ne porte pas non plus atteinte au même penchant au bonheur d’un autre, car cet autre est allé à la Bourse aussi librement que moi, et, en concluant son affaire de spéculation avec moi, il a suivi, tout comme moi, son penchant au bonheur. Et s’il perd son argent, son action se révèle précisément par là comme immorale parce que mal calculée, et, en lui infligeant la peine qu’il a méritée, je puis même me vanter fièrement d’être un moderne Rhadamante((Juge sage et équitable de la mythologie grecque.)). L’amour règne aussi à la Bourse, dans la mesure où il ne se réduit pas à une simple phrase sentimentale, car chacun y trouve dans autrui la satisfaction de son penchant au bonheur. Or n’est-ce pas ce que doit faire l’amour et sa façon de se manifester dans la pratique ? Et si je joue en prévoyant exactement les conséquences de mes opérations, par conséquent avec succès, je satisfais à toutes les exigences les plus strictes de la morale de Feuerbach et je m’enrichis encore par-dessus le marché. En d’autres termes, la morale de Feuerbach est faite à la mesure de la société capitaliste actuelle, si peu qu’il le veuille ou s’en doute lui-même.
Mais l’amour! Oui, l’amour est partout et est toujours le magicien, le dieu qui, chez Feuerbach, doit aider à surmonter toutes les difficultés de la vie pratique – et cela dans une société divisée en classes ayant des intérêts diamétralement opposés. Par-là cette philosophie perd le dernier vestige de son caractère révolutionnaire, et il ne reste plus que la vieille rengaine: Aimez-vous les uns les autres ! – Embrassez-vous sans distinction de sexe et de condition ! Ah ! le beau rêve de réconciliation universelle !
En résumé, il en est de la théorie de la morale de Feuerbach comme de toutes celles qui l’ont précédée. Elle est adaptée à tous les temps, à tous les peuples, à toutes les conditions, et c’est précisément pour cela. qu’elle n’est jamais ni nulle part applicable et qu’elle reste tout aussi impuissante en face du monde réel que l’impératif catégorique de Kant. En réalité, chaque classe, et même chaque profession, a sa morale propre, et la viole là où elle peut le faire impunément, et cet amour qui doit unir tout le monde se manifeste par des guerres, des conflits, des procès, des scènes de ménage, des divorces et l’exploitation la plus grande possible des uns par les autres.
Mais comment a-t-il été possible que la formidable impulsion donnée par Feuerbach soit restée aussi stérile en ce qui le concerne ? Simplement parce que Feuerbach ne peut sortir du royaume de l’abstraction qu’il haïssait mortellement et trouver le chemin de la réalité vivante. Il se cramponne de toutes ses forces à la nature et à l’homme, mais la nature et l’homme restent pour lui de simples mots. Ni de la nature réelle, ni de l’homme réel, il ne sait rien nous dire de précis. Or on ne passe de l’homme abstrait de Feuerbach aux hommes réels vivants que si on les considère en action dans l’histoire. Et Feuerbach s’y refusait, et c’est pourquoi l’année 1848, qu’il ne comprit pas, ne signifia pour lui que la rupture définitive avec le monde réel, la retraite dans la solitude. La responsabilité en incombe essentiellement une fois encore aux conditions de l’Allemagne d’alors qui le laissèrent péricliter misérablement.
Mais le pas que Feuerbach ne fit point ne pouvait manquer d’être fait ; le culte de l’homme abstrait qui constituait le centre de la nouvelle religion feuerbachienne devait nécessairement être remplacé par la science des hommes réels et de leur développement historique. Ce développement du point de vue de Feuerbach, au delà de Feuerbach lui-même, Marx l’inaugura en 1845 dans La Sainte Famille.