Le développement du capitalisme en Russie
Lénine
Chapitre II : LA DÉCOMPOSITION DE LA PAYSANNERIE
VI. LA STATISTIQUE DES ZEMSTVOS POUR LA PROVINCE DE VORONEJE
Les recueils concernant la province de Voronèje se distinguent par l’abondance des renseignements et des classifications qu’ils fournissent. En plus de la classification habituelle d’après le lot de terre communautaire, ils nous donnent pour certains districts des classifications d’après les bêtes de trait, le nombre de bras (la force de travail dont disposent les familles) d’après les métiers auxiliaires (les foyers qui n’en exercent pas sont classés à part et, parmi ceux qui en exercent, on distingue: a) les activités agricoles, b) les activités mixtes, et c) les activités industrielles et commerciales) ; d’après les ouvriers agricoles (on distingue les exploitations qui fournissent de la main-d’oeuvre salariée, celles qui n’en fournissent ni n’en emploient et celles qui en emploient).
Cette dernière classification est établie pour la majorité des districts et, à première vue, on pourrait croire qu’elle favorise énormément l’étude de la décomposition de la paysannerie. Mais il n’en est rien: en effet, le groupe qui fournit les ouvriers agricoles est loin d’englober tout le prolétariat rural, car il ne comprend pas les exploitations d’où proviennent les journaliers, les manœuvres, les ouvriers d’usine, les ouvriers du bâtiment, les terrassiers, les domestiques, etc. Les ouvriers agricoles ne constituent qu’une partie des ouvriers salariés fournis par la «paysannerie». Le groupe des exploitations qui emploie des ouvriers agricoles est lui aussi très incomplet, puisqu’il ne comprend pas les exploitations embauchant des journaliers. Quant au groupe neutre (celui des exploitations qui ne fournissent pas de main-d’œuvre et n’en emploient pas), il rassemble dans chaque district des dizaines de milliers de familles. Dans ce groupe on trouve pêle-mêle des milliers de foyers qui n’ont pas de cheval, et des milliers d’autres qui en ont plusieurs, des paysans qui mettent de la terre en location et d’autres qui en louent, des cultivateurs et des gens qui ne le sont pas, des milliers d’ouvriers salariés et une minorité d’employeurs, etc. C’est ainsi, par exemple, que les «moyennes» globales pour tout le groupe neutre sont obtenues en additionnant des foyers dépourvus de terre ou qui en possèdent chacun de 3 à 4 déciatines (terre communautaire ou achetée) et des foyers ayant plus de 25, 50 déciatines de terre communautaire auxquelles viennent s’ajouter des dizaines et des centaines de déciatines achetées en toute propriété Recueil sur le district de Bobrov, p. 336, col. n° 148; sur le district de Novokhopersk, p. 222), en additionnant des foyers ayant de 0,8 à 2,7 têtes de bétail et d’autres qui en ont de 12 à 21 (ibid.). Il va de soi que de telles «moyennes» ne peuvent donner une idée de la décomposition de la paysannerie; force nous est donc de prendre la classification d’après les bêtes de trait, qui est celle qui se rapproche le plus de la classification d’après l’étendue de l’exploitation agricole. Nous disposons de quatre recueils fournissant cette classification (pour les districts de Zemliansk, de Zadonsk, de Nijnédévitsk et de Korotoïak) ; nous prendrons le district de Zadonsk car les autres recueils ne nous donnent aucun renseignement à part sur la terre achetée et mise en location dans les groupes. Nous donnons ci-après des chiffres récapitulatifs concernant ces 4 districts, et le lecteur pourra voir que les conclusions qui en découlent sont les mêmes. Voici donc les données d’ensemble concernant les groupes du district de Zadonsk (15 704 foyers, 106 288 individus des deux sexes; 135 656 déciatines de terre communautaire, 2 882 déciatines de terre achetée, 24 046 déciatines de terre affermée et 6 482 déciatines de terre donnée à bail).
Les rapports entre les groupes sont donc les mêmes que dans les provinces et districts précédents (concentration de la terre achetée et affermée, passage des lots concédés des paysans pauvres aux paysans aisés qui les prennent à bail, etc.), mais ici le rôle de la paysannerie aisée est beaucoup moins important. L’exploitation agricole des paysans est si réduite qu’on se demande même si la paysannerie de ce district ne doit pas être classée parmi la population «exerçant des métiers d’appoint» plutôt que parmi les agriculteurs. Voici les chiffres qui portent sur ces «métiers» et, tout d’abord, sur la façon dont ils sont répartis entre les groupes.
La façon dont sont répartis les instruments perfectionnés et les deux types opposés de « métiers auxiliaires » (à savoir, d’une part, la vente de la force de travail et, d’autre part, les entreprises industrielles et commerciales) est donc la même que dans les données que nous avons examinées précédemment. Dans ce district, il y a une proportion considérable d’exploitations exerçant des «métiers auxiliaires»; les exploitations qui achètent du blé sont plus nombreuses que celles qui en vendent; le revenu en argent provenant des «métiers auxiliaires» est supérieur au revenu fourni par l’agriculture((Dans le groupe supérieur de la paysannerie (groupe peu important), la situation est inverse: les ventes de blé sont supérieures aux achats, le revenu en argent provient essentiellement de la terre, il y a une proportion considérable de cultivateurs qui emploient des ouvriers, utilisent des instruments perfectionnés et qui exploitent des entreprises industrielles et commerciales. Quoiqu’elle soit peu nombreuse dans ce district, la bourgeoisie paysanne réunit toutes les caractéristiques typiques que nous avons déjà relevées et qui se manifestent par le développement d’une agriculture commerciale et capitaliste.)). Tout cela nous autorise à classer ce district parmi ceux dont la population exerce des «métiers auxiliaires», plutôt que parmi les districts agricoles. Voyons cependant quels sont ces métiers. Le Recueil de renseignements estimatifs sur la propriété foncière des paysans dans les districts de Zemliansk, Zadonsk, Korotoïak, Nijnédévitsk (Voronèje, 1889) énumère tous les métiers auxiliaires exercés par les paysans sur place ou hors de leur commune (en tout 222 métiers) en indiquant leur répartition par groupes d’après le lot concédé et les salaires de chaque profession. Cette énumération montre que l’énorme majorité des « métiers» exercés par les paysans consiste dans le travail salarié. Sur les 24 134 personnes exerçant des «métiers auxiliaires» dans le district de Zadonsk, on compte 14 135 ouvriers agricoles, voituriers, bergers et manoeuvres, 1 813 ouvriers du bâtiment, 298 ouvriers d’entreprises municipales ou d’usines, etc. 446 domestiques, 301 mendiants, etc. En d’autres termes, l’immense majorité des personnes exerçant des «métiers auxiliaires» est constituée par le prolétariat rural, par des ouvriers salariés possédant un lot, et vendant leur force de travail aux entrepreneurs ruraux et industriels((Pour compléter ce que nous avons dit sur le concept de «métiers auxiliaires» dans la statistique des zemstvos, citons les chiffres plus détaillés qui nous sont fournis pour les paysans de cette contrée. Ici, les statisticiens ont divisé les «métiers auxiliaires en six catégories: 1) Les métiers agricoles (ils occupent 59 277 individus sur les 92 889 qui exercent des «métiers auxiliaires» dans les 4 districts). Cette catégorie est constituée pour une écrasante majorité d’ouvriers salariés, toutefois elle comprend également quelques patrons (maraîchers, jardiniers, apiculteurs, peut-être des voituriers). 2) Les artisans et les koustaris (20 784 personnes). En même temps que de véritables artisans (c’est-à-dire des gens qui travaillent sur la commande des consommateurs), cette catégorie rassemble un très grand nombre d’ouvriers salariés, en particulier des ouvriers du bâtiment (nous en avons dénombré 8 000). Il est probable qu’elle comprend également des patrons (boulangers. etc.). 3) Les domestiques (1737 personnes). 4) Les marchands et patrons d’industrie (7104 personnes). Ainsi que nous l’avons déjà noté, il est absolument indispensable de distinguer cette catégorie de la masse de ceux qui exercent des activités auxiliaires. 5) Les professions libérales. Cette catégorie groupe 2 881 personnes parmi lesquelles on compte 1 090 mendiants, auxquels il faut ajouter les vagabonds, les gendarmes, les prostituées, les agents de police, etc. 6) Les ouvriers employés dans des entreprises urbaines, les ouvriers d’usine, soit 1 106 personnes. Les individus qui exercent des métiers auxiliaires dans leur localité (71112 personnes), hors de leur localité (21777 personnes), soit un total de 85 255 hommes et 7 634 femmes. Les gains sont très variables: dans le district de Zadonsk, par exemple, 8 580 manoeuvres gagnent 234 677 roubles, tandis que 647 marchands et patrons en gagnent 71 799. On imagine à quelle confusion on aboutirait si on mettait sur le même plan toutes ces «petites industries» si diverses. Et c’est pourtant ce que font généralement nos statisticiens des zemstvos et nos populistes. )). Nous voyons donc que si nous considérons les rapports existant entre les différents groupes de la paysannerie, nous retrouvons toujours les caractères typiques de la décomposition, quel que soit le district ou la province, qu’il s’agisse des régions riches en terre de la zone des steppes où les paysans possèdent des emblavures assez étendues ou des régions les plus pauvres en terre, où les «exploitations» paysannes sont minuscules. Malgré la différence très marquée des conditions agraires et agricoles, le rapport entre le groupe supérieur et le groupe inférieur de la paysannerie est partout le même.
Quand on compare les différentes régions, on voit très nettement dans certaines qu’il y a formation d’entrepreneurs ruraux parmi les paysans ; dans d’autres ; c’est la formation d’un prolétariat rural qui est particulièrement évidente. Il va de soi qu’en Russie, comme dans tous les pays capitalistes, ce dernier aspect du processus de décomposition touche un nombre infiniment plus grand de petits cultivateurs (et, probablement aussi un plus grand nombre de localités) que le premier.