Salaire, prix et profit
Karl Marx
XII. Le rapport général entre les profits, les salaires et les prix
Si de la valeur d’une marchandise nous retranchons la valeur qui restitue celle des matières premières et des autres moyens de production consommés, c’est-à-dire si nous retranchons la valeur qui représente le travail passé qu’elle contient, la valeur restante sera réduite à la quantité de travail qu’y a ajoutée l’ouvrier occupé en dernier lieu. Si cet ouvrier travaille 12 heures. par jour et si 12 heures de travail moyen se cristallisent en une somme d’argent de 6 shillings, cette valeur additionnelle de 6 shillings est la seule valeur que son travail aura créée. Cette valeur donnée, déterminée par le temps de son travail, est le seul fonds d’où l’ouvrier ainsi que le capitaliste puiseront respectivement leurs parts ou dividendes, la seule valeur qui soit répartie en salaire et en profit. Il est clair que cette valeur elle-même n’est pas modifiée par le rapport variable suivant lequel elle peut être partagée entre les deux parties. Il n’y aura rien de changé non plus si au lieu d’un ouvrier nous mettons toute la population travailleuse et si au lieu d’une journée de travail nous en mettons 12 millions, par exemple.
Le capitaliste et l’ouvrier n’ayant à partager que cette valeur limitée, c’est-à-dire la valeur mesurée d’après le travail total de l’ouvrier, plus l’un recevra, moins recevra l’autre, et inversement. Pour une quantité donnée, la part de l’un augmentera dans la proportion où celle de l’autre diminuera. Si les salaires changent, les profits changeront en sens contraire. Si les salaires baissent, les profits monteront, et si les salaires montent, les profits baisseront. Si l’ouvrier, comme nous l’avons supposé précédemment, reçoit 3 shillings, c’est-à-dire la moitié de la valeur qu’il crée, ou si sa journée entière de travail se compose pour moitié de travail payé et pour moitié de travail non payé, le taux du profit s’élèvera à 100 pour cent, car le capitaliste recevra également 3 shillings. Si l’ouvrier ne reçoit que 2 shillings, c’est-à-dire s’il ne travaille que le tiers de la journée pour lui-même, le capitaliste recevra 4 shillings, et le taux du profit sera donc de 200 pour cent. Si l’ouvrier reçoit 4 shillings, le capitaliste n’en recevra que 2, et le taux du profit tombera alors à 50 pour cent. Mais toutes ces variations sont sans influence sur la valeur de la marchandise. Une hausse générale des salaires entraînerait par conséquent une baisse du taux général du profit, mais resterait sans effet sur la valeur.
Mais bien que les valeurs des marchandises doivent en définitive régler leur prix sur le marché, et cela exclusivement d’après la quantité totale du travail fixée en elle et non d’après le partage de cette quantité en travail payé et en travail impayé, il ne s’ensuit nullement que les valeurs de telle ou telle marchandise ou d’un certain nombre de marchandises produites, par exemple, en 12 heures, restent toujours constantes. Le nombre ou la masse des marchandises fabriquées en un temps de travail déterminé ou au moyen d’une quantité de travail déterminée dépend de la force productive du travail employé à sa production et non de son étendue ou de sa durée. Avec un degré déterminé de la force productive du travail de filage, par exemple, on produit, dans une journée de travail de 12 heures, 12 livres de filé, avec un degré inférieur, 2 livres seulement. Si donc dans un cas 12 heures de travail moyen étaient incorporées dans une valeur de 6 shillings, les 12 livres de filé coûteraient 6 shillings, dans l’autre cas les 2 livres de filé coûteraient également 6 shillings. Une livre de filé coûterait par conséquent 6 pence dans un cas et 3 shillings dans l’autre. Cette différence de prix serait une conséquence de la diversité des forces productives du travail employé. Avec une force productive supérieure, une heure de travail serait incorporée dans une livre de filé, alors qu’avec une force productive inférieure, 6 heures de travail seraient incorporées dans une livre de filé. Le prix d’une livre de filé ne s’élèverait, dans un cas, qu’à 6 pence, bien que les salaires fussent relativement élevés et le taux du profit bas. Dans l’autre cas, il serait de 3 shillings, quoique les salaires fussent bas et le taux du profit élevé. Il en serait ainsi parce que le prix de la livre de filé est déterminé par la quantité totale de travail qu’elle renfermeet non par le rapport suivant lequel cette quantité totale est partagée en travail payé et travail impayé. Le fait mentionné plus haut, que du travail bien payé peut produire de la marchandise bon marché, et du travail mal payé de la marchandise chère, perd donc son apparence paradoxale. Il n’est que l’expression de la loi générale: la valeur d’une marchandise est déterminée par la quantité de travail qui y est incorporée, et cette quantité de travail dépend exclusivement de la force productive du travail employé et variera par conséquent à chaque modification de la productivité du travail.