L’Allemagne à la veille de la révolution
Friedrich Engels
LONDRES, Septembre 1851
Le premier acte du drame révolutionnaire joué sur le continent Européen est fini. Les « puissances d’hier », d’avant l’ouragan de 1848, sont de nouveau les « puissances du jour » ; et les maîtres éphémères, plus ou moins populaires, gouverneurs provisoires, triumvirs, dictateurs, avec leur queue de représentants, commissaires civils et militaires, préfets, juges, généraux, officiers et soldats, sont jetés sur des rives étrangères et « transportés au delà des mers », en Angleterre ou en Amérique, afin d’y établir de nouveaux gouvernements in partibus infidelium1, des comités européens, des comités centraux, des comités nationaux, et d’annoncer leur avènement par des proclamations tout aussi solennelles que celles de n’importe quels potentats moins imaginaires.
Une défaite aussi insigne que celle subie par le parti révolutionnaire ou plutôt les partis révolutionnaires ne saurait s’imaginer. Mais qu’est-ce à dire ? La lutte de la bourgeoisie britannique pour la suprématie sociale et politique n’a-t-elle pas embrassé 48 ans, celle de la bourgeoisie française 40 ans de lutte sans exemple ? Et leur triomphe fut-il jamais aussi proche qu’à l’heure même où la monarchie restaurée se croyait plus solidement établie que jamais ? Les temps sont passés, il y a beaux jours, où la superstition attribuait les révolutions à la malveillance d’une poignée d’agitateurs. Tout le monde sait, à l’heure présente, que derrière toute convulsion révolutionnaire il doit exister quelque besoin social que les institutions surannées empêchent de satisfaire. Ce besoin peut ne pas se faire sentir assez profondément, assez généralement encore pour assurer un succès immédiat, mais toute tentative de le réprimer par la violence ne fera que le faire repousser avec plus de force jusqu’à ce qu’il brise ses entraves.
Si donc nous avons été battus, tout ce que nous avons à faire, c’est de recommencer par le commencement, et l’intervalle de répit, de courte durée, il est probable, qui nous est accordé entre la fin du premier et le commencement du second acte, nous laisse le temps, heureusement, pour une besogne des plus utiles : l’étude des causes qui nécessitèrent tout ensemble la récente révolution et sa défaite ; causes que l’on ne doit pas chercher dans les efforts, talents, fautes, erreurs ou « trahisons » de quelques-uns des chefs, mais dans l’état social général et la condition d’existence de chacune des nations bouleversées.
C’est un fait généralement reconnu que les mouvements improvisés de Février et de Mars 1848, n’étaient pas l’œuvre d’individus isolés, mais des manifestations spontanées, irrésistibles, de besoins plus ou moins clairement compris, mais très distinctement sentis par nombre de classes en chaque pays ; or, lorsque vous vous enquerrez des causes des succès de la contre-révolution, vous recevez de tous côtés la facile réponse que c’est Monsieur un tel ou le citoyen tel autre qui a « trahi » le peuple. Laquelle réponse peut être vraie ou non, selon le cas ; mais en aucune circonstance elle n’explique quoi que ce soit, et ne montre même pas comment il s’est fait que le « peuple » se soit laissé trahir de la sorte. Et quelle piètre chance court un parti politique qui, pour tout bagage, n’a que la connaissance de ce fait solitaire que le citoyen A ou B n’est pas digne de confiance.
L’examen et l’exposition des causes aussi bien de la tourmente révolutionnaire que de sa répression sont d’ailleurs d’une importance capitale au point de vue historique. Toutes ces querelles, ces récriminations mesquines et personnelles, toutes ces assertions contradictoires, — que c’étaient Marrast ou Ledru-Rollin, ou Louis Blanc, ou tout autre membre du gouvernement provisoire, ou tous ensemble, qui avaient guidé la révolution au travers des rochers sur lesquels elle sombra — quel intérêt peuvent-elles avoir, quel éclaircissement peuvent-elles fournir à l’Américain ou à l’Anglais qui a observé tous ces mouvements divers de trop loin pour qu’il ait pu distinguer le détail des opérations ? Nul homme dans son bon sens ne croira jamais que onze individus, pour la plupart médiocrement doués pour le bien comme pour le mal, aient pu, dans l’espace de trois mois, ruiner une nation de 36 millions, à moins que ces 36 millions d’hommes n’aient été tout aussi déroutés que les onze. Mais comment il se fit que 36 millions d’hommes, dont une partie tâtonnaient dans l’obscurité, fussent tout à coup appelés à déterminer eux-mêmes la voie à suivre et comment ils s’égarèrent alors, et comment leurs vieux chefs purent pour un instant reprendre la direction — voilà précisément ce dont il s’agit.
Si nous essayons d’exposer aux lecteurs de La Tribune les causes qui, tout en nécessitant la révolution allemande en amenèrent aussi inévitablement la répression en 1849 et 1850, on n’attendra pas de nous que nous fassions l’histoire complète des événements tels qu’ils se sont passés en ce pays. Des événements ultérieurs et le jugement des générations à venir auront à décider quelle portion de cet amas de faits, apparemment fortuits, hétérogènes et incohérents, doit faire partie de l’histoire universelle. L’heure n’est pas encore venue pour une tâche pareille. Il faut nous tenir dans les limites du possible, et nous contenter si nous réussissons à découvrir des causes rationnelles, fondées sur des faits indiscutables, pour expliquer les principaux événements et vicissitudes de ce mouvement et indiquer la direction que la prochaine explosion, peu éloignée peut-être, imprimera au peuple allemand.
Et premièrement, quelle était la situation de l’Allemagne au moment où éclata la révolution ?
La composition des différentes classes du peuple qui forment la base de toute organisation politique était plus compliquée en Allemagne que dans les autres pays. Tandis qu’en Angleterre et en France la féodalité était, ou complètement détruite, ou du moins réduite, comme dans le premier de ces pays, à quelques formes insignifiantes, par une riche et puissante bourgeoisie concentrée dans la capitale, la noblesse féodale en Allemagne avait conservé un grand nombre de ses anciens privilèges. Le système féodal de tenure dominait presque partout. Les seigneurs territoriaux avaient même conservé la juridiction sur leurs dépendants. Privés de leurs privilèges politiques, du droit de contrôle sur les princes, ils avaient gardé presque toute la suprématie du moyen âge sur les paysans de leurs domaines, aussi bien que l’exemption des taxes. Dans certaines localités la féodalité était plus florissante que dans d’autres, mais nulle part, sauf sur la rive gauche du Rhin, elle n’était ruinée entièrement. Cette noblesse féodale, extrêmement nombreuse alors, et en partie très opulente, était considérée officiellement comme le premier « état » du pays. Elle fournissait les hauts fonctionnaires du gouvernement et presque exclusivement les officiers de l’armée.
La bourgeoisie d’Allemagne était loin d’être aussi riche et aussi concentrée que celle de la France ou de l’Angleterre. Les anciennes manufactures de l’Allemagne avaient été ruinées par l’introduction de la vapeur et la rapide extension et prédominance de l’industrie anglaise. Les industries plus modernes, créées sous le système continental de Napoléon, établies dans d’autres parties du pays, ne compensaient pas la perte des anciennes et ne suffisaient pas pour donner à l’industrie une influence assez prépondérante pour forcer les gouvernements, jaloux de toute extension de richesses et de pouvoir autre que celle de la noblesse, à considérer ses besoins. Si la France sut conduire victorieusement son industrie de la soie à travers cinquante ans de révolutions et de guerre, l’Allemagne, pendant le même laps de temps, perdait, ou peu s’en fallait, son ancienne industrie de la toile. Les districts manufacturiers, d’ailleurs, étaient peu nombreux, disséminés, et situés tout à fait à l’intérieur du pays; et comme ils se servaient généralement des ports étrangers, hollandais et belges, pour l’importation et l’exportation, ils avaient peu ou point d’intérêts en commun avec les grandes villes des ports de mer de la Baltique et de la mer du Nord ; ils étaient, avant tout, impuissants à créer de grands centres manufacturiers et commerciaux tels que Paris et Lyon, Londres et Manchester. Cet état arriéré de l’industrie allemande avait des causes multiples, mais il y en a deux qui suffisent pour l’expliquer : la situation géographique peu favorable du pays, éloigné de l’Atlantique, devenue la grande route pour le commerce mondial, et les guerres perpétuelles dans lesquelles l’Allemagne était engagée et qui se sont succédé sur son territoire du XVIe siècle jusqu’à nos jours. C’était le défaut de masses, et particulièrement de masses tant soit peu concentrées, qui empêcha la bourgeoisie d’Allemagne d’acquérir cette suprématie politique que le bourgeois anglais possède depuis 1688 et que le bourgeois français a conquis en 1789.
Et cependant, depuis 1815, les richesses et, avec les richesses, l’influence politique de la bourgeoisie allemande s’accroissaient toujours. Les gouvernements furent contraints, bien qu’à contre-cœur, de s’incliner tout au moins devant ses intérêts matériels les plus immédiats. On peut même dire que, de 1815 à 1830 et de 1882 à 1840, chaque parcelle d’influence politique qui après avoir été concédée à la bourgeoisie dans la constitution des petits Etats, leur fut de nouveau arrachée pendant la période de réaction politique indiquée plus haut, que chaque parcelle de cette influence fut compensée par la concession de quelque avantage pratique. Chaque défaite politique de la bourgeoisie entraîna à sa suite une victoire dans le domaine de la législation commerciale. Et, certes, te tarif protecteur prussien de 1818 et la formation du Zollverein((Le Zollverein prusso-allemand commença à fonctionner en 1834. En abattant les barrières des petits Etats qui dressaient des obstacles à chaque pas, il ouvrit au commerce à l’intérieur un territoire de près de 8 000 lieues, occupées par 33 millions d’habitants, et créa ainsi un tout compact et unifié en face des puissances commerciales étrangères. Il excita beaucoup d’enthousiasme. On peut s’en rendre compte en relisant les paroles du voyageur, son compatriote, à Heine, devant la ligne douanière prussienne :
« Le Zollverein, disait-il, fondait notre nationalité, c’est lui qui fera un tout compact de notre patrie morcelée ». « Il nous donne l’unité extérieure, l’unité matérielle ; la censure nous donne l’unité spirituelle, l’unité vraiment idéale ». « Elle nous donne l’unité intime, l’unité de pensée et de conscience. Il nous faut une Allemagne une et unie, unie à l’extérieur et à l’intérieur » (Conte d’hiver). (Note de Laura Lafargue) )) (union douanière) avaient une autre valeur pour les commerçants et les manufacturiers d’Allemagne que le droit équivoque d’exprimer dans la Chambre de quelque minuscule duché leur manque de confiance en des ministres qui se moquaient de leurs votes.
Avec l’accroissement de sa richesse et l’extension de son commerce, la bourgeoisie entra bientôt dans une phase où elle vit le développement de ses plus chers intérêts enrayé par la constitution politique du pays, divisé au hasard entre 36 princes, aux tendances et aux caprices contradictoires; par les chaînes féodales qui entravaient l’agriculture et le commerce qui s’y rattachait ; par la surveillance vexatoire qu’une bureaucratie aussi ignorante qu’arrogante exerçait sur toutes les transactions. En même temps l’extension et la consolidation du Zollverein, l’introduction générale de la vapeur dans les moyens de communication, la concurrence croissante sur le marché intérieur, rapprochaient les classes commerciales des différents Etats et provinces, uniformisaient leurs intérêts et centralisaient leur force. La conséquence naturelle fut le passage de ces classes dans le camp de l’opposition libérale et l’issue victorieuse de la première lutte sérieuse de la bourgeoisie allemande pour le pouvoir politique. Ce changement peut se dater de 1840, de l’époque où la bourgeoisie prussienne prit la direction du mouvement de la bourgeoisie d’Allemagne, Nous reviendrons sur ce mouvement de l’opposition libérale de 1840-47.
La grande masse de la nation qui n’appartenait ni à la noblesse ni à la bourgeoisie, se composait,dans les villes, de la classe des petits bourgeois et des ouvriers et, dans la campagne, des paysans.
La petite bourgeoisie est extrêmement nombreuse en Allemagne par suite du peu de développement de la classe des grands capitalistes et industriels dans ce pays. Dans les grandes villes elle forme à peu près la majorité des habitants, dans les petites villes elle prédomine absolument, grâce à l’absence de concurrents riches et influents. Cette classe, d’une grande importance dans tout Etat politique moderne, est d’une importance capitale en Allemagne où, pendant les luttes récentes, elle a, la plupart du temps, joué un rôle décisif. Sa position intermédiaire entre la classe des grands capitalistes, des commerçants et des industriels, la bourgeoisie proprement dite, et la classe des prolétaires, lui imprime son caractère distinctif. Elle aspire à la position de la première, mais le moindre revers de fortune précipite les individus de cette classe dans le rang de la seconde. Dans les pays monarchiques et féodaux la petite bourgeoisie a besoin, pour exister, de la cour et de l’aristocratie ; la perte de cette clientèle en ruinerait une grande partie. Dans les villes d’importance moindre, une garnison militaire, un gouvernement de cercle, une cour de justice avec sa suite, forment très souvent la base de la prospérité de ces petits bourgeois : supprimez ces institutions et vous ruinez les petits boutiquiers, tailleurs, cordonniers, menuisiers, etc. Sans cesse ballotté de la sorte, entre l’espoir de s’élever aux rangs de la classe plus riche et la peur d’être réduite à l’état de prolétaires, ou même à celui d’indigents, entre l’espoir d’avancer ses intérêts par la conquête d’une part dans la direction des affaires politiques et la crainte de provoquer par une opposition intempestive la colère d’un gouvernement qui dispose de son existence même, puisqu’il peut lui enlever ses meilleurs clients, possédant peu de moyens et dont l’insécurité est en raison inverse de la grandeur, cette classe a les vues les plus vacillantes.
Humble et bassement soumise sous un gouvernement féodal ou monarchique puissant, elle penche pour le libéralisme quand la bourgeoisie est dans l’ascendant ; elle a de violents accès démocratiques aussitôt que la bourgeoisie a conquis sa propre suprématie, et elle retombe dans le découragement d’une peur abjecte dès que la classe au-dessous d’elle, le prolétariat, tente un mouvement indépendant. Nous verrons tout à l’heure comment cette classe passe alternativement d’une de ces phases à l’autre.
La classe ouvrière en Allemagne, en ce qui concerne le développement social et politique, est aussi arriéré vis-à-vis de celle d’Angleterre et de France que la bourgeoisie allemande retarde sur celle de ces pays. Tel maître, tel valet. L’évolution des conditions d’existence d’une classe prolétarienne nombreuse, forte, concentrée et intelligente, marche de pair avec le développement des conditions d’existence d’une classe bourgeoise riche, concentrée, et puissante. Le mouvement de la classe ouvrière n’est jamais indépendant, ne possède jamais un caractère exclusivement prolétarien avant que les différentes fractions de la bourgeoisie et particulièrement la fraction la plus progressive, les grands industriels, n’aient conquis le pouvoir politique et transformé l’Etat au gré de leurs besoins. C’est alors que l’inévitable conflit entre le patron et l’employé est imminent et ne peut plus être ajourné ; que la classe ouvrière ne se laisse plus repaître d’espérances illusoires et de promesses qui ne seront jamais réalisées ; que le grand problème du XIXe siècle, l’abolition du salariat, apparaît enfin clairement et dans son vrai jour. Or, en Allemagne, la grande majorité de la classe ouvrière n’était pas employée par ces princes de l’industrie moderne, dont la Grande Bretagne fournit de si magnifiques exemplaires, mais par de petits artisans, dont tout le système manufacturier est bonnement une relique du moyen âge. Et de même qu’il existe une différence énorme entre le grand fabricant et le petit savetier ou le maître tailleur, de même l’ouvrier de fabrique si éveillé des Babylones manufacturières modernes se distingue du tout au tout du timoré journalier tailleur ou ébéniste d’une petite ville de campagne dont les circonstances de vie et le mode de travail diffèrent peu de ceux de ses semblables d’il y a cinq cents ans. Cette absence générale des conditions d’existence modernes, des modes de production industrielle modernes, était accompagnée, comme de juste, par une absence presque aussi générale d’idées modernes. C’est pourquoi il n’y a pas lieu de s’étonner de ce que, à l’explosion de la révolution, une grande partie des travailleurs ait réclamé à grands cris le rétablissement immédiat des corporations de métiers privilégiées du moyen âge. Cependant, grâce aux districts manufacturiers, où prédominait le système de production moderne, aux facilités de communication et au développement intellectuel dû à la vie nomade d’un grand nombre de travailleurs, il se forma un puissant noyau d’éléments dont les idées sur l’émancipation de leur classe étaient plus claires et plus en harmonie avec les faits existants et les nécessités historiques. Mais ce n’était là qu’une minorité. Si le mouvement actif de la bourgeoisie date de 1840, celui de la classe prolétarienne débuta par les insurrections des ouvriers de fabrique de la Silésie et de la Bohême en 1844 et nous aurons bientôt l’occasion de passer en revue les différentes étapes parcourues par ce mouvement.
En dernier lieu il y avait la grande classe des petits fermiers, de la paysannerie,laquelle, avec son appendice de valets de ferme, constitue une notable majorité de la nation entière, Mais cette classe se subdivise elle-même en différentes fractions. Il y avait tout d’abord les fermiers jouissant de quelque aisance, appelés en Allemagne Gross und Mittel-Bauern (grands et moyens paysans), qui étaient propriétaires de fermes plus ou moins importantes et disposaient les uns et les autres des services de plusieurs ouvriers agricoles. Pour cette classe, placée entre les grands propriétaires fonciers, exempts de taxes, et les paysans et les valets de ferme, la tactique politique la plus naturelle consistait, pour des raisons évidentes, dans une alliance avec la bourgeoisie antiféodale des villes. Puis, il y avait les petits tenanciers libres qui prédominaient dans le pays du Rhin, où la féodalité avait succombé sous les formidables coups de la Révolution française. De semblables petits francs-tenanciers indépendants existaient aussi, ça et là, dans d’autres provinces où ils étaient parvenus à racheter les servitudes féodales qui jadis grevaient leurs terres. Ces petits propriétaires cependant n’étaient libres que de nom, leurs biens-fonds étant pour la plupart hypothéqués à un tel point et dans de si onéreuses conditions que le véritable propriétaire était non le paysan mais l’usurier qui lui avait avancé l’argent. En troisième lieu, les tenanciers féodaux, qu’il était malaisé de chasser de leurs tenures, mais qui devaient payer une rente perpétuelle, ou fournir à perpétuité, au seigneur, une certaine somme de travail. Enfin, les ouvriers agricoles, dont la condition, sur nombre de grandes propriétés, était absolument pareille à celle de la même classe en Angleterre, et qui, mal nourris et esclaves de leurs maîtres, toujours vécurent et moururent pauvres. Ces trois dernières classes de la population agricole, les petits tenanciers libres, les tenanciers féodaux et les ouvriers agricoles, ne s’étaient guère, avant la Révolution, cassé la tête avec la politique, mais il est évident que cet événement a dû leur ouvrir une carrière nouvelle,aux plus brillantes perspectives. A chacune d’elles la Révolution promettait des avantages, et il fallait s’attendre à ce que chacune, tour à tour, se joindrait au mouvement, une fois celui-ci pleinement engagé. Ce qui est tout aussi évident et qui ressort également de l’histoire de tous les pays modernes, c’est que la population agricole, par suite de son éparpillement sur une grande étendue de territoire, et de la difficulté de créer une entente parmi une grande partie d’entre elle, ne pourra jamais tenter un mouvement indépendant victorieux. Il lui faut une impulsion initiale des habitants des villes, plus concentrés, plus éclairés, plus faciles à mouvoir.
Cette courte esquisse des classes les plus importantes, qui dans leur ensemble constituaient la nation allemande à l’heure de l’explosion du récent mouvement, suffira pour expliquer, en grande partie, l’incohérence, l’inconséquence et la contradiction apparente qui caractérisaient ce mouvement. Quand des intérêts aussi variés, aussi opposés,et qui s’entrecroisent aussi étrangement, en viennent à se heurter violemment ; quand ces intérêts opposés sont mêlés dans des proportions différentes en chaque district, en chaque province ; quand, par dessus tout, il n’y a pas de grand centre dans le pays, point de Londres, point de Paris, qui puisse par le poids de ses décisions obvier à la nécessité de régler la même dispute toujours à nouveau dans chaque localité, il faut s’attendre à voir la lutte se résoudre en un amas de combats isolés et sans liaison, où sera dépensée une quantité énorme de sang, d’énergie et de capitaux et où cependant aucun résultat définitif ne sera acquis.
Le démembrement politique de l’Allemagne en trois douzaines de principautés plus ou moins importantes, s’explique de même par cette confusion et multiplicité des éléments qui composent la nation et qui, par surcroît, varient dans chaque localité. Là où il n’y a pas d’intérêts communs, il ne saurait y avoir unité de but et encore moins d’action. Il est vrai que la confédération allemande fut déclarée indissoluble à perpétuité, mais la confédération et son organe, la Diète, n’ont jamais représenté l’unité allemande. Le plus haut degré de centralisation qu’on atteignit jamais en Allemagne, ce fut l’établissement du Zollverein, qui força les Etats de la mer du Nord à créer, eux aussi, une union douanière propre, tandis que l’Autriche continua de se retrancher derrière son tarif prohibitif particulier. L’Allemagne eut la satisfaction d’être partagée, pour tous les buts pratiques, entre trois pouvoirs indépendants seulement, au lieu de l’être entre trente-six. La prépotence souveraine du czar russe, telle qu’elle fut établie en 1814 n’en resta pas moins intacte.
Ayant déduit ces conséquences préliminaires de nos prémisses, nous verrons par la suite comment ces diverses classes du peuple allemand furent mises en branle les unes après les autres, et quel caractère prit le mouvement quand éclata la Révolution française de 1848.