8. « La combinaison de la petite industrie et de l’agriculture »

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre V : LES PREMIÈRES PHASES DU CAPITALISME DANS L’INDUSTRIE

VIII. «LA COMBINAISON DE LA PETITE INDUSTRIE ET DE L’AGRICULTURE»

   C’est avec cette formule chère aux populistes que M.M. V .V., N.-on et compagnie pensent pouvoir régler le problème du capitalisme en Russie. Une bonne part de leurs «théories» réside dans cette antithèse simpliste: alors que le «capitalisme» sépare l’industrie de l’agriculture, la «production populaire» les réunit dans une exploitation paysanne normale et typique. Ayant analysé plus haut en détail les rapports typiques existant dans la paysannerie agricole et celle qui exerce un métier, nous sommes maintenant en mesure de conclure sur la manière dont en réalité notre paysannerie «combine les petites industries avec l’agriculture». Enumérons donc les différentes formes d’«union de la petite industrie et de l’agriculture» que l’on peut observer dans l’économie paysanne russe.

   1) L’agriculture patriarcale (naturel) est combinée avec les petites industries domestiques (c’est-à-dire avec la transformation des matières premières destinées à la consommation personnelle) et avec la corvée au profit du gros propriétaire foncier.

   Ce mode de combinaison des «petites industries» paysannes avec la culture de la terre est le plus typique du régime économique moyenâgeux dont il constitue une partie intégrante et nécessaire((Au chapitre IV de l’ouvrage cité, Korsak apporte des témoignages historiques montrant, par exemple, que «le supérieur du couvent distribuait (aux paysannes) du lin à filer», et que les paysans devaient au propriétaire du sol «le Moissonnage et les travaux d’occasion».)). Les seuls vestiges de cette économie patriarcale – où il n’existe encore ni capitalisme, ni production marchande, ni circulation des marchandises – qui subsistent dans la Russie d’après l’abolition du sevrage sont les industries domestiques des paysans et les prestations de travail.

   2) La combinaison de l’agriculture patriarcale et de la petite industrie prend la forme du métier. Cette forme est encore très proche de la précédente. Elle n’en diffère que par l’apparition de la circulation des marchandises, – dans le cas où l’artisan est payé en argent et où il fait son apparition sur le marché pour acheter des outils, des matières premières, etc.

   3) L’agriculture patriarcale s’unit à la petite production des produits industriels destinés au marché, c’est-à-dire à la production industrielle marchande. Le paysan patriarcal devient alors un petit producteur de marchandises, qui, ainsi que nous l’avons vu, tend à utiliser le travail salarié, c’est-à-dire à adopter le mode de production capitaliste. Pour que cette transformation puisse se faire, il faut que la décomposition de la paysannerie ait atteint un certain stade: nous avons pu constater, en effet. que dans la majorité des cas, les patrons et les petits patrons appartenaient aux groupes riches ou aisés de la paysannerie. A son tour, le développement de la petite production marchande dans l’industrie donne une nouvelle impulsion à la décomposition des paysans agriculteurs.

   4) L’agriculture patriarcale se combine au travail salarié dans l’industrie (et dans l’agriculture)((Ainsi qu’il a été indiqué plus haut, il règne une telle confusion de termes dans notre littérature et nos statistiques économiques, qu’on classe parmi les «petites industries» paysannes, l’industrie à domicile, les prestations de travail, l’artisanat, la petite production marchande, le commerce, le travail salarié dans l’industrie, le travail salarié dans l’agriculture, etc. Voici un exemple de la façon dont les populistes profitent de cette confusion. En exaltant «la combinaison de la petite industrie avec l’agriculture», M. V. V. indique, à titre d’illustration, «l’industrie forestière» et «le travail du manoeuvre»: «il (le paysan) est fort et habitué au dur labeur; aussi est-il apte à n’importe quels travaux de manœuvre» (Essais sur industrie artisanale, p. 26). Et notre auteur d’utiliser ce fait, en même temps que d’autre, à l’appui de la conclusion suivante: «nous voyons là une protestation contre la spécialisation», «un indice de la stabilité du système de production qui s’est formé pendant la période de domination de l’économie naturelle»(41). Ainsi, même la transformation du paysan en bûcheron ou en manœuvre passe pour une preuve de la stabilité de l’économie naturelle !)).

   Cette forme est le complément indispensable de la précédente: là c’est le produit qui devient une marchandise, ici, c’est la force de travail. Nous avons constaté que la petite production industrielle s’accompagne inévitablement de l’apparition d’ouvriers salariés et de «koustaris» travaillant pour le compte d’un revendeur. Cette forme d’«union de l’agriculture et des petites industries» se retrouve dans tous les pays capitalistes, et l’une des particularités les plus marquantes de la Russie d’après l’abolition du servage réside dans la rapidité avec laquelle elle s’y est développée et dans l’extraordinaire extension qu’elle y a prise.

   5) L’agriculture petite-bourgeoise (commerciale) se combine aux petites industries petites-bourgeoises (petite production industrielle marchande, petit commerce, etc.). La différence entre cette forme et la troisième est que les rapports petits-bourgeois ne se limitera pas à l’industrie mais s’étendent à l’agriculture. Cette forme d’union de la petite industrie et de l’agriculture est celle qui est la plus typique dans l’économie de la petite bourgeoisie rurale. De ce fait, elle est inhérente à tous les pays capitalistes et les économistes populistes russes sont bien les seuls à pouvoir se vanter d’avoir découvert un capitalisme sans petite bourgeoisie.

   6) Le travail salarié dans l’agriculture se combine au travail salarié dans l’industrie. Nous savons déjà comment cette combinaison s’effectue et ce quelle signifie.

   On voit que dans notre paysannerie, l’«union de l’agriculture et des petites industries» prend les formes les plus diverses: dans certains cas, en effet. elle est l’indice d’un régime économique extrêmement primitif où prédomine l’économie naturelle; dans d’autres, au contraire, elle est l’indice d’un développement élevé du capitalisme. Et entre ces deux extrêmes, il existe toute une série de degrés intermédiaires. Si on se borne à des formules générales (comme l’«union de la petite industrie et de l’agriculture» ou «la séparation de l’agriculture et de l’industrie»), on ne peut avancer d’un pas dans l’explication du processus réel suivi par le développement capitaliste.

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