8. Le rôle des machines dans l’agriculture

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre III : PASSAGE DES PROPRIÉTAIRES FONCIERS DU SYSTÈME BASÉ SUR LA CORVÉE A CELUI DE l’EXPLOITATION CAPITALISTE

VIII. LE RÔLE DES MACHINES DANS L’AGRICULTURE

   Après avoir constaté que depuis l’abolition du servage, la fabrication des machines agricoles ainsi que leur emploi dans l’agriculture russe se sont développés à un rythme extrêmement rapide, il nous faut examiner maintenant la signification économique et sociale de ce fait. Nous avons exposé plus haut quels étaient les caractères économiques de l’agriculture chez le paysan et chez le gros propriétaire foncier. De cet exposé découlent deux thèses: d’une part, que le capitalisme est le facteur qui suscite et propage l’emploi des machines dans l’agriculture, d’autre part, que l’introduction des machines dans l’agriculture revêt un caractère capitaliste, c’est-à-dire qu’elle entraîne des rapports capitalistes qui ne cessent de se développer.

   Arrêtons-nous à la première de ces thèses. Nous savons que le système d’exploitation fondé sur les prestations de travail et l’économie paysanne patriarcale qui s’y rattache reposent, par leur nature même, sur une technique routinière et sur le maintien des anciens modes de production. Dans la structure interne de ce régime économique il n’existe aucun facteur capable d’impulser la transformation de la technique. Bien au contraire: l’isolement des exploitations et leur repliement sur elles-mêmes, la misère et l’avilissement de la paysannerie dépendante excluent toute possibilité de perfectionnement. Indiquons notamment que la rémunération des prestations de travail est (comme nous l’avons constaté) très inférieure à la rémunération du travail salarié libre. Or, on sait que les bas salaires constituent un des plus grands obstacles à l’introduction des machines. En effet, nous constatons que ce n’est qu’après l’abolition du servage, avec le développement de l’économie marchande et du capitalisme, que le mouvement tendant à réformer la technique agricole a pris une certaine ampleur. Du fait de la concurrence créée par le capitalisme et de la dépendance de l’agriculture vis-à-vis du marché mondial, la transformation de la technique est devenue une nécessité que la baisse des prix du blé a encore accru((«Au cours de ces deux dernières années, avec la baisse des prix du blé et la nécessité de diminuer à tout prix le coût des travaux agricoles, l’emploi des moissonneuses … a commencé à se généraliser avec une telle rapidité que les dépôts sont incapables de satisfaire toutes les demandes en temps oppertun » (Téziakov, l. c., p. 71). La crise agraire actuelle est une crise capitaliste. Comme toutes les crises capitalistes, elle ruine les fermiers et les propriétaires d’une contrée, d’un pays, d’une branche d’agriculture, tout en imprimant une impulsion vigoureuse au développement du capitalisme dans une autre contrée, dans un autre pays, dans d’autres branches de l’agriculture. La principale erreur des raisonnements de MM. N.-on. Kabloukov, etc., est qu’ils ne comprennent pas ce trait essentiel de la crise actuelle ni sa nature économique. )).

   Pour éclaircir la seconde thèse, il nous faut examiner séparément l’exploitation du paysan et celle du propriétaire foncier. Prenons un propriétaire foncier qui se rend acquéreur d’une machine ou d’un instrument perfectionné: il cesse d’utiliser le matériel du paysan (qui travaillait pour lui) pour utiliser son propre matériel; de la sorte il passe du système des prestations de travail au système capitaliste. On voit donc que la diffusion des machines agricoles entraîne l’éviction des prestations de travail par le capitalisme. Sans doute est-il possible qu’un propriétaire foncier, par exemple, loue un lot de terre à un paysan contre des prestations sous forme de travail à la journée avec la moissonneuse, la batteuse, etc., du propriétaire; mais il s’agit alors de prestations du deuxième groupe qui transforment le paysan en journalier. De telles «exceptions» ne font que confirmer la règle selon laquelle un propriétaire privé qui achète du matériel perfectionné transforme le paysan asservi («indépendant» selon la terminologie populiste) en ouvrier salarié, exactement de la même façon qu’un revendeur qui acquiert des moyens de production et distribue du travail à domicile, transforme le petit «koustar» asservi en ouvrier salarié. La paysannerie moyenne qui tire ses moyens de subsistance des prestations de travail, subit un rude coup du fait que le propriétaire foncier achète son propre matériel. Nous savons, en effet, que les prestations constituent le «métier auxiliaire» spécifique du paysan moyen, dont le matériel, par conséquent, fait partie intégrante non seulement de l’exploitation paysanne mais également de l’exploitation du gros propriétaire foncier((M. V. V. exprime cette vérité (que l’existence du paysan moyen est conditionnée, dans une large mesure, par le maintien des prestations de travail sur le domaine du propriétaire foncier) de la façon originale que voici: «Le propriétaire prend part, pour ainsi dire, aux frais d’entretien de son matériel (du paysan).» «Il s’ensuit donc, fait remarquer là-dessus M. Sanine avec raison, que ce n’est pas l’ouvrier qui travaille pour le propriétaire, mais le propriétaire pour l’ouvrier.» A. Sanine, Quelques remarques sur la théorie de la production nationale, dans le supplément à la traduction russe du livre de Gourwich: La situation économique de le campagne russe. Moscou 1896, p 47.  )). C’est pourquoi la généralisation des machines agricoles et des instruments perfectionnés et l’expropriation de la paysannerie sont des phénomènes étroitement liés entre eux. La généralisation des instruments perfectionnés parmi les paysans joue exactement le même rôle. C’est là un point qui n’a guère besoin d’explication après ce qui a été exposé au chapitre précédent. L’emploi systématique des machines dans l’agriculture élimine le paysan «moyen» patriarcal aussi inexorablement que le métier à vapeur élimine le tisseur-artisan travaillant sur son métier à main.

   Les résultats auxquels aboutit l’emploi des machines dans l’agriculture mettent en évidence toutes les caractéristiques du progrès capitaliste avec toutes les contradictions qui lui sont inhérentes, et de ce fait, ils confirment ce que nous venons de dire. Alors que jusqu’à nos jours, l’agriculture était restée presque complètement en marge du développement social, la productivité du travail agricole atteint grâce aux machines un niveau extrêmement élevé. Le seul fait que les machines sont de plus en plus employées dans l’agriculture suffit donc à invalider la thèse de monsieur N.-on selon laquelle la production du blé est «absolument stagnante» en Russie (page 32 des Essais) et «la productivité du travail a même baissé». Nous reviendrons d’ailleurs sur cette thèse que contredisent les faits établis mais qui était indispensable à monsieur N.-on pour son idéalisation du régime précapitaliste.

   Poursuivons: l’emploi des machines entraîne une concentration de la production et l’application de la coopération capitaliste à l’agriculture. D’une part, en effet, l’acquisition de machines nécessite des capitaux importants et, de ce fait, elle n’est accessible qu’aux gros exploitants, d’autre part, la machine ne peut être amortie que si elle sert à traiter une grande quantité de produits. Avec les machines, l’élargissement de la production devient donc une nécessité. On voit par conséquent que l’emploi généralisé des moissonneuses, des batteuses à vapeur, etc., est l’indice d’une concentration de la production agricole. Et, effectivement, nous verrons par la suite que la Nouvelle-Russie, qui est une région où les machines sont particulièrement répandues, se distingue également par la grande étendue des exploitations. Notons seulement que suivant les formes de l’agriculture commerciale, la concentration agricole prend les aspects les plus variés (voir le chapitre suivant) et qu’il est erroné de n’en concevoir qu’une seule forme, à savoir l’extension des superficies ensemencées (comme le fait Monsieur N.-on). La concentration de la production agricole implique une vaste coopération des ouvriers. Nous avons déjà parlé de ce gros domaine où des centaines de moissonneuses sont utilisées simultanément pour la moisson. Or, nous dit Téziakov (l. c., 93) «il faut de 14 à 23 ouvriers et plus (la moitié de ces ouvriers sont des femmes ou des enfants, c’est-à-dire des semi-ouvriers) pour faire fonctionner une batteuse hippomobile qui marche avec 4 et 8 chevaux, et il faut de 50 à 70 ouvriers (pour la plupart des jeunes filles et garçons, de 12 à 17 ans, des semi-ouvriers) pour faire fonctionner les batteuses à vapeur de 8 à 10 ch que l’on trouve dans toutes les grosses exploitations» (de la province de Kherson). Et notre auteur de noter avec raison (page 151) que «les grosses exploitations qui emploient simultanément entre 500 et 1000 ouvriers peuvent être parfaitement assimilées à des entreprises industrielles((Cf. aussi le chapitre suivant, § 2, où l’on trouvera des données plus précises sur l’étendue des exploitations agricoles capitalistes de cette région de la Russie.))». Ainsi, pendant que les populistes nous expliquaient gravement que la «communauté» «pourrait facilement» introduire la coopération dans l’agriculture, la vie suivait son cours et le capitalisme, après avoir décomposé la communauté en groupes économiques aux intérêts opposés, créait des grosses exploitations reposant sur une vaste coopération des ouvriers salariés.

   De ce qui précède, il est clair que les machines créent un marché intérieur pour le capitalisme: 1) un marché des moyens de production (des produits de l’industrie mécanique, minière, etc.); 2) un marché de la main-d’œuvre. Nous savons déjà que l’introduction des machines aboutit au remplacement du système des prestations par le travail salarié libre et à la formation d’exploitations paysannes employant de la main-d’œuvre salariée. Si les machines sont utilisées massivement, cela veut dire qu’il existe une masse de salariés agricoles. L’introduction du travail salarié et l’introduction des machines vont donc de pair. Mais, dans les contrées où le capitalisme agraire est le plus développé, ce processus en recoupe un autre qui est l’évincement de l’ouvrier salarié par la machine. D’une part, la formation d’une bourgeoisie paysanne et le passage des gros propriétaires du système des prestations au capitalisme créent une demande en ouvriers salariés. Mais, d’autre part, dans les exploitations qui sont basées depuis longtemps sur le travail salarié, la machine évince les ouvriers. Quel est le résultat de ces deux processus pour l’ensemble de la Russie? En définitive y a-t-il augmentation ou diminution du nombre des ouvriers agricoles salariés? Sur ce point, nous ne possédons pas de données d’ensemble précises. Cependant, il est hors de doute que jusqu’à présent ce nombre n’a cessé d’augmenter (voir le paragraphe suivant) et nous pensons qu’il continue encore à augmenter de nos jours((Il n’est guère besoin d’expliquer que dans un pays peuplé d’une masse de paysans, l’augmentation absolue du nombre des salariés agricoles est parfaitement compatible avec une diminution non seulement relative, mais même absolue de la population rurale. )) : premièrement les données indiquant que les ouvriers sont évincés par la machine n’existent que pour la Nouvelle-Russie. Dans les autres contrées d’agriculture capitaliste (région de la Baltique et de l’Ouest, régions frontières de l’Est, certaines provinces industrielles), personne n’a encore constaté que ce processus prenait de vastes proportions. D’autre part, il existe une immense région où les prestations prédominent encore, et où l’introduction des machines agricoles est en train de créer une demande en ouvriers salariés. Deuxièmement, au fur et à mesure que l’agriculture devient plus intensive (introduction des rhizocarpées, par exemple) les besoins en main-d’œuvre salariée augmentent dans des proportions considérables (voir chapitre IV). Certes, lorsque le développement capitaliste aura atteint un certain stade, c’est-à-dire, lorsque dans tout le pays l’agriculture sera entièrement organisée selon le mode capitaliste et que l’emploi des machines sera généralisé pour les opérations les plus diverses, le nombre des salariés agricoles devra diminuer (dans l’industrie nous aurons le phénomène inverse).

   Pour ce qui est de la Nouvelle-Russie, les enquêteurs locaux y retrouvent les conséquences habituelles du capitalisme hautement évolué. Les machines évincent les ouvriers salariés et créent dans l’agriculture une armée de réserve capitaliste. «Dans la province de Kherson également, le temps où les salaires étaient extrêmement élevés est révolu. Les instruments agricoles sont de plus en plus répandus et cela provoque» (avec d’autres facteurs) «une basse systématique des prix de la main-d’œuvre» (souligné par l’auteur) … «Grâce aux machines, les grosses exploitations cessent de dépendre des ouvriers((M. Ponomarev s’exprime ainsi à ce sujet: «Les machines en régularisant les prix de la moisson, disciplinent selon toute probabilité les ouvriers (article de la revue: L’Economie rurale et forestière, cité d’aprés le Messager des Finances, 1896, n° 14). Rappelez-vous comment «le Pindare de la fabrique capitaliste», le docteur Andrew Ure a salué l’avènement des machines qui créent «l’ordre» et la «discipline» parmi les ouvriers. Le capitalisme agraire en Russie a pu créer non seulement «ses fabriques agricoles», mais aussi les « pindares» de ces fabriques. (voir note suivante)))((Pindare, poète lyrique de la Grèce antique qui célébrait dans ses vers les sportifs illustres qui avaient remporté la victoire aux jeux. Dans un sens péjoratif, on donne le nom de Pindare aux dispensateurs de louanges immodérées. Dans le livre I du Capital, Marx qualifie de «Pindare de la fabrique capitaliste» le Docteur Ure qui avait fait l’apologie du capitalisme)). La demande en main-d’œuvre diminue et les ouvriers se trouvent placés dans une situation difficile» (Téziakov, l.c. 66-71). Dans son ouvrage Les ouvriers qui viennent se louer à la foire de Saint Nicolas au bourg de Kakhovka, province de Tauride, et le contrôle sanitaire auquel ils ont été soumis en 1895 (Kherson 1896), M. Koudriavtsev qui est, lui aussi, médecin de zemstvo, en arrive à des conclusions analogues: «Le prix de la main-d’œuvre … ne cesse de diminuer et, parmi les ouvriers qui viennent à la foire, il y en a une proportion considérable qui ne trouve pas à s’employer et qui reste sans aucun gagne-pain, c’est-à-dire qu’il se crée ce qu’en terme d’économie on appelle une armée du travail de réserve, un excédent artificiel de population»(61). L’existence de cette armée de réserve a provoqué une baisse des prix du travail si considérable, qu’en 1895, «de nombreux propriétaires qui possédaient des machines ont préféré faire exécuter leur moisson à la main» (ibid., 66, Recueil des zemstvos de Kherson, août 1895). Aucun raisonnement ne pourrait montrer de façon plus nette et plus probante à quel point sont profondes les contradictions inhérentes à l’utilisation capitaliste des machines!

   Par suite de l’emploi des machines, d’autre part, on a de plus en plus recours au travail des femmes et des enfants. D’une façon générale, il s’est établi parmi les ouvriers travaillant dans l’agriculture capitaliste une certaine hiérarchie qui rappelle énormément la hiérarchie existant parmi les ouvriers d’usine. Ainsi, dans les faire-valoir du Sud de la Russie on distingue: a) les ouvriers entiers. Ce sont les adultes du sexe masculin capables d’exécuter tous les travaux; b) les semi-ouvriers. Ce sont les femmes et les hommes de moins de 20 ans. Ils se divisent en deux catégories: aa) les semi-ouvriers proprement dits (de 12-13 à 15-16 ans); bb) les semi-ouvriers de grande force; en terme d’économie, chacun d’entre eux représentent «les 3/4 d’un ouvrier»((Téziakov, l. c., 72.  )). Ils ont de 16 à 20 ans et, à l’exception du fauchage, ils peuvent faire les mêmes travaux que les ouvriers entiers. Il y a enfin c) les semi-ouvriers, qui sont d’une petite aide. Ce sont les enfants de 8 à 14 ans. Ils exercent les fonctions de porchers, de vachers, de sarcleurs et d’aiguillonneurs à la charrue. Souvent ils ne reçoivent pour tout salaire que la nourriture et le vêtement. Les instruments agricoles «dévaluent le travail de l’ouvrier entier» et permettent de lui substituer le travail moins onéreux des femmes et des adolescents. Les données statistiques concernant les ouvriers venus d’ailleurs confirment que la main-d’œuvre masculine est en train d’être évincée par la main-d’œuvre féminine, alors qu’en 1890, les femmes ne représentaient que 12,7% du nombre total des ouvriers enregistrés dans le bourg de Kakhovka et dans la ville de Kherson, en 1894, elles représentaient 18,2% des ouvriers de toute la province (10239 sur 56464) et, en 1895, 25,6% (13474 sur 48753). Quant aux enfants, il y en avait 0,7% (de 10 à 14 ans) en 1893, et 1,69% (de 7 à 14 ans) en 1895. Les enfants représentent 10,6% des ouvriers indigènes employés dans les faire-valoir de district d’Elisavetgrad, province de Kherson (ibid.).

   Les machines provoquent une intensification du travail des ouvriers. C’est ainsi que le type de moissonneuse le plus répandu (où le blé est rejeté à la main) demande un tel effort à l’ouvrier qu’elle a reçu les noms de «lobogreïka»((Chauffe-front. )) ou de «tchoubogreïka»((Chauffe-toupet)) qui se passent de commentaire: dans cette machine, en effet, il n’y a pas d’appareil éjecteur et ce sont les ouvriers qui le remplacent (cf. Les forces productives, 1, 52). On retrouve la même intensification pour le travail à la batteuse. Ici (comme partout), l’utilisation capitaliste des machines crée des conditions extrêmement favorables à l’allongement de la journée de travail. Le travail de nuit, jusqu’alors inconnu dans l’agriculture, fait son apparition. «Quand la récolte est bonne … il y a certains domaines et de nombreuses exploitations paysannes où on travaille même la nuits (Téziakov, l. c., page 126) à la lumière artificielle, avec des torches (92). Enfin, l’emploi systématique des machines provoque des traumatismes chez les ouvriers agricoles et c’est naturellement parmi les jeunes filles et les enfants que les accidents sont les plus fréquents. Pendant la saison, par exemple, les hôpitaux et les dispensaires des zemstvos de la province de Kherson sont peuplés «presque uniquement d’accidentés du travail». Ils deviennent ainsi «des espèces d’ambulances de campagne recueillant les victimes qui, à tout instant, sont forcées de quitter les rangs de l’immense armée des ouvriers agricoles, victimes de l’action implacable et destructive des machines et des instruments» (ibid., 126). Les lésions causées par les machines agricoles ont déjà donné naissance à toute une littérature médicale spécialisée. Des propositions sont faites, tendant à réglementer l’emploi des machines (ibid.). Avec la mécanisation, le contrôle social et la réglementation du travail deviennent, dans l’agriculture comme dans l’industrie, une nécessité impérieuse. Nous reviendrons plus loin sur les tentatives qui ont été faites pour introduire un tel contrôle.

   Pour terminer, nous devons noter que sur le problème de l’emploi des machines dans l’agriculture, les populistes font preuve d’une extrême inconséquence. Reconnaître que l’emploi de machines a un caractère avantageux et progressiste, défendre toutes les mesures qui tendent à développer et à faciliter cet emploi tout en refusant d’admettre que dans l’agriculture russe les machines sont utilisées selon le mode capitaliste, c’est glisser à la conception des agrariens, gros et petits. Or, c’est précisément ce que font nos populistes; sans même essayer d’analyser à quels types se rattachent les gros domaines et les exploitations paysannes qui utilisent les machines et les instruments agricoles perfectionnés, ils veulent ignorer le caractère capitaliste de cette utilisation. M. V. V. se fâche contre M. Tcherniaïev qu’il traite de «représentant de la technique capitaliste» (Les courants progressistes, p. 11) comme si c’était la faute de ce dernier ou de quelques fonctionnaires du ministère de l’Agriculture si, en Russie, les machines sont utilisées selon le mode capitaliste! Quant à M. N.-on qui nous avait pourtant promis, et avec quelle emphase, de s’«en tenir aux faits» (Essais, XIV), il a préféré passer sous silence le fait que c’est précisément grâce au capitalisme que l’emploi des machines a pu se développer dans notre agriculture; il est allé jusqu’à inventer une curieuse théorie selon laquelle les échanges provoquent une baisse de la productivité du travail agricole (page 74). Cette théorie est parfaitement arbitraire et ne repose sur aucune donnée. Il n’est donc pas possible, ni utile de la critiquer. Aussi nous bornerons-nous à citer un petit échantillon des raisonnements de M. N.-on. «Si, chez nous, la productivité du travail avait doublé, nous paierions le tchetvert((Mesure de capacité équivalant à deux hectolitres)) de blé 6 roubles au lieu de 12, et voilà tout» (p. 234). Mais non, Monsieur l’économiste distingué, c’est loin d’être tout. «Chez nous» (comme dans toute société basée sur l’économie marchande), ce sont des propriétaires isolés qui entreprennent d’élever le niveau de la technique et les autres les suivent peu à peu. «Chez nous», seuls les entrepreneurs ruraux ont la possibilité d’améliorer la technique. «Chez nous», ce progrès des entrepreneurs, petits et grands, est étroitement lié à la ruine de la paysannerie et à là formation d’un prolétariat rural. C’est pourquoi, si la technique élevée que l’on trouve dans les exploitations des entrepreneurs était devenue socialement nécessaire (c’est à cette seule condition que les prix diminueraient de moitié), cela voudrait dire que la quasi totalité de l’agriculture est passée entre les mains des capitalistes, que des millions de paysans sont définitivement prolétarisés, que la population non agricole s’est prodigieusement accrue et que les fabriques se sont considérablement développées. (Pour qu’en Russie la productivité du travail agricole passe du simple au double, il faudrait que l’industrie mécanique, l’industrie minière, l’industrie des transports à vapeur se développent dans des proportions considérables; il faudrait construire une masse de bâtiments d’exploitation agricoles d’un type nouveau, une masse de magasins, de dépôts, de canaux, etc.) Sur ce point, M. N.-on ne fait que reprendre la petite erreur que l’on trouve dans tous ses raisonnements: il saute par-dessus les étapes successives que le développement capitaliste doit nécessairement parcourir, par-dessus les transformations économiques et sociales si complexes qui accompagnent nécessairement ce développement, et puis il vient se lamenter sur les dangers d’un «bouleversement» capitaliste.