Le développement du capitalisme en Russie
Lénine
Chapitre V : LES PREMIÈRES PHASES DU CAPITALISME DANS L’INDUSTRIE
III. LES PROGRÈS DES PETITES INDUSTRIES DEPUIS L’ABOLITION DU SERVAGE.
LES DEUX FORMES DE CE PROCESSUS ET SON IMPORTANCE
De l’exposé que nous venons de faire, nous pouvons conclure que la petite production a encore d’autres caractères qui méritent notre attention. Comme nous l’avons vu, l’apparition d’un nouveau métier est l’indice d’un progrès de la division sociale du travail. Ce progrès doit donc se retrouver dans toutes les sociétés capitalistes, dans la mesure où elles conservent plus ou moins une paysannerie et une agriculture semi-naturelle, dans la mesure où diverses institutions et traditions anciennes (liées au mauvais état des moyens de communication, etc.) empêchent la grande industrie mécanique de succéder directement à l’industrie domestique. Dès que l’économie marchande fait un pas en avant, on voit inévitablement de nouveaux petits industriels surgir de la paysannerie; en quelque sorte, ce processus prépare la conquête par le capitalisme de nouvelles régions qui se trouvent dans les parties les plus retardataires du pays ou de nouvelles branches industrielles. Dans d’autres parties du pays ou dans d’autres branches ce développement du capitalisme prend une forme absolument différente: il provoque en effet non pas un accroissement mais une diminution du nombre des ateliers artisanaux et des ouvriers à domicile qui sont absorbés par les fabriques. On conçoit par conséquent que si on veut étudier le développement du capitalisme dans l’industrie d’un pays donné, il faille distinguer ces deux processus de la façon la plus rigoureuse; si on les confond, en effet, on est inévitablement amené à tout embrouiller((Exemple intéressant qui montre comment ces deux processus coexistent dans une même province et dans une même industrie. La fabrication des rouets (dans la province de Viatka) vient compléter la confection domestique des tissus. Le développement de cette industrie signifie qu’une production marchande est née comprenant la fabrication d’un des instruments de production des tissus. Or nous voyons que dans les endroits perdus de la province, dans le Nord, le rouet est presque inconnu (Matériaux pour servir à la description des petites industries de la province de Viatka, t. II, p. 27) et que là «le métier pourrait faire son apparition» et pratiquer une première brèche dans l’économie naturelle patriarcale des paysans. Mais ce même métier tombe déjà en décadence dans d’autres parties de la province, et les enquêteurs estiment que cette décadence est probablement due «à l’usage de plus en plus fréquent, dans les milieux paysans, des tissus de coton fabriqués par la grande industrie» (p. 26). Le progrès de la production marchande et du capitalisme se manifeste donc ici par l’éviction du petit métier par la fabrique. )).
Dans la Russie d’après l’abolition du servage, le développement de l’artisanat, qui représente les premiers pas du développement du capitalisme, s’est manifesté et continue à se manifester de deux manières: 1) par l’émigration des petites industries et des artisans des régions centrales peuplées depuis longtemps et économiquement avancées vers les provinces périphériques, 2) par l’apparition de nouveaux métiers et par l’extension de ceux qui existent déjà parmi la population locale.
Le premier de ces processus constitue un des aspects de la colonisation des provinces frontières, dont nous avons déjà parlé (chapitre IV, § 2). Le paysan-artisan des provinces de Nijni-Novgorod, Vladimir, Tver, Kalouga, etc., sent que l’augmentation de la population et le développement des manufactures et des fabriques capitalistes menacent la petite production et renforcent la concurrence, et il part vers le sud où les «gens de métier» sont encore rares, les bénéfices élevés et la vie bon marché. Là, il fonde un petit établissement qui donne naissance à une industrie paysanne nouvelle et par la suite cette industrie se répand dans le village où elle a été implantée et dans les environs. De la sorte, les régions centrales qui possèdent une culture industrielle séculaire ont aidé cette culture à se développer dans les régions nouvelles en voie de peuplement, et les rapports capitalistes (qui, ainsi que nous le verrons par la suite, se retrouvent dans les métiers paysans) ont gagné l’ensemble du pays((Voir, par exemple, dans S. Korolenko, 1. c., le mouvement des ouvriers industriels vers les provinces frontières, où une partie d’entre eux s’établit. Travaux de la commission artisanale, fasc. 1 (sur la prédominance dans la province de Stavropol des petits industriels venus des provinces centrales); fasc. 3, p. 34 (l’émigration des cordonniers de Vyïezdnaïa Sloboda, province de Nijni-Novgorod, dans les villes situées sur la Basse-Volga); fasc. 9 (les peaussiers du village de Bogorodskoïé, même province, ont monté des usines dans toute la Russie). Les petites industries de la province de Vladimir, t. IV, p. 136 (les potiers de Vladimir ont porté leur production dans la province d’Astrakhan). Cf, Comptes rendus et recherches, t. I. pp. 125, 210; t. II, pp. 160-165, 168, 222, remarque générale sur la prédominance «dans tout le Midi» de petits industriels venus des provinces de la Grande-Russie. )).
Examinons maintenant les faits relatifs au deuxième processus. Notons tout d’abord que pour le moment, lorsque nous constatons un développement des petites entreprises et des métiers paysans, nous ne nous occupons pas de leur organisation économique. Nous verrons par la suite que ces métiers amènent la formation d’une coopération capitaliste simple et d’un capital commercial ou bien qu’ils sont partie intégrante d’une manufacture capitaliste.
Les pelleteries du district d’Arzamas, province de Nijni-Novgorod, sont d’abord apparues dans la ville même d’Arzamas et peu à peu elles ont gagné les localités voisines, englobant ainsi une région de plus en plus étendue. Au début, les pelletiers étaient peu nombreux dans les villages, mais chacun d’entre eux employait un grand nombre d’ouvriers salariés; en effet, la main-d’œuvre était bon marché, car les ouvriers s’embauchaient pour apprendre le métier. Une fois instruits, ils se dispersaient et s’établissaient à leur compte, préparant ainsi un terrain plus vaste pour la domination du capital, auquel est maintenant soumise la majeure partie des artisans((Travaux de la commission artisanale, t. III.)) Notons d’ailleurs que lorsqu’un nouveau métier fait son apparition, il arrive très fréquemment que la main-d’œuvre soit abondante dans les premières entreprises et que ces ouvriers salariés se transforment par la suite en petits patrons: il s’agit là d’un phénomène extrêmement répandu qui a le caractère d’une règle générale((On constate, par exemple, le même phénomène dans l’industrie du coloriage de la province de Moscou (Les petites industries de la province de Moscou, t. VI, I. pp. 73-99), la chapellerie (ibid., t. VI, fasc. 1), la pelleterie (ibid., t. VII, fasc. 1, 2e partie), dans la serrurerie sur acier de Pavlovo (Grigorive, l.c., pp. 37-38), etc. )). Il va sans dire qu’il serait profondément erroné d’en conclure qu’«en dépit de diverses considérations historiques .. , ce ne sont pas les grandes entreprises qui absorbent les petites, mais les petites qui sont engendrées par les grandes((Dans son livre Les destinées du capitalisme (pp. 78-79), M. V. V. n’a manqué de tirer d’un fait de ce genre une conclusion analogue. ))». Le fait que les premières entreprises aient des dimensions importantes ne signifie nullement qu’il y ait concentration de la production; il vient de ce que ces entreprises se comptent par unités et de ce que les paysans des environs aspirent à y travailler pour y apprendre un métier lucratif. Pour ce qui est de la diffusion des petites industries paysannes au-delà des anciens centres, dans les localités avoisinantes, c’est là un phénomène que l’on observe dans de nombreux cas. C’est ainsi, par exemple, qu’après l’abolition du servage, on a pu assister au développement (dans trois directions: augmentation du nombre des localités où ces métiers sont implantés, du nombre des artisans et du montant de la production) de métiers aussi importants que la serrurerie sur acier de Pavlovo, la tannerie et la cordonnerie de Kimry, le tressage des chaussures d’Arzamas et des environs((Au milieu du XIXe siècle, la fabrication des chaussons de laine brodés connut un grand développement dans la ville d’Arzamas et dans ses environs. Dans les années 60, on fabriquait annuellement à Arzamas, au monastère de Nikolskoïé et au bourg de Vyezdnaïa Sloboda, plus de 10000 paires de chaussons brodés qui étaient écoulés à la foire de Nijni-Novgorod et expédiés en Sibérie, au Caucase et dans d’autres régions de la Russie.)), la fabrication des objets de métal de Bourmakino, la chapellerie de Molvitino et de son district, la verrerie, la chapellerie, la dentellerie de la province de Moscou, la joaillerie de la région de Krasnoïé Sélo, etc.((A. Smirnov: Pavlovo et Vorsma, Moscou 1864. – N. Labzine: Enquête sur la coutellerie… St-Ptb., 1870. – Grigoriev. l. c. – N. Annenski. «Rapport …» dans Messager de la navigation et de l’industrie de Nijni-Novgorod, 1891, – Matériaux de la statistique des zemstvos pour le district de Gorbalov, Nijni-Novgorod 1892, – A. Potressov, rapport à la succursale de St-Ptb., du Comité des sociétés d’épargne, en 1895. – Annales statistiques de l’Empire de Russie, t. II, fasc. 3, St-Ptb 1872. Travaux de la Commission artisanale, t. VIII. – Comptes rendus et recherches, I, III. – Travaux de la commission artisanale, t. VI, XIII. – Petites Industries de la province de Moscou, t. VI, fasc. 1, p. 111, ib., 177; VII, fasc. 2, p. 8. – Revue historico-statistique de l’industrie en Russie, II. VI. production I. – Messager des Finances, 1898, n° 42, Cf. Petites industries de la province de Vladimir, III, 18-19, etc.)). L’auteur de l’article sur les petites industries de sept cantons du district de Toula constate que «l’augmentation du nombre des artisans après l’abolition du servage et l’apparition de «koustaris» et d’artisans dans des localités qui autrefois n’en comprenaient aucun((ravaux de la commission artisanale, IX, 2303-2304. )) constituent un phénomène général. On trouve une opinion analogue chez les statisticiens de Moscou((Petites industries de la province de Moscou, VII, fasc. 1, 2e partie; p.196. )). Nous pouvons d’ailleurs confirmer ces appréciations en citant les statistiques suivantes qui portent sur la date à laquelle sont apparues dans la province de Moscou 523 entreprises artisanales englobant 10 métiers((Les chiffres concernant la brosserie, l’épinglerie, la crocheterie, la chapellerie, l’amidonnerie, la cordonnerie, la lunetterie, la bourrellerie sur cuivre, la passementerie et l’ameublement ont été tirés des artisanaux par foyer, cités dans les Petites industries de la province de Moscou, ainsi que dans le livre de M. Issaïev, portant le même titre. )).
Que l’époque postérieure à l’abolition du servage se caractérise par un développement particulièrement rapide des petites industries, – c’est là un point qui ressort également du recensement de l’industrie artisanale de la province de Perm (ce recensement nous donne la date à laquelle ont été créées 8884 petites entreprises d’artisans et de «koustaris»). Il est intéressant d’examiner plus en détail ce processus de formation des petites industries nouvelles. Dans la province de Vladimir, la production des lainages et des soieries mélangées n’est apparue qu’en 1861. Au début, il s’agissait d’une occupation annexe, exercée hors de la communauté, mais par la suite, on a vu apparaître dans les villages des «maîtres artisans» fournissant le fil. Un des premiers «fabricants» avait pendant un certain temps fait le commerce du gruau qu’il achetait en gros dans les «steppes» de Tambov et de Saratov. Mais comme la construction des chemins de fer provoquait un nivellement des prix et une concentration du commerce des blés entre les mains de quelques millionnaires, notre marchand décida d’engager son capital dans une entreprise de tissage, il entra dans une fabrique, apprit le métier et se fit «maître-artisan»((Les petites industries de la province de VIadimir, t. III, pp. 242-243. )). On voit que, dans cette région, l’apparition d’un nouveau «métier» est due au fait que le capital a été évincé du commerce et orienté vers l’industrie par le développement général du pays((M. Tougan-Baranovski a montré dans son livre sur les destinées historiques de la fabrique russe, que le capital commercial était une condition historiquement nécessaire de la formation de la grande industrie. Voir son livre: La fabrique … , St-Ptb., 1898. )). L’auteur qui a étudié le métier que nous venons de citer à titre d’exemple affirme que ce cas est loin d’être unique: les paysans qui faisaient vivre des métiers auxiliaires exercés au-dehors «sont à l’origine de toute une série de petites industries; ils ont ramené dans leur village les connaissances techniques qu’ils avaient acquises, poussé d’autres paysans à partir avec eux, échauffé l’imagination des paysans riches par leurs récits sur les bénéfices fabuleux réalisés par les tisseurs en chambres ou les maîtres-artisans. Captivé par ces récits, le moujik riche qui mettait son argent dans un bas de laine ou faisait le commerce du blé, a décidé de se lancer dans les entreprises industrielles» (ibid.). Dans plusieurs endroits du district d’Alexandrov, province de Vladimir, la cordonnerie et le foulage sont apparus de la façon suivante: le tissage à main étant tombé en décadence, les propriétaires des petits ateliers familiaux et des petits comptoirs qui distribuaient l’ouvrage ont monté des ateliers destinés à une autre production, et, dans ce but, ils ont embauché des spécialistes pour qu’ils leur apprennent leur métier à eux et à leurs enfants((Les petites industries de la province de Vladimir, t. II, 25. 270. )). A mesure que la grosse industrie évince d’une branche industrielle le petit capital, celui-ci est donc réinvesti dans une autre branche dont il stimule le développement dans un sens analogue.
Ces conditions générales de l’époque postérieure à l’abolition du servage, qui ont provoqué le développement des petites industries à la campagne sont très bien mises en évidence par les enquêteurs de la région de Moscou. «D’une part, pouvons-nous lire dans la description qu’ils nous donnent de l’industrie de la dentelle, les conditions de vie des paysans ont considérablement empiré au cours de cette période, mais d’autre part, les besoins de la population – de la partie de la population qui se trouve placée dans les conditions les plus favorables – se sont beaucoup accrus((Les petites industries de la province de Moscou, t. VI, fasc. 2, pp. 8 et suivantes. )).» A partir des données concernant la région qu’ils ont choisie, les auteurs constatent une augmentation du nombre des paysans qui n’ont pas de cheval et qui ne s’occupent pas d’agriculture, augmentation qui s’accompagne d’un accroissement du nombre des paysans qui ont plusieurs chevaux et de l’effectif total du bétail paysan. Cela veut dire d’une part que le nombre de ceux qui ne peuvent se passer d’une «gagne-pain auxiliaire» et qui cherchent à louer leurs bras dans une petite industrie s’est accru et, d’autre part, qu’une minorité de familles aisées s’est enrichie, a fait des «économies» et «a dorénavant la possibilité d’embaucher un ou deux ouvriers ou de distribuer de l’ouvrage à domicile aux paysans pauvres». «Bien entendu, expliquent les auteurs, nous négligeons les cas où dans ces familles on voit apparaître des individus connus sous le nom de koulaks, de requins, et nous ne nous occupons que des phénomènes les plus courants dans la population paysanne.»
On voit que pour les enquêteurs locaux, il existe une liaison entre la décomposition de la paysannerie et le développement des petites industries paysannes. Cela est absolument normal. Les données que nous avons citées au chapitre II nous montrent en effet que la décomposition de la paysannerie agricole devait nécessairement s’accompagner d’un développement des petits métiers paysans. Au fur et à mesure que l’économie naturelle tombait en décadence, les traitements auxquels les matières premières étaient soumises se sont transformés les uns après les autres en branches industrielles indépendantes; la formation d’une bourgeoisie paysanne et d’un prolétariat rural augmentait la demande de produits livrés par les petites industries paysannes, en même temps qu’elle fournissait à ces industries la main-d’œuvre et les moyens financiers disponibles dont elles avaient besoin((Dans ses raisonnements sur la «capitalisation des petites industries», M. N.-on se refuse à considérer les premiers pas de la production marchande et du capitalisme dans leur phases successives. C’est en cela que réside sa principale erreur théorique. Il saute directement de la «production populaire» au «capitalisme» et, ensuite, il s’étonne avec une naïveté plaisante que son capitalisme soit artificiel, sans base, etc.)).