La réorganisation du parti

La réorganisation du parti

Lénine

   « La réorganisation du parti », premier article de Lénine publié dans le journal Novaïa Jizn [la Vie nouvelle]. Écrit par Lénine après son retour d’émigration en Russie. L’article servit de base pour la résolution « La réorganisation du parti » adoptée à la conference de Tammerfors, en décembre 1905.

I

   Les conditions d’activité de notre parti se transforment radicalement : accession à la liberté de réunion, d’association et de la presse. Certes, ces droits sont précaires au plus haut point, et il serait insensé, sinon criminel, de compter sur les libertés actuelles. Une lutte implacable nous attend encore, et la préparation à cette lutte doit être placée au premier plan. L’appareil conspirateur du parti doit être gardé. Néanmoins, il est absolument indispensable d’utiliser à présent, de la façon la plus large, le champ d’action relativement plus vaste. Parallèlement à l’appareil conspirateur, il est absolument indispensa­ble de constituer sans cesse de nouvelles organisations du par­ti (et affiliées au parti), légales et semi-légales. Sans cette activité, il serait inconcevable d’adapter notre travail aux nouvelles conditions, d’être à même de résoudre de nouveaux problèmes…

   Afin de donner à l’organisation une nouvelle assise, un nouveau congrès du parti est nécessaire. Aux termes des statuts, il doit y en avoir une fois par an ; le prochain congrès doit se réunir en mai 1906 mais à présent il est indispensable de hâter sa convocation. Si nous ne profitons pas du moment, nous le laisserons échapper, dans ce sens que le besoin d’organisation, ressenti par les ouvriers avec une acuité extrême, prendra des formes dangereuses, monstrueuses, renforcera la position d’on ne sait quels « independants((Les Indépendants, « le Parti ouvrier social independant», type Zoubatov, fondé en automne 1905 à Pétersbourg sur l’ordre du gouvernement tsariste et avec le concours de l’Okhrana ; avait pour but de détourner les ouvriers de la lutte révolutionnaire ; cessa d’exister vers 1908.)) », etc. II faut se hâter de s’organiser d’une manière nouvelle, il faut soumettre de nouveaux procédés à la discussion générale, il faut définir hardiment et résolument la « ligne nouvelle ».

   L’appel au parti, publié dans ce numéro et signé par le Comité central de notre parti((Appel à toutes les organisations du parti et & tous les social-démocrates ouvriers intitulé « Pour la convocation du IVe Congrès du P.O.S.D.R. », fut publié dans le n° 9 du journal Novaïa Jizn du 10 (23) novembre 1905 (voir Le P.C.U.S. dans les résolutions et les décisions de ses congrès, conférences et sessions plénières du C.C., 7e ed. russe,1re partie, 1954, pp. 96-101).)), définit cette ligne nouvelle d’une manière parfaitement juste, selon ma profonde conviction. Nous autres, représentants de la social-démocratie révolutionnaire, partisans de la « majorité », nous avons dit bien des fois que la démocratisation du parti, réalisée jusqu’au bout, était impos­sible dans les conditions du travail conspirateur, que le « principe électif » dans cette situation était un vain mot. La vie à confirmé nos paroles. Dans la presse (voir la brochure signée « Un ouvrier », préfacée par Axelrod et la lettre d’« Un ouvrier parmi beaucoup d’autres » dans l’Iskra((Il s’agit de la nouvelle Iskra, de l’Iskra menchevique.)) ainsi que dans la bro­chure Les ouvriers sur la scission du parti) d’anciens partisans de la minorité ont noté déjà, à plusieurs reprises, qu’on ne reussissait pratiquement à réaliser aucune démocratisation sérieuse, aucune éligibilité effective. Mais la nécessité d’adopter le principe électif dans de nouvelles conditions, lors de l’accession à la liberté politique, nous autres, bolcheviks, nous l’avons toujours reconnue : les procès-verbaux du IIIe congrès du P.O.S.D.R. le prouvent d’une manière particulièrement probante, si tant est que la preuve soit nécessaire.

   Ainsi, la tâche est claire : garder en attendant l’appareil conspirateur et mettre sur pied un nouvel appareil, légal. Touchant le congrès, cette tâche (dont l’exécution concrète exige sans doute des capacités pratiques et la connaissance de toutes les conditions de lieu et de temps) implique : la convocation du IVe Congrès((Le IVe Congrès (Congrès d’unification) du P.O.S.D.R. se tint du 10 au 25 avril (23 avril-8 mai) 1906, à Stockholm.
Y participaient 112 délégués avec voix délibérative, qui représentaient 57 organisations locales du parti, et 22 délégués avec voix consultative. En outre, les partis social-démocrates nationaux : la social-démocratie de Pologne et de Lituanie, le Bund et le parti ou­vrier social-démocrate de Lettonie étaient représentés respectivement par trois délégués ; le parti ouvrier social-démocrate d’Ukraine, le parti ouvrier de Finlande, le parti ouvrier social-démocrate de Bulgarie, par un délégué chacun. Les principales questions à l’ordre du jour furent : la question agraire, la situation actuelle et les objectifs de classe du prolétariat, l’attitude à observer envers la Douma d’Etat, les questions d’organisation. Il y eut une lutte à outrance entre bolcheviks et mencheviks sur toutes les questions. Lénine fit au congrès des rapports et des discours sur la question agraire, la situation actuelle, la tactique à l’égard des élections à la Douma d’Etat, l’insurrection armée, etc.
La prédominance des mencheviks au congrès, bien qu’insignifiante, détermina le caractère des résolutions ; sur une série de questions le congrès prit des résolutions mencheviques (programme agrai­re, attitude envers la Douma d’Etat, etc.). Le congrès adopta la formule de Lénine sur le § 1 des Statuts relatif à l’adhésion au Parti. Il admit au sein du P.O.S.D.R. les organisations social-démocrates nationales de la Pologne et de la Lituanie, le parti ouvrier social-démocrate de Lettonie et décida en principe d’admettre le Bund au P.O.S.D.R.Le Comité central élu au congrès comprit trois bolcheviks et sept mencheviks. Les mencheviks entrèrent seuls à la rédaction de l’Organe Central.
Lénine donna une analyse des travaux du congrès dans la bro­chure Rapport sur le Congrès d’unification du P.O.S.D.R. (voir Œuvres, 4e éd. russe, t. 10, pp. 289-350).)) conformément aux statuts et, dans le même temps, commencer aussitôt, immédiatement, l’application du principe électif. Le C.C. décide : participeront au congrès les membres des comités officiellement, en tant que représentants des organisations de plein droit et réellement comme militants responsables du parti. Ils auront au congrès de droit voix délibérative. Les délégués élus, représentant tous les membres du parti et donc la masse des ouvriers adhérant au parti, le C.C. les à invités en vertu de son droit avec voix consultative. Le C.C. à déclaré ensuite qu’il proposerait aussitôt au congrès de changer cette voix consultative en voix délibérative. Les délégués mandatés des comités y consentiront-ils ?

   Le C.C. déclare que, à son avis, ils y consentiront certainement. Pour ma part, j’en suis profondément persuadé. On ne peut pas ne pas accepter une telle chose. On ne peut pas imaginer que la majorité des dirigeants du prolétariat social-démocrate ne l’acceptent pas. Nous avons la certitude que les voix des responsables du parti, soigneusement enregistrées par le journal Novaia Jizn((« Novaia Jizn » [La Vie Nouvelle], premier journal bolchevik légal ; parut quotidiennement à Pétersbourg du 27 octobre (9 novembre) au 3 (16) décembre 1905. Des son retour d’émigration à Pétersbourg, au début de novembre 1905, Lénine prit la direction du journal. La Novaïa Jizn était pratiquement l’organe central du P.O.S.D.R. Vorovski, Olminski, Lounatcharski y collaboraient régulièrement. M. Gorki y joua un rôle actif, tout en lui apportant une aide matérielle importante. Le tirage quotidien du journal atteignit 80 000 exemplaires.
La Novaia Jizn fit l’objet de nombreuses répressions. Sur 27 numéros du journal, 15 furent saisis et détruits. Après la parution du 27e numéro, la Novaïa Jizn fut interdite par le gouvernement. Le dernier numéro, le 28e, parut illégalement.)), prouveront très vite la justesse de notre opinion : même s’il faut lutter pour appliquer cette mesure (la transfor­mation de la voix consultative en voix délibérative), l’issue n’est pas douteuse.

   Examinez cette question sous un autre aspect, quant au fond, et non d’un point de vue formel. La réalisation du plan que nous proposons menace-t-elle la social-démocratie ?

   Il y aurait eu danger au cas où des gens qui ne sont pas so­cial-démocrates adhéreraient en masse au parti. Alors le parti se résorberait dans la masse, cesserait d’être le détachement avancé et conscient de la classe, se traînerait à la remorque. Ce serait sans nul doute une triste période. Et il est incontestable que ce danger aurait pu devenir extrêmement sérieux si nous étions enclins à la démagogie, si les fondements de l’esprit de parti (Programme, règles tactiques, expérience en matière d’organisation) n’existaient pas du tout, ou bien s’ils étaient faibles et incertains. Mais justement il n’y à pas de « si ». Tout est là. Parmi nous, les bolcheviks, il n’y à pas eu de penchant à la démagogie ; bien au contraire, nous avons toujours lutté ouvertement, avec fermeté et sans détours contre les moindres velléités de démagogie, exigé des adhérents une attitude consciente, insisté sur la portée considérable de la filiation dans le développement du parti, préconisé la discipline et l’éducation de tous les membres du parti dans une de ses organisations. Nous avons notre programme, fermement établi, reconnu officiellement par tous les social-démocrates, et qui n’a soulevé aucune critique quant au fond, en ce qui concerne ses principes majeurs (la criti­que de certains points et formulations est parfaitement légitime et nécessaire dans tout parti vivant). Nous avons des résolutions tactiques, élaborées méthodiquement et avec esprit de suite au IIe aussi bien qu’au IIIe congrès et grâce à la presse social-démocrate qui existe depuis de longues années. Nous avons aussi une certaine expérience en matière d’organisation et une orga­nisation effective qui à joue un rôle éducatif et qui à porté certainement des fruits qu’on n’aperçoit pas aussitôt mais qui ne pouvaient être niés que par des aveugles ou des gens aveuglés.

   Non, camarades, nous n’allons pas exagérer ce danger. La social-démocratie s’est fait un nom, une orientation, des cadres d’ouvriers social-démocrates. Et à l’heure actuelle, ou le prolétariat héroïque à démontré par des actes sa volonté de lutte et sa capacité de lutter d’une manière solidaire et intransigeante pour des objectifs dont il à pris nettement conscience, de lutter dans un esprit purement social-démocrate, — en un tel moment, il serait tout simplement ridicule de douter que les ouvriers membres de notre parti, ou qui le seront demain sur l’invitation du C.C., ne soient des social-démocrates dans 99 cas sur 100. Instinctivement, spontanément, la classe ouvrière est social-démocrate, et plus de dix années d’activité de la social-démocratie ont fait bien des choses pour convertir cette spontanéité en conscience. N’imaginez pas des horreurs, camarades ! N’oubliez pas que dans tout parti vivant et en voie de développement, il y aura toujours des éléments d’instabilité, des flottements, des hésitations. Mais ces éléments se prêtent et se prêteront à l’action du noyau cohérent et inébranlable des social-démocrates.

   Notre parti s’est attardé dans la clandestinité, Ces dernières années, il y étouffait, comme l’a bien dit un délégué au IIIe Con­grès. La clandestinité s’effondre. En avant donc, et plus hardiment, emparez-vous des nouvelles armes, distribuez-les aux hommes nouveaux, élargissez vos bases d’appui, appelez tous les ouvriers social-démocrates, enrôlez-les dans les rangs des organisations du parti par centaines et par milliers. Que leurs délégués animent nos organismes centraux, que ces derniers s’exaltent, par leur intermédiaire, au souffle frais de la jeune Russie révolutionnaire. Jusqu’à présent, la révolution justifiait et à justifié tous les principes théoriques fondamentaux du marxisme, tous les mots d’ordre majeurs de la social-démocratie. Et la révolution à justifié également notre travail, le travail de la social-démocratie, à justifié notre espoir et notre foi dans l’esprit véritablement révolutionnaire du prolétariat. Rejetons donc toute mesquinerie dans la réforme indispensable du parti : engageons-nous d’emblée dans la voie nouvelle. Cela ne nous privera pas de l’ancien appareil conspirateur (il est certain que les ouvriers social-démocrates l’ont reconnu et approuvé : cela est démontré par la vie et la marche de la révolution d’une manière cent fois plus saisissante que ne pouvaient le faire les décisions et les résolutions). Cela nous donnera aussi de nou­velles et jeunes forces, issues du sein de l’unique classe vraiment révolutionnaire, et révolutionnaire jusqu’au bout, qui à conquis pour la Russie la moitié de la liberté, qui gagnera pour elle la liberté totale, qui la conduira à travers la liberté au socialisme !

II

   La résolution du C.C. de notre parti, relative à la convoca­tion du IVe congrès du P.O.S.D.R., publiée dans le n° 9 de Novaïa Jizn, marque une étape décisive vers l’application sans réserve du principe démocratique dans l’organisation du parti. L’élection des délégués au congrès (qui se présentent au début avec voix consultative mais qui reçoivent ensuite, sans aucun doute, voix délibérative) doit être effectuée en un mois. Il appartient donc à toutes les organisations du parti de commencer le plus tôt possible l’examen des candidatures et des tâches du congrès. On doit absolument tenir compte de la possibilité de nouvelles tentatives de l’autocratie agonisante de retirer les libertés promises, de s’en prendre aux ouvriers révolutionnaires, notamment à leurs chefs. C’est pourquoi il ne conviendrait pas (excepté, peut-être, dans quelques cas particuliers) de publier les vrais noms des délégués. Il n’y à pas encore lieu de renoncer aux pseudonymes auxquels l’époque de l’esclavage politique nous à habitués, tant que les Cent-Noirs demeurent au pouvoir. Il ne serait pas mauvais aussi d’élire des délégués suppléants comme, par le passé, « en cas d’échec ». Mais nous ne nous arrêterons pas sur toutes ces mesures de sécurité car les camarades qui connaissent les conditions locales du travail viendront à bout facilement de toutes les difficultés pouvant surgir sur ce terrain. Les camarades qui possèdent une riche expérience d’activité révolutionnaire sous l’autocratie doivent aider par leurs conseils tous ceux qui commencent leur travail de social-démocrates dans les nouvelles conditions de « libertés » (en attendant, libertés entre guillemets). Ceci étant, il va de soi que les membres de nos comités sont tenus de faire preuve d’un grand tact : désormais, les anciennes prérogatives formelles perdent nécessairement leur signification, et il est indispensable de recommencer bien souvent « du commencement », de démontrer aux larges couches des nouveaux camarades du parti toute l’importance de la haute tenue du programme, de la tactique et de l’organisation social-démocrates. On ne saurait oublier que jusqu’à présent nous avions affaire trop souvent uniquement à des révolutionnaires issus d’une couche sociale déterminée, alors que maintenant nous aurons affaire à des représentants typiques de la masse : ce changement réclame un changement des méthodes de propagande et d’agitation (nécessité d’être plus accessible, capacité d’aborder la question, d’expliquer les vérités fondamentales du socialisme de la manière la plus sim­ple, la plus frappante et vraiment convaincante) et aussi d’organisation.

   Dans cette note, j’aurais voulu m’arrêter sur un aspect des nouvelles taches d’organisation. La résolution du C.C. invite au congrès les délégués de toutes les organisations du parti, et appelle tous les ouvriers social-démocrates à adhérer à ces or­ganisations. Pour que ce bon souhait se réalise pratiquement, il ne suffit pas d’« inviter » simplement les ouvriers, il ne suffit pas d’augmenter simplement le nombre d’organisations de type ancien. Non. à cet effet, il est indispensable que de nouvelles formes d’organisation soient élaborées en commun par tous les camarades, d’une manière indépendante et dans un esprit créateur. En cette matière, on ne saurait indiquer aucune règle déterminée d’avance, car tout cela est nouveau ; là la connaissance des conditions locales doit être mise à profit, et ce qu’il faut surtout c’est l’initiative de tous les membres du parti. La nouvelle forme d’organisation, ou plus exactement la nouvelle forme de la cellule fondamentale du parti ouvrier, doit être, sans conteste, plus large par rapport aux anciens cercles. En outre, la nouvelle cellule doit être, sans doute, une organisa­tion d’une structure moins rigide, plus « libre », plus « lose ». Si la liberté d’association est complète et si les droits civiques de la population sont pleinement assurés, nous devrions, de toute évidence, fonder partout des unions social-démocrates (non seulement professionnelles mais politiques, de parti). Dans les conditions actuelles, il faut s’efforcer de se rapprocher de ce but, par tous les chemins, par tous les moyens qui seront en notre pouvoir.

   On doit éveiller sans délai l’initiative de tous les militants responsables et de tous les ouvriers qui sympathisent avec la social-démocratie. Partout, on doit organiser incontinent des exposés, des causeries, des meetings, pour annoncer le IVe Con­gres du P.O.S.D.R., exposer les tâches de ce congrès sous la forme la plus populaire et la plus accessible, indiquer la nouvelle forme d’organisation du congrès, appeler tous les social-démocrates à participer à la mise sur pied, suivant des principes nouveaux, d’un parti social-démocrate véritablement prolétarien. Un tel travail fournira une foule d’indications prati­ques, révélera en deux ou trois semaines (si l’on s’y prend énergiquement) de nouvelles forces social-démocrates parmi les ouvriers, stimulera dans des couches infiniment plus larges l’intérêt envers le parti social-démocrate que nous avons décidé à présent de réorganiser en commun avec tous les camarades ouvriers. La question de la mise en place des unions, des orga­nisations, des groupes du parti sera posée immédiatement à toutes les réunions. Chaque union, organisation, groupe lira aussitôt son bureau ou direction ou commission administrati­ve, bref, une institution centrale et permanente pour diriger les affaires de l’organisation, entrer en relations avec les organismes locaux du parti, recevoir et diffuser les publications du parti, collecter les cotisations destinées aux activités du parti, organiser des réunions, des conférences, des exposés, enfin pour préparer les élections du délégué au congrès du parti. II va de soi que les comités du parti auront soin d’aider chacune de ces organisations, de leur fournir une documentation pour faire connaître le P.O.S.D.R., son histoire et ses grandes taches actuelles.

   Ensuite, il est temps de penser également à créer pour ainsi dire des points d’appui locaux d’ordre économique, des organi­sations ouvrières social-démocrates sous la forme de cantines, cafés, brasseries, bibliothèques, salles de lecture, tirs((Je ne connais pas le terme russe correspondant, j’appelle « tir » un endroit ou l’on s’exerce à tirer, un endroit qui dispose de différentes armes, où toute personne qui le désire, peut, pour un prix modique, tirer à la cible au moyen de revolvers ou de fusils. La liberté de réunion et d’association est proclamée en Russie. Les citoyens ont le droit de se réunir aussi pour apprendre à tirer ; il ne peut y avoir là de danger pour qui que ce soit. Dans n’importe quelle grande ville européenne, il y a des tirs publics dans les sous-sols, parfois dans la banlieue, etc. Or, il n’est pas du tout inutile que les ouvriers apprennent à tirer, apprennent à se servir des armes. Sans doute, nous ne pourrons nous y prendre sérieusement et en grand que le jour ou la liberté d’association sera assurée et que l’on pourra déférer en justice les gredins policiers qui oseraient fermer de tels établissements.)), etc., etc., entretenus au frais des membres du parti. On ne saurait oublier que les ouvriers social-démocrates seront persécutés non seulement par la police « autocratique » mais aussi par les patrons « autocratiques » qui renverront les agitateurs, et c’est pourquoi l’établissement d’une base, aussi indépendante que possible de l’arbitraire des fabricants, est une chose extrêmement importante.

   D’une façon générale, nous autres social-démocrates, nous devons profiter au maximum de l’extension actuelle de la liberté d’action ; plus cette liberté sera assurée, et plus énergiquement nous lancerons notre mot d’ordre : « Aller au peuple ! » Aujourd’hui, l’initiative des ouvriers eux-mêmes se manifestera sur une échelle dont nous ne pouvions même pas rêver, nous, ex-militants de la clandestinité et des petits cercles. Aujourd’hui, l’action des idées du socialisme sur les masses prolétariennes se poursuit et se poursuivra par des chemins dont souvent nous ne pourrons absolument pas suivre la trace. Compte tenu de ces conditions, il faudra songer à une répartition plus juste des cadres d’intellectuels social-démocrates((Au IIIe congrès du parti, j’ai exprimé le souhait qu’il y ait dans les comités du parti environ 8 ouvriers pour 2 intellectuels. (Œuvres, 4e ed. russe, tome 8, p. 376. N. R.) Combien ce voeu est périmé !
A présent, on doit souhaiter qu’il y ait dans les nouvelles organisa­tions du parti quelques centaines d’ouvriers social-démocrates pour un intellectuel.)), afin qu’ils ne perdent pas leur temps là où le mouvement est déjà mis en branle et se passe de leurs services — si l’on peut s’exprimer ainsi — afin qu’ils militent « dans les couches inférieures » où le travail est plus difficile, les conditions plus pénibles, ou le besoin de militants expérimentés et compétents est plus fort, où les sour­ces de lumière sont plus rares, où la vie politique est moins ac­tive. Nous devons aller maintenant « au peuple » en cas d’élections auxquelles participera toute la population, même dans les coins les plus reculés, aussi bien (ceci est encore plus impor­tant) qu’en cas de lutte ouverte, afin de paralyser l’esprit réactionnaire de la province vendéenne((La Vendée, département de la France ou, à l’époque de la Révolution bourgeoise de la fin du XVIIIe siècle, éclata l’insurrection de la paysannerie réactionnaire arriérée centre la Convention révolutionnaire. L’insurrection se poursuivit sous des mots d’ordre religieux, fut dirigée par le clergé et les seigneurs terriens contre-révolutionnaires. )), afin d’assurer la diffusion dans tout le pays, dans toutes les masses prolétariennes, des mots d’ordre qui seront lances par les grands centres.

   Sans doute, toute exagération est nuisible ; pour une organisation parfaitement solide et « exemplaire », autant que possible, il nous faudra souvent, aujourd’hui encore, concentrer les meilleurs cadres dans tel ou tel centre important. L’expérience montrera quelles proportions il convient d’observer à cet égard. Nous devons maintenant, au lieu d’imaginer des normes pour fonder l’organisation sur des principes nouveaux, déployer plutôt l’activité la plus large et la plus audacieuse en vue de dres­ser et de consacrer le bilan de l’expérience du parti au IVe Con­grès.

III

   Dans le premier et dans le deuxième article, nous nous sommes arrêtés sur la portée générale du principe électif au sein du parti et sur la nécessité de nouvelles cellules et formes d’organisation. A présent, examinons encore une question extrêmement pressante, celle de l’unification du parti.

   Chacun sait que l’immense majorité des ouvriers social-démocrates est profondément mécontente de la scission du parti et exige l’unification. Chacun sait que la scission a provoqué une certaine froideur des ouvriers social-démocrates (ou prêts à le devenir) envers le parti social-démocrate.

   Les ouvriers ont presque perdu l’espoir que les « sommets » du parti s’unifient eux-mêmes. La nécessité de l’unification à été reconnue officiellement par le IIIe congrès du P.O.S.D.R. aussi bien que par la conférence des mencheviks en mai dernier. Six mois se sont écoulés depuis, mais l’unification n’a presque pas fait de progrès. Il n’est pas étonnant que les ouvriers aient com­mence à s’impatienter. Il n’est pas étonnant qu’« Un ouvrier parmi beaucoup d’autres » qui a écrit sur l’unification dans I’Iskra et dans la brochure éditée par « la majorité » (Les ou­vriers sur la scission du parti, Editions du C.C., Genève 1905) ait menacé enfin les intellectuels social-démocrates d’« un coup de poing d’en bas ». A certains social-démocrates (mencheviks) cette menace avait déplu ; à ce moment d’autres (bolcheviks) l’ont trouvée légitime et parfaitement juste pour l’essentiel.

   J’ai l’impression que l’heure a sonné où les ouvriers social-démocrates conscients peuvent et doivent réaliser leur intention (je ne dis pas « menace » car ce mot fait penser à des accusa­tions, à la démagogie ; or, nous devons éviter de toutes nos forces l’un et l’autre). En effet, l’heure a sonné, ou du moins va sonner, ou l’on peut appliquer le principe électif dans l’organi­sation du parti, en fait et non en paroles, non pas comme une phrase jolie, mais creuse, mais comme un principe vraiment nouveau qui vraiment renouvelle, élargit et renforce les liens du parti. La « majorité » représentée par le C.C., a appelé expressément à adopter et appliquer le principe électif dans l’immédiat. La minorité suit le même chemin. Or, les ouvriers social-démocrates constituent la majorité écrasante, gigantesque, dans toutes les organisations, institutions, réunions, meetings, etc., social-démocrates.

   Donc, il est possible à présent non seulement de persuader qu’il faut s’unir, non seulement d’obtenir des promesses d’unification, mais d’unifier pratiquement par une simple décision de la majorité des ouvriers organisés dans les deux fractions. Il n’y aura la aucune « contrainte » puisqu’en principe la nécessité de l’unité est reconnue de tous, et les ouvriers n’auront qu’a trancher pratiquement ce qui est tranché en principe.

   Le rapport entre la fonction intellectuelle et la fonction prolétarienne (ouvrière) dans le mouvement ouvrier social-démocrate pourrait être exprimé peut-être, d’une façon assez précise, par une formule générale : les intellectuels résolvent bien les problèmes « en principe », dessinent bien un schéma, raisonnent bien sur la nécessité de faire… alors que les ouvriers le font, transforment la théorie grise en une réalité vivante.

   Je ne verserai pas le moins du monde dans la démagogie, je ne minimiserai pas le moins du monde le rôle de l’élément conscient dans le mouvement ouvrier, je ne réduirai en rien la portée gigantesque de la théorie marxiste, des principes marxistes, si je dis à présent : au congrès aussi bien qu’à la conférence, nous avons élaboré la « théorie grise » de l’unification du parti ; camarades ouvriers ! aidez-nous à transformer cette théorie grise en une réalité vivante ! Allez en masse dans les organisations du parti. Faites de notre IVe congrès et de la deuxième conférence menchevique le congrès grandiose et imposant des ou­vriers social-démocrates. En commun avec nous, occupez-vous pratiquement de la question de la fusion ; qu’en cette matière, il y ait, à titre d’exception (c’est une exception qui, inversement, confirme la règle !), un dixième de théorie et neuf dixièmes de pratique. De vrai, un tel souhait est légitime ; cela est indispen­sable sur le plan historique comme cela est compréhensible sur le plan psychologique. Nous avons tellement « théorisé » (parfois dans le vide, inutile de le dissimuler) dans l’ambiance de l’émigration que, ma foi, il n’est pas mauvais à présent de « forcer la note dans l’autre sens », un peu, rien qu’un peu, un tantinet, et de faire progresser un peu plus la pratique. En ce qui concerne l’unification qui, étant donné les causes de la scission, nous a fait lâcher des flots d’encre, un tas de paperasses, en cette matière une telle démarche convient absolument. Notamment, nous autres émigrés, nous avons la nostalgie de l’action pratique. Au surplus, nous avons déjà rédigé un bon programme et fort complet de toute la révolution démocratique. Unissons-nous donc pour la cause de cette révolution !

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