Le développement du capitalisme en Russie
Lénine
Chapitre IV : LE PROGRÈS DE L’AGRICULTURE COMMERCIALE
XI. SUITE. – LA COMMUNAUTÉ.
LES IDÉES DE MARX SUR LA PETITE AGRICULTURE.
L’OPINION D’ENGELS SUR LA CRISE AGRICOLE ACTUELLE.
«Le principe communautaire empêche que la production agricole soit accaparée par le capital», peut-on lire sous la plume de M. N.-on (page 72). C’est là une autre théorie populiste extrêmement répandue, qui repose sur des fondements tout aussi abstraits que la précédente. Au deuxième chapitre, nous avons déjà prouvé par toute une série de faits le caractère erroné de cette prémisse. A ces faits, nous allons maintenant ajouter un certain nombre d’éléments. D’une façon générale, il est faux de croire que le capitalisme agraire ne peut apparaître que s’il existe une certaine forme particulière de propriété foncière. «Le système capitaliste de production à ses débuts se trouve en présence d’une forme de propriété foncière qui ne lui correspond pas. C’est lui seulement qui crée la forme qui lui convient, en subordonnant l’agriculture au capital; par là aussi, la propriété foncière féodale, la propriété de clan, la petite propriété paysanne avec communauté de marché((Ailleurs Marx indique que «la propriété communale (Gemeineigentum) est partout le complément de l’agriculture parcellaire (Das Kapital, III, 2, 341).))(Markgemeinschaft) sont métamorphosées en la forme économique correspondant à ce mode de production, quelque diverses qu’en soient les formes juridiques» (Das Kapital III, 2, 156). En fait, les particularités de la propriété foncière, quelles qu’elles soient, ne peuvent jamais constituer un obstacle insurmontable pour le capitalisme qui prend des formes différentes selon les différentes conditions agricoles, juridiques et sociales. On voit à quel point le problème a été mal posé par les populistes qui ont bâti toute une littérature sur le thème: «Communauté ou capitalisme». Qu’un anglomane titré institue un prix pour récompenser le meilleur ouvrage traitant de la création d’une classe de fermiers en Russie, qu’une société savante propose de répartir les paysans en fermes séparées ou qu’un fonctionnaire désœuvré rédige un projet tendant à créer des parcelles de 60 déciatines, voilà nos populistes qui relèvent le gant et qui partent en campagne contre ces «projets bourgeois» dont les auteurs veulent «introduire le capitalisme» et détruire la communauté, ce palladium de l’économie populaire». Il ne leur vient même pas à l’idée, à ces braves populistes, que pendant qu’on rédigeait des projets et qu’on les réfutait, le capitalisme continuait son chemin et que le village communautaire se transformait – qu’il s’était déjà transformé((Si on nous dit que nous anticipons sur l’avenir en avançant pareille affirmation, nous répondrons ce qui suit. Celui qui désire représenter un phénomène vivant dans son évolution, se trouve inévitablement placé devant le dilemme suivant: être en avance ou en retard. Pas de milieu. Et si toutes les données témoignent que le caractère de l’évolution sociale est tel que cette évolution est déjà fort avancée (voir le chapitre II); si, en outre, on connaît avec précision quelles sont les circonstances et les institutions qui retardent ladite évolution (impôts excessifs, isolement de la caste paysanne, limitations à la liberté de mobilisation du sol, de déplacement et de migration), alors on ne commet pas de faute en anticipant sur l’avenir. )) en un village de petits agrariens.
Voilà pourquoi nous ne nous intéressons guère à la forme de la propriété foncière des paysans. Quelle que soit cette forme, en effet, le rapport entre la bourgeoisie paysanne et le prolétariat rural sera toujours le même. Ce n’est pas la forme de la propriété qui pose les problèmes vraiment importants, ce sont les vestiges du passé purement moyenâgeux qui continuent à peser sur la paysannerie: cloisonnement de caste des communautés paysannes, caution solidaire, impôts exorbitants frappant les terres paysannes, sans commune mesure avec ceux auxquels sont soumis les domaines privés, entraves à la mobilisation des terres paysannes, au déplacement et à la migration des paysans((L’apologie que font les populistes de quelques-unes de ces institutions montre bien le caractère réactionnaire de leur philosophie, qui les rapproche de plus en plus des agrariens.)). Ces institutions surannées ne garantissent en rien la paysannerie contre la décomposition; elles ne font que multiplier les diverses formes de redevance et de servitude, que retarder considérablement toute l’évolution sociale.
Pour terminer, nous devons nous arrêter sur une tentative originale des populistes: ils tentent en effet d’interpréter certaines déclarations de Marx et Engels contenues dans le livre III du Capital dans le sens de la thèse populiste selon laquelle la petite agriculture est supérieure à la grande et le capitalisme agrarien ne joue pas un rôle historique progressiste. Le passage qu’ils citent le plus souvent à cet effet est tiré du livre III du Capital:
«La morale de l’histoire que l’on peut tirer aussi d’une étude de l’agriculture, c’est que le système capitaliste s’oppose à une agriculture rationnelle ou que l’agriculture rationnelle est incompatible avec le capitalisme (bien qu’il favorise son développement technique) et qu’elle nécessite l’intervention du petit paysan qui travaille lui-même sa terre (selbst arbeitenden) ou le contrôle des producteurs associés») III, 1, 98, traduction russe, 83).
Que découle-t-il de ces affirmations (qui, soit dit en passant, ne se trouvent pas dans la section VI du Capital spécialement consacrée à l’agriculture mais constituent un fragment tout à fait isolé dans un chapitre traitant de l’influence des fluctuations du prix des matières premières sur le profit)? Le fait que le capitalisme est incompatible avec une organisation rationnelle de l’agriculture (et de l’industrie) est connu depuis longtemps et ce n’est pas sur ce point que porte la polémique avec les populistes. Quant au rôle historique progressiste du capitalisme dans l’agriculture, Marx le souligne tout spécialement dans ce passage. Reste l’allusion au «petit paysan qui travaille lui-même sa terre». De tous les populistes qui se réfèrent à cette allusion, aucun n’a pris la peine de chercher quel sens elle avait pour son auteur ni de la relier d’une part à son contexte et, d’autre part, à la théorie générale de Marx sur la petite agriculture. Dans le passage du Capital d’où est tirée cette citation, il est question des énormes fluctuations auxquelles sont sujets les prix des matières premières et du fait que ces fluctuations détruisent le caractère systématique et proportionnel de la production, ainsi que la correspondance existant entre l’agriculture et l’industrie. Si Marx assimile la petite «exploitation paysanne» à celle des «producteurs associés», c’est uniquement du point de vue de la proportionnalité, du caractère systématique et méthodique de la production. Si on la considère de ce point de vue, la petite industrie moyenâgeuse (le métier), elle aussi, est analogue à l’exploitation des «producteurs associés» (cf. Misère de la philosophie, édition citée, page 90), tandis que le capitalisme se distingue de ces deux systèmes économiques par l’anarchie de la production. Pour pouvoir, à partir de là, en arriver à la conclusion que Marx admettait que la petite agriculture était viables((Rappelons que peu de temps avant sa mort et à une époque où la crise agricole consécutive à la baisse des prix était déjà manifeste, Engels a cru nécessaire de s’élever énergiquement contre ceux des «disciples» français qui faisaient certaines concessions à la doctrine de la vitalité de la petite agriculture.))((Allusion à l’article d’Engels sur «La Question paysanne en France et en Allemagne», paru dans la revue sociale-démocrate allemande Die Neue Zeit (n° 10, 1894-1895). Le terme de «disciples» français a été employé par Lénine pour échapper à la censure et désigner les marxistes (ou les «socialistes français de tendance marxiste » comme les appelle Engels dans cet article). )) et ne reconnaissait pas le rôle historique progressiste du capitalisme dans l’agriculture, il faut une bien étrange logique. Voici d’ailleurs comment Marx s’exprimait sur ces problèmes dans un chapitre de la section consacrée à l’agriculture, qui traite spécialement de la petite exploitation paysanne (chap. 47, § V) :
«La propriété paysanne exclut de par sa nature même le développement des forces productives sociales du travail, l’établissement de formes sociales de travail, la concentration sociale des capitaux, l’élevage à grande échelle, l’application progressive de la science à la culture.
«L’usure et les impôts la ruinent partout fatalement. Le débours de capital pour l’achat de la terre fait qu’il ne peut être investi dans la culture. Les moyens de production sont éparpillés à l’infini, le producteur lui-même se trouve isolé. Le gaspillage de force humaine est immense. La détérioration progressive des conditions de production et le renchérissement des moyens de production sont une loi inéluctable de la propriété parcellaire. Les bonnes années sont un malheur pour ce mode de production» (III, 2, 341-342. Traduction russe, 667).
«La petite propriété foncière suppose que l’immense majorité de la population est rurale et que c’est le travail isolé qui domine et non le travail social. Dans ce cas, la richesse et le développement de la production, ainsi que leurs conditions matérielles et morales, sont par conséquent impossibles, de même que les conditions d’une agriculture rationnelle …» (III, 2, page 347. Traduction russe. 672).
L’auteur de ces lignes, loin de fermer les yeux sur les contradictions propres à la grande agriculture capitaliste, les dénonçait sans pitié. Mais cela ne l’empêchait pas d’apprécier le rôle historique du capitalisme. Il écrit en effet:
«Un des grands résultats du mode capitaliste de production, c’est qu’il a fait de l’agriculture une application scientifique consciente de l’agronomie – dans la mesure où cela est possible dans les conditions de la propriété privée – alors qu’elle était une série de procédés purement empiriques et transmis mécaniquement, d’une génération à l’autre, de la fraction la moins évoluée de la société; d’une part, il débarrasse complètement la propriété foncière de tous les rapports de domination et de servitude et, d’autre part, il a séparé complètement le sol et le fonds, en tant que moyen de travail, de la propriété et du propriétaire foncier … La rationalisation de l’agriculture, qui seule rend possible son exploitation sociale et le fait d’avoir ramené à l’absurde la propriété foncière: tels sont les deux grands mérites du mode capitaliste de production. Comme tous ses autres progrès historiques, la production capitaliste a accompli celui-ci en réalisant d’abord l’appauvrissement total du producteur direct» (III, 2, 156-157. Trad. russe, 509-510).
Ces déclarations de Marx sont si catégoriques qu’il semblerait qu’il ne peut y avoir deux opinions sur la façon dont il appréciait le rôle progressiste du capitalisme dans l’agriculture. Mais M. N.-on a encore trouvé un faux-fuyant: il cite un jugement d’Engels sur la crise agraire contemporaine, qui, selon lui, réfute la thèse du rôle progressiste du capitalisme dans l’agriculture((Voir Novoïé Slovo, 1896, n°5, février, lettre de M. N: on à la rédaction, pp. 256-261. Ici même la «citation» relative à «la morale de cette histoire». Notons que ni M. N.-on, ni aucun autre parmi les nombreux économistes populistes qui en appelaient à la crise agraire contemporaine pour réfuter la théorie du rôle historique progressif du capitalisme en agriculture, n’ont jamais posé la question expressément, sur le terrain d’une théorie économique bien définie; ils n’ont jamais exposé les raisons pour lesquelles Marx a reconnu le caractère progressiste du rôle historique du capitalisme agraire, ni indiquer nettement celles pour lesquelles il lui refuse ce rôle. Dans ce cas comme dans les autres les économistes populistes préfèrent ne pas combattre expressément la théorie de Marx; ils se contentent de faire des allusions vagues, en louchant vers les «disciples russes». Comme nous ne nous occupons dans ce livre que de l’état économique de la Russie, nous avons indiqué plus haut les raisons de notre opinion à ce sujet.)).
Mais voyons ce que dit vraiment Engels. Résumant les thèses essentielles de la théorie de Marx relative à la rente différentielle, il établit la loi suivante: «Plus est considérable le capital investi dans le sol, plus l’agriculture d’un pays, et plus généralement sa civilisation sont développées, plus les rentes par acre et le total des rentes s’accroissent et plus le tribut que la société paie aux grands propriétaires fonciers, sous forme de surprofits, devient gigantesque.» (Das Kapital, III, 2, 250. Traduction russe, p. 597.). Cette loi, poursuit Engels, explique «l’admirable vitalité de la classe des grands propriétaires fonciers», qui accumulent les dettes d’un cœur léger, ce qui ne les empêche pas de «retomber toujours sur leurs pieds». Lorsqu’en Angleterre, par exemple, les droits sur le blé furent abolis déterminant une baisse du prix des céréales, les landlords, loin d’être ruinés, s’enrichirent plus que jamais.
On pourrait donc croire que le capitalisme est incapable d’atténuer la force du monopole que représente la propriété foncière.
«Mais tout a une fin», poursuit Engels. Les steamers transatlantiques et les chemins de fer des deux Amériques et des Indes firent apparaître de nouveaux concurrents. Les prairies d’Amérique du Nord, les pampas d’Argentine, etc., inondèrent le marché mondial de blé à bon marché. «Contre cette concurrence (celle de la terre vierge des steppes et celle des paysans russes et indiens écrasés d’impôts), le fermier ou le paysan européens ne pouvaient pas lutter aux taux où étaient auparavant les rentes. En Europe, une partie des terres ne put plus concourir à la production de blé; partout les rentes baissèrent. Notre second cas, variante 2: prix en baisse et productivité décroissante des capitaux additionnels, devient la règle en Europe, d’où les pleurs des agrariens depuis l’Ecosse jusqu’en Italie et du Midi de la France jusqu’à la Prusse orientale. Heureusement, toutes les steppes sont loin d’être exploitées: il en reste suffisamment pour ruiner toute la grande propriété foncière d’Europe et la petite par-dessus le marché.» (Ibid., page 260. Traduction russe, 598, avec omission du mot «heureusement».)
Si le lecteur a lu ce passage attentivement, il ne lui reste plus aucun doute: il est clair qu’Engels dit exactement le contraire de ce que M. N.-on veut lui faire dire. Selon Engels, en effet, la crise agraire actuelle abaisse la rente, et tend même à la faire disparaître, ce qui veut dire que le capitalisme est en train de réaliser sa tendance à l’abolition du monopole de la propriété foncière. Décidément notre cher M. N.-on n’a pas de chance avec ses «citations». Le capitalisme agraire est d’ailleurs en train de faire un autre gigantesque pas en avant: en introduisant dans l’arène mondiale toute une série de nouveaux pays, il provoque un développement extraordinaire de la production commerciale des produits agricoles; il expulse l’agriculture patriarcale de ses derniers retranchements, de l’Inde et de la Russie, par exemple; il donne naissance à une production céréalière purement industrielle, sans précédent dans les annales de l’agriculture et qui repose sur la coopération de masses d’ouvriers munis des instruments les plus perfectionnés; il provoque une extrême aggravation de la situation des vieux pays européens; il fait baisser la rente, ce qui ruine les monopoles qui paraissaient les plus solides et ramène la propriété foncière «à l’absurde», non seulement en théorie mais en pratique: il pose le problème de la nécessité de la socialisation de la production agricole avec tant de relief que les représentants des classes possédantes d’Occident commencent eux-mêmes à se rendre compte de cette nécessité((Ne sont-ils pas caractéristiques, en effet, les «signes des temps», tels que le fameux Antrag Kanitz dans le Reichstag allemand -112i ou le plan des fermiers américains visant à faire de tous les silos la propriété de l’Etat?))((Antrag Kanitz, proposition déposée au Reichstag en 1894 par le représentant des agrariens, le comte Kanitz, qui demandait au gouvernement allemand de prendre en main tous les achats de blé importé de l’étranger, de revendre ensuite ce blé aux prix moyens. Cette proposition fut repoussée par le Reichstag.)). Quant à Engels, avec la réjouissante ironie qui le caractérise, il salue les derniers pas du capitalisme mondial: heureusement, dit-il, il reste suffisamment de steppes non exploitées pour que les choses continuent à aller dans le même sens. Pendant ce temps-là, à propos de bottes((En français dans le texte.)), ce bon M. N.-on soupire après l’ancien «moujik laboureur», après la stagnation de notre agriculture et toutes les formes de servitude agraire «consacrées par les siècles», qui n’avaient pu être ébranlées «ni par les désordres du régime féodal ni par le joug tatar» et qui aujourd’hui – ô horreur – ont commencé à l’être de la façon la plus décisive par ce monstre abominable qu’est le capitalisme ! O sancta simplicitas !