Le développement du capitalisme en Russie
Lénine
Chapitre III : PASSAGE DES PROPRIÉTAIRES FONCIERS DU SYSTÈME BASÉ SUR LA CORVÉE A CELUI DE l’EXPLOITATION CAPITALISTE
IX. LE TRAVAIL SALARIÉ DANS L’AGRICULTURE
Passons maintenant au principal facteur du capitalisme agraire, à l’emploi du travail salarié libre qui est une des caractéristiques du régime économique de l’époque qui a suivi l’abolition du servage. C’est dans les provinces du Sud et de l’Est de la Russie d’Europe ou se manifeste cette migration massive des salariés agricoles connue sous le nom d’«exode rural» que le travail salarié a connu le plus grand développement. C’est pourquoi, avant de nous arrêter aux données qui portent sur l’ensemble de la Russie, nous examinerons les données relatives à cette région qui constitue la place forte du capitalisme agraire russe.
Il y a déjà longtemps que nos publications signalent ces immenses migrations de paysans en quête d’un travail salarié. Déjà Flérovski en parle (La situation de la classe ouvrière en Russie, Saint-Pétersbourg, 1869) et cherche à déterminer quelle est leur importance relative selon les provinces. En 1875, M. Tchaslavski dresse un inventaire général des «métiers agricoles exercés en dehors des lieux de résidence» (Recueil des connaissances politiques, t. II) et indique leur portée véritable («il s’est formé … une sorte de population semi-nomade… quelque chose comme de futurs salariés agricoles»). En 1887, M. Raspopine fait un relevé des statistiques de zemstvo relatives à ce phénomène dans lequel il voit non pas un «gagne-pain» paysan mais le processus de formation d’une classe de salariés agricoles. Après 1890, enfin, paraissent les travaux de M. M. S. Korolenko, Roudnev, Téziakov, Koudriavtsev, Charkhovskoï qui permettent une étude beaucoup plus approfondie du problème.
La principale zone d’arrivée des salariés agricoles est constituée par les provinces de Bessarabie, de Kherson, de Tauride, d’Ekatérinoslav, du Don, de Samara, de Saratov (la partie méridionale) et d’Orenbourg. Nous nous en tenons à la Russie d’Europe, mais il faut noter que le mouvement s’étend de plus en plus (surtout ces derniers temps), et qu’il touche le Caucase du Nord, l’Oural, etc. Dans le chapitre suivant, nous rapporterons les données concernant l’agriculture capitaliste de cette région (région de culture céréalière commerciale) et nous indiquerons quelles sont les autres contrées où affluent les ouvriers agricoles. C’est essentiellement des provinces centrales des Terres Noires: Kazan, Simbirsk, Penza, Tambov, Riazan, Toula, Orel, Koursk, Voronèje, Kharkov, Poltava, Tchernigov, Kiev, Kaménetz-Podolsk et Vladimir-Volynskie((En examinant au chapitre VIII le processus de migration des ouvriers salariés en Russie, dans son ensemble, nous décrirons plus longuement le caractère et la direction de l’exode dans les différentes contrées.)) que partent les ouvriers agricoles. On voit par conséquent qu’ils quittent les régions les plus peuplées pour les moins peuplées qui sont en voie de colonisation; qu’ils abandonnent les contrées où le servage était le plus développé au profit de celles où il l’était le moins((Tchaslavski a déjà indiqué que dans les lieux d’arrivée des ouvriers, la proportion des paysans attachés à la glèbe était 4 à 15%, tandis que dans les lieux de départ elle s’élevait à 40-60%.)), qu’ils partent des endroits où le système des prestations est fort pour se rendre là où il est faible et où le capitalisme a atteint un haut niveau de développement. En d’autres termes, ils fuient le travail «demi-libre» pour aller à la recherche d’un travail libre. Il serait erroné de croire que cet exode se réduit à l’abandon des régions où la densité de population est élevée pour celles où la densité est faible. L’étude des migrations (M. S. Korolenko. 1. c.) a révélé, en effet, un fait original extrêmement important: dans plusieurs contrées, les départs sont tellement massifs qu’ils provoquent une pénurie de main-d’œuvre que viennent combler des ouvriers d’autres localités. Les migrations traduisent donc non seulement la tendance de la population à se répartir plus également sur un territoire donné, mais aussi la tendance des ouvriers à aller là où la vie est plus facile. Cette tendance, on la comprendra bien mieux si l’on se rappelle que dans la zone de départ, où règnent les prestations de travail, les salaires des ouvriers ruraux sont particulièrement bas, alors que dans la zone d’arrivée, où le capitalisme prédomine, ils sont infiniment plus élevés((Voir les données (pour une décennie) au tableau du chapitre VIII, Paragraphe IV: formation du marché intérieur de la main-d’œuvre.)).
Quant à l’étendue de cet «exode rural», les seuls chiffres d’ensemble dont nous disposons sont ceux que nous fournit M. Korolenko dans l’ouvrage dont nous avons parlé. Selon M. Korolenko, il y a (relativement à la demande locale) un excédent de 6360000 ouvriers pour l’ensemble de la Russie d’Europe; dans les 15 provinces d’exode rural que nous avons citées, l’excédent est de 2137000, alors que dans les 8 provinces d’arrivée, il manque 2173000 ouvriers. Pour effectuer ses calculs, M. Korolenko a recours à des procédés qui ne sont pas toujours satisfaisants, tant s’en faut. Il n’en reste pas moins qu’approximativement ses conclusions générales (comme on le verra plus d’une fois par la suite) doivent être considérées comme justes; loin d’être exagéré, le nombre des ouvriers errants qu’il nous donne serait plutôt inférieur à la réalité. Il est certain que les 2 millions d’ouvriers qui se rendent dans le sud ne sont pas tous des ouvriers agricoles. M. Chakhovskoï, quant à lui, estime que les ouvriers d’industrie forment la moitié de ce nombre (l. c.), mais ses estimations sont parfaitement arbitraires. Premièrement, en effet, toutes les sources s’accordent pour reconnaître que ce sont essentiellement des ouvriers agricoles qui se rendent dans cette région. Deuxièmement, les ouvriers agricoles ne viennent pas uniquement des provinces que nous avons citées plus haut. D’ailleurs, M. Chakhovskoï nous donne lui-même un chiffre qui vient confirmer les calculs de M. Korolenko: il nous apprend en effet qu’en 1891, on a délivré dans 11 provinces des Terres Noires (faisant partie de la région d’exode rural que nous avons délimitée ci-dessus) 2000703 passeports et permis de départ (1. c., page 24). Or, selon les estimations de M. Korolenko, ces provinces ne fournissent que 1745913 ouvriers. On voit donc que les chiffres de M. Korolenko ne sont absolument pas exagérés et que le nombre des ouvriers agricoles errants en Russie doit, de toute évidence, être supérieur à 2000000((Il existe encore un moyen de contrôler le chiffre de M. S. Korolenko. Les livres de M. M. Téziakov et Koudriavtsev que nous avons cités nous apprennent en effet que sur 10 ouvriers agricoles qui partent à la recherche d’un «gagne-pain>, il y en a environ 1 qui utilise, ne fût-ce que partiellement, les chemins de fer pour ses déplacements (si on réunit les chiffres que nous donnent ces deux auteurs, on s’aperçoit que sur 72635 ouvriers questionnés, il n’y en a que 7827 qui ont fait au moins une partie du trajet en train). Or, si on en croit M. Chakhovskoï (l. c. page 71, d’après les chiffres fournis par les compagnies de chemin de fer), le nombre des ouvriers transportés, en 1891, par les trois lignes principales allant dans la direction qui nous intéresse ne dépasse pas 200000 (170000-189000). Le nombre total des ouvriers allant chercher du travail dans le sud doit, par conséquent, être d’environ 2000000. Notons à ce propos que le fait qu’il y ait une si petite proportion des ouvriers agricoles qui utilisent le chemin de fer prouve le caractère erroné de la thèse de M. N.-on, selon laquelle les ouvriers agricoles forment le gros des voyageurs sur nos chemins de fer. M. N.-on a oublié que les ouvriers non agricoles eux aussi partaient au printemps et en été (les ouvriers du bâtiment, les terrassiers, les dockers, par exemple, ainsi que beaucoup d’autres), qu’ils touchaient des salaires plus élevés et qu’ils prenaient beaucoup plus le train que les autres.)). Le fait qu’il y ait une telle masse de «paysans» qui abandonnent leur maison et leur lot de terre (quand ils en ont) met en évidence le caractère gigantesque du processus de transformation des petits agriculteurs en prolétaires ruraux et montre de la façon la plus claire à quel point est énorme la demande en main-d’œuvre du capitalisme agraire grandissant.
La question qui se pose maintenant est la suivante: quel est le nombre total des salariés agricoles, errants et fixes, en Russie d’Europe. A notre connaissance, l’ouvrage de M. Roudnev sur «Les métiers auxiliaires des paysans de la Russie d’Europe» (Recueil du zemstvo de Saratov, 1894, n° 6 et II) constitue la seule tentative qui ait été faite pour répondre à cette question. Cet ouvrage remarquable donne un relevé de la statistique des zemstvos pour 148 districts de 19 provinces de la Russie d’Europe. Sur 5129863 travailleurs du sexe masculin en âge de travailler (de 18 à 60 ans), on en compte 2793122, soit 55%, qui exercent une «activité annexe»((Comme l’indique aussi M, Roudnev, dans ces «activités annexes» sont comprises toutes les occupations des paysans autres que la culture de leur lot de terre achetée ou affermée. Il est hors de doute que la plupart de ceux qui les exercent sont des ouvriers salariés de l’agriculture et de l’industrie. C’est pourquoi nous attirons l’attention du lecteur sur la coïncidence de ces données avec notre évaluation du nombre des prolétaires ruraux: nous avons admis au chap. II que ces derniers représentaient environ 40% des paysans. Ici nous trouvons 55% des paysans exerçant des «métiers auxiliaires», et il est probable que parmi eux plus de 40% sont des salariés.)). Dans la rubrique des « activités agricoles annexes», M. Roudnev fait entrer uniquement les travaux agricoles salariés (ouvriers, journaliers, bergers, vachers, etc.). Après avoir déterminé la part des ouvriers agricoles dans le total des hommes en âge de travailler dans les différentes provinces et régions de Russie, l’auteur en arrive à conclure que dans la zone des Terres Noires environ 25% du nombre total des travailleurs du sexe masculin sont employés à des travaux agricoles salariés et dans les autres zones il y en a près de 10%. Cela nous donne 3395000 ouvriers agricoles pour la Russie d’Europe ou 3 millions et 1/2 en chiffre rond (soit 20% des hommes en âge de travailler. Roudnev; l. c., page 448) et il ne faut pas oublier que la statistique – c’est M. Roudnev qui nous le déclare – « ne retient le travail à la journée ou les travaux agricoles à la pièce que lorsqu’ils constituent l’occupation principale de tel individu ou de telle famille» (l. c., p. 446)((Ce chiffre ne comprend donc pas une masse de paysans dont le travail agricole salarié n’est pas l’occupation principale, mais une occupation aussi importante que leur propre exploitation rurale.)).
Le chiffre de M. Roudnev doit donc être considéré comme un chiffre minimum. Premièrement, en effet, les données qui nous sont fournies par les recensements des zemstvos se rapportent aux années 80, parfois même aux années 70 et ont plus ou moins vieilli. Deuxièmement, ce pourcentage des ouvriers agricoles a été établi sans tenir compte des régions de la Baltique et de l’Ouest où le capitalisme agraire est très développé. Mais, faute d’autres données, force nous est d’adopter ce chiffre de 3500000.
D’ores et déjà, il y a donc un cinquième des paysans qui se trouvent dans une situation telle que pour eux, le travail salarié chez les paysans aisés ou chez les gros propriétaires fonciers constitue l’«occupation essentielle». Ici, nous pouvons discerner un premier groupe de patrons ayant besoin de la force de travail du prolétariat rural: ce sont les entrepreneurs ruraux qui emploient la moitié environ du groupe inférieur de la paysannerie. On voit par conséquent, que la formation d’une classe d’entrepreneurs ruraux et l’extension du groupe inférieur de la « paysannerie», c’est-à-dire l’augmentation du nombre des prolétaires ruraux; sont deux phénomènes totalement interdépendants. Parmi ces entrepreneurs ruraux, une place importante revient à la bourgeoisie paysanne; c’est ainsi, par exemple, que dans 9 districts de la province de Voronèje, 43,4% des salariés agricoles sont employés par des paysans (Roudnev, 434). Si on prenait ce pourcentage comme norme pour l’appliquer à tous les salariés agricoles et à l’ensemble de la Russie; on verrait que le nombre d’ouvriers agricoles que demande la bourgeoisie paysanne s’élève à 1500000. Au sein d’une seule et même « paysannerie» il y a donc en même temps des millions d’ouvriers qui sont jetés sur le marché à la recherche d’un employeur, et une énorme demande en ouvriers salariés.