Salaire, prix et profit
Karl Marx
VII. La force de travail
Après avoir étudié, autant qu’on pouvait le faire en un examen aussi rapide, la nature de la valeur, de la valeur d’une marchandise quelconque, il faut porter notre attention sur la valeur spéciale du travail. Et sur ce point, je vais être obligé de susciter à nouveau votre étonnement par un paradoxe apparent. Vous êtes tous absolument persuadés que ce que vous vendez journellement, c’est votre travail, que, par conséquent, le travail a un prix, et que le prix d’une marchandise n’étant que l’expression monétaire de sa valeur, il doit très certainement exister quelque chose comme une valeur du travail. Et pourtant il n’existe rien du genre de la valeur du travail au sens ordinaire du mot. Nous avons vu que c’est la quantité de travail nécessaire cristallisée dans une marchandise qui en constitue la valeur. Mais, appliquant cette notion de la valeur, comment pourrions-nous déterminer, par exemple, la valeur d’une journée de travail de dix heures ? Combien y a-t-il de travail contenu dans cette journée ? Dix heures de travail. Si nous disions que la valeur d’une journée de travail de dix heures égale dix heures de travail, ou bien la quantité de travail qu’elle renferme, ce serait une tautologie et, par-dessus le marché, une absurdité. Naturellement, une fois que nous aurons trouvé le sens véritable, mais caché, de l’expression « valeur du travail », nous serons en mesure d’expliquer cette application irrationnelle et apparemment impossible de la valeur, de la même manière que nous sommes en mesure d’expliquer les mouvements des corps célestes, qu’ils soient visibles ou perçus seulement sous certaines formes, lorsque nous avons découvert leurs mouvements réels.
Ce que l’ouvrier vend, ce n’est pas directement son travail, mais sa force de travail dont il cède au capitaliste la disposition momentanée. Cela est si vrai que la loi – je ne sais si c’est le cas en Angleterre, mais c’est une chose certaine dans plusieurs pays du continent – fixe le maximum du temps pendant lequel un homme a le droit de vendre sa force de travail. S’il lui était permis de le faire pour un temps indéfini, l’esclavage serait du même coup rétabli. Si, par exemple, une vente de ce genre était conclue pour la vie entière de l’ouvrier, elle ferait instantanément de celui-ci l’esclave à vie de son patron.
Thomas Hobbes, un des plus anciens économistes et un des philosophes les plus originaux de l’Angleterre, avait déjà, d’instinct, dans son Léviathan, signalé ce point qui a échappé à tous ses successeurs. Il avait dit:
La valeur d’un homme, son estimation, est, comme pour toutes les autres choses, son prix, c’est-à-dire exactement ce qu’on en donne pour l’usage de sa force.
Si nous partons de cette base, nous serons à même de déterminer la valeur du travail comme celle de toutes les autres marchandises.
Mais, avant de le faire, nous pourrions nous demander d’où vient ce singulier phénomène qui fait qu’on trouve sur le marché un groupe d’acheteurs en possession du sol, de machines, de matières premières et des moyens de subsistance, toutes choses qui, sauf la terre dans son état primitif, sont des produits du travail, et, de l’autre côté, un groupe de vendeurs n’ayant rien à vendre que leur force de travail, leurs bras et leurs cerveaux agissants ? Que l’un des groupes achète continuellement pour réaliser du profit et s’enrichir pendant que l’autre groupe vend continuellement pour gagner sa vie ? L’étude de cette question nous conduirait à la recherche de ce que les économistes appellent l’accumulation antérieure ou primitive, mais qui devrait être appelée l’expropriation primitive. Nous trouverions que cette prétendue accumulation primitive ne signifie rien d’autre qu’une série de processus historiques aboutissant à une dissociation de l’unité primitive qui existait entre le travailleur et ses moyens de travail. Toutefois, une recherche de ce genre sort des bornes de mon sujet. Une fois accomplie, la séparation entre le travailleur et ses moyens de travail va subsister et se poursuivre à une échelle toujours croissante, jusqu’à ce qu’une révolution nouvelle, bouleversant de fond en comble le système de production, vienne la renverser et restaurer l’unité primitive sous une forme historique nouvelle.
Qu’est-ce donc que la valeur de la force de travail ?
Exactement comme celle de toute autre marchandise, sa valeur est déterminée par la quantité de travail nécessaire à sa production. La force de travail d’un homme ne consiste que dans son individualité vivante. Pour pouvoir se développer et entretenir sa vie, il faut qu’il consomme une quantité déterminée de moyens de subsistance. Mais l’individu, comme la machine, s’use, et il faut le remplacer par un autre. Outre la quantité d’objets de nécessité courante dont il a besoin pour sa propre subsistance, il lui faut une autre quantité de ces mêmes denrées de première nécessité pour élever un certain nombre d’enfants qui puissent le remplacer sur le marché du travail et y perpétuer la race des travailleurs. De plus, pour le développement de sa force de travail et l’acquisition d’une certaine habileté, il faut qu’il dépense encore une nouvelle somme de valeurs. Pour notre objet, il nous suffira de considérer le travail moyen dont les frais de formation et de perfectionnement sont des grandeurs infimes. Mais je n’en veux pas moins profiter de l’occasion pour constater que les frais de production des forces de travail de qualités diverses diffèrent exactement de la même façon que les valeurs des forces de travail employées dans les diverses industries. La revendication del’égalité des salaires repose par conséquent sur une erreur, sur un désir insensé qui ne sera jamais satisfait. Elle a sa source dans ce radicalisme faux et superficiel qui accepte les prémisses et cherche à se dérober aux conclusions. Sous le régime du salariat, la valeur de la force de travail se détermine comme celle de toute autre marchandise. Et comme les différentes sortes de travail ont des valeurs différentes, c’est-à-dire nécessitent pour leur production des quantités de travail différentes, elles doivent nécessairement avoir des prix différents sur le marché du travail. Réclamer une rémunération égale ou même équitable sous le régime du salariat équivaut à réclamer la liberté sous le régime de l’esclavage. Ce que vous considérez comme juste et équitable n’entre donc pas en ligne de compte. La question qui se pose est la suivante: Qu’est-ce qui est nécessaire et inévitable au sein d’un système de production donné ?
Après ce que nous avons dit, on voit que la valeur de la force de travail est déterminée par la valeur des objets de première nécessité, indispensables pour produire, développer, conserver et perpétuer la force de travail.