Le développement du capitalisme en Russie
Lénine
Chapitre I : LES ERREURS THÉORIQUES DES ÉCONOMISTES POPULISTES
V. Les thèses de A. Smith sur la production et la circulation, de tout le produit social dans la société capitaliste et la critique de ces thèses par Marx
Pour nous orienter dans la théorie de la réalisation, il nous faut remonter à Adam Smith, qui a posé les fondements d’une théorie erronée sur ce problème, théorie qui a régné sans partage dans l’économie politique avant Marx. A. Smith divisait le prix de la marchandise en deux parties seulement : le capital variable (le salaire, selon sa terminologie) et la plus-value (il ne mettait pas ensemble le « profit » et la « rente », si bien qu’au total il comptait en fait trois parties)((Adam Smith. An Inquiry into the nature and causes of the wealth of nations, 4e édition, 1801, vol. 1, p. 75. Livre I : « Des causes qui ont accru la force productive du travail et de l’ordre naturel, suivant lequel les produits du travail se répartissent entre les différentes catégories du peuple », chap. 6 : « Des parties constituantes du prix des marchandises ». Trad. russe de Bibikov (St.-Pb. 1866), t. I. p. 171.)). Il divisait de la même façon l’ensemble des marchandises, tout le produit annuel de la société, qu’il considérait directement comme le « revenu » des deux classes de cette société, à savoir les ouvriers et les capitalistes (employeurs et propriétaires terriens chez Smith ((L.c., I, p. 78. Trad. russe, I, p. 174.))).
Sur quoi donc se fonde-t-il en omettant la troisième partie constituante de la valeur, le capital constant ? Adam Smith en effet a certainement vu cette partie, il ne pouvait faire autrement. Mais il a admis qu’elle aussi se réduisait au salaire et à la plus-value. Voici quel est son raisonnement : « Dans le prix du blé, par exemple, la première partie paie la rente du propriétaire terrien; la seconde paie les salaires ou l’entretien de l’ouvrier, ainsi que des bêtes de trait employées à produire ce blé; la troisième, paie le profit du fermier. Apparemment, c’est de ces trois parties que se compose, directement ou en dernière analyse, le prix total du blé. On pourrait peut-être penser qu’une quatrième partie est nécessaire pour compenser le capital du fermier ou l’usure de ses bêtes de travail et de ses autres instruments agricoles. Mais il ne faut pas oublier que dans une exploitation le prix de chacun des instruments, celui d’un cheval de trait par exemple, est lui-même formé de ces trois parties » (à savoir : rente, profit et salaire). « Le prix du grain peut donc remplacer et le prix et les frais d’entretien du cheval : dans sa totalité, il ne s’en décompose pas moins toujours, immédiatement ou en dernière analyse, en ces mêmes trois éléments : rente foncière, travail et profits(( L.c., v I., pp. 75-76, Trad. russe, I. p. 171.)). Marx qualifie cette théorie de Smith d’ «effarante »((K. Marx, le Capital, livre II, tome II, Editions Sociales, Paris, 1960, p. 28. )). « Sa preuve, écrit-il, n’est rien d’autre que la répétition pure et simple d’une seule et même affirmation » (II, p. 366). En fait, il « nous renvoie de Ponce à Pilate » (I. B., 2. Aufl., p. 612)((K. Marx, le Capital, livre I, tome III. Editions Sociales, Paris, 1962, p. 30.)). Quand il dit que le prix des instruments se compose lui aussi de ces trois parties. Smith oublie de compter le prix des moyens de production qui sont utilisés pour fabriquer ces instruments. Son erreur, qui consiste à éliminer du prix du produit la partie constante du capital, s’explique par l’idée fausse qu’il se fait (de même que les économistes qui l’ont suivi) de l’accumulation dans l’économie capitaliste, c’est-à-dire de l’élargissement de la production, de la transformation de la plus-value en capital. Là encore, A. Smith omettait le capital constant : il pensait que la partie de la plus-value qui est accumulée, transformée en capital, était consommée entièrement par les ouvriers-producteurs, c’est-à-dire qu’elle était entièrement consacrée aux salaires alors qu’en réalité, elle est consacrée au capital constant (instruments de production, matières premières et auxiliaires), et aux salaires. Dans le livre ter du Capital (VII° section, « Le procès d’accumulation », chap. 22 : « La transformation de la plus-value en capital », paragraphe 2. « Fausse interprétation de la reproduction élargie chez les théoriciens de l’économie politique » ) où il critique cette conception de Smith (qui était également celle de Ricardo, de Mill, etc.) Marx fait cette remarque : dans le livre II, écrit-il, « il sera démontré que le dogme de A. Smith qu’il a légué à tous ses successeurs, a empêché l’économie politique de saisir le mécanisme même le plus élémentaire du procès de reproduction sociale » (I, 612). Si A. Smith est tombé dans cette erreur, c’est parce qu’il a confondu la valeur du produit avec la valeur nouvellement créée : cette dernière se décompose effectivement en capital variable et en plus-value. Mais la valeur du produit, elle, comprend en plus le capital constant. Cette erreur a déjà été dénoncée dans l’analyse de la valeur faite par Marx, qui a établi une distinction entre le travail abstrait créant la nouvelle valeur, et le travail concret, utile, qui reproduit sous la nouvelle forme d’un produit utile, la valeur préexistante(( K. Marx, le Capital, livre I, tome I, Editions Sociales, Paris, 1959, pp. 199-201.)).
Ce qu’il faut expliquer avant tout, quand on veut résoudre le problème du revenu national dans la société capitaliste, c’est le processus de la reproduction et de la circulation de tout le capital social. Il est très intéressant de noter que lorsqu’il s’est occupé du problème du revenu national, A. Smith n’a pu maintenir sa théorie erronée qui exclut le capital constant du produit total du pays. Il écrit en effet : « Ce qui constitue le revenu brut (gross revenue) de tous les habitants d’un grand pays, c’est la masse totale du produit annuel de leur terre et de leur travail; ce qui constitue leur revenu net (neat revenue) c’est ce qui leur reste, déduction faite des frais d’entretien d’abord de leur capital fixe, en second lieu de leur capital circulant; c’est-à-dire que le revenu net est constitué de ce qu’ils peuvent convertir en stock, en vue de la consommation directe, ou dépenser pour les moyens de subsistance, les commodités ou les amusements sans toucher à leur capital » (A. Smith, livre II : De la nature, de l’accumulation et de l’emploi des stocks, chap. II, vol. II, p. 18, trad. russe, 11, p. 21). Nous voyons donc que A. Smith inclut le capital dans le revenu brut de la société et qu’il le distingue des objets de consommation (= revenu net) alors qu’il l’excluait du produit total du pays et qu’il affirmait que le capital se décomposait en salaire, profit et rente, c’est-à-dire en revenus (nets). C’est à cette contradiction que Marx prend Smith en défaut : comment le capital peut-il être dans le revenu, si le capital n’a pas été dans le produit ? (Cf. Das Kapital, II, p. 355)(( K. Marx, le Capital, livre II, tome II, Editions Sociales. Paris, 1960, p. 19.)). Sans s’en rendre compte, A. Smith est donc en train d’admettre que la valeur du produit total est composée non seulement du capital variable et de la plus-value, mais aussi du capital constant (soit trois parties). Dans la suite de son raisonnement, il se heurte à une autre catégorie qui a une énorme importance dans la théorie de la réalisation. « Il est évident, écrit-il, que toutes les dépenses qui sont consacrées à l’entretien du capital fixe doivent être éliminées du revenu net de la société. Les matières nécessaires pour maintenir en bon état les machines, les instruments industriels, les bâtiments d’exploitation, etc., pas plus que le produit du travail nécessaire pour donner à ces matières une forme convenable, ne peuvent jamais faire partie du revenu net. Il est vrai que le prix de ce travail, lui, peut faire partie du revenu net, puisque les ouvriers qui l’effectuent peuvent placer la valeur totale de leur salaire dans le fonds de consommation direct. » Mais, dans les autres formes de travail, « ce n’est pas seulement le prix, c’est également le produit qui prend place dans le fonds de consommation directe : le prix du travail entre dans le fonds des ouvriers et le produit dans le fonds des autres personnes » (Adam Smith, ibid.) On voit que A. Smith sentait jusqu’à un certain point qu’il était nécessaire de distinguer deux types de travail : le travail qui fournit les objets de consommation pouvant entrer dans le revenu net et le travail qui fournit « les machines, les instruments industriels, les bâtiments d’exploitation, etc. », c’est-à-dire des objets qui ne peuvent en aucun cas s’intégrer à la consommation individuelle. De là à admettre que si on veut expliquer la réalisation, il faut absolument distinguer deux formes de consommation : la consommation individuelle et la consommation productive (destinée à la production), il n’y a qu’un pas. C’est parce qu’il a corrigé les deux erreurs de Smith (l’exclusion du capital constant de la valeur du produit et la fusion entre la consommation individuelle et la consommation productive) que Marx a pu mettre sur pied sa remarquable théorie de réalisation du produit social dans la société capitaliste.
Par contre, les autres économistes qui se placent entre Smith et Marx ont tous repris à leur compte l’erreur de Smith((Ricardo par exemple, affirmait : « Le produit total du sol et du travail de chaque pays se décompose en trois parties : L’une est consacrée au salaire, l’autre au profit et la troisième à la rente. (Œuvres, traduction russe de Siber, St.-Pb., 1882, p. 221.))). De ce fait, ils n’ont pu progresser d’un seul pas. Nous reparlerons par la suite de la confusion qui règne dans les théories du revenu. C’est ainsi que dans le débat qui s’était institué entre Ricardo, Say, Mill, etc., d’une part, et Malthus, Sismondi, Chalmers, Kirchmann, etc., de l’autre, sur la possibilité d’une surproduction générale des marchandises, les deux camps sont restés sur le terrain de la théorie erronée de Smith. Comme le fait justement remarquer M. Boulgakov, « ce débat ne pouvait aboutir qu’à une logomachie vide et scolastique, puisque a base sur laquelle il s’était engagé était fausse et le problème lui-même était mal formulé ». (L.c., p. 21. Voir l’exposé de cette logomachie chez Tougan-Baranovski : Les crises industrielles, etc., St.-Pétersbourg, 189, pp. 377-404).