Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique
Lénine
10. Les « communes révolutionnaires » et la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie
La conférence des néo-iskristes ne s’est pas maintenue sur les positions de l’anarchisme auxquelles était arrivée la nouvelle Iskra (rien que « par en bas » et non « par en bas et par en haut »). L’absurdité qu’il y avait à admettre l’insurrection sans en admettre la victoire, sans admettre la participation au gouvernement révolutionnaire provisoire, était par trop évidente. Aussi la résolution de la conférence a-t-elle introduit des réserves et des restrictions dans la solution du problème, offerte par Martynov et Martov. Examinons ces réserves exposées dans la partie suivante de la résolution :
« Il est évident que cette tactique. (« demeurer le parti d’extrême opposition révolutionnaire ») n’exclut pas du tout l’opportunité d’une prise partielle, épisodique du pouvoir et de la formation de communes révolutionnaires dans telle ou telle ville, dans telle ou telle région, à seule fin de contribuer à l’extension de l’insurrection et à la désorganisation du gouvernement. »
S’il en est ainsi, l’action par en bas n’est plus la seule admise, en principe, et l’on admet aussi l’action par en haut. S’il en est ainsi, la thèse exposée par L. Martov dans son feuilleton que l’on connaît de l’Iskra (n°93) s’effondre et la tactique du journal Vpériod non seulement « par en bas » mais aussi « par en haut » est reconnue juste.
Ensuite, la prise du pouvoir (même partielle, épisodique, etc.) suppose évidemment que la social démocratie et le prolétariat ne sont pas les seuls à agir. Car le prolétariat n’est pas seul à être intéressé et à participer activement à la révolution démocratique. Car l’insurrection est « populaire », comme il est dit au début de la résolution que nous examinons, et des « groupes non prolétariens » (ainsi s’exprime la résolution des conférents sur l’insurrection) c’est à dire la bourgeoisie y participent aussi. Ainsi donc, le principe qui dit que toute participation des socialistes au gouvernement provisoire révolutionnaire, de concert avec la petite bourgeoisie, constitue une trahison envers la classe ouvrière, est jeté par dessus bord par la conférence, ce que voulait Vpériod. Une « trahison » ne cesse pas d’être une trahison parce qu’elle est partielle, épisodique, régionale, etc. Ainsi donc, l’identification de la participation au gouvernement révolutionnaire provisoire avec le jauressisme vulgaire est jetée par dessus bord par la conférence, ce que voulait Vpériod. Un gouvernement ne cesse pas d’être un gouvernement du fait que son pouvoir, au lieu de s’étendre à de nombreuses villes, ne s’étend qu’à une seule; au lieu de s’étendre à de nombreuses régions, ne s’étend qu’à une seule région, ou parce que ce gouvernement porte tel ou tel nom. Ainsi donc la façon de poser la question en principe, préconisée par la nouvelle Iskra, a été abandonnée par la conférence.
Voyons si les restrictions apportées par la conférence à la formation formation admise en principe aujourd’hui des gouvernements révolutionnaires et à la participation dans ces gouvernements, sont rationnelles. En quoi la notion « épisodique » différe-t elle de la notion « provisoire », nous l’ignorons. Nous craignons qu’un mot étranger et « nouveau » ne serve ici qu’à masquer le manque de clarté dans les idées. Cela paraît « plus profond », ce n’est en réalité que plus obscur et plus confus. En quoi l’« opportunité » de la « prise du pouvoir » partielle dans une ville ou dans une région diffère t elle de la participation au. gouvernement révolutionnaire provisoire de l’Etat tout entier ? N’y a t il pas parmi les « villes » une ville comme Pétersbourg, théâtre des événements du 9 janvier ? N’y a t il pas parmi les régions une région comme le Caucase, plus grand que bien des Etats ? Les tâches (qui troublaient autrefois la nouvelle Iskra) comment faire avec les prisons, la police, le Trésor, etc., etc., . ne s’imposent elles pas à nous avec la « prise du pouvoir » dans une seule ville, à plus forte raison dans une région ? Personne ne niera évidemment que même si les forces ne sont pas suffisantes, si le succès de l’insurrection est incomplet, si sa victoire n’est pas décisive, la formation de gouvernements révolutionnaires provisoires, partiels, dans certaines villes, etc., ne soit possible. Mais s’agit il de cela messieurs ? Ne parlez-vous pas vous mêmes, au début de votre résolution, de « victoire décisive de la révolution » et d’« insurrection populaire victorieuse » ?? Depuis quand les social démocrates assument ils le rôle des anarchistes : disperser l’attention et les buts du prolétariat ? Le diriger vers des objectifs « partiels » et non vers un objectif général, entier et complet ? Supposant la « prise du pouvoir » dans une ville, vous parlez vous mêmes de l’« extension de l’insurrection » – à une autre ville, osons nous croire ? A toutes les villes, il est permis de l’espérer ? Vos déductions, messieurs, sont aussi précaires et fortuites, contradictoires et confuses, que vos postulats. Le Ill° congrès du P.O.S.D.R. a donné une solution complète et lumineuse à la question du gouvernement révolutionnaire provisoire, en général. Cette solution vaut également pour tous les gouvernements provisoires partiels. Par contre, la solution de la conférence fait ressortir artificiellement et arbitrairement une partie de la question et veut se dérober (sans y réussir) à l’ensemble du problème, semant ainsi la confusion.
Qu’est ce que les « communes révolutionnaires » ? Cette idée diffère-t elle de celle du « gouvernement révolutionnaire provisoire » et si oui, en quoi ? Messieurs les conférents eux-mêmes l’ignorent. Leur conception révolutionnaire confuse les amène, comme il arrive souvent, à la phrase révolutionnaire. Oui, l’emploi du terme « commune révolutionnaire » dans une résolution de représentants de la social démocratie, n’est qu’une phrase révolutionnaire et rien de plus. Marx a maintes fois condamné ces sortes de phrases, dans lesquelles des termes « séduisants », appartenant à un passé révolu masquent les objectifs de l’avenir. La séduction d’un terme qui a joué son rôle dans l’Histoire devient en pareil cas du clinquant, un hochet inutile et nuisible. Nous devons faire comprendre d’une façon claire et sans équivoque aux ouvriers et au peuple tout entier pourquoi nous voulons instaurer un gouvernement révolutionnaire provisoire, quelles sont précisément les transformations que nous réaliserons dès demain, en cas d’issue victorieuse de l’insurrection populaire qui a déjà commencé, si nous exerçons sur le pouvoir une influence décisive. Telles sont les questions qui doivent préoccuper les dirigeants politiques.
Le III° congrès du P.O.S.D.R. répond en toute clarté à ces questions; il donne le programme complet de ces transformations : le programme minimum de notre Parti. Tandis que le mot « commune » ne donne aucune réponse, et ne fait qu’encrasser les cerveaux d’un son lointain… ou d’un son creux. Plus la Commune de Paris de 1871 nous est chère, moins il nous est permis de l’invoquer tout court, sans examiner ses fautes et les conditions particulières dans lesquelles elle se trouva placée. Agir de la sorte serait suivre l’exemple absurde des blanquistes, raillés par Engels, et qui canonisaient (dans leur « manifeste » de 1874) la moindre action de la Commune. Que dira le conférent à l’ouvrier qui l’interrogera sur cette « Commune révolutionnaire », mentionnée dans la résolution ? Il ne pourra lui dire qu’une chose : c’est que l’histoire connaît sous ce nom un gouvernement ouvrier qui, à l’époque, ne savait ni ne pouvait distinguer entre les éléments des révolutions démocratique et socialiste, qui confondait les tâches de la lutte pour la république avec les tâches de la lutte pour le socialisme, qui ne sut pas résoudre le problème d’une offensive militaire énergique contre Versailles, qui commit la faute de ne pas s’emparer de la Banque de France, etc. En un mot, que vous invoquiez dans votre réponse la Commune de Paris ou toute autre commune, vous devrez répondre : Ce fut un gouvernement comme ne doit pas être le nôtre. Belle réponse, en vérité. Passer sous silence le programme pratique du Parti, donner hors de propos des leçons d’histoire dans une résolution, tout cela n’atteste t il pas la casuistique d’un exégète et l’impuissance du révolutionnaire ? Tout cela ne révèle t il pas précisément la faute que l’on a cherchée en vain à nous imputer, et qui consiste à confondre les révolutions démocratique et socialiste, entre lesquelles aucune « commune » n’a jamais su distinguer ?
L’élargissement de l’insurrection et la désorganisation du pouvoir sont présentés comme les fins « exclusives » du gouvernement provisoire (si fâcheusement appelé ici commune). Ce terme d’« exclusives » élimine, par définition, toutes les autres tâches; il est un rappel de la théorie absurde du « seulement pas en bas ». Ecarter de la sorte les autres tâches c’est encore une fois faire preuve de myopie et d’irréflexion. La « commune révolutionnaire », c’est-à-dire le pouvoir révolutionnaire, fût il installé dans une seule ville, devra nécessairement s’acquitter (ne serait ce que provisoirement, « partiellement, épisodiquement ») de toutes les tâches de l’Etat, et se cacher la tête sous l’aile, ici, serait le comble de la déraison. Ce pouvoir devra légaliser la journée de huit heures, instituer l’inspection ouvrière dans les fabriques, établir l’enseignement gratuit et général, introduire l’élection des magistrats, créer des comités paysans, etc.; en un mot, il y a une série de réformes qu’il devra réaliser de toute nécessité. Assimiler ces réformes à l’idée de « contribution à l’élargissement de l’insurrection », serait jouer sur les mots et augmenter sciemment la confusion, là où il faut une pleine clarté.
La partie finale la résolution néo-iskriste, si elle ne nous offre pas de nouvelles occasions de critiquer les principes de l’« économisme » ressuscité dans notre Parti, illustre, sous un aspect un peu différent, ce qui a été dit plus haut.
Voici cette partie :
« Dans un cas seulement la social démocratie devrait, de sa propre initiative, consacrer ses efforts à s’emparer du pouvoir et à le conserver le plus longtemps possible : ce serait au cas où la révolution aurait gagné les pays avancés de l’Europe occidentale, pays où les conditions nécessaires à la réalisation du socialisme sont arrivées à une certaine (?) maturité. Dans ce cas, le cadre historique limité de la révolution russe pourrait se trouver considérablement élargi, et il deviendrait possible d’entrer dans la voie des transformations socialistes.
C’est en fondant sa tactique sur le maintien de la social démocratie, durant toute la période révolutionnaire, dans la situation d’un parti d’extrême opposition révolutionnaire vis à vis de tous les gouvernements appelés à se succéder au cours de la révolution, que la social démocratie peut se préparer le mieux à utiliser le pouvoir, si ce dernier tombe (??) entre ses mains. »
L’idée maîtresse ici, c’est celle que Vpériod formula maintes fois en disant que nous ne devons pas craindre (comme le craint Martynov) la victoire complète de la social démocratie dans la révolution démocratique, c’est à dire la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie, car cette victoire nous permettra de soulever l’Europe; et le prolétariat socialiste européen, après avoir secoué le joug de la bourgeoisie, nous aidera, à son tour, à faire la révolution socialiste. Mais voyez combien cette idée est appauvrie dans le texte des néo-iskristes. Ne nous arrêtons pas aux détails, à cette idée absurde d’un pouvoir « tombant » entre les mains d’un parti conscient qui considère la prise du pouvoir comme une tactique mauvaise; à cette affirmation qu’en Europe les conditions nécessaires au socialisme ont atteint une certaine maturité, et non la maturité en général; ni à cette autre affirmation que le programme de notre Parti ignore les transformations socialistes et ne connaît que la révolution socialiste. Occupons nous de la différence essentielle, fondamentale, entre la pensée de Vpériod et celle de la résolution, Vpériod assignait au prolétariat révolutionnaire de Russie une tâche active : vaincre dans la lutte pour la démocratie et tirer parti de cette victoire pour porter la révolution en Europe. La résolution ne comprend pas ce rapport qui existe entre notre « victoire décisive » (pas au sens de la nouvelle Iskra) et la révolution en Europe. Aussi ne parle t elle ni des tâches du prolétariat, ni des perspectives de sa victoire, mais d’une possibilité d’ordre général : « au cas où la révolution aurait gagné… » Vpériod indiquait en termes clairs et précis et ces indications sont entrées dans la résolution du III° congrès du P.O.S.D.R. de quelle façon l’on peut et l’on doit justement « utiliser le pouvoir gouvernemental » dans l’intérêt du prolétariat, en tenant compte de ce qui est immédiatement réalisable dans la phase actuelle du développement social, et de ce qu’il faut réaliser d’abord, en qualité de prémisse démocratique de la lutte pour le socialisme. Là encore, la résolution de la conférence se traîne lamentablement à la remorque disant que « l’on peut se préparer à utiliser le pouvoir », mais sans savoir dire comment on le peut, comment se préparer et comment utiliser le pouvoir. Nous sommes sûrs, par exemple, que les néo-iskristes « peuvent se préparer à utiliser » la situation directrice à l’intérieur du Parti mais la vérité est que, jusqu’à présent, leur expérience de cette utilisation, leur préparation, ne promettent pas grand’chose en fait transformation de cette possibilité en réalité…
Vpériod a dit en termes précis en quoi consiste exactement la réelle « possibilité de conserver le pouvoir » : dans la dictature révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie, dans leur force massive conjuguée, capable de l’emporter sur toutes les forces de contre révolution, dans l’inévitable coïncidence de leurs intérêts quand il s’agit de transformations démocratiques. Sur ce point encore la résolution de la conférence ne donne rien de positif et ne fait qu’escamoter la question. La possibilité de garder le pouvoir en Russie ne doit elle pas être conditionnée par la composition des forces sociales dans le pays même, et par les facteurs de la révolution démocratique en cours ? La victoire du prolétariat en Europe (de l’extension de la révolution à l’Europe à la victoire du prolétariat il y a encore une certaine distance), ne provoquera t elle pas une lutte contre-révolutionnaire désespérée de la bourgeoisie russe ? La résolution des néo-iskristes ne dit rien de cette force contre-révolutionnaire, dont l’importance a été marquée dans la résolution du III° congrès du P.O.S.D.R. Si nous ne pouvions nous appuyer sur la paysannerie en même temps que sur le prolétariat, dans la lutte pour la République et la démocratie, le « maintien du pouvoir » serait une entreprise désespérée. Mais si elle ne l’est pas, si la « victoire décisive sur le tsarisme » nous ouvre cette possibilité, nous devons la signaler, nous devons inviter activement à en faire une réalité; nous devons donner des mots d’ordre pratiques non seulement pour le cas où la révolution s’étendrait à l’Europe, mais aussi pour étendre la révolution à l’Europe. L’argument du « cadre historique limité de la révolution russe » ne fait que dissimuler chez les suivistes de la social-démocratie une conception limitée des tâches de cette révolution démocratique et du rôle d’avant garde du prolétariat dans cette révolution !
Une des objections au mot d’ordre de « dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie » est que la dictature suppose l’« unité de volonté » (Iskra, n°95), alors qu’il ne saurait y avoir unité de volonté entre le prolétariat et la petite-bourgeoisie. Cette objection est sans valeur car elle repose sur une conception abstraite « métaphysique », de l’« unité de volonté ». La volonté peut être une sous tel rapport et ne pas l’être sous tel autre. Le défaut d’unité dans les questions du socialisme et dans la lutte pour le socialisme n’exclut pas l’unité de volonté dans les problèmes du démocratisme et dans la lutte pour la République. L’oublier serait oublier la différence logique et historique entre la révolution démocratique et la révolution socialiste. L’oublier, serait oublier le caractère populaire universel de la révolution démocratique : l’« universalité » de celle ci sous entend l’« unité de volonté », dans la mesure justement où la révolution démocratique répond aux besoins et aux exigences du peuple entier. Au delà des limites du démocratisme, il ne saurait plus être question d’unité de volonté entre le prolétariat et la bourgeoisie paysanne. La lutte de classes est inévitable entre eux, mais sur le terrain de la République démocratique, ce sera une lutte populaire, lutte la plus vaste et la plus profonde pour le socialisme. La dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie, comme tout ce qui existe au monde, a un passé et un avenir. Son passé, c’est l’autocratie, le servage, la monarchie, les privilèges. Dans la lutte contre ce passé, dans la guerre à la contre révolution, l’ « unité de volonté » du prolétariat et de la paysannerie est possible, parce qu’il y a unité d’intérêts.
Son avenir, c’est la lutte contre la propriété privée, c’est la lutte du salarié contre le patron, la lutte pour le socialisme. Ici l’unité, de volonté est impossible((Le développement du capitalisme, amplifié et accéléré par la liberté, ne manquera pas de mettre vite un terme à cette unité de volonté, d’autant plus promptement que la contre révolution et la réaction seront plus promptement écrasés.)). Nous ne sommes plus ici sur le chemin qui va de l’autocratie à la République, mais sur celui mène de la République démocratique petite bourgeoise au socialisme.
Il est certain que dans toute situation historique concrète s’entrecroisent les éléments appartenant au passé et à l’avenir; les deux chemins se confondent. Le travail salarié et sa lutte contre la propriété privée existent également sous l’autocratie; ils naissent même sous le servage. Mais cela ne nous empêche nullement de distinguer, au point de vue logique et historique, les grandes phases du développement. N’opposons nous pas tous la révolution bourgeoise à la révolution socialiste ? N’insistons nous pas tous, sans réserve, sur la nécessité de distinguer rigoureusement entre elles ? Or, peut on nier que des éléments partiels de l’une et de l’autre révolutions s’entrecroisent dans l’histoire ? L’Europe n’a t-elle pas connu, à l’époque des révolutions démocratiques, divers mouvements et essais socialistes ? Et la future révolution socialiste de l’Europe n’aura t elle pas encore beaucoup, beaucoup à faire dans le sens du démocratisme ?
Jamais, à aucun moment, le social démocrate ne doit oublier l’inévitable lutte de classe du prolétariat pour le socialisme contre la bourgeoisie et la petite bourgeoisie, si démocrates, si républicaines qu’elles puissent être. Cela est incontestable. De là la nécessité absolue d’un parti social démocrate distinct et indépendant, rigoureusement imprégné de l’esprit de classe. De là, le caractère provisoire de notre thèse « frapper ensemble » la bourgeoisie, l’obligation de surveiller de près « l’allié comme un ennemi », etc. Tout cela non plus ne saurait susciter le moindre doute. Mais il serait ridicule et réactionnaire de baser là dessus l’oubli, l’ignorance voulue ou le dédain des tâches urgentes par rapport au présent, fussent-elles passagères, momentanées. La lutte contre l’autocratie est pour les socialistes une tâche momentanée, passagère, mais vouloir ignorer cette tâche ou la dédaigner reviendrait à trahir le socialisme et à servir la réaction. La dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie n’est incontestablement pour les socialistes qu’une tâche passagère, momentanée; mais il serait simplement réactionnaire de vouloir cette tâche à l’époque de la révolution démocratique.
Les tâches politiques concrètes doivent être situées dans un milieu concret. Tout est relatif, tout passe, tout change. La social-démocratie allemande n’inscrit pas la République à son programme. La situation y est telle, que cette question ne saurait être séparée pratiquement de la question du socialisme (bien qu’Engels, en 1891, dans ses remarques sur le projet du programme d’Erfurt, ait mis en garde pour l’Allemagne également contre le danger de sous estimer le rôle de la République et de la lutte pour la République !). Dans la social démocratie russe, il n’a pas été même question d’éliminer du programme et de l’agitation la revendication de la République, car il ne saurait être question chez nous, de liaison indissoluble entre le problème de la République et celui du socialisme. Le social démocrate allemand de 1898, qui ne met pas au premier plan la question spéciale de la République, est un phénomène naturel, qui ne provoque ni blâme ni étonnement. Le social démocrate allemand qui, en 1848, eût laissé dans l’ombre la question de la République, eût été tout bonnement traître à la révolution. Il n’y a pas de vérité abstraite. La vérité est toujours concrète.
Un jour viendra où la lutte contre l’autocratie russe sera terminée et l’époque de la révolution démocratique révolue pour la Russie; dès lors il sera même ridicule de parler d’« unité de volonté » entre prolétariat et paysannerie, de dictature démocratique, etc. Nous penserons alors directement à la dictature socialiste du prolétariat, et nous en parlerons en détail. Mais aujourd’hui le parti de la classe d’avant garde ne peut pas ne pas agir avec la plus grande énergie en vue de la victoire décisive de la révolution démocratique sur le tsarisme. Et cette victoire décisive n’est autre chose que la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie.