Le développement du capitalisme en Russie
Lénine
Chapitre IV : LE PROGRÈS DE L’AGRICULTURE COMMERCIALE
III. LA RÉGION D’ÉLEVAGE COMMERCIAL. DONNÉES GÉNÉRALES SUR LE DÉVELOPPEMENT DE L’INDUSTRIE LAITIÈRE
Passons maintenant à une autre zone extrêmement importante du capitalisme agraire, à savoir, à la région où ce sont non pas les céréales mais les produits de l’élevage qui dominent. Cette zone comprend, en plus des provinces baltes et occidentales, le Nord, la région industrielle et des parties de certaines provinces centrales (Riazan, Orel, Toula, Nijni-Novgorod). Dans cette région, l’élevage est orienté vers l’industrie laitière, et l’agriculture cherche avant tout à obtenir la plus grande quantité possible de produits laitiers susceptibles d’être écoulés sur le marché au meilleur prix((Dans les autres régions de la Russie, l’élevage poursuit un autre but. Ainsi, dans l’extrême-Sud et le Sud-Est, s’est établie la forme la plus extensive d’élevage, à savoir l’élevage pour la viande de boucherie. Plus au nord, le bétail à cornes est élevé comme force de travail. Enfin, dans la zone centrale du tchernoziom, il devient une machine à fabriquer du fumier-engrais». V. Kovalevski et I. Lévitski: Essais statistiques de l’industrie laitière dans les zones septentrionale et centrale de la Russie d’Europe (St-Pb., 1879). Les auteurs de cet ouvrage, comme du reste la plupart des spécialistes en économie rurale, s’intéressent fort peu au côté économique et social des choses et ne cherchent guère à le comprendre. Ainsi, il est tout à fait faux de conclure directement que le rendement plus élevé des exploitations «amène le bien-être et la bonne alimentation du peuples (p. 2).)). «Alors qu’autrefois, on pratiquait l’élevage pour avoir du fumier, aujourd’hui on le pratique pour avoir des produits laitiers. Au cours des dix dernières années, cette transformation qui s’opère sous nos yeux a été particulièrement évidente.» (Ouvrage cité dans la note précédente. ibid.) Sous ce rapport, il est très difficile de donner des statistiques pouvant caractériser les différentes régions de la Russie car ce qui importe ici, ce n’est pas le nombre absolu des bêtes à cornes, mais la quantité de bétail qui donne du lait et la qualité de ce bétail. En Russie, c’est dans les steppes de la périphérie que le chiffre total du bétail pour cent habitants est le plus élevé et c’est dans la zone sans tchernoziom qu’il l’est le moins (L’économie rurale et forestière, page 274); d’autre part, on constate qu’avec le temps, ce chiffre tend à baisser. (Les forces productives, t. III, page 6, cf. La Revue historico-statistique, t. I.) C’est un phénomène qui vient confirmer la thèse de Roscher selon laquelle, c’est dans les régions «d’élevage extensif» qu’il y a le plus de bétail par habitant (W. Roscher, Nationaloekonomik des Ackerbaues. 7-te Aufl. Stuttg., 1873. S. 563-564). Mais ce qui nous intéresse, c’est l’élevage intensif et plus précisément l’élevage laitier. C’est pourquoi nous devons nous borner aux calculs approximatifs qui ont été établis par les auteurs des Essais déjà cités, sans prétendre donner un tableau exact du phénomène. Ces calculs montrent bien quel est le développement de l’industrie laitière dans les différentes régions de la Russie. Nous les reproduisons in extenso, en les complétant par quelques chiffres moyens et par des renseignements qui portent sur la fabrication du fromage en 1890 et qui nous ont été fournis par la statistique «des fabriques et des usines».
Encore qu’il repose sur des données périmées, ce tableau montre clairement qu’il y a formation de régions spécialisées dans l’industrie laitière, que dans ces régions l’agriculture commerciale (vente ou traitement industriel du lait) se développe et que le rendement du bétail laitier ne cesse de croître.
Pour ce qui est des progrès qu’a fait l’industrie laitière avec le temps, seuls les chiffres qui portent sur la fabrication du beurre et du fromage nous permettent d’en juger. Cette fabrication est apparue en Russie à la fin du XVIIIe siècle (1795). Les fromageries seigneuriales ont commencé à se développer au XIXe siècle et elles ont connu une grave crise au cours des années 60 qui marquent le début de l’époque des fromageries appartenant à des paysans ou à des marchands.
On évaluait ainsi le nombre des fromageries des 50 provinces de la Russie d’Europe((Chiffres du Recueil de la statistique militaire et de l’Index de M. Orlov (1er et 3e éditions). Pour ces sources voir au chapitre VII. Notons seulement que les chiffres cités tendent à sous-estimer la cadence réelle du développement, car en 1879 la notion de «fabrique» était plus étroite qu’en 1866, et en 1890 plus étroite encore qu’en 1879. Dans la 3e édition de l’Index on trouve des renseignements sur la date de la fondation de 230 fromageries: 26 seulement ont été ouvertes avant 1870, 68 dans les années 70, 122 dans les années 80 et 14, en 1890. Tout cela indique un développement rapide de la production. Quant à la Liste des fabriques et des usines, publiée plus tard (St-Pb, 1897), l’incohérence y est complète: la production des fromages n’est signalée que dans 2 ou 3 provinces; pour les autres, aucune mention.)):
On voit qu’en 25 ans la production a plus que décuplé; ces données sont très incomplètes et elles ne nous permettent de juger que de la cadence du développement. Voici encore quelques renseignements plus détaillés. Dans la province de Vologda, c’est en 1872, quand la ligne de chemin de fer Iaroslavl-Vologda a été ouverte, que l’industrie laitière a réellement commencé à se perfectionner. «A partir de cette date, les agriculteurs ont commencé à se préoccuper de l’amélioration de leur cheptel, à cultiver des plantes fourragères, à acquérir des instruments perfectionnés… Ils se sont efforcés de donner à l’industrie laitière une base purement commerciale» (Essais statistiques, page 20). Dans la province de Iaroslavl, le «terrain avait été préparé» par les «artels fromagers» des années 70, et de nos jours, «l’industrie fromagère poursuit son développement sur la base de l’entreprise privée et ne conserve de l’artel que le nom» (page 25); ajoutons pour notre compte que l’Index des fabriques et des usines place les «artels fromagers» dans la catégorie des entreprises employant des ouvriers salariés. En se basant sur des renseignements officiels, les auteurs de l’Essai estiment qu’on produit non pas pour 295000 roubles mais pour 412000 roubles de beurre et de fromage (ce calcul est établi d’après les chiffres disséminés dans leur livre). Cette rectification nous donne une production totale de 1600000 roubles pour le beurre et le fromage, et 4701400, si on ajoute le fromage blanc et le beurre fondu (ces chiffres ne tiennent pas compte des provinces baltes et occidentales).
Pour l’époque suivante, nous citerons la publication du Département de l’Agriculture: Le travail salarié libre, etc., dont nous avons déjà parlé et où il est dit que «le développement de l’industrie laitière a provoqué toute une révolution dans les exploitations» des provinces industrielles. Dans ces provinces, poursuit l’ouvrage, l’«industrie laitière ne cesse de se développer et a eu également une influence indirecte sur l’amélioration de l’agriculture» (258). Dans la province de Tver, «les propriétaires privés aussi bien que les paysans s’efforcent de mieux entretenir leur bétail» et l’élevage procure un revenu de 10 millions de roubles (page 274). Dans la province de Iaroslavl, l’industrie laitière progresse d’année en année … , les fromageries et les beurreries ont même commencé à prendre un certain caractère industriel… elles vont acheter le lait chez les propriétaires du voisinage et même chez les paysans. On trouve des fromageries qui appartiennent à des groupes de propriétaires» (page 285). «Ce qui, actuellement, caractérise la tendance générale de l’économie privée de nos régions, écrit un correspondant du district de Danilov, province de Iaroslavl, c’est 1) l’abandon de l’assolement triennal au profit de l’assolement quinquennal ou septennal, avec cultures fourragères; 2) le défrichement des landes et 3) l’introduction de l’industrie laitière qui a provoqué une sélection plus stricte et un meilleur entretien du bétail» (page 292). On observe un développement analogue dans la province de Smolensk où, d’après le rapport du gouverneur, on a produit pour 240000 roubles de beurre et de fromage en 1889 (pour 1890, la statistique donne une production de 136 000 roubles), ainsi que dans les provinces de Kalouga, de Kovno, de Nijni-Novgorod, de Pskov, d’Estonie et de Vologda. Selon la statistique, la production de beurre et de fromage de cette dernière province a été de 35000 roubles en 1890 – le rapport du gouverneur, lui, nous donne le chiffre de 108000 roubles – et, en 1894, elle a atteint 500000 roubles selon des renseignements locaux qui dénombraient 389 fabriques. «Ce sont là les chiffres de la statistique. En réalité, le nombre des fabriques est beaucoup plus élevé car, si l’on en croit les enquêtes du zemstvo, le district de Vologda, à lui seul, en compte 224.» Or, il faut savoir que la production du beurre et du fromage est déjà développée dans 3 districts de la province et qu’elle a commencé à pénétrer dans un quatrième((Nédiélia, 1896, n°13. L’industrie laitière est si avantageuse que les marchands des villes ont sauté dessus, y apportant entre autres des procédés tels que le paiement en marchandises. Un propriétaire foncier de l’endroit, qui possède une grande fabrique, monte une artel, où «il paye le lait au comptant» pour soustraire les paysans à la servitude vis-à-vis des revendeurs et pour «conquérir de nouveaux marchés». Exemple caractéristique qui fait ressortir le rôle véritable des artels et de la fameuse «organisation de la vente»: «l’émancipation» vis-à-vis du joug du capital commercial par le développement du capital industriel.)). Cela suffit à montrer à quel point les chiffres que nous avons cités sont inférieurs à la réalité. Quand un spécialiste nous déclare qu’à l’heure actuelle, «le nombre des beurreries et des fromageries s’élève à plusieurs milliers» (L’économie rurale et forestière de la Russie, page 299), cette simple estimation nous donne de la réalité une image plus juste que le chiffre, soi-disant précis, de 265 fabriques.
On voit par conséquent que les chiffres ne laissent planer aucun doute sur l’énorme développement que connaît cette forme particulière d’agriculture commerciale. Dans ce domaine également, le progrès du capitalisme a entraîné une transformation des techniques routinières. «Il est probable qu’au cours de ces 25 dernières années aucun pays n’a fait autant que la Russie pour la production du fromage», pouvons-nous lire dans L’économie rurale et forestière (page 301). On retrouve une thèse analogue dans l’article de M. Blagine «Les progrès de la technique dans l’industrie laitière» (Les forces productives, tome III, pages 38-45). La principale innovation a été la suivante: on a abandonné le procédé «traditionnel» qui consistait à laisser reposer la crème pour la méthode de la séparation de la crème, séparation effectuée au moyen d’appareils centrifugeurs, les écrémeuses((Jusqu’en 1882, il n’y avait presque pas d’écrémeuses en Russie. A Partir de 1886, elles se sont répandues avec une rapidité telle qu’elles ont définitivement refoulé l’ancien procédé. Après 1890, on a même vu apparaître des écrémeuses-barattes. )). Grâce à ces appareils, la production a cessé de dépendre de la température extérieure, la quantité de beurre obtenu à partir d’une même quantité de lait a augmenté de 10%, la qualité du produit s’est améliorée, les frais ont pu être réduits (avec la machine il faut moins de travail, moins de place, de récipients, de glace), et il y a eu concentration de la production. C’est ainsi qu’on a vu apparaître des grandes beurreries paysannes «traitant jusqu’à 500 pouds de lait par jour, ce qui était matériellement impossible . .. quand on laissait le lait reposer» (ibid.). Les instruments de production se modernisent (chaudières fixes, presses à vis, caves perfectionnées), et les producteurs font maintenant appel à la science bactériologique qui leur permet d’obtenir les bacilles lactiques indispensables à la fermentation de la crème dans des cultures sans aucune impureté.
Il est donc clair que dans les deux régions d’agriculture commerciale que nous avons décrites, le progrès technique dû aux exigences du marché affecte en premier lieu les opérations qui se prêtent le plus facilement aux transformations et qui sont les plus importantes pour le marché, à savoir: la moisson, le battage, le vannage pour la production commerciale des céréales et le traitement des produits de l’élevage dans les régions d’élevage commercial. Pour ce qui est de l’entretien du bétail, le capital estime que pour l’instant il est plus avantageux de l’abandonner aux petits producteurs: qu’ils soignent donc «leurs» bêtes avec «zèle et application» (ce «zèle» qui attendrit tant Monsieur V. V., voir Les courants progressistes, page 73), qu’ils se chargent du travail le plus pénible, le plus dur, de l’entretien de la machine à fournir le ait. Le capital, quant à lui, dispose des procédés les plus perfectionnés et les plus modernes grâce auxquels il peut non seulement écrémer le lait, mais tirer partie de ce «zèle» et enlever le lait aux enfants des paysans pauvres.